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ÉCHOS D'ORIENT
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ÉCHOS D'ORIENT
Revue trimestrielle
DE THÉOLOGIE, DE DROIT CANONIQUE,
DE LITURGIE, D'ARCHÉOLOGIE, D'HISTOIRE
ET DE GÉOGRAPHIE ORIENTALES
Tome XIX — Année 1920
PARIS
5, RUE BAYARD, VIII'
A NOS LECTEURS ET ABONNÉS
OPPORTUNITÉS ET DIFFICULTÉS
d'après-guerre
Cette nouvelle série des Échos d'Orient — la série de l'après-guerre
— s'ouvre à un moment très opportun pour le programme de nos
études et pour la cause qu'elles veulent servir, mais en même temps
à une heure particulièrement difficile en raison des crises multiples
que l'affreux cataclysme laisse derrière lui, et dont les missions
catholiques ne peuvent point ne pas ressentir le douloureux contre-
coup.
L'opportunité du maintien d'une revue s'occupant, depuis plus de
vingt ans, de tout ce qui intéresse le passé et le présent des chrétientés
orientales dans le but de contribuer à leur préparer un heureux avenir :
c'est un fait dont l'évidence s'impose aux regards tant soit peu atten-
tifs. Aussi bien — et dès avant l'armistice de novembre 191 8, — des
voix autorisées s'étaient élevées, avec une trop aimable bienveillance,
pour proclamer cette opportunité et pour nous demander, en face du
public catholique et français, de songer sans retard à rendre à notre
œuvre toute sa vie et son activité d'avant-guerre. Rien ne saurait
mieux souligner l'utilité actuelle des Échos d' Orient , rien donc ne sau-
rait mieux encourager leurs rédacteurs et leurs amis, que le bel article
publié par Mg^ Batiffol dans le journal la Croix (17 septembre 1918)
à l'occasion de la réapparition de notre revue au mois de mai pré-
cédent, après dix mois d'interruption. C'est pourquoi nous prions le
savant et distingué prélat de nous autoriser à reproduire, par manière
d'avant-propos à cette nouvelle série, la plus grande partie de la page
si franchement sympathique dont il voulut bien nous honorer. Nous
sommes les premiers à reconnaître ce qu'a de trop flatteur pour nous
l'expression d'une si haute amitié ; mais les éloges qui nous sont
décernés auront, du moins, l'avantage de faire mieux comprendre
l'effort que nous désirons accomplir pour le mériter davantage. On
nous excusera même de garder, au début de cette citation, les deux
premières phrases tout occasionnelles de présentation ; car, en dépit
de ce style très simple de circonstance, elles mettent en relief, dès
Échos d'Orient. — 20' année. — N" tiy. Janvier rgao.
6 ÉCHOS d'orient
l'entrée en matière, la véritable importance de notre œuvre. Laissons
donc la parole à Mî^r Batiffol, en rappelant encore que la page ci-après
était écrite par lui le i8 septembre 191 8.
Voici des semaines que je cherche une heure de loisir pour dire le plaisir que
m'a fait la réapparition en mai dernier de la revue Echos d'Orient, et l'on me
pardonnera de venir si tard, si l'on veut bien se rappeler que notre existence
a été traversée depuis le mois de mai par beaucoup d'événertnents 1
Toutefois, la revue Echos d'Oi-ient se rattache aux grands intérêts de la tause
qui est un peu dans ces événements, parce qu'elle représente une part, si minime
soit-elle,-de notre action passée et de notre action possible en Orient,
On a conservé le souvenir du voyage que fit, en i863, à Constantinople, le
P. d'Alzon : visitant Chalcédoine, il s'assit au sommet de la presqu'île, et, en-
face de cet horizon historique, il eut l'intuition que s'ouvrait devant ses regards
un champ d'action destiné à sa Congrégation : s'établir sur les rives de la Pro-
pontide, pénétrer dans les murs de Byzance schismatique, pousser au delà
jusqu'au cœur de la Russie! Les fils du P. d'Alzon ont vu réalisée la vision
annonciatrice. La guerre les a chassés de Chalcédoine. Ils ont pu craindre un
instant que la victoire escomptée par le panslavisme ne paralysât toute action
catholique dans l'Orient orthodoxe, en faisant de Constantinople une conquête
russe.
Et c'est sans doute dans cette hypothèse qu'ils ont cherché un abri à Athènes.
Ils entendaient bien ne pas déserter l'Orient. Il faudra qu'ils reprennent le chemin
de Constantinople, et que, dans la vieille cité devenue ville libre, ils rouvrent
leur institut, comme ils viennent de' faire reparaître leur revue.
La France officielle, en effet, qui sait l'intérêt qu'elle a à posséder une école
française de Rome, une école d'Athènes, une mission scientifique permanente
en Egypte, la France officielle n'a jamais songé à créer à Constantinople un
foyer d'études byzantines. C'est la France catholique qui a créé ce foyer, grâce
à l'initiative des Assomptionistes. Leur action, certes, ne s'estpas limitée à étudier
l'Orient en érudits. Ils ont été des missionnaires et des maîtres d'école. Cependant,
ils se sont faits érudits aussi, et, pour ne parler que des morts, quel érudit
excellent fut le P. Pargoire, qui avait entrepris une histoire de l'Église byzantine,
dont le premier volume seul a paru 1
L'érudition ne vaut que pour le passé, ils se sont faits observateurs et statisti-
ciens. Si nous sommes, à l'heure présente, si bien documentés sur les diverses
Églises de l'Orient orthodoxe, sur leurs institutions, sur leur culture, sur leurs
mérites, sur leurs épreuves, sur leurs velléités, nous le devons aux patientes
études dont les Ec/îo^^'OrzeMiTonteu l'initiative. Tel grand dictionnaire en cours
de publication contient sur l'Arménie, sur la Bulgarie, sur Constantinople, etc.
des articles du P. Vailhé, du P. Petit (aujourd'hui archevêque latin d'Athènes)
et d'autres, qui réalisent une connaissance de première main en même temps
que d'une parfaite solidité. Ils sont dus au petit groupe des Assomptionistes de
OPPORTUNITES ET DIFFICULTES D APRES-GUERRE 7
Gonstantinople et à la direction que leur a donnée depuis vingt et quelques
années le P. Petit.
La controverse n'est pas absente de leur œuvre, mais elle consiste à suivre
avec attention ce qui se fait d'études théologiques ou rétrospectives dans les
Églises del'Orientschismatique, pour les faire connaître, pour les faire apprécier,
quand il y a lieu, pour pratiquer la mise au point que l'objectivité commande,
quand l'objectivité leur manque. On peut arriver ainsi à conquérir la maîtrise
réelle de ce champ d'études par l'application d'une méthode purement scienti-
lique, et, à la longue, réduire les préventions qui gâtent les meilleurs esprits
formés dans la tradition de l'orthodoxie schismatique.
Bien établir aux yeux de l'Orient séparé la supériorité, ou tout au moins la
valeur, de la culture catholique : attirer les schismatiques à nou?, parce que nous
leur aurons témoigné que nous nous intéressons àeux, que nous les connaissons
souvent mieux qu'eux-mêmes ne se connaissent; les détourner de se précipiter,
tête baissée et en haine de nous, dans la science protestante d'Allemagne : voilà
ce qu'il faut obtenir et à quoi s'est consacrée la mission assomptioniste.
Notre science va plus loin que nous et pénètre là oi!i l'on ne nous recevait pas;
l'efficacité de cette tactique doit se vérifier à la longue dans les milieux fermés
et hostiles, comme le sont les Églises orientales schismatiques. C'est la méthode
qui est supposée par Benoît XV, quand, par son Motuproprio du i5 octobre 19 17,
il fonde à Rome cet institut pontifical Studiis' rerum orientalium provehendis,
pour promouvoir la connaissance des choses de l'Orient. Cet institut..., le mérite
des Assomptionistes français est de l'avoir devancé de plus d'un quart de siècle,
de l'avoir établi au cœur même de l'Orient, sous les murs de Byzance, et d'en
avoir fait un foyer rayonnant et français tout de même.
Ne soyons donc nulle part des absents, nous, catholiques, et soyons-le moins
encore en Orient, auprès de ces Églises séparées qui nourrissent contre nous
jes ressentiments séculaires. Pratiquons une propagande qui nous fasse connaître
d'elles d'abord et qui fasse connaître notre mentalité collective de préférence à nos
personnes. Le souci que nous aurons d'une exactitude historique scrupuleuse est
dans cette mentalité un trait capable d'impressionner des hommes qui ont cru
jusqu'ici que l'orthodoxie ne pouvait pas ne pas être passionnée. Quelle belle
leçon de science paisible et honnête les Echos tfOr/e»^ pourront alors continuer
à donner !
11 y aura de beaux jours pour l'action de la France catholique en Orient,
quand la guerre sera finie et quand notre victoire aura rendu dans l'Orient
à tout ce qui sera français un prestige que les Orientaux, toujours amis du plus
fort, s'empresseront de reconnaître.
La place énorme que tenait l'orthodoxie russe, que l'on savait riche, que l'on
-avait liée au tsarisme et appuyée par lui, cette place va se trouver pour long-
temps vacante. L'Église russe, naguère si forte, est devenue, avec la révolution,
une Église fantôme. Quel contre-coup imprévu de la guerre! Les chrétientés
ECHOS D ORIENT
«orthodoxes » de l'Orient tourneront leurs regards d'un autre côté. Avez-vous
remarqué la récente visite à Paris de l'archevêque « orthodoxe » d'Athènes,
ami et créature de M. Venizelos? Avez-vous remarqué qu'il ne s'est pas contenté
d'être reçu par le président de la République, mais qu'il a tenu à être reçu par
le cardinal archevêque de Paris? Avez-vous remarqué que Paris n'était pour lui
qu'une étape, et que c'est aux États-Unis qu'il se rendait?
Ces Églises schismatiques, habituées à vivre sur elles-mêmes, sur leur passé,
sur leurs ressentiments, sentiraient-elles enfin le poids de leur isolement et la
misère de leur stagnation ?
Et serait-ce la réponse de la Providence à la prière composée naguère (elle
a paru dans les Acta Apostolicœ Sedis du i5 avril 1916) « pour l'union des
chrétiens d'Orient à l'Église romaine »?
« Seigneur, qui avez uni les diverses nations dans la confession de votre nom,
nous vous prions pour les peuples chrétiens de l'Orient. Nous souvenant de la
place éminente qu'ils ont tenue dans votre Église, nous vous supplions de leur
inspirer le désir de la reprendre, pour former avec nous un seul troupeau, sous
la conduite d'un même pasteur. Faites que, eux et nous ensemble, nous nous
pénétrions des enseignements de leurs saints docteurs, qui sont aussi nos pères
dans la foi. Préservez-nous de toute faute qui pourrait les éloigner de nous. Que
l'esprit de concorde et de charité, qui est l'indice de votre présence parmi les-
fidèles, hâte le jour où nos prières s'uniront aux leurs, afin que tout peuple et
toute langue reconnaissent et glorifient Notre-Seigneur Jésus-Christ, votre Fils..
Ainsi soit-il. »
Belle prière qui mériterait de servir d'épigraphe iux Echos d'Orient, et comme
ils ne sauraient en souhaiter de plus autorisée, puisqu'elle est du Pape.
Si nous sommes très respectueusement reconnaissants à Mêf Batiffol
de tout l'ensemble de ce bel article, nous lui gardons une spéciale
gratitude de l'avoir terminé par la citation de la prière pontificale, « qui
mériterait de servir d'épigraphe aux Échos d'Orient ». Puissions-nous, •
en poursuivant notre tâche, mériter un peu plus nous-mêmes le droit
à un tel honneur !
Pour continuer le travail commencé, pour essayer d'y apporter le
redoublement d'activité que demande le tournant actuel de l'histoire
du monde, nous avons besoin, dans la crise présente du personnel et
des ressources de toute sorte, de faire un chaleureux appel à la sym-
pathie et au concours de tous nos amis et abonnés.
Désireux de reprendre notre périodicité régulière et de conserver
cependant à notre revue ce caractère d'information « sur place » dont
on veut bien reconnaître les très réels avantaiges, nous nous sommes
arrêtés, après sérieuses réflexions, à la publication d'un fascicule par
trimestre : de manière à laisser le temps nécessaire pour la circulation
des manuscrits et des épreuves entre Constantinople, Athènes, Rome
OPPORTUNITES ET DIFFICULTES D APRES-GUERRE 9
et Paris. Chaque livraison comptera 128 pages, au lieu- des 96 pages
des précédentes livraisons bimestrielles ; les quatre fascicules annuels
formeront ainsi un volume de 512 pages.
Une modification s'impose pour le prix d'abonnement. Depuis long-
temps, la plupart des journaux et revues ont majoré leur tarif; et
nous-mêmes, malgré notre répugnance à demander un nouveau sacri-
fice à nos abonnés, nous nous voyons contraints de nous incliner
devant une nécessité absolue et que chacun jcomprend, puisque toutes
choses subissent la crise de la hausse. Ajoutons, d'ailleurs, pour dire
toute la vérité, que le prix — par trop modeste — maintenu jusqu'ici
n'avait été conservé que par un trop généreux respect pour des condi-
tions fixées il y a vingt-trois ans, alors que la revue était encore à cher-
cher son orientation précise. Les circonstances actuelles nous imposent
absolument une majoration, que nous prions nos amis de ne point
trouver excessive. Si l'on veut bien souscrire aux raisons d'opportunité
si nettement et si chaleureusement exposées par Ms:'' Batiffol, nous
espérons que l'on comprendra aussi et que l'on acceptera les moyens
pratiques indispensables pour assurer, à l'heure présente, la conti-
nuation de la tâche trop longtemps interrompue par la guerre.
Voici le nouveau tarif d'abonnement pour les quatre fascicules trimes-
triels, de 128 pages chacun, que nous soumet l'Administration, et que
nous proposons avec confiance à nos lecteurs :
15 francs pour la France ;
17 francs pour l'étranger.
Prix de la livraison : 4 francs.
Fondée en 1897, notre revue aura à célébrer prochainement les noces
d'argent de sa fondation. Que tous les amis de la grande cause qu'elle
sert nous aident non seulement à prolonger son existence, mais encore
à intensifier et à développer son action. Nous osons compter sur une
diffusion plus large, après les événements de ces cinq années tragiques
qui ont donné à tant d'hommes d'Occident de si émouvantes occa-
sions de connaître de plus près le « proche Orient ».
Par l'abondance et la sûreté de ses informations, par l'estime qu'ont
nen voulu lui témoigner de nombreux érudits, la revue des Écbos
d'Orient se recommande non seulement aux byzantinistes de profes-
sion, mais encore à tous les esprits cultivés qu'intéressent le passé et
le présent de l'Orient chrétien. Les professeurs d'Universités ou d'Ins-
tituts catholiques, de Séminaires ou de Collèges chrétiens, les ecclé-
lO ECHOS D ORIENT
siastiques désireux de notions précises sur les Églises orientales
trouveront dans la fréquentation de nos livraisons les plus utiles
compléments aux données — souvent par trop incomplètes et inexactes
— fournies par les manuels. Par delà le groupe actuel de nos abonnés,
c'est à ces diverses catégories de personnes que nous adressons, en ce
début de série nouvelle, notre confiant appel.
Au nom de la Induction :
S. Salaville.
Décembre 5919-
PRINCIPES DU CHANT GREGORIEN
Origine byzantine de sa notation '"
Musica cujus imago prosodia.
Varron.
Le chant n'est, en soi, que l'harmonieuse modulation du langage
portée à sa plus haute puissance.
La langue latine est, de sa nature, une langue tonique, c'est-à-dire
fondée sur le principe de l'accentuation. Cette accentuation, au moins
dès le iv« siècle de notre ère, est essentiellement dynamique ou inten-
sive. Ce fait est reconnu de tous les linguistes.
Tout mot latin ayant par lui-même un sens complet possède un
accent tonique, c'est-à-dire un accroissement de force sur la syllabe
maîtresse, qui groupe autour d'elle tous les éléments du mot pour en
réaliser l'unité et lui imprimer un caractère rythmique qui en agrémente
et en facilite l'élocution.
Le chant de l'Eglise latine
est une modulation tonique et neumatique.
Jusqu'au vhi« siècle, ce chant est désigné sous les noms génériques
de modulation et de cantilèue romaine. A partir de cette époque, la
modulation est dite grégorienne. Vers la fin du xif siècle, quand, sous
l'influence de Vorganum ou emploi de lidiaphonie, la modulation gré-
gorienne eut perdu en partie son caractère rythmique, on la désigna
plus communément sous le nom de plain-chant.
A) La modulation synthétique latine est, de sa nature, une illustra-
tion constante des textes liturgiques par le procédé de l'accentuation.
(i) La présente étude n'est que le simple résumé d'une méthode pratique de chant
grégorien, dont la publication a été retardée par le fait de la guerre. Cette méthode
est appelée à paraître sous ce titre : La Modulation grégorien?ie. — Grammaire
raisonnée du chant liturgique de l'Eglise latine. Elle réalisera le complément des
études théoriques que nous avons publiéesantérieurement sur cette question : Origine
byzantine de la notation neumatique de l'Eglise latine. Paris, 1907. — Monuments
de la notation ekphonétique et neumatique de l'Eglise latine. Exposé documentaire
des Mss. de Corbie, de Saint-Germain-des-Prés et de Pologne, conservés à la Biblio-
thèque impériale de Saint-Pétersbourg. Saint,-Pétersbourg, 1912. — La Notation
musicale, son origine, son épolution. Saint-Pétersbourg, 1912.
I 2 ECHOS D ORIENT
II y a trois sortes d'accents : l'accent tonique, l'accent logique et
l'accent pathétique.
L'accent tonique consiste dans une émission intensive de la note
qui affecte lâ syllabe accentuée du texte liturgique, duand la syllabe
accentuée se trouve mise en relief par une note plus élevée, cette
dernière ne requiert pas une intensité aussi marquée; toutefois, l'impul-
sion ou ictus donnée à cette note ne saurait physiquement se produire
sans un léger retard.
Tout accent tonique, sans exception, doit être rendu dans la modu-
lation : c'est la règle d'or.
L'accent logique est la mise en saillie des mots importants du texte
liturgique, par l'emploi des figures et des ornements appropriés, qut
font le charme principal de la modulation.
L'accent pathétique constitue l'essence même de l'art musical; il porte
sur l'ensemble de la mélodie, dont il règle l'allure et les intonations :
c'est l'expression animée des sentiments de ferveur et de dévotion
suscités en nous par la divine onction des textes sacrés. Le latin ne
doit pas être pour tous une langue morte!
B) Le mot neume vient du grec7r/>ejijLa(pneuma), qui signifie souffle.
Un neume, au sens littéral, est un groupe de notes ayant par lui-
même un sens musical déterminé, partant, qui constitue un mot musical
énoncé d'un seul souffle, d'une seule émission de voix.
Exemples : Le membre musical composé sur les mots : Dixit Donii-
nus, dans la première antienne des Vêpres du dimanche, réalise un seul
neume. Le membre musical composé sur le mot Âve, dans l'Oflertoire
de la Messe du IV« dimanche de TAvent, est formé de quatre neumes
que nous traduisons ici en notation alphabétique :
12 3 4
F G a G a F a F G F K D E F G à F a F G a G
/i , . . ve '
Par analogie, on a donné le nom de neume aux signes fondamen-
taux ou notules de la notation latine. Dans cette acception particulière, ii
serait bon de l'employer au féminin, de manière à éviter toute confusion.
La notation latine est dite neumatique parce qu'elle procède d'une
manière synthétique, par groupes de neumes (mots musicaux), pour
former des membres de phrases, des phrases et des périodes musicales»
L'alphabet de la notation neumatique se compose de dix-sept signes
fondamentaux. Nec pluribus utor, déclarent les anciens théoriciens.
PRINCIPES DU CHANT GREGORIEN
n
La notation latine n'est pas un simple développement de l'accent
aigu t ' i, de l'accent grave ''• et de l'accent circonflexe (''). Il est
démontré, étant données la forme des signes neumatiques et leur déno-
mination transcrite ou traduite du grec, que cette sémeiographie musi-
cale est une adaptation originale des notations ekphonétique (i) et
hagiopoUte (2) des Byzantins, notations qui ont elles-mêmes pour prin-
cipe les dix signes de la prosodie grecque auxquels on a ajouté un signe
final : la téleia. plus un caractère étranger : la paraklitikè, qui est le
signe d'interrogation des Latins.
SIGNES DE PROSODIE
SIGNES DE LA NOTATION
EKPHONÉTIQUE
buTct
/
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'O^UCt
/
{ ToYot . \ rTnJi<rna»y.iv-»i
y\ ei''V^
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«-^ «t «^^
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Tt^S.'a
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TTaçaKliTiKn
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Le plus ancien document connu qui reproduise la notation ekphc-
nétique est le codex Epbnvmi rescripfus de la Bibliothèque Nationale
(1) Notation employée dés le viii* siècle dans les évangéliaires et les lectionnaires
grecs pour déterminer le récitatif des lectures solennelles. Cf. J. Thibaut, Origine
byzantine de la notation neumatique de l'Eglise latine, p. 17-32.
(2) Notation plus parfaite dérivée de la précédente et dite de Jérusalem la Ville
Sainte, 'A-tx TT6/'.ç.
14
ECHOS D ORIENT
de Paris. Ce précieux manuscrit, daté par certains paléograplies du
v* siècle (i), ne remonte en réalité qu'au viir^ siècle (2).
La notation hagiopolite apparaît au ix*^ siècle et l'écriture neumatique
latine vers la fin du même temps (3).
NOTATION LATINE
NOTATION HAGIOPOLITE
Pi^nctum .
%
Vir^uU .
/
-Stropliicus.
J)
Or'iscus .
S
eu vis .
/]
Cephalicus .
' /"
Ancus .
/^
'C//'macus.
/•-
E^'ipKodUs .
*J
Voàt^vs.
•y
oczna\c\js .
y
Sâlicus .
/
--
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■))
î
y\
/■•
A
(1) Ch. h. Omont, Inventaire sommaire des Mss. de la Bibl. Nalionale, p. 1, —
TiscHENDORF, Codex Ephrœmi Syri rescriptus. Lipsiîe, 1845.
(2) J'établis ce fait 1° sur la présence des signes ekphonétiques qui sont incontesta-
blement de la même main parce que de la même encre; 2° sur des arguments paléo-
graphiques que j'ai été à même de fournir après avoir, au préalable, établi la loi
fondamentale qui régit l'évolution de l'écriture onciale grecque. Cf. J. Thibaut,
Monuments de la notation ekphonétique et hagiopolite de l'Eglise grecque. Saint-
Pétersbourg, igiS, p. 3.
(3) Quatre autres séraeiographies musicales fondées sur les signes de prosodie et
d'interponctuation ont été en usage en Orient: 1° La notation syriaque dont j'ai
signalé l'existence sur la foi de documents découverts par Dom J. Parisot, O. S. B.
Cf. i. Thibaut, Origine byzantine de la notation neumatique de l'Eglise latine, p. S
et pi. 4; 2' La notation arménienne dite de saint Mesrob; 3° La notation géorgienne
dont plusieurs spécimens ont été découverts à Tiflis et à Etchmiazin par M. P. Aubry.
Cf. J. Thibaut, op. cit. p. 67 et pi. 5; 4* La notation copte dont M. W. E. Crum a signalé
quelques vestiges dans son Catalogue of the Coptic Manuscripts' in the collection
of the John Rylands Library, Manchester, p. 9-10 et pi. 2.
PRINCIPES DU CHANT GREGORIEN
NOTATION LATINE
Quili'sma. ^
rr#s$us major. /^
fr«j5uf min or. Z^'
lorculus. r\j
?orr*«iui, H^
NOTATION HAGIOPOLITE
r
A l'origine, et jusqu'à la fin du xi« siècle, les signes fondamentaux
de la modulation latine n'indiquaient point par eux-mêmes la situation
diastématique des notes; ils formaient une simple esquisse de la modu-
lation, en marquant la répartition des neumes, la variété des inflexions
et leurs rapports rythmiques.
Dans les manuscrits de l'abbaye de Saint-Gall, qui sont les plus par-
faits au point de vue de la transcription musicale, un certain nombre
de signes fondamentaux affectent plusieurs formes rythmiques, grâce
à l'adjonction d'un petit trait vertical ( ' ) ou horizontal ("") appelé
épisème, lequel est un indice certain d'allongement. Ces formes com-
plémentaires ou explétives jouent un rôle important, car ce sont elles
qui déterminent le plus sûrement les finales des neumes.
Toute finale neumatique appelle un allongement de la dernière note.
A la fin des périodes, cet allongement est encore plus marqué ; il porte
alors sur tout le groupe terminal.
Sous le rapport de leur configuration, les signes fondamentaux de
la notation latine se divisent en signes :
Simples, formés d'un seul caractère.
Composés, formés d'éléments distincts.
Complexes, formés d'éléments conjoints.
Sous le rapport de leur valeur rythmique, ces notules constituent
des pieds musicaux, qui se répartissent en deux groupes antithétiques :
les signes ascendants ou arsiques, les signes descendant^ ou thètiqiies.
« Car si le son même de la cantilène est émis d'une façon correcte,
celle-ci parcourt l'ordre des pieds métriques. » (i)
(i) Aur£lien de Réomé (vers83o): iVa;« ipsius cantilenœ vox, si recto canitur tramite,
per ordinem disciirrit pedutn {De Musica, traité publié par Gerbert, Scriptores i,
27-63.}
i6 ÉCHOS d'orient
«Je dis chants métriques, explique Guy d'Arezzo, parce que souvent
nous chantons de telle sorte que nous paraissons comme scander les
vers par pieds... De même, en effet, que les poètes lyriques asisemblent
ici tels pieds et là tels autres, de même ceux qui composent un chant
assemblent raisonnablement des neumes distincts et opposés...
» Or, la similitude entre les mètres et les chants n'est pas petite,
attendu que les neumes tiennent la place des pieds et les distinctions
la place des vers, de sorte que tels neumes suivent le mètre dactylique,
ceux-ci le spondaïque, ceux-là le ïambique, et que tu observes les
distinctions tantôt comme un tétramètre, tantôt comme un pentamètre,
ailleurs comme un hexamètre. » (i)
Ces textes que d'aucuns voudraient éluder sont décisifs et d'une
importance capitale : ils fixent la tradition.
{l^oir page ci-contre.)
Ainsi, au témoignage de Guy d'Arezzo, les signes neumatiques ont
des valeurs rythmiques déterminées : ils tiennent lieu des pieds métriques
employés dans la poésie latine : telle neume ou notule est un trochée,
telle autre un dactyle, un spondée, un anapeste, etc. En tout cas, il faut
éviter de supposer dans la modulation grégorienne une sorte de régula-
rité mécanique qui exclurait la liberté de mouvement que commande
un art oratoire. Les manuscrits de Saint-Gall emploient, en plus de
Vépisème, les lettres C. T. M. {cekriter, tenete. mediocriter), pour indiquer
les nuances de mouvement que comportait l'exécution des notules
fondamentales conformément au principe signalé par Aribon : « Dans
les plus anciens antiphonaires, nous rencontrons souvent l'une ou
l'autre des lettres C. T. M, qui indiquent la célérité, le retard ou la
modération. Autrefois, non seulement les compositeurs, mais les
chantres eux-mêmes apportaient une grande attention à tout composer
et chanter avec proportion. » (2)
La virgtila et le punctum ont par eux-mêmes une valeur simple : celle
(1) Metricos autem canins dico, quia sœpe ita canimus ut quasi versus pedibus,
ycandere videamur, sicut fit, cum ipsa metra canimus...
Sicut enim lyrici poetœ nunc hos nunc alios adiunxere pedes, ita et qui cantum
faciunt, rationabiliter discretas ac diversas componunt neutnas...
Non autem parva similitudo est metris et cantibus, cum et neumce loco sint pedum,
et distinctiones loco versuum : utpote ista neuma dactylico, illa vero spondaïco, illa
ïambico métro decurret, et distinctionem nunc tetrametram, nunc pentametram,
alias quasi hexametram cernes. (Guy d'Arezzo, Micrologue, ch. xv.)
(2) Unde in antiquioribus antiphonariis utrioque c. t. m. reperimus persœpe, quœ
celeritatem, tarditatem, mediocritatem innuunt. Antiquitus fuit magna circumspectio
non solutn cantus inventoribus. sed etiam ipsis cantoribus, ut quilibet proportiona-
liter invenirent et canerent. (De Musica, dans Gerbert, ii.)
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ECHOS D ORIENT
de l'unité rythmique (i). Nous conviendrons ici d'accepter la croche (*).
Quand l'un ou l'autre de ces deux signes affecte une syllabe accentuée
du texte liturgique, la note qu'ils expriment doit s'émettre avec plus
d'intensité et d'ampleur au point d'atteindre la valeur effective d'une
noire (^).
Les virgttlœ ne sont que la réduplication de la virgula avec note
d'agrément intercalaire sur le degré supérieur.
Les signes composés ou complexes constituent des formules types,
des pieds musicaux déterminés par une note principale qui en caractérise
le rythme. Cette note, marquée d'une légère impulsion, est mise en
évidence dans notre tableau synoptique, sous la rubrique des Valeurs
effectives par les signes de la notation musicale moderne : (-=c et =-).
Le podatus première forme est un trochée (— ^); le podatus 2» forme
un ïambe {^ — ). Lorsque deux podatus se suivent dans le corps d'un
même neume, le premier est trochaïque, le second ïambique. Le podatus
final y forme est un spondée ( ).
L'epiphonus est une figure. trochaïque, rapide.
L'oriscus, rendu par une note carrée dans les livres de plain-chant,
a heureusement retrouvé sa forme distincte dans les livres de Solesmes.
Ce signe, analogue à Vhyporrohé des Byzantins, est un enclitique
Inusical relié soit à la cUvis, soit aux torctiliis, auxquels il confère une
forme terminale avec une note d'agrément par mouvement ascendant :
Le scandicus est un simple anapeste (^ ^ — ) exécuté avec élan.
Le quilisma ou « notule tremblée » (2) est un scandicus orné et, par
excellence, le signe de l'accent logique. « 11 se compose de trois notes
graduées, soit : de deux brèves et d'une forte. » (3) Le tremblé ou
mordante, qui a son point de départ sur la deuxième note, est le résultat
naturel du renflement intensif de la voix qui trouve son point de repos
sur la dernière note.
(\) De accentibus toni oritur nota, quœ dicitur neuma. Si ipsa simplex fuerit et
brevis, facit umim punctum (-). Si antem longa fuerit, erit proditcta (--). Traité,
Quid est cantus.)
(2) Aribon : Tremulla est illa neuma, quant gradatam, vel quilisma dicimus.
(Gerbert, Scriptores n, 2i5.)
(3) Traité Quid est cantus : Ex tribus gradus componitur, id est, ex duabus
brevibus et acuto.
PRINCIPES DU CHANT GREGORIEN I9
Le soHlIIS est une autre forme du scandicus dont la seconde note devait
comporter un léger ornement.
Le torciilus présente trois formes caractéristiques suivant la position
qu'il occupe dans la phrase musicale. Le torculus p«Jorme, placé dans
le corps des neumes, est unamphibraque (-- -- -~^)\ letorculus 2" forme,
placé à la fin des neumes, est un amphibraque commun ou terminal
(^- _); le torculus 3'\forme est un crétique (— ^ — ) qui termine
les principales périodes et la pièce de chant elle-même.
Le strophiciis ou « note enflée, répercutée » n), est une double ou
« triple répercussion, un triple ictus bref à l'instar d'un frappé de la
main » (2). « 11 n'a ni intervalle ni distance, car il réalise une note
tremblée comme est le son enflé d'une trompette ou d'une corne. » (3)
Le strophicus F* forme à la valeur d'un pyrrique (-^ — ); le strophicus
2 forme, celle d'un tribraque (-^ ^ -) de même genre.
La clivis i'-» forme est un trochée ( ) ; la clivis 2-^ forme un spondée
/ ); la clivis 3* forme un spondée prolongé.
Le cephalicns est une figure dactylique rapide.
Le climacus est un simple dactyle ( --); le climacus 2"-- forme
placé à la fin- des neumes est un crétique (— -' —).
Le pressus major est un crétique ( — ) avec note d'agrément
descendante par degré conjoint.
Le pressus minor est un amphibraque (^ — -) 'Wec une note
d'agrément par degré conjoint : à la fin des neumes, il prend la valeur
d'un amphibraque commun ou terminal : (- - Z)-
Le porrectiis est le signe caractéristique de la grâce et de la suppli-
cation (4). Le porrectus i''« forme est un crétique (— -^ — ); les por-
rectus 2« forme et y forme marquent la fin des neumes et prolongent
simplement leurs valeurs.
Ces dix-sept signes fondamentaux s'unissent entre eux en composition
pour former d'autres figures neumatiques d'aspect varié; mais quelle
(1) Guv d'Arezzo, MicroL, xvi. nota injlatilis; vox repercussa.
(2) AuRÉLiEN DE RÉOMÉ, XIX : Tevna percussio; trinus ad instar manus verbcrantis
celer ictus.
(3) Non habet intervallum pel distantiam, sed est vox tremula, sicut est sonus
flatiis tubœ pet cornu. (Engelbert, Tractatus, II, c. xxix. Ed. Gerbert.)
(4) Le porrectus et la paraclitiké des Byzantins empruntent leur étymologie à la
forme couchée présentée par la configuration de ce signe. Dans la notation hagiopolite,
l'ortiiographe de ce terme a été changée en paraclètiké : Traç,xy.Xr,7;7.r| de -aoa/.a/w =
supplier, afin de caractériser le mode d'expression de cette notule neumatique.
20 ECHOS D ORIENT
que soit leur composition ou leur complexion, ils conservent d'ordi-
naire leur valeur propre et distincte sans jamais se contracter pour
former synérèse. Ainsi, le scandicus apposé par antithèse au climacus
ne doit point s'interpréter p f\ if •; mais^f | 1 f #.
Quelques groupes des plus usuels donnent lieu aux remarques
suivantes : A une époque tardive, certains groupes ont reçu, en raison
de leur forme graphique dans la notation sur portée linéaire, des déno-
minations impropres; ce sont : le pes subpunctis, le torculus resupinus
et le porrectus flexus.
Le pes 'subpunc lis est un climacus prosthétique. La prosthèse ou note
ajoutée au commencement d'une notule fondamentale est toujours
brève, elle ménage un port de voix : # ' f f • •
-^ ^
Le torculus resupinus est un porrectus prosthétique s f tsf -
Le porrectus flexus est une double clivis placée à la fin des périodes
musicales. Cette formule est toujours brève : f7m fT^ .
Le climacus, formé de quatre punctum, comporte d'ordinaire une
prolongation sur le 2«^ et le 4« : Ip • - ; toutefois, il faut éviter de
briser le rythme par un nouvel ictus.
La modulation grégorienne est, de sa nature, un chant oratoire sou-
tenu et lié; elle comporte trois genres de style :
/ simple.
Le style | élevé.
( fleuri.
Le style simple est celui qui est approprié au chant quasi syllabique
des récitatifs liturgiques, des antiennes et des hymnes. 11 réclame un
mouvement normal et posé, cédant au rythme imprimé par le jeu des
accents toniques, suivant le ton exigé par la nature du texte sacré.
Le style élevé est celui qui, par la noblesse et la propriété des tours,
la magnificence et la force des expressions, éveille dans les âmes des
sentiments de grandeur et de majesté appropriés au sujet. 11 requiert
un mouvement Jent et solennel. Ce genre s'emploie d'ordinaire, dans
PRINCIPES DU CHANT GREGORIEN 21
le chant des Introïts, des Offertoires, des Communions et des Antiennes
de Magnificat et de Benedictns,
Le styU fleuri est celui qui se pare de tous les ornements et de toutes
les grâces de l'art musical. Étant donné le caractère plus particulièrement
mélodique de ses vocalises et de ses variations, il requiert, en général, un
mouvement modéré, libre et facile. Ce genre s'emploie dans le chant
des Allehiia, des Graduels, des Traits et des Répons.
En résumé, la pratique de la modulation grégorienne repose sur trois
règles essentielles :
I. Interpréter d'une manière constante Vaccent tonique qui est un accent
intensif ti, par suite, naturellement long.
il. Bien distinguer les neumes (mots musicaux) par un léger retard
sur la dernière note.
m. Appliquer, suivant les circonstances, les valeurs rythmiques des
notules fondamentales telles que nous les avons déterminées dans le
schéma de la notation neumatique latine (i).
Cette méthode d'exécution, fondée sur l'enseignement des Anciens,
n'a pas d'autre mérite que celui de déterminer, jusque dans ses moindres
détails, le mode naturel d'interprétation généralement suivi dans la pra-
tique par tous ceux qui ont le sentiment et le goût de l'art; tant il est
vrai, a-t-on dit excellemment, - qu'il y a en musique comme en tout
autre art une sagesse immanente et dominante qui finit tôt ou tard par
s'imposer à tous »!
J.-B. Thibaut.
(i) Dans les débuts, on s'appliquera à rendre la valeur exacte des notules métriques,
sans attacher trop d'importance aux notes d'agrément dont la pratique sera réservée
aux virtuoses.
LE DOGME DE L'IMMACULEE CONCEPTION
d'après un théologien russe contemporain
Après avoir exposé dans un précédent article les magnifiques choses
qu'un théologien byzantin du xiv« siècle a écrites de la Sainte Vierge (i),
nous présentons aujourd'hui à nos lecteurs l'analyse d'un ouvrage
qu'un théologien russe de nos jours a composé sur l'Immaculée
Conception. 11 ne sera pas sans intérêt de mettre en parallèle ces deux
représentants de la théologie « orthodoxe », séparés l'un de l'autre
par un intervalle de cinq siècles. On pourra ainsi constater que,
même sur le terrain de la doctrine théologique, l'Orient chrétien dissident
bouge plus qu'on ne le pense communément, et. que son immutabilité
est fortement entamée par une évolution qui n'est pas toujours
progressive.
Le théologien russe dont nous allons parler est l'archiprêtre Alexandre
Aleksiévitch -Lebedev, né en 1833, niort en 1898. C'est pendant qu'il
était recteur de l'Eglise orthodoxe russe de Saint-Nicolas, à Prague,
qu'il composa sur le dogme de l'Immaculée Conception la seule mono-
graphie relativement cornplète que possède la littérature théologique
de l'Eglise gréco-russe (2). Présentée au jury de l'Académie ecclésias-
tique de Moscou, cette dissertation valut à son auteur le grade de
maître en théologie, et occasionna sans doute aussi sa nomination
de membre du Comité synodal de l'Instruction, poste qu'il occupa
jusqu'à sa mort. Certes, l'ouvrage est loin d'être un modèle d'expo-
sition lucide et concise, mais il mérite d'attirer l'attention, tant à cause
de la doctrine spéciale qui y est développée que de l'influence qu'il
a exercée sur la pensée des théologiens russes contemporains. Disons,
en passant, qu'il a eu deux éditions, ce qui n'est pas banal pour une
dissertation théologique parue en Russie. Nous allons en donner une
brève analyse, sans nous astreindre, d'ailleurs, à suivre l'ordre de
l'auteur.
(i) La doctrine mariale de Nicolas Cabasilas, dans le numéro de juillet loio.
(2) A. Lebedev, Différences entre l'Eglise orientale et l'Eglise occidentale' sur la
doctrine relative à la Très Sainte Vierge Marie, Mère de Dieu. De l'Immaculée
Conception. Varsovie, 1881; 2* édition; Saint-Pétersbourg, igoS. Nous citons l'édition
de 1903.
LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION 2?
Le théologien russe divise son étude en trois parties. Dans la pre-
mière, il esquisse à grands traits et à sa façon l'histoire de la doctrine
de l'Immaculée Conception dans l'Eglise latine, et dit un mot de la tra-
dition orientale, à laquelle les théologiens occidentaux aiment à en
appeler. Dans la seconde, il examine les fondements théologiques du
dogme catholique et cherche à montrer qu'ils sont ruineux, en leur
opposant ses théories personnelles sur le péché originel, la grâce, la
Rédemption, théories qu'il ne craint pas de présenter comme l'ensei-
gnement officiel de l'Église « orthodoxe ». La troisième partie a princi-
palement pour but d'attaquer l'Immaculée Conception au point de vue
logique, d'établir que c'est une doctrine incohérente et pleine de contra-
dictions, de faire le procès des théologiens latins et de leurs méthodes
fantaisistes. Mais ce qu'écrit Lebedev contre le dogme et la théologie
catholiques, qui en ont vu bien d'autres, nous intéresse infiniment moins
que ce qu'il pense lui-même de la sainteté de la Mère de Dieu. 11 nous
trace, en effet, de Marie un portrait qui ne ressemble pas du tout à la
Vierge des Byzantins et qui s'écarte sur plusieurs points de la Madone
vénérée par les Grecs modernes hostiles à l'Immaculée Conception.
Ce portrait, nous allons tout d'abord le mettre sous les yeux du lecteur,
nous réservant d'apprécier ensuite les critiques et les attaques dirigées
contre le dogme catholique et ses défenseurs.
Pour bien saisir ce que nous dit le théologien russe de la Vierge
Marie, il est nécessaire de connaître sa doctrine sur l'état d'innocence et
le péché originel. D'après lui — et en cela il est d'accord avec plusieurs
théologiens « orthodoxes » contemporains, — Adam fut créé dans un
état de parfaite rectitude naturelle, qui faisait de lui l'image de Dieu.
Mais il ne fut point élevé au-dessus de sa nature par l'infusion de la
grâce habituelle et des vertus qui l'accompagnent, car Dieu ne donne
jamais la grâce sans la coopération de la volonté libre. Ce que nos théo-
logiens appellent le préternaturel faisait partie intégrante de l'état de rec-
titude naturelle. Le seul élément surnaturel de l'état primitif était le
' secours que Dieu prêtait à l'homme pour l'aider à pratiquer la vertu
et à acquérir la ressemblance divine, le -ro xaQ' ouôuot'.v des théologiens
grecs. C'était une sorte de grâce actuelle, mais une grâce qui était
comme exigée par la nature et que Dieu ne pouvait refuser (i).
{i) P. 119-121. Cf. p. 162. La théorie de Lebedev sur l'état primitif est admise par
beaucoup de théologiens contemporains. Voir Maxulewicz, Doctrina Russorum de
statu justitice originalis, Cracovie, igoS, et P. de Meester, Etudes sur la théologie
orthodoxe, r* série, Maredsous, 1911, p. 77 sq.
24 ECHOS D ORIENT
Cette notion de l'état d'innocence commande évidemment une con-
ception correspondante du péclié originel. Ce péché ne saurait consister
dans la privation de la grâce sanctifiante, infuse, qui n'existait pas dans
le premier homme, mais bien dans la perte de l'intégrité naturelle
{=des dons préternaturels) et du secours actuel de Dieu. Cette perte de
l'intégrité constitue une corruption positive de la nature humaine, bien
que cette corruption ne soit pas totale. Lebedev distingue théoriquement
\t péché originel de ses suites. Le péché, c'est un état peccamineux de
la nature, état que fait disparaître le baptême et qui ne peut consister
que dans une sorte d'imputation extrinsèque de la faute des premiers
parents. Mais, en fait, et lorsqu'il parle de la Vierge, il identifie le péché
lui-même avec ses suites. En cela, il ne fait que suivre l'enseignement
de la Confession de Dosithée (ch. yi), quitte à contredire sur d'autres
points cette même Confession, qui déclare, par exemple, que le péché
originel n'a entamé en rien la nature comme telle et ne lui a enlevé
aucune de ses énergies (ch. xiv) (i). Dès lors, aussi longtemps que la
nature n'a pas recouvré l'intégrité primitive, elle porte les stigmates
du péché d'origine.
Marie, comme tous les autres descendants d'Adam, a hérité d'une
nature découronnée de l'intégrité primitive, d'une nature malade et viciée :
« Elle fut conçue et naquit dans le péché originel, mais cela ne l'em-
pêcha pas de se conserver immaculée et d'être l'instrument très pur du
mystère de l'Incarnation du Fils de Dieu. Telle est notre foi à nous,
Orientaux, et, d'après notre conviction, telle fut la foi et la doctrine de
tous les anciens Pères de l'Église. Voilà ce que confessera toujours la
véritable Eglise. Nous pensons qu'entre la pureté pour ainsi dire acquise
et la pureté originelle, entre la pureté obtenue par des actes intérieurs,
des efforts de la liberté, et la pureté par nature, il y a un abîme. Il est
impossible que les saints Pères de l'Église aient comblé cet abîme,
qu'ils aient mêlé et identifié ces concepts, qu'au moment où ils exal-
taient la pureté immaculée de la Mère de Dieu, ils aient voulu parler de
la conception immaculée. Entre l'innocence morale et l'innocence natu-
relle il n'y avait point encore de pont. Ce pont a été construit dans la
suite dans l'Église latine. » (2)
« La Vierge naquit comme tout le monde sous le péché, c'est-à-dire
avec les suites du péché originel. » (3)
(i) P. 116-H7, 121.
(2) p. 13-14.
(3) P. loi.
LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION 2^
« Il paraît impossible de faire une exception en sa faveur. Bien qu'elle
ait été choisie dès le sein de sa mère, elle naquit néanmoins avec la
nature viciée de l'homme déchu. Elle fut, par suite, soumise à la nouvelle
économie du salut commune à tous, et dut porter en elle comme les
autres hommes tout le poids du jugement de Dieu, passer par le chemin
de l'affliction, des privations, des maladies, du travail et finalement de
la mort elle-même. L'anéantissement en elle de la corruption peccami-
neuse par les seules forces de la grâce eût été une opération violente de
la part de Dieu, une nouvelle création dans le sein d'Anne, une concep-
tion par l'opération de l'Esprit de Dieu. » (i)
Lebedev admet que, tout comme jérémie et Jean-Baptiste, la Sainte
Vierge fut sanctifiée dès le sein maternel, qu'elle fut remplie de l'Esprit-
Saint; mais il a une manière particulière d'entendre cette sanctification
in utero :
« Bien que tous les hommes, dit-il, de par leur origine et leur par-
ticipation au péché originel, tombent sous la malédiction de Dieu et la
domination du diable, cependant, en vertu de la promesse de Dieu, les
fidèles échappent à cette condamnation, à cette puissance du péché, et
deviennent participants de la grâce, les enfants encore dans le sein à cause
de la foi de leurs parents, les adultes par leur foi personnelle, qui leur
est imputée à justice. C'est pourquoi tous les élus de Dieu, par exemple
le prophète Jérémie et saint Jean-Baptiste, tout en étant soumis à la
malédiction et à l'accès du diable, à cause de leur participation au péché
d'origine, se trouvèrent pourtant dès leur naissance, par la promesse et
la grâce de Dieu, sous l'influence providentielle de l'jmour du Dieii
sauveur. Aussi ne doit-on en aucune façon les appeler enfants du diable,
parce qu'ils ont participé au péché d'Adam ; tout au contraire, parce
qu'ils ont eu part à la promesse mystérieuse, ils ont toujours été enfants
de Dieu, et c'est ainsi qu'en fait, ils ont été appelés les héritiers de la
promesse. A plus forte raison, devons-nous parler ainsi de la Sainte
Vierge Marie, qui a été choisie pour être la Mère de Dieu. » (2)
« La foi des justes Joachim et Anne fit descendre sans aucun doute
une grâce abondante aussi bien sur eux-mêmes que sur le fruit de leur
prière, sur leur enfant,' qu'ils avaient consacrée à Dieu avant même sa
conception. Et si l'Esprit de Dieu, en considération de la foi et de la
piété de Zacharie et d'Elisabeth, sanctifia Jean, le fruit de leur prière,
alors qu'il était encore dans le sein maternel, à plus forte raison une
t 1) P. 123.
(2) P. t43.
2 6 ÉCHOS d'orient
sanctification toute spéciale fut-elle accordée à Celle qui était destinée
à être la Mère du Seigneur. Mais il va de soi que cette sanctification
fut relative, non absolue, mesurée qu'elle fut sur la foi de parents, justes
sans doute, mais imparfaits et privés de la pureté paradisiaque et de
l'intégrité de la nature. Elle dépassa la sanctification de Jean dans la
mesure où la foi et la sainteté de sainte Anne furent supérieures à la
foi et à la sainteté d'Elisabeth. Sans aucun doute, c'est dans ce sens
que l'Église orientale fait mémoire de la conception de la Vierge par
sainte Anne, et qu'elle lui donne les épithètes de sainte et de glorieuse;
■conception sainte, parce que la foi des parents attira sur le fruit conçu
la grâce du Sauveur promis; conception glorieuse, parce que la toute-
puissance de Dieu fit cesser la stérilité prolongée d'Anne, et lui accorda
cette enfant admirable qui devait être l'instrument de la merveille des
merveilles : de l'Incarnation du Fils de Dieu. » (i)
« Bien que nous disions que la Sainte Vierge participa au péché ori-
ginel dans sa conception, nous affirmons en même temps qu'elle fut
sanctifiée par la grâce suivant la foi de sa sainte mère, et que, comme
fille de sa prière, de sa foi et de sa piété, elle fut toujours l'enfant de
Dieu, la fille élue et bien-aimée du Seigneur ». (2)
Oui, mais quelle est cette grâce qui sanctifia Marie dès le sein maternel,
dès sa conception elle-même? Voilà ce que notre théologien oublie
de nous dire. Ce n'est pas la grâce que les théologiens catholiques
appellent habituelle et sanctifiante, puisque Lebedev repousse toute
justice infuse. Ce n'est pas non plus la grâce actuelle, qui suppose
l'exercice de la liberté. Qu'est-ce donc alors? Une sorte de bienveillance
extrinsèque de Dieu, qui ne pose rien dans l'âme de celui qui en est l'objet
et qui laisse subsister cet état peccamineux dont on nous a parlé. C'est
une sanctification creuse, une pure fiction inventée par Lebedev, et
qu'il prête gratuitement à toute l'Église « orthodoxe ».
Aussi bien, ce semblant de sanctification in utero n'allégea en rien
pour Marie le poids du jugement de Dieu, que le théologien russe tient
à faire peser sur elle. Comme tous les autres fils d'Adam, elle fut sou-
mise à la loi du progrès moral, qui s'impose à l'homme déchu. Elle
eut à lutter contre le péché originel vivant en chaque homme (3). Elle
ressentit en elle cette opposition entre la chair et l'esprit dont saint Paul
nous fait une si vive peinture, et elle s'affermit dans le bien par l'exercice
(')
p.
147.
(2)
p.
243.
(3)
p.
.64.
LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION 2']
de sa liberté aidée de la grâce de Dieu. Cette grâce n'agit jamais en elle
d'une manière violente : ce qui aurait été indigne de Dieu; mais elle lui
fut donnée dans la mesure de sa coopération, car Dieu reste toujours
juste et ne fait pas acception de personnes (i).
Ce ne fut pas du premier coup que la Vierge déracina de son être ce
péché originel qui vivait en elle. L'extirpation en fut particulièrement
laborieuse. Nous savons que les Grecs modernes, qui ont nié l'Imma-
culée Conception, ont, du moins, accordé à Marie une purification plé-
nière et définitive, au jour de l'Annonciation. Lebedev n'est pas de cet
avis, bien qu'il prétende toujours parler au nom de l'Eglise « orthodoxe ».
D'après lui, la Mère de Dieu ne fut complètement délivrée du péché
originel qu'à la mort du Sauveur, et il n'ose pas se prononcer sur la
question de savoir si elle commit des péchés actuels après l'incarnation
du Verbe :
« La sanctification par la grâce n'exclut pas, dit-il, la possibilité de
pécher et le péché lui-même. Les apôtres reçurent une sanctification
extraordinaire, le jour de la Pentecôte, mais cela ne les empêcha pas
de dire : Si nous affirmons que nous sommes sans péché, nous nous sédui-
sons nous-mêmes , et la vérité n'est point en nous. (IJoan. i, 8.) Nous devons
penser de même au sujet de la Très Sainte Vierge Marie. Bien qu'elle ait
été sanctifiée au moment de la conception du Fils de Dieu, cependant
le péché originel persista encore en elle jusqu'à sa complète dispa-
rition près de la croix du Christ : mais comment ce péché se mani-
festait-il, en quoi consistait-il? Marie pécha-t-elle ou non après l'Incar-
nation ? Et si oui, quels furent ses péchés? Par respect pour la Mère
de Dieu, nous n'osons, nous ne pouvons, nous ne voulons nous pro-
noncer sur ces questions. Nous nous en tenons seulement à cette idée
reconnue par tous comme une vérité indubitable : que sa liberté resta
ce qu'elle était, et que la grâce de Dieu n'agit pas sur elle violemment,
par l'extérieur, mécaniquement, brutalement. Voilà ce que nous savons;
voilà ce que nous affirmons comme la vérité. » (2)
« A cause de l'Incarnation du Fils de Dieu, nous confessons que la
Sainte Vierge Marie fut la créature la plus parfaite et la plus sainte qui
ait jamais existé sur la terre ; mais en même temps nous reconnaissons,
comme nous l'avons démontré plus haut, que sa rédemption s'opéra
de la manière commune établie par Dieu pour l'humanité déchue. Nous
affirmons que sa liberté ne fut pas modifiée (après l'Incarnation), et
(I) P;i63-i66.
12) P. 189-190.
28 ÉCHOS d'orient
que les suites du péché originel : l'inclination au mal, la lutte intérieure,
comme s'exprime le grand saint Basile, restèrent en elle jusqu'à sa
rédemption par la passion et la résurrection du Christ. Telle est notre
doctrine sur la sainteté de la Vierge Marie. » (i)
Et comment s'opéra précisément la rédemption de la Vierge? 11 est
indubitable, répond Lebedev, qu'elle s'accomplit d'une manière parti-
culière et extraordinaire, mais néanmoins sans la moindre dérogation
à la loi commune. 11 faut remarquer que Marie appartient à la fois
à l'Ancien et au Nouveau Testament. Elle a participé au mode de
rédemption propre à chacun des deux. Avant la mort du Sauveur, elle
a été justifiée par la foi au Messie; au moment même de cette mort,
sa rédemption a été achevée par sa participation immédiate aux souf-
frances du Crucifié. Au pied de la croix, sa foi et son amour passèrent
par une terrible épreuve. Elle ressentit une violente lutte intérieure,
des mouvements involontaires, contraires à l'amour de Dieu, derniers
vestiges du péché originel, et, comme le disent les F*ères de l'Église, la
mort de son divin Fils lui causa une sorte de scandale. C'est que son
esprit était nourri des conceptions de l'Ancien Testament; elle par-
tageait les préjugés de ses contemporains sur le règne glorieux du
Messie, et le message angélique sur la future grandeur de son Fils lui
fut communiqué sous des espèces judaïques. On devine quel profond
bouleversement produisit en elle le spectacle de la cruelle réalité (2). Et
notre théologien de conclure :
« Du parallèle que nous venons d'établir entre la doctrine de l'Église
orthodoxe touchant la rédemption de la Sainte Vierge et l'enseignement
de l'Église latine sur le même sujet, il ressort que l'opposition est irré-
ductible. L'Église orthodoxe orientale présente la rédemption et la
sanctification de la Vierge comme le résultat de l'action de la grâce
divine unie à la coopération de la liberté, et les fait dater de l'appari-
tion de la vie consciente. L'Église latine, au contraire, fait remonter
cette sanctification à l'époque de la vie inconsciente et n'y voit que
l'effet de la grâce seule, un effet, par conséquent, qui est étranger à la
liberté de la Vierge. La première considère les souffrances du Christ et
sa mort sur la croix comme un mystère d'épreuve pour la Mère de
Dieu, épreuve qui ne cessa qu'à la Résurrection. Au contraire, la seconde
suppose que les souffrances et la mort du Christ étaient connues
à l'avance de la Mère de Dieu. C'est pourquoi, d'après la conception
(j) P. 222.
(2) P. 178 sq.
LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION 29
de l'Eglise orientale, la participation de la Sainte Vierge aux souf-
frances et à la mort du Christ revêtit pour elle le caractère d'une
rédemption ; mais, d'après la conception de l'Église latine, cette parti-
cipation fut l'acte héroïque d'une Mère offrant son Fils en sacrifice pour
le salut du monde, comme si elle-même, à ce moment, n'avait pas eu
besoin de rédemption. » (1)
On admirera l'aisance avec laquelle Lebedev prête libéralement
à l'Eglise « orthodoxe » ses théories personnelles. Nos lecteurs savent
ce qu'il faut penser de ce procédé, et combien la Vierge du théologien
russe du xix« siècle dififère de la Panaghia tout immaculée, vénérée par
l'ancienne Eglise byzantine et par bon nombre de théologiens « ortho-
doxes » russes et grecs des derniers siècles. Lebedev a, du reste, le
secret de faire dire aux anciens textes liturgiques et autres les plus
rebelles à ses théories ce qu'il désire y trouver, et il se débarrasse
avec un entrain merveilleux de ceux qu'il ne peut réduire. C'est ainsi
qu'en présence de certains passages d'un discours de saint Jean Damas-
cène sur la Nativité de la Vierge (particulièrement favorables à la doc-
trine de la conception immaculée), il a soin de nous avertir que
« toutes ces expressions oratoires et autres semblables ne sauraient être
prises dans leur sens littéral et absolu. Ce sont là procédés habituels
de la rhétorique de l'époque destinés à exprimer les sentiments de
vénération et d'admiration qu'on éprouvait pour la Théotocos, et non
à formuler des concepts théoiogiques » (2). Au contraire, trouve-t-il
dans la traduction slave de deux canons pour les fêtes mariales de la
Présentation au Temple (21 novembre) et de la Conception (9 dé-
cembre), composés l'un par Georges de Nicomédie, l'autre par saint
André de Crète, des expressions quelque peu équivoques et rendant
mal l'original grec, il s'en empare avec empressement et les répète
à satiété pour établir que l'Eglise orthodoxe nie l'Immaculée Conception,
sans se souvenir que la liturgie byzantine fourmille de textes où la
sainteté originelle de la Mère de Dieu est clairement insinuée, voire
même explicitement formulée: en oubliant que les auteurs des canons
susdits sont des témoins irrécusables de la croyance de l'ancienne
Église d'Orient au privilège mariai, comme nous l'avons démontré (3).
U) P. 188-189.
{2) p. 148 en note. Cf. p. 102.
(3) Voir Echos d'Orient, t. XIII, p. 29 et sq. : Saint André de Crète et l'Immaculée
Conception.
30 ECHOS D ORIENT
Mais il faut que le lecteur se rende compte par lui-même des pro-
cédés exégétiques de Lebedev. L'expression que celui-ci relève dans
le canon de Georges de Nicomédie (ode S^) est la suivante : « Anne
supplie Dieu de recevoir le fruit de son enfantement, Aa|j£w ^-Pj; ^J-r.^i
(ooîvo; xaprcov. La traduction slave porte : « Le fruit de ma douleur,
plodom bolieini. » Nous ne voulons pas contester l'exactitude verbale
dé cette traduction. Le mot grec (ooU signifie, en effet, tout d'abord
douleur de l'enfantemejit, puis enfantement, puis fruit de l'enfantement,
puis, par extension, toute douleur violente. Mais ce que nous contestons,
c'est la conclusion que le théologien russe tire de cette expression :
« L'Eglise orientale, dit-il, en appelant la Sainte Vierge fruit de la
douleur, laisse entendre par là que son origine ressembla à celle des
autres hommes, qu'elle s'accomplit suivant la loi de l'humanité déchue
sous le coup de la condamnation : Tu enfanteras dans la douleur (Gen.
m, 14), et que, par conséquent, la fille d'Anne participa au péché
originel et eut besoin de rédemption pour la parfaite restauration de
sa nature, l'effacement de la condamnation et l'introduction dans le
royaume de Dieu. » (i)
Et il ajoute que cette expression nous fournit une règle sûre poiir
interpréter les hymnes liturgiques où l'on rencontre des formules qui
paraissent se rapprocher du dogme latin (2).
Parmi ces formules, j'ignore si Lebedev a remarqué celles qui se
trouvent dans ce même canon de Georges de Nicomédie. j'en transcris
quelques-unes :
« En voyant par la foi, ô Tout-Immaculée, la beauté de ton âme,
Zacharie s'écria: « Tu es le prix de la rançon; tu es la joie de tous, tu
es notre restauration. » (Ode 5-)(3)
« Que tes merveilles sont incompréhensibles, ô Tout-Immaculée!
Merveilleuse est ta naissatice; miraculeuse ton enfance; extraordinaire
tout ce qui te touche. » (Ode 5.) (4) — (Lebedev, lui, dit que Marie
a été soumise en tout à la loi commune.) (4)
« Parce que tu étais l'asile de la grâce, ô Tout-Immaculée, tu as été
nourrie dans le temple d'une nourriture incorruptible. » (Ode 6.) (5)
« Les rayons de la grâce brillèrent dans le temple de Dieu, lorsque
(1) P. 149-
(2) P. 108.
(3) To y.iAÀoç. 7rav7x;iavT-,. -b xr,; 'if'^'/j,; tov [iÀ£~(ov -ot; -■m-z: Za/api'a; à.-it'^ùy.' S-j ît
tÔ AVTfoV I7U et TtavTO.)'/ /apâ* ff'j £t r, àvày.XrjiT'.: r^u.ù)'/.
(4) ?Évri jTOy T| yivvr,o-'.; WA^yS-C SÉvo; 6 TpÔTTO; ô ?/,; oi.iir,rsiij) ;■ li'/o. y,x\ TrapaSo^a -% «ra.
(5) (!>: oîy.o; o-jca tf,: -/âpiTo;... 7ravi/_pavT£. iv -.& 'i-xCù u.i-iayii -■?,: ày.r,pâtC(-J rp-J^r,;.
LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION )l
tu y pénétras, à Kierge Mère immaculée, â jamais bénie. » (Ode 7.)(0
« Qiielle est cette merveille que je contemple, dit le grand-prêtre en
voyant entrer dans la maison de Dieu Celle qui surpassait en grâce le
Saint des saints... » Et Anne lui répond : « Tu as bien parlé de la
Vierge : Reçois donc VImmaculée dans le temple de ton Créateur. »
(Ode 8, la même où il y a : r?,; eu-^; (oov/o,; xap-ôv.) (2)
« La merveille que tu es, ô Theotocos sans tache, surpasse la puis-
sance de nos discours. Je contemple en toi, en effet, tm corps étranger
au flux du péché, ^or,^ à;jiapT'la; àve-'losxTov. C'est pourquoi je te crie
avec reconnaissance, ô Vierge pure : Tu es vraiment élevée au-dessus
de toutes les créatures. » (Ode 9.) (3)(Lebedev, lui, veut que la Vierge
ait reçu une nature contaminée par le péché, et qu'elle ait ressenti
les mouvements de la concupiscence jusqu'à la mort du Sauveur!)
A qui fera-t-on croire que l'expression : 0 ty^^ £;j.y,^ coo-ivo^ xaoTrô;
enlève aux passages du canon que nous venons de citer toute signifi-
cation favorable au dogme catholique? D'autant plus que ce dogme est
indépendant de la question de savoir si Anne, en mettant Marie au
monde, a éprouvé ou non les douleurs habituelles de l'enfantement;
d'autant plus que, pour être dans l'esprit de la liturgie byzantine,
6 T/;; èuY,^ wov/o^ xap-ôc; doit être~ traduit par : le fruit de mon enfante-
ment tX non par : le fruit de ma douleur. On lit, en effet, à la fête de
la Conception d'Anne, le 9 décembre, les deux vers suivants :
Xapàv *'àp, Avva, =:voov xo'.A'^a; '^ipî'.ç*
Tu n'enfantes pas, comme Eve, dans la tristesse;
Car tu portes, ô Anne, la Joie dans ton sein.
J'ai vainement cherché dans l'original grec du canon de saint André
de Crète pour la Conception d'Anne le passage que donne Lebedev
d'après la traduction slave : « Tu t'es levée comme un soleil d'un sein
corruptible, ô Vierge, qui as porté dans ton sein incorruptible le Soleil
de gloire. » En tout cas, il faut beaucoup de bonne volonté pour voir
dans ce texte quoi que ce soit de contraire à l'Immaculée Conception.
Je remarque, au contraire, que le poème d'André contient plusieurs
allusions transparentes à la sainteté originelle de Marie, qui est saluée
(i) IlapOîvo!Af,70(> axpavTc, aiiaei cO).OYr|îxi'vr,.
(2) ^YnWiiyoM oîiv rf,v a^pavrov èv ■:& vacw to-j 7.7t(7Tou tov.
(3) Twixa yàp iv toI /.aTavoài vxkp /ôyov pofjç âî/.ap-taî àvîTrtôsv.Tov.
ECHOS D ORIENT
comme \e tabernacle sanctifié du Très-Hatii (i), comme le paradis spiri-
tuel, comme la tente sainte qui porte l'arme vivifiante de la croix (2).
Notre théologien veut aussi trouver une signification hostile au
dogme catholique dans un canon de saint Jean Damascène pour la
fête de la Dormition : « Née de parents mortels, ô Vierge pure, tu as
fait une mort conforme à la nature. (3) » Mais il a oublié de lire ce pas-
sage de l'ode quatrième :
« Si le Fruit incompréhensible de la Vierge, à cause duquel elle est
devenue un ciel, a subi comme mortel l'ensevelissement, comment
Celle qui l'a enfanté virginalement refuse ra-t-elle de se soumettre au
même sort? » (4)
Et le synaxaire de la fête débute par ces deux vers :
OÙ Oajjjia Ovr,TX£'.v xoTjAOTOJTeîpav KôpTjV,
Toû xoT[/.07T)«à(TTOu Tapxv/wç XcOvrixoTOi;.
Il n'est pas étonnant que la Vierge qui a sauvé le monde meure,
Après que le Créateur du monde a voulu subir la mort corporelle.
Cela revient à dire que, tout comme son divin Fils, Marie a eu un corps
mortel et que, comme lui, elle a passé par la mort. Bien qu'exempte
de la faute originelle, elle n'a pas reçu cependant, pendant sa vie ter-
restre, le don de l'immortalité primitive.
Nous avons été surpris de voir que Lebedev ne faisait jamais appel
aux textes bien connus de saint Grégoire de Nazianze et de saint lean
Damascène, où il est dit que la Vierge fut purifiée par le Saint-Esprit
antérieurement à l'Incarnation du Verbe. L'explication de ce silence
doit être sans doute cherchée dans la doctrine spéciale de notre théo-
logien qui, nous l'avons vu, retarde la sanctification et la purification
complète de Marie jusqu'à la mort du Sauveur. Le témoignage qu'il
aime à faire valoir pour établir que l'Eglise orientale rejette l'Immaculée
Conception est le passage du Shrigeal de Jean Nathanael, dont nous
avons déjà parlé (5). 11 se garde bien de dire que le Je^l pravlénia de
Siméon Polotskii, qui est un livre tout aussi officiel que le Shrigeal,
(1) Tb TO-j T<];i(TToy r,Yta<T|A£vov OîÏùv <Ty.r,vw;ia. X*'P^- ^"^^ 7*
(2) Sr,[Azpov ô ôeuTEpo; 'A6à[x, XptffTo;, àvcoet^e TtapàSenrov vor,Tbv. crxrivr)v aYtav. Ode 8.
(3) Ovr,Tf,; iî ôdçyo; Ttpoa/Oeïaa Trj ç-Jdî! xaTiXXr/ov, «yv-r^, triv ^ÇoSov 6tr,vyffa;. Ode S-
(4) Et 0 àxaTà).r|7ïTo: TaÛTir,; xapîib;, St'ûv oùpavbç âj(pr||j,dcTt<7£ , xaçrjv ûusiTTr, wî ÔWi-rb;
Ttwî Tf|V Taçrjv àpvr|<rîTai f, à7i:îipovi!i.f>>: XMr^dX'ja.. Ode 4.
(5) Voir l'article: l'Immaculée Conception en Moscovie au xvii* siècle. Echos
d'Orient, XII, p. 66 et sq.
LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION 3 3
enseigne clairement la doctrine catliolique. Cela n'empêche pas Lebedev
de reprocher aux théologiens latins leur exégèse fantaisiste des textes
scripturaires et patristiques et leur silence systématique à l'endroit des
témoignages de la tradition contraires à leur thèse (i). C'est en usant
lui-même des procédés dont il fait grief à ses adversaires qu'il arrive
à formuler des conclusions dans le genre de celles-ci :
» Le dogme de l'Immaculée Conception est réellement un nouveau
dogme (entendez : un dogme inventé). Il a pris naissance et s'est
développé dans le sein de l'Église latine, et il n'appartient qu'à elle
seule (2).
» Que l'Eglise orientale œcuménique ait toujours reconnu et recon-
naisse que la Vierge Marie a hérité du péché originel, c'est là une tra-
dition ininterrompue allant de l'époque la plus récente à la plus haute
antiquité, et s'étant même exprimée par la voie des décisions ecclé-
siastiques et conciliaires... (3)
» L'Hglise orientale œcuménique n'a jamais accepté et ne peut pas
accepter cette doctrine des Latins. En célébrant la pureté, la sainteté et
l'innocence de la Mère de Dieu, acquises avec l'aide de la grâce de Dieu
par des actes libres de foi et d'amour, cette Eglise n'a jamais identifié
l'innocence et la sainteté acquises par l'exercice de la liberté avec la
sainteté naturelle, originelle. » (4)
Que de choses il y aurait à dire sur la manière dont le théologien
russe fait l'histoire de la controverse immaculatiste en Occident et sur
les objections qu'il formule contre la définition de Pie IX î Bornons-nous
seulement à quelques remarques.
Veut-on savoir tout d'abord pour quels motifs la fête de la Conception
de la Vierge fut introduite en Occident! 11 parait que cette innovation
fut l'œuvre du clergé latin, auquel le pape Grégoire Vil et ses succes-
seurs voulurent imposet la loi du célibat. Pour protester contre ces
exigences tyranniques de la cour romaine, les clercs concubinaires
favorisèrent de tout leur pouvoir la célébration d'une fête qui montrait
par son objet même quq, le mariage est une bonne et sainte chose!
Ainsi s'explique ce phénomène anormal d'une nouvelle solennité litur-
gique faisant peu à peu la conquête de tous les calendriers sans l'inter-
vention de l'autorité supérieure! (s)
(1) p. 277, 299 sq.
(2) P. 99.
|3) P. 217.
I4) P. 3i2-3i3.
(5) P. i5-i6.
Echos d'Orient. — T. XIX
34
ECHOS D ORIENT
Autre raison. Si la fête de la Conception devint tout de suite popu-
laire, c'est parce qu'elle tendait à exalter la Vierge Marie, qui, pour
les Latins du moyen âge, était la femme idéale, le type éternel de la
pureté, de l'innocence et de la piété, la Dame que l'on servait avec
un amour tout chevaleresque. Ajoutez à cela que pour le chrétien
moyenâgeux. Dieu n'est pas le Père aimant et compatissant que nous
révèle l'Évangile. C'est un juge sévère, un vengeur implacable de l'injus-
tice et du péché, une sorte de grand inquisiteur à la Philippe 11. Cette
conception étrange de la divinité poussait les foules à se jeter dans les
bras de la Mère de miséricorde, à recourir à elle pour obtenir tous les
biens et toutes les grâces. De là naquit l'idée de la médiation univer-
selle de Marie (i). Comment, dès lors, la piété populaire n'aurait-elle
pas accepté avec enthousiasme une fête qui tendait à augmenter les
privilèges de la Mère toute bonne, trésorière des dons célestes? (2)
Disons tout de suite que Lebedev n'est pas l'auteur premier des origi-
nalités que nous venons d'entendre. Il nous apprend lui-même que,
pour écrire l'histoire de l'Immaculée Conception en Occident, il s'est
inspiré de la monographie du protestant K. Z. Kloeden sur l'Histoire
du culte de Marie, principalement durant le siècle qui a précédé la
Réforme dans la Marche de Brandebourg et de Lausit:{ (3). 11 est malheu-
' reusement passé en habitude en Russie d'étudier le catholicisme, son
histoire, ses dogmes et ses institutions dans les ouvrages des protes-
tants d'Allemagne.
Plusieurs des difficultés que le théologien russe trouve dans la défini-
tion de Pie IX sont purement imaginaires. Il se figure, par exemple, que
le dogme catholique est indissolublement lié à l'explication anselmienne
et scotiste du péché originel, et que, dans la Bulle Ineffahilis, le Pape
a défini que l'animation du fœtus par l'âme raisonnable a lieu aussitôt
que l'acte générateur est accompli (4). Or, il n'en est rien. II existe,
en effet, dans la théologie catholique plusieurs manières d'expliquer
l'essence du péché originel. Quant à la théorie de l'animation immé-
diate, elle est librement discutée entre catholiques, et la Bulle Ineffa-
(i) Cette doctrine de la médiation universelle de Marie, médiation secondaire que
n'obscurcit en rien le rôle de l'unique Médiateur entre Dieu et les hommes, ne plaît
pas à Lebedev. Elle est cependant une des croyances les plus clairement affirmées
dans la tradition et la liturgie de l'Eglise byzantine.
(2) P. 17-18.
(3) K. Z. Kloeden, Zur Geschichle der Marienverehrung, besonders im lets^er,
lahrhunderte vor der Reformation in der Mark Brandenburg und Lausil^. Berlin,
1840. Lebedev donne en appendice quelques extraits de cet ouvrage.
(4) P. 159 sq.
LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION 35
bllis n'a porté là-dessus aucune définition. Aux termes du dogme, il
suffit d'admettre que la Vierge Marie, c'est-à-dire son auguste per-
sonne, corps et âme réunis, n'a jamais été atteinte par la souillure ori-
ginelle, et qu'elle a toujours été en grâce avec Dieu. Et qu'on ne vienne
pas objecter que la Mère de Dieu a contracté le péché originel, parce
qu'elle a souffert et qu'elle est morte, car l'Homme-Dieu, lui aussi,
a éprouvé la douleur et la mort dans sa chair ; et, cependant, il est resté
absolument étranger au péché. Devant ces affirmations simples et nettes
de notre foi, les objections d'ordre physiologique que Lebedev développe
longuement perdent toute portée.
Il resterait à venger les théologiens latins des accusations injustes
que Lebedev formule contre eux dans la troisième partie de son ouvrage.
Mais, vraiment, cela nous entraînerait trop loin. 11 faudrait faire toute
la théorie du développement dogmatique. Les théologiens latins sont
du reste suffisamment justifiés par l'histoire de la tradition orientale.
Celle-ci ne condamne que Lebedev.
M.JUGIE.
Rome.
ORIGINE
DE LA MESSE DES PRÉSANCTIFIÉS
Quotiescumque enim manducabitis panem
hune, et calicem bibetis, moriem Domini
annuntiabifis donec ventât.
(/ Cor. XI, 26.)
La plus ancienne caractéristique de la Pâqueciirétienne est qu'elle
marque la fin d'un jeûne. Le Vendredi-Saint, jour de la grande pro-
pitiation du Fils de l'homme, est devenu le grand jour de l'affliction de
toute chair et le principe du jeûne de la préparation au baptême. De
là est sortie l'institution du Carême, qui a réalisé la prophétie du Sau-
veur dans l'Évangile.
Les disciples de Jean et les pharisiens jeûnaient. Ils vinrent dire à Jésus :
Pourquoi les disciples de Jean et ceux des pharisiens jeûnent-ils, tandis que
tes disciples ne jeiment point? Jésus leur répondit : Les amis de l'époux
peuvent-ils jeûner pendant que l'époux est avec eux? Aussi longtemps qu'ils
ont avec eux l'époux, ils ne peuvent jeûner. Les jours viendront oh l'époux
leur sera enlevé, et alors ils jeûneront en ce jour-là. (Marc. 11, 18-20:
Luc. V, 33-35.)
La coutume du jeûne, prolongé d'ordinaire jusqu'à la neuvième
heure, dit Tertullien, « a son origine dans la mort de Notre-Seigneur
à laquelle nous devons toujours songer sans aucune distinction de
temps. Il faut donc célébrer jusqu'à cette heure la commémoration de
ce grand événement où l'univers, en se couvrant de ténèbres à la sixième
heure, prit le deuil du Seigneur qui venait d'expirer, pour revenir ensuite,
nous aussi, à la joie, puisque le monde a recouvré la lumière » (2).
Anciennement, le jeûne du Vendredi-Saint prenait fin après l'auguste
cérémonie de l'adoration de la croix par la célébration d'une synaxe
liturgique d'un caractère tout particulier : la Messe des F^résanctifiés.
Par suite, sans doute, des modifications successivement apportées
aux v* et ix'^ siècles dans l'ordonnance corrélative des deux offices
(i) La présente étude et celles que nous consacrerons par la suite aux l'êtes du cycle
de Noël et des Epiphanies représentent les bonnes pages d'un ouvrage en préparation
sur les Solennités antiques de l'Eglise. — Essai sur les institutions liturgiques
du i" au IV* siècle.
(2) De Jejuniis. c. x.
ORIGINE DE LA MESSE DES PRESANCTIFIES
-I
eucharistiques du Jeudi-Saint et du Vendredi-Saint, l'origine, le rôle
et la signification véritable de la liturgie des Présanctifiés se sont insen-
siblement oblitérés, au point de nous être aujourd'hui complètement
inconnus. Les historiens ont convenu, en désespoir de cause, de recon-
naître en elle le complément des anciennes réunions sans liturgie eucha-
ristique. Mais alors, comment expliquer qu'il y soit procédé à la com-
munion solennelle au corps et au sang du Seigneur? La question reste
intacte: elle demande un examen approfondi.
En Orient, on ne pratiquait primitivement aucune liturgie eucharis-
tique pendant le Carême, excepté le samedi, le dimanche et le Jeudi-
Saint (i).
A Jérusalem, au iv« siècle, la coutume était de célébrer deux Messes
le Jeudi-Saint : la première vers 3 heures de l'après-midi : c'était la
liturgie du jour; la seconde, accomplie après le coucher du soleil, c'est-
à-dire au début de la vigile du Vendredi-Saint, constituait le grand
mémorial de la Cène pascale. Elle avait lieu exceptionnellement sur le
Golgotha, au sanctuaire de la Croix post crucem, où l'on ne célébrait
le Saint Sacrifice qu'une seule fois l'an : Facia ergo missa Martyrii, venit
post criicem : dicitur ibi unus hymnus tantum, fit oratio et offeret episcopus
ibi oblationem et commiimcant omnes. Excepta enim ipsa die una per
tantum anniim nunqmm offeritur post crucem. nisi ipsa die tantum (2).
Saint Augustin, dans sa lettre à Janvier, fait une allusion manifeste
il cet usage palestinien : « Si quelque voyageur, dans une contrée étran-
gère où le peuple de Dieu est plus nombreux, plus assidu aux offices
et plus fervent, voit, par exemple, le Saint Sacrifice offert deux fois, le
matin et le soir, le jeudi de la dernière semaine, de Carême, et que,
revenant dans son pays où l'usage est d'offrir le Sacrifice à la fin du
jour, il prétende que cela est mal et illicite parce qu'il a vu faire
autrement ailleurs, ce sera là un sentiment puéril dont nous aurons
à nous défendre, que nous devons réformer parmi nos fidèles et tolérer
dans les autres. » (3)
En Afrique donc, et probablement dans toute la chrétienté en Occident,
on ne célébrait le Jeudi-Saint qu'une seule liturgie eucharistique après
(i) « "Oti où Set âvT/i TiTaapaxod-:/-, aprov 7:&0Tyîf£:v. li ;;.•>! àv <7ap|îâT';> y.al ■/.•^f.a/.r,
}i»ivov. » Concile de Làodicée, c. xlix.
(2) Peregrinatio ad Loca sancta. Ed. Dl'Chesne, Origines du culte chrétien, p. 488.
(3) Ep. CXVin'ad lantiarium, c. iv.
^8 ÉCHOS d'orient
le repas du soir, en vue d'une conformité plus grande avec les cir-
constances de la dernière Cène (i)/
L'oblatlon célébrée au début de la vigile de la Passion réalisait ainsi
en fait le véritable et unique Sacrifice liturgique du Vendredi-Saint par
l'offrande du corps de Jésus-Christ une fois pour toutes. (Hebr. x. lo.) Car,
par une seule offrande, il- a amené à la perfection pour toujours ceux qui
sont sanctifiés. {Ibid. x, 14.) Le Christ qui s'est offert une seule fois pour
porter les péchés de plusieurs apparaîtra sans péché une seconde fois à ceux
qui l'attendent pour leur salut. {Ibid. ix, 28.)
On comprend, dès lors, que le pape Innocent l^^'' (402-4 1 7), en Occident ,
ait défendu formellement de célébrer dans la journée du Vendredi-
Saint (2). L'Eglise, qui a conservé la façon juive de compter les jours
d'un coucher du soleil à l'autre, entendait affirmer par cette injonction,
conformément à la tradition des Synoptiques, l'unité historique et
théologique de la sainte Cène du Seigneur, témoignage suprême de
« la nouvelle alliance en son sang », avec le sacrifice propitiatoire et
universel consommé le même jour sur la croix pour le salut du monde.
La communion au corps et au sang du Seigneur réalisant ainsi le
grand mémorial de la mort du Christ, aux termes de cette déclaration
solennelle de l'Apôtre : Car toutes les fois que vous mange^ ce pain et que
vous huve:^ cette coupe, vous annonce^ la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il
vienne {l Cor.w, 26), on prit soin, dès lors, de réserver précieusement
une part des dons présanctifiés à la Cène, afin de pouvoir les distribuer
aux fidèles à l'heure sainte à jamais où s'accomplit le divin sacrifice de
notre Rédemption.
Cette communion commémorative aux dons présanctifiés se pratiquait
encore à Rome et dans les Gaules au viir siècle, après la cérémonie
principale (3) de l'adoration de la Croix, à l'heure de None, le Vendredi-
Saint.
L'Ordo Romanus I, dans la partie afférente à l'Ordo pascal étranger
à l'usage de Rome, fixe la célébration de la Messe du Jeudi-Saint vers
les II heures du matin, en prescrivant de réserver les saintes espèces
pour le lendemain : Et reservajttur sancta usque in crastinum. Le jour
anniversaire de la Passion y est marqué par deux offices du matin au
(i) Cqncile de Carthage, de 397, c. xxix : « Ut sacramenta altaris non nisi jejunis
hominibus celebrentur, excepto uno die anniversario quo cœna Domini celebratur.»
(2) Ep. I, c. I, c. IV. Cf. GoARD, EOxoAÔy.ov, p. 174.
(3) Cette cérémonie jointe à la Messe des Présanctifiés constitue le rite essentiel
du grand mémorial de la Passion, elle n'est donc nullement adventice, ainsi que l'a
déclaré M" Duchesne : Origines, p. 224.
ORIGINE DE LA MESSE DES PRESANCTIFIES 39
terme desquels « les prêtres regagnent leur tiiuli, et vers la neuvième
heure (3 heures) de l'après-midi, ils accomplissent de même un rôle de
lecture et de répons, lisant l'Évangile et des prières solennelles, puis
ils font l'adoration de la Croix, et tout le monde communie (i) .
Par ailleurs, VOrdo pascal absolument romain, retrouvé par M. de
Rossi dans le célèbre manuscrit épigraphique et topographique d'Ein-
siedeln (Einsied., 326), décrivant en détail l'ordre des cérémonies de
l'adoration de la Croix vers la neuvième heure, à l'église de Sainte-
Croix de Jérusalem, ajoute qu'ensuite le Pape et son cortège ecclésias-
tique « se rendent de nouveau au Latran en psalmodiant le psaume
Beati immaculati. Toutefois, le Seigneur apostolique n'y communie
point non plus que les diacres, mais ceux qui veulent communier
doivent recevoir la communion de la cassette qui renferme les dons
du sacrifice réservés à la cinquième férié. Et celui qui ne désire point
communier en ce lieu se rend en toute autre église de Rome ou titulus
et y communie » (2).
Le fait que dans le rite grec la Messe des 'Présanctifiés est en rapport
étroit avec le jeûne et qu'elle est régulièrement précédée de l'office des
Vêpres ou Lucernaire, témoigne bien qu'en Orient cette liturgie excep-
tionnelle se pratiquait primitivement le soir du Vendredi-Saint.
Le Peregriîiatio ad loca sancta ne fait point mention de la communion
des présanctifiés. Après avoir décrit tout au long la touchante cérémonie
de l'adoration de la Croix, la pieuse pèlerine Euchérie abrège malheu-
reusement son récit en disant que « du sanctuaire ante Criicem, on se
rendait aussitôt dans la grande basilique ou Martyrium où s'accomplis-
saient les offices qu'on avait coutume de célébrer en ce lieu, à l'heure'
de None jusqu'au soir » (3). Or, suivant les indications générales qu'elle
nous fournit ailleurs, à partir de cette heure déterminée, jusqu'à la
première heure de la nuit, « on récitait continuellement des hymnes
et des antiennes, on lisait des leçons appropriées au jour et au lieu, en
y intercalant des oraisons, et, le moment venu, on récitait l'office du
lucernaire, de sorte que le renvoi se faisait également la nuit au Mar-
(i) Deinde revertentur presbiteri per titula sua, et hora noua tant de leclionibus
quant responsoriis vel evangelium seu et oraciones sollemties faciunt similiter, et
adorant sanctam crucem et communicantur omnes. Ordo Romanus u Ed. Dlchesne,
Origines du culte chrétien, appendice, p. 451.
(2) Et procèdent iterum ad Lateranis psallendo « Beati immaculati ». Attamen
apostolicus ibi non communicat nec diaconi; qui vero communicare voluerit, com-
municat de capsis de sacrificio quod V feria servatum est. Et qui noluerit ibi com-
municare vadit per alias ecclesias Romœ seu per titulos et covimunicat. Cf. Duchesne,
op. cit., p, 466.
(3) Cf. Duchesne, Origines, p. 492.
40 ÉCHOS D ORIENT
tyrium » (i). Par contre, le Kanonarion ou Ordo de Jérusalem récemment
découvert dans un manuscrit géorgien du vu* siècle mentionne en
toutes lettres la clôture de l'office du lucernaire le Vendredi-Saint, par
la liturgie des présanctifiés suivie de la communion générale des
fidèles (2)..
11
La liturgie des dons présanctifiés Ac!.Toyp*"^a 'wv ■:rpo7,Y'-a<Tpivo)v (s. e. 3w-
pojv) constituait, aux termes mêmes de cette dénomination, non pas
un sacrifice intégral, mais une participation solennelle de tous les
fidèles au corps sacré et au précieux sang de Notre-Seigneur Jésus-
Christ. C'est ce que marque d'ailleurs très clairement l'oraison
« AiTTzoTa ar'.î », composée pour cette Messe dans le rite grec,
oraison par laquelle le célébrant implore Dieu le Père de nous rendre
dignes, dans sa miséricorde, de recevoir son Fils, le Roi de gloire,
dont « le corps immaculé et le sang vivifiant sont transférés en cet
instant sur la table mystique, environnés invisiblement de la multitude
de l'armée céleste » (3).
Les dons sacrés sont toujours nommés au pluriel, preuve certaine
qu'à l'origine les chrétiens recevaient le corps et le sang du Christ dans
cette Messe, sous l'une et l'autre espèces du pain et du vin. L'usage
exclusif de la sainte Réserve sous la seule espèce du pain aura été motivée,
au V ou VF siècle, par les modifications apportées à l'ordonnance de la
mystagogie commémorative de la Cène pascale au cours de laquelle
s'accomplissait la consécration des dons sacrés. Cet office et celui de
la Messe des Présanctifiés qui en était le complément obligé ne se trou-
vaient séparés l'un de l'autre que par un laps de temps relativement
court. L'altération possible du précieux sang dans les chaudes contrées
d'Orient n'était pour lors nullement à appréhender: ce qui ne fut plus
le cas lorsqu'on en vint à célébrer la Messe du Jeudi-Saint dans la
matinée de ce jour.
11 semble bien, à première vue, que sous le terme de sancta qui tra-
duit littéralement le grec -rà àyia (s. e. owpa) dans l'Ordo Romanns I,
on doive entendre le pain et le vin consacrés, étant donné qu'aux viir et
(i) Cf. DucHESNE, Origines, p. 492.
(2) Prot. CoRN.C. Kékélidzê, /^roMSti//»JsA/j' kanonar vu véka {grou%,inskaïa rersia]
= kanonarion jêrosolymitain [version géorgienne). Tiflis, 1912, in-8' vii-346 pages.
(3) GoARD, F.'JxoXôoy.ov. p. i66.
ORIGINE DE LA MESSE DES PRÉSANCTIFIÉS 41
ix« siècles la sainte communion se distribuait régulièrement sous les deux
espèces (i). Cependant, le doute subsiste encore à ce sujet, car le même
terme de sancta se trouve employé à plusieurs reprises dans ledit
document, pour désigner les dons sacrés sous l'une ou l'autre espèce :
Et confringunt sacerdotes sancta... et diaconus cooperii sancta seu et calicœ
super altare cum corporale (2).
D'autre part, on peut également inférer de V Or do Romanus à'^ms\tàé[n
qu'à Rome, au vnie siècle, la coutume était plutôt de ne conserver les
dons sacrés que sous la seule espèce du pain, comme paraît l'indiquer
le terme spécial de capsa = cassette, pour désigner l'objet précieux
dans lequel étaient renfermés les éléments de la communion du
Vendredi-Saint.
La Messe des Présanctifiés, argument perpétuel de la tradition de
l'Église, s'accomplit de nos jours, dans le rite latin, une seule fois par
an, au Vendredi-Saint, après l'auguste cérémonie de l'adoration de la
Croix. Le prêtre célébrant y communie seul, cependant qu'aux viii*' et
ix<^ siècles, voire même au xir siècle, le cérémonial de cette oblation
prescrit positivement la communion générale des fidèles, comme en
fait foi une rubrique spéciale du remarquable antiphonaire noté de
l'abbaye des Prés de Rouen (3).
En Orient, l'époque et les jours où doit s'accomplir la liturgie des
Présanctifiés ont été fixés par le concile in Trtillo (692). Cependant, la
version géorgienne du Kanonarion de Jérusalem qui est du même temps
ne marque pas d'autre Messe des Présanctifiés que celle du Vendredi-
Saint.
Par une surprenante anomalie, la grande Église de Constantinople
et les Eglises de langue slave qui adoptèrent le rite byzantin suivant
lequel on célèbre la liturgie des Présanctifiés trois fois par semaine
pendant le Carême, ont successivement, sans raison apparente, aban-
donné l'usage antique de cette liturgie au jour traditionnel du Vendredi-
Saint : celle-ci au xiir^ siècle, celles-là au cours du xiv^ siècle seu-
lement (4).
(i) L'abandon, en Occident, de la communion des fidèles sous l'espèce du vin est
une précaution d'ordre pratique, prise spontanément par certaines Eglises au xiii' siècle.
Cet usage s'étant généralisé a été définitivement consacré au concile de Constance
en i^i5 (Sess. XIII).
(2) Op. cit., p. 450.
(3) J.-B. Thibaut, Monuments de la notation ekphonétique et neumatique de
l'Eglise latine. Documents, p. 23*-24*.
(4) J.-B. Thibaut, Monuments de la notation ekphonétique et hagiopolite de
l'Eglise grecque, p. 21.
42 ÉCHOS D ORIENT
m
La tradition orientale attribue de longue date, on ne sait pourquoi,
l'ordonnance de la Messe des Présanctifiés à saint Grégoire le Grand (i).
Saint Sophrone de Jérusalem (646) en parle comme d'un usage ancien
venant des apôtres. Siméon de Thessalonique, dans sa réponse à Gabriel,
la fait également remonter aux temps apostoliques en raison de ce
qu'elle accompagne le jeûne qui est manifestement d'institution apo-
stolique.
Les plus doctes liturgistes nous signalent l'apparition de la Messe des
Présanciifiés dans les manuscrits latins du viii^ siècle, sans pouvoir
d'ailleurs se prononcer sur son origine et son antiquité. 11 n'est pas sans
intérêt, à ce propos, de faire observer ici l'analogie frappante de
l'exposé des chapitres vni-x de la Didachè ou Doctrine des Apôtres
jusque-là insuffisamment expliqués, avec la liturgie des Présanctifiés
telle qu'elle subsiste dans le rite latin.
La Didaché des Apôtres, cet, antique document du premier siècle
(80-100, Funk, Zahn, Lightfoot), d'une valeur incomparable pour l'étude
des institutions chrétiennes, comprend dans .une première partie un
exemplaire de la catéchèse dans laquelle devaient être instruits les can-
didats au baptême. Le chapitre viii établit la loi du jeûne et la formule
de prière des chrétiens : le Pater qu'ils doivent réciter trois fois par
jour, c'est-à-dire aux trois heures saintes de la Passion : à la troisième,
à la sixième et à la neuvième heure (2). Suivent, aux chapitres ix et x.
des prières eucharistiques d'un genre exceptionnel, qui se terminent
par une évocation de la Parousie et du Royaume où s'accomplira l'unité
parfaite de l'Église.
VIII. Que vos jeûnes n'aient pas lieu en même temps que ceux des hypocrites.
Ils jeûnent, en effet, le lundi et le jeudi; pour vous, jeûnez le mercredi et le
vendredi. Ne priez pas non plus comme les hypocrites, mais de la manière que
le Seigneur a ordonnée dans son Evangile : Priez ainsi :
Notre Père qui es au ciel,
Que ton nom soit sanctifié.
Que ton royaume arrive.
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
•(i) Peut-être peut-on rattacher cette opinion à ce fait que l'introduction du Pater
à la Messe latine est due au pape saint Grégoire. Innovation dont la conséquence fut
de conformer l'usage de Rome à celui de Constantinople. La présence de l'Oraison
dominicale à \a. fin du Canon dans la liturgie commune des Grecs montre qu'elle
tenait lieu de préparation à la communion, rôle encore plus accentué dans la Messe
des Présanctifiés. Cf. S. Gregor., ep. IX, 12 (26).
(2) Tertullien, De Oratione, xxv, et De jejimio, x.
ORIGINE DE LA MESSE DES PRESANCTIFIES 43
Donne-nous aujourd'hui le pain nécessaire à notre subsistance.
Remets-nous notre dette.
Comme nous remettons aussi la leur à nos débiteurs.
Et ne nous induis pas en tentation.
Mais délivre-nous du mal.
Car à toi est la puissance et la gloire dans les siècles!
Priez ainsi trois fois par jour.
IX. Quant à l'Eucharistie, rendez grâce ainsi :
D'abord pour le calice :
Nous te rendons grâce, ô notre Père,
Pour la sainte vigne de David, ton serviteur
Que tu nous as fait connaître par Jésus, ton serviteur.
Puis pour le pain rompu :
Nous te rendons grâce, ô notre Père,
Pour la vie et la science
Que tu nous as fait connaître par Jésus, ton serviteur.
Gloire à toi dans les siècles!
Comme ce pain, rompu autrefois, disséminé sur les montagnes, a été recueilli
pour devenir un seul tout,
Qu'ainsi ton Eglise soit rassemblée des extrémités de la terre dans ton royaume.
Car à toi est la gloire et la puissance par Jésus-Christ dans les siècles!
Que personne ne mange et ne boive de votre Eucharistie, si ce n'est les
baptisés au nom du Seigneur, car c'est à ce sujet que le Seigneur a dit : Ne
donnez pas ce qui est saint aux chiens.
Ce chapitre donne lieu à une série de remarques particulièrement
suggestives :
l'j Tout en accusant une signification euctiaristique qui n'a jamais
fait de doute dans la tradition clirétienne (i), il ne produit aucune
description du rite de la consécration accomplie dans l'assemblée.
2« En vertu d'une économie rituelle tout à fait inattendue, la prière
eucharistique prescrite en premier lieu a trait au calice. Elle s'adresse
à Dieu en action de grâces « pour la sainte vighe de David son ser-
viteur ». Cette expression désigne le sang du Christ. Cette interpré-
tation a pour elle l'autorité de Clément d'Alexandrie (2) et d'0rigène(3).
30 La seconde prière eucharistique est formulée à propos du pain
rompu (rispl Toù xÀâTjxato;), expression qui donne clairement à entendre
que la prière de consécration a été prononcée antérieurement et que
nous sommes bien ici en présence d'une prière eucharistique des
dons présanctifiés.
(1) Les Constitutions apostoliques, vu, ch. 25-26, utilisant ce chapitre, ont eu pour
objet de mettre encore en plus haut relief la doctrine eucharistique. — Comparez éga-
lement l'oraison finale de la liturgie des Présanctifiés dans le rite grec.
(2) Quis dives salvetur, 29* Outoî XfitTTÔ; 0 tov oîvov tô aï|j.a t?,: àu.7:c'/.o-J rr,; Axv:o.
(3) Hom. in Jud., vi, 2.
44 HCHOS D ORIENT
Quant au mode de distribution des saintes espèces, il peut avoir
été établi dans un ordre inverse au cours de cette cérémonie parti-
culière, en vertu de certaines considérations symboliques fondées
peut-être sur ce passage de la première épître aux Corinthiens : La
coupe de bénédiction que nous bénissons n'est-elle pas la communion au
sang du Christ? Le pain que nous rompons j n'est -il pas la communion
au corps du Christ ? Puisqu'il y a un seul pain, nous qui sommes plu-
sieurs j nous faisons un seul corps, car nous participons tous au même pain .
(/ Cor. X, 16-17.)
En toute hypothèse, les prières eucharistiques de la Didachc ne
donnent pas une description complète du rite suivi dans la célébration
de la Cène, cependant qu'elles ont trait d'une manière évidente à la
communion des fidèles au sang vivifiant et au corps sacré de Notre-
Seigneur Jésus-Christ.
Cette importante question comporte un dernier corollaire : la pro-
cession ou théorie mystique du transfert solennel des dons sacrés du
reposoir ou de la table de la prothèse au maître-autel pratiquée au cours
de la Messe des Présanctifiés a été introduite dans la liturgie commune
du rite byzantin sous la dénomination de Grande Entrée, MîYâÀr, sl'70^0;,^
très vraisemblablement à Antioche, en même temps que le Credo qui
lui fait suite, par Pierre le Foulon, en 471, et cela, par manière de pro-
testation contre les hérésies de Macédonius et d'Arius. La prière de la
Grande Entrée, O twv h.ho-r,xCy/, en fait foi en vertu de ces passages:
O -MovOYîv/.s ^-O'J u'.o; xal Bso; y, ijlwv. — 'AuTto tw Xo'.tto) to) aAr/irvo)
(')tCi r,[jLwv. Qiiand les orthodoxes de Byzance mtroduisirent cette céré-
monie dans leur liturgie commune sous Justin II (565-Î78), ils en firent,
à leur tour, un manifeste contre l'hérésie des monophysites : témoin ce
passage de la prière 'OùSsl; a^'.o;; — 'Atostîto; xal àvay^ouÔTo; vsyovxç
Saint Justin martyr et saint Hippolyte de Rome témoignent que le rite
de l'oblation s'accomplissait, à l'origine, avec la plus extrême simpli-
cité : Quand les prières sont terminées, nous nous donnons le baiser depaix.
Ensuite on apporte à celui qui préside l'assemblée des frères du pain et une
coupe d'eau et de vin trempé, etc. (i). Ensuite nous nous levons tous et nous
prions ensemble à haute voix. Puis, comme iwus l'avons déjà dit, lorsque la
prière est terminée, on apporte le pain avec du vin et de Veau. Celui qui
préside fait monter au ciel les prières et les eucharisties, autant qu'il peut, et
l) / Apol. LXV, 2, 3.
ORIGINE DE LA MESSE DES PRESANCTIFIES
tout le peuple répond par Vacclamaiion : « Amen! » ( i ). — Le diacre apporte
les oblations et celui qui vient d 'être sacré évéque impose avec les prêtres
la main sur les oblats en disant : Le Seigneur soit avec vous, etc. (2).
Un texte remarquable et trop longtemps méconnu de saint Eutychius,
patriarche de Constantinople, prouve qu'il en était de même à Alexandrie
au temps de saint Athanase, et qu'en outre, au vf siècle, l'Église de
Byzance ne pratiquait point encore la procession de l'oblation au cours
de la liturgie commune : C'est pourquoi ceux-là agissent d'une manière
insensée qui transfèrent sur le saint autel, dans la pompe d'une procession,
le pain de l'oblation et le calice récemment p-êparé. Ils font chanter par le
peuple une certaine hymne psalmodique qu'ils croient appropriée à cette
cérémonie. C'est, disent-ils, la translation du roi de gloire; car c'est ainsi
littéralement qu'ils appellent les oblats transférés, bien qu'ils n'aient pas
encore été consacré s par l'invocation pontificale et la sanctification solenfielle.
A moins que leur hymnologie ait un autre sens! Or, le grand Athanase,
dans son discours aux nouveaux baptisés, dit : « Tu verras les lévites
porter les pains et le calice du vin et les déposer sur l'autel. Et tant que les
prières et les invocations ne sont pas terminées, il n'y a pas autre cJjose que
le pain et le calice, mais dès que les grandes et merveilleuses oraisons sont
achevées, alors le pain devient le corps et le calice contient le sang de Notre-
Seigneur fèsus-Christ ». (3)
L'hymne psalmodique appropriée à la cérémonie si hautement
réprouvée par saint Eutychius est le verset 9 du psaume xxiii, mentionné
dans le rôle des liturgies dominicales du temps de Pâques, dans le Codex
Sinaïticus l (liturgicus), que j'ai récemment découvert dans la Biblio-
thèque Nationale de Pétrograd : Portes, éleve^ vos linteaux; élevei-vous
aussi, portes éternelles, et le Roi de gloire entrera (4).
Le sens de cette hymne et autres semblables qui l'ont remplacée par
la suite dans les diverses liturgies orientales, les honneurs rendus par
prolepse au pain et au vin qui ne sont pas encore consacrés, indiquent
manifestement que les rites de la Grande Entrée ont été empruntés à la
Messe des Présanctifiés, au cours de laquelle le corps du Seigneur,
conservé aujourd'hui sous la seule espèce du pain, est réellement trans-
porté sur la patène et déposé sur le maître-autel.
\\] I ApoL Lxvii, 5. .
(2) S. HippoLYTE, Canons arabes, § 19. Cf. M";,Dlchesne, Origines, p. 5o6.
(3) S. Eutychii. Servi, de Paschate et SS. Eucharistia, 8. Cf. Migne, P. G., LXXXVI,
coL 2400-2402.
(4) C. J.B. Thibaut, Monuments de ta notation ekphonétique et hagiopolite de
l'Eglise grecque. Documents, i et suiv.
^6 KCHos d'orient
Détail digne de remarque : les églises gallicanesadoptèrent la cérémonie
de la Grande Entrée, bien avant l'Hglise de Byzance. Saint Germain de
Paris (t 776) nous en a laissé une description assez précise dans son
traité de la liturgie gallicane, sous les dénominations de Somis et de
Laudes (i). Un examen approfondi de ce précieux document m'a très
heureusement conduit à la découverte suivante :
La procession solennelle de VoMation, cérémonie la plus imposante
des liturgies gallicanes et byzantines, accomplie présentement dans les
différentes liturgies du rite grec, au chant de l'Ol -h \spo'jS'l|j.du i:'/;-/',Tàr(.)
Tcàcra 77.%; ou du A-jv/y-s'.; suivis de V Alléluia trois Fois répété, repré-
sente la pompe souveraine du grand drame de la seconde parousie du
Rédempteur (2). Le chapitre xix de l'Apocalypse, qui dépeint la vision
prophétique de la victoire définitive de Jésus sur l'Antéchrist, a visi-
blement fourni le thème sublime de cette marche triomphale, et, de
plus, la description du vêtement royal du juste Juge aura déterminé,
au début du vi« siècle seulenT^nt, la création, l'usage et la signification
mystique des insignes pontificaux : le diadème, la crosse, Vêpigonation
et l'étole.
Ceci posé, on jugera du bien-fondé de cette déclaration, en examinant
ci-dessous les points de comparaison, et ils sont nombreux, qui s'éta-
blissent entre la procession de la Grande Entrée suivant les rites grecs
et gallican, et le chapitre xix de l'Apocalypse.
APOCALYPSE, CH. XIX GRANDE ENTREE.
V. I. Après cela, j'entendis dans le Rite gallican et codex Petropoli-
ciel comme une voix forte d'une foule tanus XLIV {Sinaïticiis) . Chant du
nombreuse qui disait: Alléluia.' Le verset psalmique des Laurfe^ avec triple
salut, la gloire et la puissance sont à alléluia.
notre Dieu. Rite grec moderne. ChSinideVhymnc
V. 3. Et ils dirent une seconde fois chérubique terminé par trois alléluia.
Alléluia/... El sa fumée monte aux Le célébrant et le diacre récitent cette
siècles des siècles. hymne en particulier, après Vencense-
V. 4. Et les vingt-quatre vieillards et ment de l'autel et du prêtre par le diacre,
lesqualre êtres vivants sejy?-as/ernère»^ A la Messe des Présanciifiés, \e
et adorèrent D'ien assis sm \c ifàne en prêtre encense lui-même l'autel en
disant : Amen! Alléluia! récitant le psaume l. Suit la proces-
(1) L'Expositio Liturgiœ gallicanœ de saint Germain de Paris vient de faire l'objet
d'une étude remarquable de M'' Batiffbl : Etudes de Liturgie et d'Archéologie chré-
tienne, p. 245-290. Paris, 1919.
2) Cf. J.-B. Thibaut, op. cit., p. 22-23. Monuments grecs. L'acclamation hébraïque de
l'Alleluia exprimée à plusieurs reprises dans le chapitre xix de l'Apocalypse ne se
rencontre nulle part ailleurs dans tout le Nouveau Testament. Aussi bien est-ce cette
simple constatation qui nous a conduit à la découverte des analogies que nous croyons
devoir exposer ici.
ORIGINE DE LA MESSE DES PRESANCTIFIES
47
V. 5. Et une voix sortit du trône
disant : Louez notre Dieu, vous tous
ses serviteurs, vous qui le craignez,
petits et grands.
V. 6, Et j'entendis comme une voix
d'une foule nombreuse, comme un
bruit de grandes eaux, et comme un
bruit de forts tonnerres disant Alléluia !
Car le Seigneur notre Dieu est rentré
dans son règne.
V. 7. Réjouissons-nous et soyons
dans l'allégresse, et donnons-lui gloire ;
car les noces de l'Agneau sont venues,
et son épouse s'est préparée.
V. 8. Et il lui a été donné de se re-
vêtir d'un fin lin, éclatant, pur. Car le
fin lin, ce sont les œuvres justes des
saints.
V. 9. Et l'ange me dit : Ecris : Heu-
reux ceux qui sont appelés au festin
de noces de l'Agneau! Et il me dit :
Ces paroles sont les véritables paroles
de Dieu.
V. 10. Et je tombais à ses pieds pour
l'adorer; mais il me dit : Garde-toi de
le faire! Je suis ton compagnon de
service, et celui de tes frères qui ont le
témoignage de Jésus. Adore Dieu. Car
le témoignage de Jésus est l'esprit de
prophétie.
V. II. Puis je vis le ciel ouvert, et
voici, parut un cheval blanc. Celui qui
le montait s'appelle Fidèle et Véritable,
et il juge et combat avec justice.
V. 12. Ses yeux étaient comme une
flamme de feu; sur sa tête étaient plu-
sieurs diadèmes; il avait un nom écrit
que personne ne connaît, si ce n'est
lui-même.
V. i3. Et il était revêtu d'un vête-
ment teint de sang. Son nom est le
Verbe de Dieu.
sion de l'oblation, pendant laquelle
tous les fidèles s'inclinent profondé-
ment ou se prosternent jusqu'à terre
adorant la sainte Réserve à la Messe
des Présanctijiés ; rendant par pro-
lepse dans la Liturgie commune aux
dons sacrés, antitypes du corps et du
sang du Rédempteur, les mêmes hon-
neurs qu'après la consécration.
Les ministres sacrés, revêtus de
blanches aubes de fin lin et de riches
ornements, s'avancent avec pompe par
le milieu du chœur vers l'autel. Au
moment de rentrer dans le sanctuaire,
le célébrant se place sur la soléa (i)
dans l'encadrement de la porte royale,
pour recevoir les oblats et prononcer
l'ekphonèse: «Que le Seigneur se sou-
vienne de nous tous en son royaume...-»
Le chœur répond : Amen.
Le chœur reprend alors le chant
interrompu de l'hymne chérubique. —
Codex xLiv : Ao;a et reprise antipho-
nique de l'alléluia et du verset psal-
mique, aux Messes du dimanche; aux
Messes fériales : Théotokion (2).
Le diacro vient s'incliner devant le
prêtre en le suppliant par deux fois :
« Priez pour moi, seigneur. » « Sou-
venez-vous de moi, seigneur saint. »
Sur une invocation de ce dernier, il se
retourne vers l'autel et adore Dieu.
Description de la personne adorable
dusoui'erain Juge, représenté au cours
de l'action liturgique par l'évêque re-
vêtu des ornemenis et insignes pon-
tificaux.
Emploi symbolique du dikirion et
du trihirion (3). Port de la couronne
royale ornée de pierreries et surmontée
d'une croix.
L'aube ou stichirarion, qui était
autrefois ornée de bandes rouges dites :
Jhimina, fleuves.
(i) Avant-marche qui donne accès au sanctuaire et à l'autel.
(2) Tropaire en l'honneur de la Sainte Vierge.
(3) Le dikirion et le trikirion sont des chandeliers à deux et trois branches symbo-
lisant : le premier, les deux natures en Jésus-Christ, le second la Très Sainte Trinité.
L'évêque seul a le droit de les employer pour bénir le peuple, en croisant alternati-
vement les bras et en se tournant vers les quatre points cardinaux.
48
ECHOS D ORIENT
V. 14. Les armées qui sont dans le
ciel le suivaient sur des chevaux blancs,
revêtues d'un fin lin blanc, pur.
V. i5. De sa bouche sortait une
épée aiguë pour frapper les nations; il
les paîtra avec une verge de fer ; et il
foulera la cuve de vin de l'ardente
colère du Dieu tout-puissant.
V, 16. Il avait sur son vêtement et
sur sa cuisse un nom écrit : Roi des
rois et Seigneur des seigneurs.
V. 17. Et je vis un ange qui se tenait
dans le soleil. Et il cria d'une voix
forte, disant à tous les oiseaux qui
volaient par le milieu du ciel : Venez,
rassemblez- vous pour le grand festin
de Dieu.
Les acolytes et ministres sacrés qui
prennent part au cortège de l'oblation
doiventêtre revêtus de robes de lin d'une
blancheur immaculée.
Usage du bdton pastoral ou rabdos,
en métal précieux, terminé au sommet
en forme de Tau, symbolisant par là
le signe du salut et de la vengeance
divine au grand jour de la colère du
Dieu tout-puissant!
La chasuble : phélonion ou saccon,
le pallium ou épitrakilion et Vépigo-
nation, insigne de forme rhomboïdale,
orné d'une croix que l'évêque elle Pape
seul chez les latins portent le long de
la jambe droite à la hauteur du genou.
Le célébrant, qui se tient debout
devant l'autel, entonne le chant eu-
charistique de la Pré/ace ou Anaphore,
convoquant les fidèles à la grande
Cène de Dieu, viatique de la vie spiri-
tuelle et principe de vertu en vue de la
lutte et du triomphe sur les domina-
tions et les puissances de l'armée du
mal.
CONCLUSION
La synthèse des données que nous venons de recueillir nous révèle
l'économie splendide de l'antique mystagogie pascale instituée par
l'Église.
Ainsi qu'il a été démontré au cours de cette étude, les fidèles des
premiers siècles avaient coutume d'accomplir leur communion de
précepte le Jeudi-Saint à la Cène du Seigneur. On réservait, ce jour-là,
une part des dons sacrés, et le Vendredi-Saint, après le jeûne propi-
tiatoire, à l'heure solennelle entre toutes de notre rédemption, le
peuple chrétien, adorant le bois de la Croix, communiait de nouveau
au pain et au vin présanctifiés, afin d'attester la mort du Seigneur Jésus
jusqu'à ce qu'il vienne pour rendre à chacun selon ses œuvres!
J.-B. Thibaut,
L'AFFAIRE DE LHÉNOTIQUE
ou le premier schisme byzantin au v^ siècle
111. Les conséquences de l'Hénotique : le schisme acacicn.
Le schisme naquit, presque aussitôt, de cette soi-disant formule
d'union. L'Hénotique était adressé spécialement aux Églises d'Egypte ;
mais, en réalité, son but était beaucoup plus général, il visait à faire la
réconciliation des chrétiens sur toute l'étendue de l'empire. Comme il
arrive souvent en pareil cas, surtout quand on prétend imposer des
concessions à la vérité, « il eut un résultat diamétralement opposé et
ne contenta personne. Les monophysites proprement dits demandaient
un rejet plus explicite du concile de Chalcédoine et du dyophysisme;
les nestoriens et ceux d'Antioche furent scandalisés de l'approbation
donnée aux anathèmes de saint Cyrille; enfin, les orthodoxes furent
blessés du sans-gêne avec lequel on traitait le concile de Chalcédoine,
de ce qu'il y avait de peu précis dans l'exposition dogmatique de Ledit,
et surtout de ce que l'empereur s'établissait juge de la foi » (i). C'est
probablement à ce dernier grief qu'il faut rapporter cette plainte
formulée par le pape saint Gélase quelques années plus tard : « Ils (les
Grecs) ont rejeté les dogmes des apôtres et se glorifient des doctrines
des laïques. » (2)
L'Hénotique fut d'abord souscrit par Acace et par Pierre Monge.
D'après le récit de Liberatus, l'édit fut porté à Alexandrie par l'abbé
Ammon et les apocrisiaires de Monge. Ceux-ci étaient en même temps
porteurs d'une lettre impériale ordonnant à Pergame, duc d'Egypte, de
chasser Jean Talaïa et de rétablir Pierre Monge. L'expulsion de Talaïa
eut lieu aussitôt. Le 24 octobre 482 (c'est la date admise par Tillemont) (3),
Pierre Monge se rendit dans l'église de Saint-Marc, à Alexandrie, adressa
un discours au peuple, donna lecture de l'Hénotique et admit à sa
communion les orthodoxes. D'autre part, il anathématisa ouvertement le
(1) H. Leclercq, dans Hékélé-Leclercq, Histoire des conciles. Paris, 1908, t. II,
p. 867.
(2) S. GÉLASE, Ep. XLIII, édit. Thicl, p. 478.
/3) Tillemont, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique. Venise, 1732,
t. XVI, p. 33i. Cf. Héfélé-Leclercq, op. cit., où est fournie pour ces faits la date du
14 nni 482. V
KCHOS D ORIENT
concile de Chalcédoine et la lettre dogmatique de saint Léon; il raya des
diptyques les noms des catholiques Protérios et Timothée Salophakiolos,
pour y inscrire ceux des hérétiques Dioscore et Timothée Elure.
L'Hénotique fut souscrit aussi par Pierre le Foulon, qui retourna
à Antioche en remplacement du patriarche orthodoxe, Calandion, déposé
pour des raisons politiques; par Martyrius de Jérusalem et par un certain
nombre d'autres évêques, dont plusieurs ne signèrent que par faiblesse
et par crainte de l'empereur.
En dépit de ces adhésions, « il arriva ce qui était inévitable : la
division ne fit qu'augmenter. Les monophysites rigoureux devaient,
comme les vrais catholiques, rejeter l'Hénotique; et quant aUx esprits
plus souples, dans l'un et l'autre parti, cette formule ne suffisait pas
pour les unir en une croyance commune» (i). Malgré l'union apparente-
proclamée à Alexandrie par Pierre Monge, un bon nombre de mono-
physites intransigeants « ne lui pardonnèrent pas sa modération relative
vis-à-vis du concile de Chalcédoine » (2), se séparèrent de lui et reçurent
le nom d'Acéphales (= sans chef) : ils reconnaissaient Timothée Elure
comme le dernier patriarche légitime d'Alexandrie (3).
Beaucoup d'évêques et de prêtres catholiques égyptiens se rendirent
à Constantinople, espérant y trouver quelque appui. Ils avertirent
Acace des désordres d'Alexandrie (4). « Mais ils n'y reçurent de lui,
dit Tillemont, que des rebuts et de mauvais traitements, et trouvèrent
qu'il soutenait Mongus en toutes choses; de sorte qu'ils souffrirent
à Constantinople une persécution très cruelle. » (5) Un document nous-
apprend, en effet, qu'il y eut beaucoup de « protériens » (c'était le
nom donné aux catholiques en Egypte, du nom du patriarche saint
Protérios) qui combattirent pour la vérité jusqu'à la mort : ttoaaoI ûè
aal p^é'/pi- ôavàxo'j yuàp r/^ç aAr/Js'laç 8',T,Y(ovia'avT0 (6).
Ces champions de la vérité devaient nécessairement trouver auprès
du Pape l'appui et l'encouragement qu'ils n'avaient pai trouvés à Con-
stantinople. Acace, au contraire, ne pouvait obtenir de Rome que
désapprobation et condamnation; en conséquence, s'il persistait, if.
(1) Hergenrœthe», Histoire de l'Eglise, trad. Bélet. Paris, 1880, t. II, p. 261.
(2) TiXERONT, Histoire des dogmes, t. III, p. 108. Paris, 1912.
(3) EuSTATHE, Epist. ad Timotheiim Sc/iolasticurn, dans Mai, Nova collectio, t. VU,,
p. 277.
(4) LiBERATus, Breviarium..., c. xviii.
(5) Tillemont, op. cit., p. 33i.
(6) Etlogœ hist. eccl., dans Cramer, Anecdota grceca e codd. maniiscriptis BibliO'
thecœ regice Parisiensis. Oxford, 1839, t. II, p. 106.
fv
L AFFAIRE DE L HENOTIQUE ^ I
devait provoquer le schisme. C'est ce qui arriva. On peut, avec Dufourcq,
résumer ainsi les faits qui aboutirent à ce triste résultat :
Acace prévoit que i'HénoUque ne contentera tout à fait personne. Il escompte
la situation d'arbitre que lui feront les partis extrêmes. L'affaire de Jean Taiaïa
précipite la crise. Depuis Chalcédoine, Rome et Constantinople ont marché de
concert; le nom de Marcien est béni par les Papes, il entre dans là légende;
quant à Basiliskos, qu'est-ce autre chose qu'un vil usurpateur? Acace n'a-t-il
pas donné des gages en déposant Pierre le Foulon? Simplicius pourtant n'est
pas sans inquiétudes : il a refusé de condamner Jean Taiaïa et d'accepter Pierre
Monge. Taiaïa arrive à Rome [488]; il précise les soupçons du Pape, et lorsque
;elui-ci meurt [mars 488], il guide son successeur Félix III. Une ambassade
omaine, conduite par les évéques Vitalis et Misenus, s'achemine à Constanti-
lople: elle doit fortifier l'attachement de l'empereur pour Chalcédoine et régler
!a question d'Alexandrie. Mais les légats pontificaux, en butte tour à tour aux
menaces et aux promesses, trahissent indignement leur maître. Félix, prévenu,
les dépose; il excommunie Acace et Pierre Monge, 28 juillet 484, il somme
Zenon de choisir entre Pierre Monge et Rome (i).
Du récit de Liberatus (2) il ressort que Jean Taiaïa avait fait appel au
Pape par lettre, dès avant son arrivée à Rome. Simplicius écrivit aussitôt
à Acace. Celui-ci répondit qu'il ignorait Jean Taiaïa comrne évêque:
dAlexandrie, et qu'il avait reçu Pierre Monge dans sa communion en
vertu de l'Hénotique de Zenon, pour obéir aux ordres de l'empereur
concernant l'union des Eglises (3).
Déjà plusieurs moines orthodoxes, principalement les Acémètes de
Constantinople, et plusieurs évêques expulsés de leurs sièges s'étaient
adressés au Pape (4). Parmi ces évêques, nous ne connaissons, écrit
Tillemont, « que ceux dont Théophane nous a conservé la mémoire,
qui sont Nestor de Tarse, Cyr d'Hiéraple, Jean de Cyr, Romain de
Chalcédoine ou peut-être de Chalcide, comme l'a mis M. Valois, car
tous les autres sontdu patriarcat d'Antioche ;EusèbedeSamosate,Juliende
Mopsueste, Paul de Constantine, Mane d'Himère, André de Théodosiople :
Zenon les fit chasser de leurs églises, sous prétexte qu'ils avaient favorisé
les tyrans Léonce et Illus, mais en effet à cause de son Hénotique, dit
Théophane » (5). Ces prélats, affirme explicitement Théophane, s'adres-
sèrent au pape Félix après, la mort de Simplicius, et lui déclarèrent que
(i) A. DvFOvncQ, Histoire de l'Eglise du m" au xi" siècle : le Christianisttie et l'Empire,
4* édition. Paris, 1910, p. 276.
(3) Liberatus, Breviariiim,.., c. xviii, P. L., t. LXVIII, col. 1026 c. d.
(3) Liberatus, loc. cit. Cf. Tillemont, Mémoires hist. eccl., t. XVI, art. 28, p. 335-31^6,
et notes, xx-xxii, p, 763.
(4) Mansi, Concil:, t. VU, col. 11 37.
(5) Tillemont, op. cit., art. 45, p. 368-369.
HCHOS D ORIENT
le vrai responsable de tout le mal était Acace : o\ Zs rr.; [iaTt-As-la; y.y}.
rfj; s<jjaç loîrîôrjTav 4>r,/.uoç, aeTa Oâvaxov ïiurA'.x'lou Rwar,;; £r'.7xÔ7roy,
Tr.tJLaivovTîs 'Axàx'.ov slvai a'^Tiov Twv xaxtov(i).
C'est alors que Félix III envoya à Constantinople en qualité de légats
les évêques Vital de Tronto dans le Picenum et Misenus de Cume en
Campanie. Ils étaient porteurs de lettres pour Acace et pour Zenon.
Leur mission était d'obtenir de l'empereur que Pierre Monge.fût chassé
d'Alexandrie, et d'inviter Acace à se justifier, dans un concile romain,
des plaintes formulées contre lui par Jean Talaia (2),
Rien de plus touchant que les exhortations adressées par le Pape
au patriarche et à l'empereur. A Acace, Félix III rappelait ses anciennes
luttes contre l'hérésie, du temps de Basilisque; puis, lui appliquant la
parole du Sauveur : « Qui n'est pas avec moi est contre moi », il lui
déclarait sans ambages que maintenir son attitude présente, c'était se
séparer de !a catholicité.
Ubi estffrater Acaci, labor tuus quo tyrannidis hœreticœ tempore desndasli r
Respice Apostoli verba (Galat. v) : Currebatis bene, quis vos confascinavit ?...
Ausculta vocem Domini prœynonentis : Qui mecum non est, contra me est...
Et diligenter attende nihil aliud esse non procurare quœ Christi sUnt, nisi se
palatn profiteri ejus inimiciim. Unde, si contra synodi instituta Chalcedonensis
tendere hostilia corda perspicis, quiescis : mihi crede, nescio quemadmodum
te Ecclbsiœ totius asseris esse participem... Unde ilerum atque iferum protes-
tamur, ne in abruptum totius Ecclesiœ statuta per audaciani contra synodum
catholicam insurgere molientium sinantur abduci... Quapropter instanlius
(qui te sincero diligimus caritatis intuitu) crebro repetitis hortationibus inci-
iamus, ut ipse vicissim ea post hœc devites, quœ te ab omni domo Christi
ostendant esse disjunctum; nec magis illa secteris, quœ ab eadem te faciant
esse divisum (3).
C'était dénoncer, avec la plus paternelle franchise, la déloyauté de
la conduite d'Acace et le crime d'une formule soi-disant « hénotique »,
mais qui, au contraire, faisait dans l'Église la division.
Au basileus, le Pape exprimait, en termes légèrement différents, des
sentiments identiques. Pourquoi, lui disait-il en parlant de Pierre Monge,
pourquoi laisser maintenant sévir contre le troupeau du Christ une
bête que vous aviez d'abord cru devoir éloigner?
Quo igitur animo bestiam, quant a gregibus Christi duxistis abigendam, in
eorum denuo patimini sœvire perniciem ?{4)
(1) Théophane, Chronographia, an. 478, édition de Bonn, p. 204; édition M igné.
P. G., t. CVill, col. 23i B.
(2) Epistolœ et acta Felicis papœ III, dans Mansi, Concil., t. VII, col. 1028, io32, 1 lo'^.
(3) Mansi, Concil., t. VU, col. io3o-io3i.
(4) Ibid., col. io35.
L AFFAIRE DE L HENOTIQUE
Puis, faisant allusion au dessein d'union poursuivi par l'empereur
dans la promulgation de l'Hénotlque, il lui montrait combien c'était
contredire ce dessein que de s'allier avec l'hérétique.
bolet certe pietas tua, qi{oct per diuturnos partis alternœ gnwesqiie conflictu^
multi ex hoc sœciilo videantur ablati aut baptismatis aut communionis
expertes. . Sub hoc prœsule ne sint bapti^ati et efficiantur hœretici et sine
commiinione transeant, ne in perditorum pravitate deficiant : ut quemad-
modtim scriptum est {Matth., xv), cœctis ccvco ducatiim prœbens, cum eodeni
mergatur in foveam (i).
La conclusion était évidente de clarté : une mesure s'imposait, expulser
les prélats hérétiques, et ne pas laisser le schisme se propager plus avant»
Quapropter niinc sancta Dei Ecclesia maternis te vocibus, utpole excellentem
ejiis filiiim, alloqui non cessât :0a Christo amate imperator, mea: venerabi'
litatis vinculum in qiio multitudines fideliiim circumstringiintur, dissolvi non
permittas... Pelriim arianœ siiperstitionis sequacem ab Antiochena Ecclesia
ex pelle... (2).
Malheureusement, ces paternelles exhortations devaient être sans
résultat.
Le Pape manda plus tard à ses légats d'avoir à s'entendre avec Cyrille,
archimandrite des Acémètes.
Arrivés à la cour byzantine, les légats se laissèrent gagner par la
ruse et 4a violence, acceptèrent la communion d'Acace et de Pierre
Monge, signèrent un jugement favorable à ce dernier, en un mot.
trahirent leur mandat (3).
Les lettres confiées par Zenon aux deux légats lors de leur départ
renfermaient les éloges les plus excessifs à l'adresse de Pierre Monge,
dont la condamnation antérieure était effrontément mise en ques-
tion. Un fragment des lettres impériales a été conservé par Evagre,
Hist. eccL, 1. 111, c. xx (4). Zenon renouvelle ses plaintes contre « le
parjure » Talaïa; personne, affirme-t-il, ne songe à toucher au concile
de Chalcédoine, lequel s'accorde entièrement avec celui de Nicée; quant
à lui, empereur, il a traité les affaires ecclésiastiques avec la plus
grande modération, et il s'est pleinement conformé aux instructions du
patriarche Acace (5).
Il) Mansi, Ibid., col. io3'').
(2) Ibid., col. io5i-io54.
(3) Voir les détails circonstanciés de cette trahison dans Tillemont, op. cit., art. ?4,
p. 348-350. Cf. Théophase, Chronographia, an. 482, P. G., t. CVIII, co!. 325 n.
(4) P. G., t. LXXXVI*, col. 2637 Bc.
(5) Hergenrœther, Photius, t. I, p. i23.
34 ECHOS D ORIKNT
Le contenu de la lettre d'Acace nous est connu par les lettres subsé-
quentes de Félix 111 (i), par le synode romain de 484* (2), par la corres-
pondance du pape saint Gélase (3), par Liberatus (4), par leBreviculus
hisioriœ Etitycbianonim ou Gestade nomine Acacn{^). Le prélat byzantin
soutient la légitimité de Pierre Monge, accuse de nouveau Talaïa, sans
réfuter aucunement les accusations contre sa propre personne; et il
prétexte, pour se couvrir, la volonté de l'empereur que, d'autre part,
il se glorifiait d'avoir complètement en son pouvoir. Hergenrœther note
très justement que le patriarche de Constantinople se posait, de fait,
en chef ecclésiastique de tout l'empire oriental, et ne paraissait pas se
soucier désormais du siège de Rome (6). 11 perdit ainsi le dernier reste
de confiance de la part des catholiques, surtout des moines acémètes,
qui se séparèrent de sa communion. L'infidélité des légats romains
souleva dans ce milieu orthodoxe la plus éclatante indignation (7).
L'acémète Siméon fut envoyé à Rome pour rapporter au Pape ce qui
s'était passé et pour démasquer les légats infidèles (8).
Félix III réunit à Rome un concile de soixante-sept évêques ^juillet
484), reprit lui-même toute l'affaire, cassa la sentence des légats, les
destitua de leur dignité, et les priva même de la communion eucha-
ristique. 11 renouvela la condamnation déjà portée contre Pierre Monge,
et prononça contre Acace, qui dans l'intervalle avait été une fois encore
inutilement averti et exhorté, l'excommunication et la dépositio<i. Voici,
telle qu'elle nous a été conservée, la formule de cette sentence :
Acacium, qui secundo a nobis admonitus statutorum salubrium non destitit
esse contempler, meqxie in meis credidit càrcerandum, hune Deus cœlitus
prolata sententia de sacerdotiofecit extorrem. Ergo, si quis episcopus, clericus,
monachus, laicus post hanc denunciaiionem eidem communicaverit, anathema
sit, Spiritu Sancto cxsequente (9).
Parmi les nombreux crimes d'Acace, ceux-ci étaient spécialement
relevés : i» contre les canons de Nicée, il s'est arrogé des droits
(i) Ep. VI, IX, X, Tractatus super causa Acacii, dans Mansi, Concit., t. VII, col.
1 053-1089.
(2) Mansi, Ibid., col. uoS-nog.
(3) Ep. XIII ad episcopos Dard; ep. XV ad episc. Orient., dans Mansi, t. Vllf,
col. 49-63.
(4) Liberatus. Breviarium..., c. xviii.
(5) Majjsi, t. VII, col. io6o-io65.
(6) Hergenrœther, Photius, t. I, p. i23.
(7) Voir le récit de Théophane le Chronographe, an. 480, édition de Bonn, p. 2o3 ;
édition Migne, P^G., t. CVIII, col. 324 a.
(8) EvAGRE, Hist. eccl., 1. III, c. xxi, P. G., t. LXXXVI*. col. 2640.
(9) Mansi, Concil., t. VII, col. io65.
L AFFAIRE DE L HENOTIQUE 5 S
étrangers à sa juridiction; 2^ non seulement il a reçu dans sa com-
munion les hérétiques, mais encore il leur a fait donner des évêchés,
comme notamment à Jean d'Apamée, l'archevêché deTyr; y il a sou-
tenu Pierre Monge dans l'occupation du siège d'Alexandrie, il persiste
à le soutenir et à rester en communion avec lui; 4° il a entraîné les
légats romains à transgresser leurs instructions, il les a trompés et
fait mettre en prison; y loin de se justifier des plaintes de Talaia
contre lui, il s'est montré obstinément rebelle aux avertissements du
Siège apostolique, et il a donné à toute l'Église orientale le plus grand
scandale.
C'est à Acace en personne qu'était adressé ce vigoureux réquisitoire.
Les premiers mots de la lettre du Pape en étaient comme un résumé
ex abrupto; ce début donnera une idée du style de toute la pièce.
Multanim transgressionum repereris obnoxius : et in venerabilis concilii
Nicœni contumelia sœpe versalus, alienariim tibi provinciarum jura temd)-arie
vindicasti ; hœreticos pervasores atque ab hœreticis ordinatos, quos ipse damna-
v€ras,atque ab apostolica instituisti sede damnari, non modo communioni tuct
recipiendos putasti, verum etiam aliis exclusis, quod nec de catholicis fieri
poterat, prœsidere fecisti, atque etiam honoribus, quos non merebantur,
auxisti... Et quasi hœc minora tibi viderentur, in ipsam doctrinœ apostolicœ
veritatem aiisu superbiœ tuœ tetendisti : ut Petrus, quem damnatum a sanctœ
memoriœ decessore meo ipse retuleras, sricut testantur annexa, beati evange-
listœ Marci sedem te connivente rursus invaderet, et fugatis orthodoxis
episcopis et clericis, sui procul dubio similes ordinaret ; pulsoque eo qui illic
fuerat regulariter constitutus, captivant teneret Ecclesiam (i).
L'exemplaire de la sentence contre Acace, destiné à être envoyé
à Constantinople, fut souscrit par le Pape seul. C'était, d'une part»
comme le remarque Hergenrœther (2), se conformer à un usage ancien,
et, d'autre part, faciliter la transmission secrète et plus sûre à la capi-
tale byzantine. Si, en effet, la sentence eût été souscrite aussi par les
évêques du synode, il eût fallu, selon la coutume alors régnante, que
deux évêques au moins allassent la porter à Constantinople : ce qui,
après le triste exemple de la précédente légation, paraissait très dan-
gereux. Souscrite par le P^pe seul, elle put être confiée à un simple
clerc, nommé Tutus, honoré de la dignité de defensor de l'Église
romaine. Cette forme moins solennelle mettait davantage à -l'abri des
embûches ou des violences impériales. « Zenon faisait garder tous les
chemins par mer et par terre, pour empêcher qu'on apportât rien de
(i) Mansi, Concil., t. VII, col. io53-io55. (Lettre datée du 28 juillet 484.)
(2) Hergenrœther, Photius, t. I, p. 124.
:s6 HCHOS d'orient
Rome contre Acace. Ainsi, il n'y avait pas moyen d'envoyer la sentence
rendue contre lui par une voie publique et solennelle, et par des évêques;
mais il fallait l'envoyer secrètement, de peur qu'elle ne fût prise et ne
demeurât sans effet. » (i)
Dans une lettre adressée à l'empereur le 4 août 484, Félix 111 se plaint
des indignes procédés qu'on a employés envers ses légats ; il déclare
avec fermeté que l'hérétique Pierre Monge ne saurait avoir aucun espoir
d'être reconnu par Rome; qu'il lui reste, à lui, empereur, le choix entre
la communion de Pierre l'apôtre et celle de Pierre l'hérétique.
... Unde quoniam adhortationem nieam duxistis onerosam, in vestro relinquo
deliberationis arbitrio, iitriim beati Apostoli Pétri a'n Alexandrini Pétri
ciiiquam sit eligenia communio .
Le Pape rappelle enfin le basileus.aux limites de son pouvoir et lui
annonce la sentence portée contre Acace (2).
En même temps, dans une lettre au clergé et au peuple de Constan-
tinople, Félix III cherchait à réparer le scandale donné par ses légats,
à démontrer la justice du jugement porté, et à en assurer l'exécution.
Voici la conclusion de cette lettre, où l'on admirera l'apostolique
fermeté des directions pontificales :
Quamvis aiitem \eliim vestrœ fidei nopcrimus, monemus iamen, ut omnes
qui catholicœ fidei volunt esse participes, ab illius se communione abstineant,
ne, quod absit, simili subjaceant ultioni. (3)
L'année suivante, en octobre 48s, à la nouvelle de la déposition de
Calandion à Antioche et du rétablissement de l'intrus Pierre le Foulon,
Félix III tint encore, avec 43 évêques, un synode qui renouvela l'ana-
thème à la fois contre Pierre le Foulon, contre Pierre Monge et contre
Acace. Ce dernier est spécialement visé par les foudres conciliaires : on
le déclare principal responsable du mal accompli par l'hérésie et le
schisme, perturbateur de l'Église d'Orient tout entière, retranché du
corps ecclésiastique comme un membre gangrené.
... Igitur omnia quœ nobis in timoré Dei cojnpetunt cogitantes et prœvi-
dentés, ne totiens extinctœ Eutychiance pestis hœreseos,cujus Acacius defensor
est et patronus, serpens ut cancer, Christi inembra disperderet, eum jam nunc
e corpore ccclesiastico, ut partem putridam, anathematisamus, sententia
memorata abscissum... Post illam sententiam, quœ in Acacium perturbâtorem
(i) TiLLEMONT, Mémoires hist. eccl., art. 42, p. 36i.
(2) Ep. IX « Quoniam pietas tua », dans Mansi, Concil., t. VII, col. io65-io66.
^3) Ep. X « Probatam », dans Mansc, t. VII, co'. 1067.
l'affaire de L HÉNOTIQUE =^7
totiiis Orientis Ecclesice dicta est, his qiioque niinc congregatis addicimus
litteris, memoratam siibdendo sententiam (1).
Un grand chagrin était encore réservé à Félix 111 : l'infidélité du
defemor Tutus, qui se laissa séduire à prix d'argent, après avoir toute-
fois accompli la plus grande partie de sa mission et remis en mains
sures la sentence portée contre Acace. H. Valois, dans sa dissertation
sur les deux synodes romains de 484 et 485, explique ainsi en quoi
consista la défection de Tutus.
His omnibus Jïdeliter peractis, sicttt in mandatis acceperat, dolis Acacii
circumventiis est. Missiis enim ad eiuji senex quidam Maronas nomine, magnam
l'im pecuniœ ei pollicitus est, si Acacio consentire vellet, eique omnia quce Rotna.^
contra ipsum agebantur aperire. Quod quidem Tutus, amore pecuniœ cor-
ruptus, scriptis litteris se facturum respondit. Veriim Rujînus et Thalassius
archimandritœ, et cœteri monachi Conètantinopoli et per Dithyniam coîisti-
tuti, sitnul atque Tutus Roynam reversus est, litteras scripserunt ad Feiicetn
papa7n, quibiis eum de proditione Tuti certiorem fecerunt, mifsis etiam Tuti
ipsius litteris (2).
Une lettre de Félix 111 aux moines byzantins fait aussi allusion
à ces faits :
... Lectœ sunl enim littèrœ ipsius (Tuti) in conveniu fratrum, qualiter pacla
interposita persona, Marone condemnato,- ei cui sententiam portarat inhœsissc
creditur : quas proprias esse cognoscens, non potuit diffiteri (3).
Tutus fut frappé de déposition perpétuelle.
Le schisme était commencé entre Constantinople et Rome. Acace n'était
pas homme à céder. « 11 lutta contre les orthodoxes, tantôt avec ruse
et fourberie, comme notamment par l'assertion fallacieuse que le Pape
avait reconnu Pierre Monge (4), tantôt aussi par la violence ouverte,^
(1) Mansi, Concil., t. VII, col. 1139-1142. Sur les deux synodes romains de 484-485,
et sur la condamnation d'Acace, voir Tillemont, Mém. hist. eccl., t. XVI, art. 36-40,
p. '35 1-359; ^^^' 4^» P- 373-374, et note 25, p. 764-766; B.-. M. de Rubeis, De una sen-
tentia damnationis in Acacium episcopum Constantinopolitatium post quinquennium
silentii lata in synodo Rnmana Felicis papa: III, dissertatio, in-8 Venise, 1729;
H. Valois, De duobus synodis rornanis in quibus damnatus est Acacius, appendice
à l'édition de Vllistoria ecclesiastica d'Evagre, Paris, 1673, réimprimé dans Migne,
P. G., t. LXXXVI-, col. 2895-2906 (cette dissertation de H. Valois est inséparable de
celle qui la précède dans le même ouvrage, à savoir: De Petro Antioc/i'eno qui Fullo
cognotninatus est, et de synodis adversiis eum collectis, P. G., Ibid., col. 2885-2895,
et toutes deux forment les deux livres des Observationes in Historiam ecclesiasticam
Ei>agrii): Héfélé-Leclercq, Histoire des conciles, t. II-, p. 868-870.
(2) II. Valois, De duobus synodis romanis in quibus damnatus est Acacius, c. v,
P. G., t. LXXXVI^ col. 2902 B.
(3) Mansi, Concil., t. Vil, col. 1068 (Ep. XI « Diabolica' artis », ad presbytères et
archimandritas. a. 485).
<4) EvAGRE, Hist. eccl., 1. III, c. xxi, P. G., t. LXXXVI*, col. 2640 n.
ECHOS D ORIENT
qu'eurent spécialement à éprouver de la manière la plus lourde les
moines acémètes étroitement unis avec Rome. » (i)
Ce furent ces moines qui, ayant reçu de Tutus la lettre du Pape, se
chargèrent de la faire tenir à Acace. Tillemont raconte ainsi la chose:
Tule s'acquiua fort bien de sa commission. Il se sauva de ceux qui gardaient
le détroit d'Abyde, et se rendit dans le monastère de Saint-Die. On savait bien
qu'Acace, qui se sentait appuyé par Zenon, ne recevrait jamais la lettre du Pape.
Mais quelques moines de Saint-Die la lui firent tomber entre les mains un
dimanche lorsqu'il était à l'autel (2), ou qu'il y entrait pour célébrer les saints
mystères (3), en l'attachant à son pallium. D'autres (4) disent que cela se fit par
un ou par plusieurs moines acémètes des monastères de Bassien et de Dre.
Ceux qui étaient autour d'Acace, ne pouvant souflFrir la hardiesse de ces moines,
en tuèrent plusieurs, en blessèrent d'autres et en mirent quelques-uns en pri-
son, comme Nicéphore nous en assure sur l'autorité de Basile de Cilicie, et
Théophane dit à peu près la même chose. De sorte que ce n'est pas sans fon-
dement que Baronius (an. 483, 5^ 84) a mis ces moines au rang des martyrs (5)-
Les évêques orientaux tremblaient devant la puissance de l'empereur
et les intrigues de son patriarche, qui agissait, dit Tillemont, « avec
une violence de tyran » (6). Théophane le Chronographe assure que
Zenon, poussé par Acace, forçait les prélats à signer l'Hénotique et
à communier avec Pierre Monge (7). Victor de Tunes écrit que tous les
évêques de l'Orient, hors un fort. petit nombre, renoncèrent au concile
de Chalcédoine par l'Hénotique et prirent part aux fautes des deux
Pierre (Pierre Monge et Pierre le Foulon) et d'Acace, en entrant dans
leur communion (8).
« Le schisme acacien commence, qui consacre et organise l'autonomie
byzantine. L'Hénotique devient le mot d'ordre du parti; sous ce pré-
texte doctrinal, l'Église byzantine commence de se former; le personnel
épiscopal est renouvelé, vaincu, comme Vitalis, par les promesses ou
les menaces; la juridiction de Constantinople s'étend, s'affermit, se
régularise; durant les trente années que cette situation dure,
Constantinople devient la vraie métropole de l'Orient : elle hérite
d'Antioche comme elle a hérité d'Alexandrie. L'empereur et le patriarche
(i) Hergenrœther, Photius, t. I, p. i25.
(2) Théophane, an. 480, P. G., t. CVIII, col. 324 b; Nicéphore, 1. XVI, c. xvii, P. G.,
CXLVII, col. i52 A.
(3) LiBERATus, Breviarium..., c. xviu.
(4) Evagre, Hist. eccL, 1. III, c. xviii, P. G., t. LXXXVM, col. 2636 a.
(5) Tillemont, Mém. hist. eccl., t. XVI, art. 42, p. 36i-362.
(6) Tillemont, op. cit., art. 43, p. 367.
(7) Théophane, Chronographia, an. 480, P. G., t. CVIII, col. 324 a. •
(8) Victor de Tunes, an. 485; cf. Théodore le Lecteur et Chronique de Nicéphore,
L AFFAIRE DE L HÉNOTIQ.UE 59
maintiennent l'unité de la foi sur les bases établies par l'édit de 482; ils
tentent de tenir la balance égale entre les monophysites tout-puissants
dans les vieux pays de Syrie et d'Egypte, et les catholiques très soli-
dement organisés dans la capitale et en Grèce. »(i) C'est d'une manière
générale tout l'Orient séparé de Rome, à la réserve, écrit Tillemont,
« d'un petit nombre de personnes qui demeuraient cachées sous la
multitude des autres » (2).
Acace mourut en automne de l'année 489, hors de la communion de
l'Église romaine (3). H laissa sort diocèse dans un grand trouble. « Sans
doute, écrit Hergenrœther, il n'avait pas été condamné précisément
comme hérétique, mais seulement comme fauteur d'hérésie; toutefois,
il parut difficile de pouvoir expliquer sa conduite autrement que par
une propension couverte au monophysisme, et c'est pourquoi il a mérité
le nom d'hérétique qui lui a été attribué non seulement en Occident
(Saint Avit de Vienne, Ep. 111 ad Gundebaldum ; Ennodius de Pavie,
p. 483), mais aussi maintes fois en Orient (Liberatus; Nicéphore,
Chronique; Justinien, Confessio fidei secwida, dans Labbe, CoiiciL,
t. V, p. 587; Ephrem le Moine, Chronique, v. 9744, édition A. Mai,
p. 230, P. G., t. CXLIll). Son ambition sans limites, pour qui tout
moyen, moral ou immoral, observation et violation des canons, sem-
blait être tout à fait indifférent (S. Gélase, Ep. XUI), a servi d'exerriple
à beaucoup de ses successeurs, et il apparaît comme le, véritable fon-
dateur du patriarcat byzantin au point de vue de la juridiction réelle,
telle qu'elle a été comprise dans les temps ultérieurs » (4).
Son successeur, Flavita ou Fravitas, désigné aussi parfois sous le
nom de Flavien II, sur l'élection duquel, d'après certains auteurs (5),
pèse un soupçon de fraude ou d'imposture, chercha à se faire recon-
naître par Rome, en même temps qu'il entrait en relations avec Pierre
Monge d'Alexandrie. Félix 111 exigea que les noms d' Acace et de Pierre
Monge fussent rayés des diptyques.
La condition était claire :
... ut illorum (Pétri et Acacii) nominibus sequesir-atis, per quos scandalum
contigisset ecclesiis, sincera deinceps caritas provenireî (6).
(i) A. DuFOURCQ, //w/o/re de l'Eglise..., le Christianisme et l'Empire, 4* édition.
Paris, 1910, p. 276.
(2) Tillemont, Mém. hist. eccl., t. XVI, art. 43, p. 363.
(3) CuPER, Se>-ies patriarchartim Constantinopolitanorum, p. 234, dans Acta Sanc-
torum, augusti, t. I ; Le Quien, Oriens christianus, t. I, p. 218.
(4) Hergenrœther, Photius, t. I, p. 126,
(5) Nicéphore, Chron., XVI, 18; cf. Ci per, Séries patriarcharum Const., n. 235-237.
{6\ Mansi, Concil., t. VII, col. ioqS.
<So ÉCHOS d'orient
Le Pape insistait sur son ardent désir de voir l'union rétablie entre
J'ancienne Rome et la nouvelle, mais rappelait avec non moins d'in-
sfstance que ce rétablissement de la concorde exigeait qu'on renonçât
à faire mémoire des fauteurs de schisme et d'hérésie. 11 écrivait à l'em-
pereur en des termes où l'émotion la plus paternelle ne le cède en rien
à la plus apostolique fermeté et qui, à ce titre, méritent qu'on en cite
un extrait :
... Ecce desideramiis, optamus, ainbimus ecclesiam Consiantinopolitanam,
sicut semper, habere connexam. Exuantiir, obsecro, ab his qui nostri non
sunt, et }ios quoque volumiis esse nobiscum... Hoc enivi, hoc expedit, ut si
utraque Roma pro mutiio pignore nuncupatur, Jlat utraque una fides illa
Romanorum, qitam per iiniversum mundiim prœdicari beatus Paulus tcstatur
xipostolus, sicut apud nostros floruit indiscreta 7nafores : et quœ génère con-
cordat ac nomine, non sit religione divisa, per quam etiam discrepantia copu-
latur. Putasne, venerabilis imperator, non cuni lacrymis ista profundere, et
velut prœsentem ad tiiœ pietatis vestigia? Hœc diutius tacui... Neque, venerande
fili, respuas supplicantem, neve tneam velis dissiniulare personam. In me
enini qualicumque vicario beatus Petrus apostolus, et hœc in illo, qui Eccle-
siam suam discerpi non patitur, ipse.etiam Christus exposcit...
... Concurrant omnia, rogamus omnes, ut quemadmodum docet apostolus,
auferatur de medio qui nos conturbat : et ea quam augustœ memoriœ Léo,
pater eruditorque vester, jugiter custodiuit, vel vos inagnanimiter servare
■decernitis, Ecclesiarum fida pax, pcra sit unitas : quoniam cuicumque personœ
paterna Jides et beati Pétri communio débet prœferri (i).
Prévenant l'objection d'opiniâtreté que les Byzantins ne manqueraient
pas d'opposer à ses exigences, le Pape écartait d'avance ce reproche :
^< Nous ne sommes point opiniâtres, écrivait-il à Flavita lui-même, mais
«ous défendons les dogmes de nos pères. »
... Non sumus pertinaces, sed dogmata paterna defendimus... Nomen igitur
Pétri et Acacii tollatur e medio, nec apocrisariis damnati Pétri inisceamur
aut litteris... Quantocius ergo super his tua nos reddat dilectio certiores :
ut Deo nostro perficiente quod cœpit, in compage corporis Christi plena valea-
mus reconciliatione consentire (2).
Expliquant à un autre évêque les raisons qui motivaient la radiation
du nom d'Acace dans les diptyques, Félix III rejetait formellement sur
' le patriarche défunt la responsabilité de tous les troubles survenus.
Comme cette radiation demeurera, au cours des trente-cinq années que
durera le schisme, la condition sine quà non toujours mise par Rome
-au rétablissement de l'union, et par ailleurs le constant épouvantail
(i) Mansi, Concil., t. VU, col. 1099.
(2) Mansi, t. VII, col. 1101-1102.
l'affaire de l'hénotiquk 6i
des Byzantins, une telle netteté de pensée et d'expression, de la part
du premier Pape qui eut à traiter cette affaire, vaut d'être explicitement
signalée :
... de ecclesia Gonstantinopolitana Pétri Alexandrin! nomine Acaciique
sublato, pro quo tempestas oinnis exorta est, intemeratam paternae traditionis
fidei post Dominum benignus (imperator) efficiat uniiaiem, quae nunquam
fuisset tenerata, si hanc imperatori chrislianissimo fideliter Acacius insinuare
voluisset (i).
Flavita mourut avant d'avoir reçu la lettre du Pape, après un peu
plus de trois mois d'épiscopat, au début de l'année 490 (2). Le moine
Ephrem, dans sa Chronique, l'appelle un « profane et blasphématoire
monophysite, sectateur des idées et du culte d'Acace » : iv'.îoo;, j).».?-
:iY, uoç, O'.Ov'JTiTYj;. Axax.U;) Tj'/Tzvo'J.; X7.'. aja'vowv Tsêa; (3).
Euphémius (490-496), qui lui succéda, reconnut, il est vrai, le con-
cile de Chalcédoine, rétablit dans les diptyques le nom du Pape, et
renonça à la communion de Pierre Monge (mort en 490); mais il refusa
d'effacer des diptyques les noms de ses deux prédécesseurs, qui avaient
été des fauteurs d'hérésie.
L'empereur Zenon étant mort en 491, son successeur Anastase (491-
318) maintint l'Hénotique; suspect lui-même d'hérésie, il favorisa les
monophysites, quoiqu'il eût promis, le jour de son couronnement, de
défendre les décrets de Chalcédoine. Le pape saint Gélase (492-496), qui
succéda à saint Félix 111, maintint, de son côté, toutes les justes exigences
du Saint-Siège. Les négociations d'Euphémius avec Rome furent vaines;
vaines aussi les tentatives du Pape pour gagner l'empereur. Celui-ci fit
déposer Euphémius par des évêques de cour, qui durent à cette occasion
confirmer l'Hénotique, et le remplaça, en 496, par Macédonius H, qui
dut, lui aussi, signer l'Hénotique.
Le pape saint Anastase 11 (496-498) envoya au basileus des lettres et des
légats, pour le conjurer de ne point permettre que l'unité de l'Église fût
rompue en considération d'un mort légitimement condamné. Tout en
maintenant la radiation du nom d'Acace sur les diptyques, il reconnut
la validité et la légitimité des baptêmes et des ordinations conférés par
lui. (Saint Félix 111 (4) et saint Gélase (5) avaient déjà parlé de. la condes-
(i) Ep. ad Vetranionem episcopuin, dans Mansi, loc. cil.
(2) Cf. CupER, Séries patriarcharum Constantinopolitanonim, n. ^240; Le Qcien,
Jriens christianus, t. I, p. 21g.
(3) Ephrem le Moïse, Chronique, P. G., t. CXLIII, v. 9743-9744.
<4) S. FEUX III, ep, XIV.
(5) S. GÉLASE, ep. m, XII.
62 ECHOS D ORIENT
cendance dont il fallait user envers ceux qui avaient été baptisés ou
ordonnés par Acace.) En outre, Anastase II demanda que l'on mît fin
à la tyrannie dogmatique, et que l'on rétablît la foi catholique
à Alexandrie (i).
L'empereur, de plus en plus attaché à l'hérésie, éconduisit les légats
et n'accéda à aucun des désirs du Pape. 11 tenta même audacieusement
de mettre la main sur le siège de Rome, en poussant à la tiare l'archi-
diacre Laurent, « qui promettait de reconnaître l'Hénotique, c'est-à-dire
de prendre le mot d'ordre à Byzance » (2). 11 échoua de ce côté, et ce
fut le Pape légitime, saint Symmaque, qui triompha. Mais le basileus
prit sa revanche en Orient, par la protection donnée aux deux fort
habiles chefs que le parti monophysite trouva alors : Sévère et Xénaïas
ou Philoxène.
Bien que l'opinion fût alors très répandue.en Orient, qu'un clerc peut
régulièrement succéder à un évêque chassé de son siège par la vio-
lence, si l'Église devait autrement demeurer sans pasteur — opinion
contre laquelle le pape saint Gélase s'était très fermement élevé (3), —
le patriarche Macédonius sentit néanmoins l'illégalité réeHe de son
élection. 11 s'efforça, dans la suite, de se faire pardonner cette illégalité,
et montra, selon l'expression de Tillemont, qu'il eût « été digne assu-
rément de cet honneur, s'il y fût monté par une autre voie » (4). Il se
déclara très nettement contre les eutychiens, dans un synode tenu en
4C)7 ou 498, et renouvela les décrets de Chalcédoine, soit totalement,
soit partiellement (5). L'empereur Anastase se posant de plus en plus
en protecteur des monophysites, Macédonius lui résista ouvertement.
Le peuple se rangea du côté du patriarche. Mais l'hypocrite souverain
eut recours à des intrigues pour se maintenir sur le trône dont la fureur
populaire l'avait proclamé indigne. Il fit alors venir à Constantinople
le trop fameux Sévère avec des bandes de moines de son parti. La
lutte avec Macédonius se poursuivit, signalée tour à tour de la part
du basileus par d'injustes vexations, puis par des concessions hypo-
crites, jusqu'au jour où, en 511, enlevé de son palais à la faveur des
(i) Mansi, Concil., t. VIII, col. 190; Denzinger-Banwart, Enchiridion, n. 169.
(2) A. DuFOURCQ, Histoire de l'Eglise du m' au xi* siècle, p. 277.
(3) S. GÉLASE, ep. XIII ad episcopos Dardaniœ, dans Mansi, t. VIII, col. 49 sq.
(4) Tillemont, Mém. hist. eccl., t. XVI, chapitre sur'Euphéme de Constantinople,
art. 10, p. 661 .
(5) EvAGRE, Hist. eccl., l. III, c. xxxi, P. G., t. LXXXVI*, col. 2657 sq.; Théophane,
Chronographia, an. 491, P. G., t. CVIII, col. 340 b; Libellus synodicus, dans Mansi,
Concil., t. VIII, col. 374; Cedrenus, Chron., P. G., t. CXXI,'coI. 684 b. Victor de
Tunes ne s'accorde qu'en partie avec les auteurs précités. Voir Héfélé-Lecuercq,
Histoire des Conciles, t. II*, p. 913-919.
l'aitaire de l'hénotique 6j
ténèbres, le patriarche fut emmené à Chalcédoine d'abord, puis à Euchaïtes
en Paphlagonie, où Euphémius avait précédemment été exilé (i).
En dépit de son incontestable bonne volonté et de l'énergique résis-
tance qu'il opposa aux menées hérétiques de l'empereur, Macédonius,
pas plus que son prédécesseur, n'avait pu réussir à rétablir la commu-
nion avec Rome.
Son -successeur, Timothée, fut l'homme du basileus, tour à tour
sévissant avec lui contre les orthodoxes, s'inclinant hypocritement
devant le danger des menaces populaires, puis, le danger passé,
reprenant la protection des hérétiques et la persécution des catholiques.
Après l'expulsion de Flavien d'Antioche et d'Elie de Jérusalem en 511,
le siège d'Antioche fut occupé, en 513, par l'hérétique Sévère: celui
de Jérusalem, par Jean, qui, contrairement à ce qu'on attendait de lui,
se rallia les moines orthodoxes (2).
Les évêques d'isaurie et de Syrie II» s'opposèrent à ^'usurpateur
d'Antioche; deux d'entre <^'eux, Cosmas et Sévérien, lui envoyèrent
même un écrit de déposition. La résistance orthodoxe se manifestait
donc encore assez forte. C'est alors, en s 14, qu'éclata la révolte du
général Vitalien. Elle avait pris pour occasion les mauvais traitements
infligés aux catholiques et le bannissement de leurs plus éminents pas-
teurs, et elle menaçait de devenir une guerre de religion (3). Effrayé par
la marche victorieuse de Vitalien, qui venait sur la capitale, l'empereur
demanda la paix et promit par serment de rappeler les évêques expulsés,
notamment Macédonius de Constantinople et Flavien d'Antioche, de
réunir un concile général sous la présidence du Pape à Héraclée de
Thrace, et de soutenir désormais les orthodoxes (4).
La réalisation de ces promesses eût été de fait le rétablissement des
relations avec Rome, après une longue interruption. Déjà maints évêques
orientaux, dans une lettre très respectueuse, avaient adressé au pape
Symmaque (498-514), avec une profession de foi orthodoxe, un tou-
chant appel. On y saisit une mentalité catholique qui avait persisté
(i) Théodore le Lecteur, II, .26-28; Théophane, Chronograpliia, an. 504, P. G.,
t. CVIII, col. 364-368; Liberatus, Breviarium..., c. xix; Marcellin, Chronicon, an. 5ii,
P. L., t. LI, col. 937; N1CÉPH0RE, XVI, 26, P. G., t. CXLVII, col. 164-168; Victor de
Tunes, Chronicon, an. 5oi, P. L., t. LXVIII, col. 949; Evagre, Hist. eccL, I. III,
c. xxxi-xxxii; Cf. CuPER, Séries patriarcharum Constatitinopolitanorum, n. 289-291.
(2) Vita S. Sabœ, c. lxxvii, lxxix, lxxx; Théophane, Chronographia, an. 5o5, col.
368-373; Marcellin, Chron,, an. 5i2-5i3, P. L., t. LI, col. 937-938; Victor de Tunes,
Chron., an. 5oi, P. L., t. LXVIII, col. 949.
(3) Hergenrœther, Photiiis, t. I, p. 141.
(4) Evagre, Hist. eccL, 1. III, c. xliii, P. G., t. LXXXVI*, col. 2696; Théophane,
Chronographia, an. 5o6, P. G., t. CVIII, col. 373 c.
64 ÉCHOS d'orient
malgré tout et qui, de ce^ chef, a pour nous un très vif intérêt.
La lettre était intitulée : « L'Église orientale à Symmaque, évêque de
Rome. »
Les prélats rappelaient au début les paraboles de la brebis et de la
drachme perdues, avec la sentence du Sauveur : « En vérité, je vous
le dis, c'est ainsi qu'on se réjouira dans le ciel pour un seul pécheur qui
fait pénitence. » Puis ils continuaient (r) :
C'est ce que nous disons, en osant vous supplier, non pour la perte d'une
brebis ou d'une drachme, mais pour le salut précieux, non seulement de l'Orient,
mais presque des trois quarts de l'univers, racheté non avec un or ou un argent
corruptible, mais avec le sang précieux de l'Agneau de Dieu, selon la doctrine
du bienheureux Prince des glorieux apôtres, dont le Christ Bon Pasteur a confié
le siège à Votre Béatitude. A son exemple, Père très saint, hâtez-vous de nous
secourir, de même que le bienheureux Paul, votre docteur, averti dans une
vision que les Macédoniens étaient en danger, se hâta de les secourir dans la
réalité.
O Père plein de tendresse pour vos enfants, puisque ce n'est pas en vision,
mais en réalité, que des yeux de votre esprit vous nous voyez périr par la pré-
varication de notre père Acace, ne tardez pas, ou plutôt, pour parler avec le
prophète, ne sommeillez pas, mais hâtez-vous de nous secourir. Vous n'avez
pas seulement reçu la puissance de lier, mais encore celle de délier, à l'exemple
du Maître, ceux qui sont depuis longtemps dans les fers; ni seulement celle
d'arracher et de détruire, mais aussi celle d'édifier et de planter comme Jérémie
ou plutôt comme Jésus-Christ dont Jérémie était la figure; ni seulement celle
de livrer à Satan pour la perte de la chair, mais encore celle de ranimer par la
charité ceux qui sont rejetés depuis longtemps, de peur que, ce qu'à Dieu ne
plaise, Satan, venant à nous plonger dans une grande tristesse, ne paraisse
l'emporter sur vous. Vous n'ignorez pas sa malice, vous que Pierre, votre doc-
teur sacré, enseigne tous les jours à paître, non par la violence, mais par une
autorité bien acceptée, les brebis du Christ qui vous sont confiées dans le
monde. Nous vous conjurons donc de déchirer ce nouvel arrêt qui pèse sur
nous, comme Jésus-Christ, notre Sauveur, notre Chef, a déchiré l'ancien sur la
croix.
Si Acace a été anathématisé à cause de so}i amitié pour les alexandrins ou
plutôt pour les eutychiens, qui anathématisent Léon et le concile de Chalcé-
c'oine, pourquoi sommes-nous tenus pour hérétiques et soumis à l'anathème,
nous qui nous attachons uniquement à la lettre de Léon qui a été lue au Con-
cile, nous qui sommes attaqués chaque jour et condamnés comme hérétiques
par les eutychiens parce que nous prêchons votre dogme orthodoxe?
Ne dédaignez pas de nous secourir et ne nous haïssez pas parce que nous
sommes en communion avec nos ennemis. Parmi ceux qui n'avaient le soin
(i) J'emprunte la traduction de cet extrait, sauf quelques très légères retouches, au
travail de mon confrère P. Bernardakis, Les appels au Pape dans l'Eglise grecque
Jusqu'à Photius, dans les Echos d'Orient, t. VI, igoS, p. 120-121; j'ai souligné deux
passages à cause de la manière dont il y est fait mention d'Acace.
l'affaire de l'hénotique hy
que d'un petit nombre d'âmes, beaucoup se sont séparés de leur communion;
les autres, préposés à un nombreux troupeau, ont cédé à la nécessité pour ne
pas abandonner les brebis au loup comme le mercenaire. Ce n'est pas pour
l'amour de la vie, mais seulement pour le salut des âmes qu'un grand nombre
de prêtres agissent ainsi...
Tous, et ceux qui paraissent communiquer avec les adversaires et ceux qui
s'en abstiennent, nous attendons, après Dieu, la lumière de votre visite et de
votre assistance. Hâtez-vous de secourir l'Orient, d'où le Sauveur vous a envoyé
deux grands soleils pour éclairer toute la terre; rendez-lui ce qu'il vous a
envoyé; éclairez-le de la lumière de la vraie foi, comme il vous a éclairé de la
lumière de la connaissance divine...
De même que le Seigneur dit à Paul au sujet de Corinthe : « Parlez et ne vous
taisez pas, car j'ai un grand peuple dans cette ville », ainsi il vous dit aujour-
d'hui : hâtez-vous et allez sans délai au secours de l'Orient, car ce n'est pas une
multitude de. cent vingt mille hommes, comme à Ninive, mais une foule beau-
coup plus nombreuse qui attend après Dieu sa guérison de vous (i).
Saint Symmaque répondit à cet appel, en recommandant aux évèques
orientaux le courage dans la souffrance, l'attachement au concile de
Chalcédoine, l'abstention rigoureuse de toute communion avec les amis
d'Acace. C'est à cette condition seulement qu'ils pourront se croire en
communion certaine avec Rome.
A saint Symmaque succéda saint Hormisdas (20 juillet 514-6 août
523). C'est sous le pontificat de ce Pape que devait enfin avoir lieu
l'union tant désirée. L'empereur Anastase lui exprima, en deux lettres
successives, fin décembre =ii4 et janvier 515, le désir de voir la paix
ecclésiastique sq rétablir et un concile général s'assembler à Héraclée de
Thrace. Dans sa réponse, Hormisdas maintenait les conditions posées
par ses prédécesseurs, lesquels, disait-il, avaient toujours vivement
souhaité l'union, mais sans jamais transiger avec leurs devoirs de gar-
diens de la vraie foi :
Hoc opus supernœ clementiœ (la réunion), hœc et decessorum nostrorumfuit
semper oratio : quos etiam rerum actus paternce traditionis ministros et rectœ
fidei déclarant fuisse custodes (2).
Après mûre réflexion, Hormisdas envoya à Constantinople (515) les
évêques Ennodius de Pavie et Fortunat de Catane, le prêtre Venance,
le diacre Vital et le notaire Hilaire, avec des instructions très précises
connues sous ce titre : Indiculus qui datus est Ennodio, etc. (3). Son but
était surtout d'éprouver la bonne foi d'Anastase, précaution que les évé-
(i) Mansi, t. VIII, co!. 218-220 (Symmachi ep. vin).
12) Mansi, Ibid., col. 385.
(3) Mansi, Concil., t. VIII, col. 389-393.
Echos d Orient, — T. XIX
66 ÉCHOS d'orient
nements ultérieurs devaient pleinement justifier. Dans de nouvelles
lettres, juillet et août 515, le Pape recommanda au prince ses envoyés
et indiqua avec précision les conditions de la paix ecclésiastique : l'em-
pereur devait souscrire la formule qui lui serait présentée, accepter le
concile de Chalcédoine et la lettre dogmatique de saint Léon , condamner
Nestorius, Eutychès, Dioscore et leurs partisans, entre autres notamment
Acace," rétablir les prélats qui avaient été déposés pour leur attachement
à l'orthodoxie et à la communion avec Rome; enfin, abandonner au
Siège apostolique la cause de chaque évêque (i).
Le basileus essaya de nouveau ses anciennes habiletés, et mit tout en
œuvre pour se gagner les légats. A ceux-ci, lors de leur retour à Rome,
ainsi qu'aux deux fonctionnaires de la cour envoyés par lui, il donna
des lettres pleines d'honneurs pour le Pape. 11 conviait Hormisdas
à prendre part personnellement au concile projeté, et cherchait à le
rassurer entièrement par une profession de foi orthodoxe où le synode
de Chalcédoine était expressément reconnu . C'est seulement sur l'unique
point concernant Acace que l'empereur déclarait ne pas pouvoir céder,
malgré sa disposition personnelle : parce que, disait-il, à cause de ce
patriarche défunt, des vivants se verraient chassés de l'Église, qu'il
s'ensuivrait de grands troubles et d'inévitables effusions de sang (2).
Dans sa réponse, le Pape, tout en louant le zèle affiché par Anastase,
exprima le désir que les faits répondissent aux paroles. Il ne pouvait,
ajoutait-il, dissimuler son étonnement que l'ambassade promise eût
tardé si longtemps, et que l'empereur, au lieu de lui envoyer des
évêques, lui eût dépêché deux fonctionnaires laïques, Théopompe et
Sévérien, dans lesquels il avait vite reconnu des partisans du mono-
physisme (3).
On peut voir d'ailleurs, dans une lettre d'Hormisdas àl'évêque français
saint Avit de Vienne, 15 février 517, que le Pape avait deviné la ruse
grecque cachée derrière les belles paroles et promesses du basileus :
Sed quantum ad Grœcos, ore potius proferiiniur pacis pola quam pectore,
et loquuntur 7nagis justa quam faciunt; verbis se velle jactajit quod operibus
nollc déclarant; quœ fugiunt, projessione diligunt; et quce damnaverint, hœc
sequuntur (4).
Cependant, saint Hormisdas se décida, en 517, à envoyer à Constan-
(i) Mansi, Concil., t. VIII, col. 394-395.
(2) Cf. Baronius, Annales eccl., an. 5i6, n. 46.
(3) Mansi, Coticil., t. VIII, col. 398.
(4) Ibid., col. 409-411.
l'affaire de l'hénotiquë 67
tinople une nouvelle ambassade, à la tête de laquelle se trouvaient les
évêques Ennodius et Peregrinus (i).
Le basileus fit traîner les choses en longueur, jusqu'à ce qu'il se sentît
de nouveau assez fort. En ce qui concernait spécialement la mémoire
d'Acace, il avait, du reste, avec lui la plupartdes Byzantins. Après la mort
de son épouse Ariadne, qui avait été attachée au patriarche Macédonius
et avait souvent intercédé en faveur des orthodoxes (2), Anastase donna
aux deux cents évêques réunis à Héraclée l'ordre de se séparer sans
avoir rien fait (3). 11 chercha à corrompre les envoyés du Pape, et,
n'y ayant point réussi, il les congédia injurieusement. Les hérétiques
purent alors de nouveau persécuter impunément les orthodoxes (4).
Le Saint-Siège retira néanmoins de ses démarches un résultat appré-
ciable : les évêques orthodoxes d'Orient, un bon nombre de moines et
d'hommes influents se rattachèrent plus fortement à lui: et le formulaire
dogmatique imposant l'obéissance aux décisions romaines trouva de
nombreux souscripteurs (5).
Un document intéressant nous a été conservé de cette période : c'est
un appel au Pape, de la part des archimandrites et des moines de la
Syrie 11^ Cette supplique, couverte de près de deux cents signatures, est
adressée « au très saint et bienheureux patriarche de tout l'univers,
Hormisdas, occupant le siège de Pierre, prince des apôtres ». Nous
y voyons, avec l'attestation des persécutions infligées aux orthodoxes,
la persistance des plus purs sentiments catholiques ,^,et en particulier la
vivante expression de la croyance traditionnelle à la primauté romaine.
Ce sont là, à notre point de vue, choses trop importantes pour que
nous ne laissions pas un instant la parole à ces moines syriens. Voici
donc quel langage ils tiennent au pape saint Hormisdas :
Avertis par la grâce de notre Sauveur de recourir à Votre Béatitude comme à
un port tranquille dans la tempête, nous croyons déjà être délivrés des maux
qui nous pressent... Comme le Christ, notre Dieu, vous a constitué le prince
des pasteurs, le docteur et médecin des âmes, vous et votre saint ange, il est
juste de vous exposer les épreuves qui nous sont arrivées et de vous signaler
les loups cruels qui ravagent le troupeau du Christ, afin que Votre Béatitude les
chasse du milieu des brebis avec le bâton de l'autx)rité, qu'elle guérisse les âmes
(i) Mansi, ConciL, t. VIH, col. 412-418.
(2) Théophane, Chronographia, an. 504; Cyrille de Scythopolis, Vita S. Sabœ,
c. nxiii; Mabcellin, Chronicon, an. 5i5.
(3) Théophane. Chronographia, an. 5o6, P. G., t. CVIII; Cedrenus, P. G., t. CXXI,
cq!. 689 A.
(4) Cedbenus, loc. cit., col. 692 B C; Z inaras, xiv, 4.
(5) S. Hormisdas, Ep. ad Cœsarium Arelatensem; Jean de NtcopOLis et le synode
d'Epire, Ep. ad Hormisdam. Cf. Baronius, Annales eccL, an. 5'6.
68 ÉCHOS d'orient
par la parole de la doctrine et calme leurs blessures par le remède de la prière...
Votre Béatitude sera instruite de tout par les mémoires que lui remettront
nos vénérables frères Jean et Sergius. Nous les avions envoyés à Constanti-
nople, espérant obtenir justice de ces excès; mais l'empereur ne daigna pas leur
dire un mot; Su contraire, il les chassa ignominieusement, en profé-ant des
menaces contre les plaignants. Nous comprîmes alors, quoique un peu tard,-
qu'il était lui-même l'auteur de tous nos maux.
Nous vous en supplions, nous vous en conjurons, ô bienheureux Père,,
levez-vous plein de zèle et d'ardeur, compatissez au corps mis en lambeaux,
puisque vous êtes la tête de tous ; vengez la foi méprisée, les canons foulés aux
pieds, les Pères blasphémés, le saint concile frappé d'anathèm?. Dieu vous a
donné la puissance et l'autorité de lier et de délier. Ce ne sont pas les bien por-
tants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Levez-vous donc. Pères
saints, et venez nous sauver, soyez les imitateurs de notre Maître qui du ciel est
venu sur la terre pour chercher la brebis errante. Considérez Pierre, prince des
apôtres, dont vous ornez le trône, et Paul, ce vase d'élection : ils ont parcouru
l'univers pour l'éclairer. De grandes plaies demandent de plus grands remèdes..
Les mercenaires, voyant venir les loups sur le troupeau, leur abandonnent les
brebis; quant à vous, vrais pasteurs et vrais docteurs, à qui est confié le salut
des brebis, c'est le troupeau lui-même, délivré des bêtes féroces, qui court
au-devant de vous, reconnaissant son pasteur et suivant sa voix, comme a dit
le Seigneur : « Mes brebis entendent ma voix, et je les connais et. elles me
suivent ». Ne nous méprisez pas, Père très saint, nous qui' sommes blessés par
des bêtes féroces.
Pour que les informations de votre saint ange soient complètes, nous anathé-
matisons, dans cette supplique qui nous tient lieu de profession de foi, ceux
que votre Saint-Siège a rejetés et excommuniés, nous voulons dire : Nestorius,
Eutychès, Dioscore, Pierre Monge, Pierre le Foulon, Acace et quiconque défend
l'un de ces hérétiques (i).
C'était, on le voit, une profession de foi entièrement conforme aux
exigences du Pape. Le fait qu'elle portât près de deux cents signatures;
le fait aussi, mentionné dans la lettre, que trois cent cinquante moines
orthodoxes eussent été massacrés naguère par les bandes hérétiques,
donnent à penser que le nombre des catholiques était encore considé-
rable en Syrie.
Des sentiments analogues subsistaient, en dépit des persécutions ou
même à cause d'elles, dans tout l'Orient, et jusque dans la capitale. Ils
ne devaient pas tarder à faire explosion et à imposer le retour de l'union
tant désirée. Mais il fallut, pour cela, attendre la mort de l'empereur
Anastase (juillet 518).
Athènes, juillet 1918.
SÉVÉRIEN SaLAVILLE.
(i) Mansi, Concil., t. VIII, col. 425. Ici encore, j'emprunte la traduction au travail
de mon confrère P. Bernabdakis, Les appels au Pape dans l'Eglise grecque jusqu'à.
Photius, dans les Echos d'Orient, t. VI, 1908, p. 121-122.
NOTES D'ARCHÉOLOGIE
RUINES BYZANTINES
Autour d'Odalar-Djamissi, à Stamboul
[>)
Le feu, cette vieille connaissance de Byzance et de Stamboul, en
a de nouveau fait des siennes et â attiré une fois de plus l'attention
vers ces quartiers lointains de Stamboul qui confinent aux murailles
de la Porte d'Andrinople. A vrai dire, en matière d'archéologie byzan-
tine, le feu est un auxiliaire précieux, car il met à nu le sol sur lequel
tant de monuments fameux avaient été construits. Or, les parages de
la Porte d'Andrinople qui viennent d'être anéantis remettent en ques-
tion une foule de problèmes qui, quoique fort souvent traités, n'ont
pas encore été solutionnés.
Le promeneur qui s'en va à la Porte d'Andrinople depuis la mosquée
Fatih ne tarde pas à arriver, après avoir traversé les décombres du
grand incendie de 1918, à un grand jardin enfoncé, appelé Tchukur-
Bostan, autrefois bordé de maisons, actuellement assez isolé par le
dernier incendie. Ce Tchukur-Bostan, comme les jardins de la mosquée
de Sultan Sélim et celui de Tchappa, était une ancienne citerne
ouverte qui fournissait, à l'époque byzantine, l'eau nécessaire pour
l'extinction ou la localisation des incendies, pour les besoins ordinaires
de la population et l'arrosage des jardins cultivés par les nombreux
gardes, goths, varègues, petchenègues, à qui étaient confiées les portes
de la ville. Une chose qui pourrait paraître étonnante, c'est que ces
« tchukur-bostans », actuellement profondément enfoncés dans le sol,
étaient, à l'époque byzantine, complètement situés sur les collines de
a ville. Leurs murs, hauts de 6 à 10 mètres et épais de 3 à 4 mètres,
donnaient à la construction, dont les dimensions étaient généralement
de 250 mètres de longueur sur 75 de largeur, l'aspect d'un immense
prisme rectangulaire de maçonnerie. Comme aucune de ces citernes
n'est employée aujourd'hui dans son usage primitif, et comme le sol
intérieur est formé de la vase déposée pendant de longs siècles par les
eaux qui aboutissaient en ville depuis la forêt de Belgrade par la cana-
(i) A propos de l'incendie du 2 juillet 1919, à Constantinople.
70 ÉCHOS D ORIENT
lisation dejustinien, on ne connaît pas exactement la profondeur de ces
citernes ni la manière de distribution de leur eau. Extérieurement, les
alentours de ces citernes étaient au même niveau que le fond, ou même
plus bas, pour permettre d'en retirer l'eau par un système de drains ou
de robinets. On pourrait s'étonner de cette surélévation du sol, qui
accuse souvent, à Stamboul, jusqu'à dix mètres de ditlérence. Mais il
faut se souvenir que si la surélévation du sol est une chose connue et
scientifiquement constatée pour toutes les localités antiques, à Constan-
tinople les nombreux incendies qui ont ravagé la ville dans les temps
byzantins et aux époques turques ont encore exagéré d'une manière
exceptionnelle cette surélévation naturelle des lieux habités.
Si l'on était sage, en présence du feu éternel qui dévore à tour de
rôle tous les quartiers de la ville, on rendrait ces nombreuses citernes,
ouvertes ou non, à leur ancienne destination, et l'on installerait sur
leurs bords des pompes à moteur munies d'une tuyauterie suffisante
pour éteindre le feu terrible des incendies.
Je me suis quelque peu écarté de mon sujet et je me hâte d'y revenir.
A l'époque byzantine, les terrains incendiés le 2 juillet dernier étaient
situés dans la 14^ région et occupaient la partie supérieure de la sixième
colline. Dans les trois derniers siècles qui précédèrent la prise de la
ville, la 14e région était une des plus importantes, sinon la plus impor-
tante; et je puis ajouter qu'actuellement c'est une des moins connues.
Elle était donc couverte de monuments fameux, dont les restes jalonnent
encore tous ces parages. Les vastes palais impériaux des Blachernes,
entourés des églises de Notre-Dame des Blachernes, de Notre-Dame de
Cyrus, des Apôtres Pierre et Marc, de Saint-Nicolas, de Sainte-Thècle ;
les prisons de Constantin avec les tours d'Anéma et d'isaac; l'Aghiasma
de Saint-Basile dans le pentapyrgion de la Porte des Blachernes; les por-
tiques cariens: ces diverses constructions occupaient le bas de la colline,
dont les pieds étaient baignés par la Corne-d'Or. Le haut de la colline
était occupé par la Tour de l'Hebdomon, où furent proclamés, au dire
de Théophan et Zonaras, de nombreux empereurs, et la fameuse église
de Saint-Jean-Baptiste. On y voyait aussi le couvent de Chora (Kahrlé
Djamissi), l'église de Saint-Georges (Mihri-Mah Djamissi, Porte d'Andri-
■ nople), l'église de Saint-Jean le Théologien ou l'Évangéliste, le couvent
de Manuel ou de Nicolas des Latins (Kéféli Djamissi), Saint-Jean in
Petra (Bogdan Serai); l'église des neuf Ordres, le monastère de Kyria
Ouranôn et tant d'autres. L'attention du visiteur contemporain est
attirée par la présence de deux citernes, l'une ouverte, l'autre cou-
verte à 28 colonnes, avoisinant une mosquée appelée Odalar Djami
RUINES BYZANTINES 7 I
OU Kéman Kèche Djami et les ruines d'une autre mosquée appelée
Kassim-Agha.
Odalar Djami a été détruite par les flammes, le 2 juillet 19 19. La
mosquée Kassim-Agha l'avait été par le dernier tremblement de terre.
A voir les ruines de ces deux mosquées, on n'hésite pas à y reconnaître
d'anciens .monuments byzantins. Il y a quelques années, dans une
étude approfondie de la région, et spécialement du groupe formé par
les deux citernes et les deux mosquées, j'étais arrivé à la conviction,
d'ailleurs fortement documentée, que l'on se trouvait en face d'un cou-
vent assez important, dont l'église était l'actuelle Odalar Djami et dont
une partie des dépendances se trouvaient dans les ruines de la mosquée
en ruines de Kassim-Agha. La citerne couverte à 28 colonnes, qui est
attenante, n'était autre que la citerne du couvent, conformément à la
coutume et à la nécessité dans ce temps-là.
Les archéologues ne sont pas d'accord sur l'origine byzantine
d'Odalar Djamissi. Le D^ Mordtmann (i) croit y voir le monastère
byzantin to korotiis; Paspatis y reconnaît une église de quartier; Manuel
Gédéon indentifie cette mosquée avec le monastère Notre-Dame de
Pétra (2); bref, la documentation exacte nous fait défaut pour mettre
un nom ancien sur ces vénérables ruines. D'ailleurs, on n'est pas plus
d'accord pour identifier la grande citerne ouverte qui limitait un des
côtés de la cour intérieure du couvent. Pierre Gilles (édition de Lyon
1561, c. IV, p. 198) l'appelle citerne Boni; d'autres l'appellent citerne
d'Aspar; Sidéridès démontre que ce n'est pas la citerne d'Aspar, celle-ci
se trouvant sur la cinquième colline, à côté de la mosquée de Sultan
Sélim; M. Daleggio d'Alessio, dans une conférence faite le 24 décembre
19 16 au Syllogue grec sur l'église Sainte-Marie de Balat, suppose que
cela pourrait être la citerne d'Aétius ; d'autre part, Sidéridès et Van
Millingen appellent citerne d'Aétius la citerne couverte à 28 colonnes,
qui n'est autre que la citerne du couvent.
Donc, on est loin de s'entendre pour identifier ces vénérables
ruines; l'incendie, en nivelant le quartier et en apportant quelques
renseignements sur l'architecture d'Odalar Djami, aura rendu possibles
des investigations, des fouilles peut-être, qui permettront d'y voir plus
clair.
Ce qui rend le sujet très intéressant, c'est que le D^ Mordtmann a
(i) Bosporus, 1906, p. 2g.
(2) Manuel Gédéon, BuiJavT-.vbv 'EopToVJv.ov, p. 267, col. i : -f,ç CTipaviaç Oîotôxo-j ?v
zi) riÉTÇ-a.
72 ÉCHOS D ORIENT
identifié Odalar Djami avec l'église latine de Sainte-Marie, d'après un
document arménien qu'il ne cite pas(i). M. Daleggio d'Alessio adopte
la même identification et en donne les raisons suivantes : d'abord,
Sainte-Marie se trouvait près de l'église Saint-Nicolas, qui est le Kefeli-
Djami d'aujourd'hui, dans le quartier de Kaffa-Mahalessi ; de plus, des
récits de voyageurs de l'époque placent Sainte-Marie dans ce quartier.
Les catalogues des églises grecques, dressés de 1595 à 1604, publiés
par Papadopoulos-Kérameus et Sidéridès, ne mentionnent, dans ce
quartier, aucune église grecque qui puisse s'identifier avec Sainte-Marie :
d'où Ton déduit que l'église de Sainte-Marie, que les Latins avaient
reçue des Turcs en même temps que l'église Saint-Nicolas (Kefeli
Djami), n'est autre que celle que les Turcs devaient appeler Kémankéch-
Djamissi, du nom du personnage qui la transforma en mosquée, ou
Odalar-Djamissi, nom plus expressif tiré du sous-sol de l'église divisé en
un assez grand nombre de chambres à coupoles arrondies.
On ne sait pas exactement à quelle date Sainte-Marie passa aux mains
des Latins, mais cela a dû avoir lieu dans le courant du xvp siècle.
Par contre, on connaît exactement l'époque où elle fut transformée en
mosquée. Elle fut définitivement fermée en 1636 (2); après l'avoir été
à plusieurs reprises, puis réouverte dans les années de 1629 à 1636,
quatre années après, soiten 1640, elle devenait un lieu de culte musulman»
malgré les efforts du P. Innocent Martial, qui arrivait à Constantinople
en 1640(3). Ce Père donne, dans une lettre, de précieux renseignements
sur l'église Sainte-Marie, qui était petite comme celle d'Odalar. Sur le
maître-autel, il y avait un ancien tableau de la Vierge; lors de la ferme-
ture de l'église, cette Vierge fut transportée à Saint-Pierre de Galata,
où on peut la voir sur un autel spécial.
Au point de vue historique, Odalar-Djamissi pose donc une question
intéressante aussi bien pour les Grecs que pour les Latins. Au point
de vue architectural, son intérêt est tout aussi grand. Elle fut bâtie,
d'après l'étude des caractères d'architecture et des détails de construc-
tion, vers la fin du vF siècle; c'était une basilique à trois nefs sup-
portées par deux rangées de deux colonnes, avec un narthex. Elle fut,
à quatre époques diverses qu'il est impossible de déterminer, recou-
verte de fresques superposées, desquelles il subsiste quelques frag-
(i) Bosporus, loc. cit.
(2) Bi-LiN, Histoire de la latinité de Constantinople, p. 112.
(3) Conférence de M. Daleggio d'Alessio; voir le compte rendu dans le Bulletin du
Vicariat apostolique de Constantinople, 16 juillet 1916, p. 431-435, et 7 janvier 1917,
p . 8- n .
RUINES BYZANTINES 7^
ments reconnaissables avec des inscriptions, dont une assez longue et
assez importante. A une époque qu'il est impossible de préciser, mais
qui est byzantine, l'église fut divisée en deux parties dans le sens de
la hauteur. Le sous-sol fut alors occupé par une quinzaine de petites
chambrettes à coupoles arrondies, communiquant entre elles en tous
sens, ayant la hauteur de l'abside, et le tout fut recouvert de fresques
à fond bleu foncé (4e couche). Quant à la partie supérieure, nous n'avons
aucune idée de ce qu'elle était. Continua-t-elle à être encore un lieu de
culte ou non ? Conserva-t-elle des colonnes ? Fut-t-elle une basilique, une
église à plan carré ou tout simplement une grande salle, comme derniè-
rement? Autant de questionsauxquelles rien ne nous permetde répondre.
Quelles furent les raisons qui militèrent en faveur d'une telle trans-
formation ? Nous ne le savons pas davantage. Peut-être une destruction
partielle par le feu ou un tremblement de terre fut-elle le point de
départ d'une réfection, dont le véritable but nous échappe. En tout cas,
nous ne pouvons pas, jusqu'à plus ample information, accepter comme
certaine l'affirmation de M. Daleggio d'Alessio que le sous-sol formait
16 chambres sépulcrales. C'est possible; mais des fouilles seules pour-
raient nous le dire avec certitude ; de même des fouilles seules pour-
ront soulever le voile épais qui nous cache la véritable identification
de tout le groupe de ruines gravitant autour d'Odalar-Djamissi.
Ernest Mamboury.
Constantinople, 8 juillet 1919.
UN OUVRIER RUSSE DE L'UNION DES ÉGLISES
VLADIMIR SOLOVIEV (1853-1900)
111. Après la conversion
(1)
A. Les conclusions du converti : « L'idée russe ».
« La Russie et l'Église universelle. »
Le*R. P. Pierling, prié par M. Leroy-Beaulieu de le renseigner sur
le système religieux de Soloviev, crut ne pouvoir mieux faire que de
transmettre la demande à Mgr Strossmayer. Celui-ci écrivit au célèbre
jésuite la lettre suivante, publiée pour la première fois par M. d'Herbigny.
Elle vaut d'être reproduite tout entière.
Reverand père et mon cher frère en I. X.!
Voilà là lettre écrite a moi par notre excellent Souvalof (2). Il publîra succes-
siment 3 volumes, a Agram, sur la réunion des églises. L'impression du premier
volume est presque terminé. Il a l'inieniion d'en publier un abrégé en français.
C'est un home ascète et vraiment saint. Son idée mère est qu'il n'y a point de
vrai schisme en Russie; mais seulement un grand malentendue. A présent il
demeure à Moscou. Je lui écrirai instantanément, qu'il vous expose un peu
plus au fond sa doctrine. Je cônais un peu l'excellent écrivain Leroie-Beaulieu
(sic). Je leus ses articles dans la revue des deux mondes. Saluez le de ma part,
llest ami des Slaves. Il a mille fois raisun. Il faut, que la race latine, à la tête
la france, s'unisse à la race slave, pour se défendre contre la race altière et
egoiste, qui nous tous menace de son joug. Adieu mon chère frère. Je me
recômande a votre charité et a vos prières.
Votre frère en I. X.
Strossmayer,
épêque.
Diakovo — 887
I
A quelques jours de là, Soloviev écrivait directement au P. Pierling.
Voici les passages principaux de sa lettre.
Après s'être félicité de l'occasion qui lui était otferte de manifester
ses idées « à un public vraiment éclairé », il ajoutait :
« J'écrirai moi-même en français selon mes mojens un exposé, court, mais
plein de mes conceptions sur la religion et l'Eglise... J'y rattacherai proba-
(i) Voir Echos d'Orient, t. XVIII, p. 165-179.
(2) Erreur manifeste pour Soloviev.
VLADIMIR SOLOVIEV 75
blement la justification philosophique des trois enseignements de l'Eglise
catholique qui i-onstiiuent la principale barrière doctrinale entre elle et l'Orient:
à savoir la process on du Saint-Esprit et a Filio (sic), ensuite l'enseignement
sur rimmaculée-Conception de la Sainte Vierge, et enfin infallibilitas Summi
Pontificis ex cathedra (sic). Tout cela constituera un article de quatre ou
cinq feuilles imprimées que j'écrirais volontiers sous ce titre : Philosophie de
VEglise universelle... »
Au lieu d'un article, c'est un volume français de 400 pages qui sor-
tirait de la plume de Soloviev, présenté sous un titre modifié : La Russie
et l'Eglise universelle.
L'élaboration de ce travail dura deux ans, et c'est dans la propriété
de M. Leroy-Beaulieu, à Viroflay, que Soloviev l'achèvera en 1888.
« l'idée russe »
Ce voyage à Paris, nécessité par l'impression de cette nouvelle œuvre,
lui fournit l'occasion de présenter à un auditoire franco-russe ses con-
ceptions sur les devoirs et l'avenir de la Russie, ce qu'il appelait Vidée
russe.
La conférence eut lieu le 25 mai 1888, dans les salons de la princesse
de Sayn-Witlgenstein.
L'é égance et la sûreté de langage de ce Russe parlant en français
étonnèrent fo t : la puissance de son esprit et l'élévation de ses idées
se trouvèrent dépasser la plupart de ses auditeurs. Tout le monde n'a
pas les mêmes préoccupations, et celles de Soloviev, universalistes,
étaient d'un autre genre que celles, particularistes, où s'agitent beau-
coup d'intelligences même distinguées.
L'Idée russe résume tout ce que Soloviev a déjà dit sur la mission
d'union rt-ligieuse de la Russie et tout ce qu'il dira dans la suite. C'est
pourquoi nous y insistons davantage.
En voici tout d'abord une succincte analyse :
Tout peuple a un devoir, loi de vie s'il le remplit, loi de mort s'il
y manque. Israël est un exemple. La Russie, elle aussi, a un devoir.
Lequel? Celui de toute nation chrétienne, qui est de participer à la vie
du Christ. Le remplit-elle? Eh bien, non.
Sans doute, il faut distinguer la piété populaire de l'institution offi-
cielle, rendre hommage à l'une et flétrir l'autre. Mais l'institution
officielle, nationalisant la religion, par là la fausse, car la religion chré-
tienne est universelle. A l'universalisme de la religion, il' faut un
centre universel, international. 11 existe : c'est la Papauté. La Russie,
renonçant à son particularisme, doit s'y rallier : la chose est possible.
76 ÉCHOS d'orient
Si elle le feit, elle accomplit son devoir, elle remplit sa mission de
nation chrétienne et se réserve les plus grandes gloires.
Pour donner une idée plus complète de cet opuscule, que le lecteur'
nous pardonne les citations suivantes, groupées sous divers titres,
qui en faciliteront la lecture. Il nous en saura gré, quand il les aura
parcourues.
Mieux que toute explication, elles livreront la manière du grand
penseur et écrivain.
IntrodiLction : Position de la question.
P. 6. — Quand on voit cet empire immense se produire avec plus ou moins
d'éclat, depuis deux siècles, sur la scène du monde, quand on le voit accepter,
sur beaucoup de points secondaires, la civilisation européenne, et la rejeter
obstinément sur d'autres plus importants, en gardant ainsi une originalité qui,
pour être négative, n'en paraît pas moins imposante; quand on voit ce grand
fait historique, on se demande : Quelle est donc \3i pensée qu'il nous cache ou
nous révèle, quel est le principe idéal qui anime ce corps puissant, quelle nou-
velle parole ce peuple nouveau venu dira-t-il à l'humanité; que veut-il faire
dans l'histoire du monde ? Pour résoudre cette question, nous ne nous adresse-
rons pas à l'opinion publique d'aujourd'hui, ce qui nous exposerait à être désa-
busés demain. Nous chercherons la réponse dans les vérités éiernelles de la
religion. Car l'idée d'une nation n'est pas ce qu'elle pense d'elle-même dans le
temps, mais ce que Dieu pense sur elle dans l'éternité.
1 . Tout peuple a un devoir : loi de vie, s'il le remplit; loi de mort,
s'il y manque. Exemple d'Israël.
P. 7. — En acceptant l'unité essentielle et réelle du genre humain — et il faut
bien l'accepter, puisque c'est une idée religieuse justifiée par la philosophie
rationnelle et confirmée par la science exacte, — en acceptant cette unité substan-
tielle, nous devons considérer l'humanité entière comme un grand être collectif
ou un organisme social dontles différentes nations représentent les membres
vivants. Il est évident, à ce point de vue, qu'aucun peuple ne saurait vivre en
soi, par soi et pour soi, mais que la vie de chacun n'est qu'une participation
déterminée à la vie générale de l'humanité. La fonction organique qu'une nation
doit remplir dans cette vie universelle, voilà sa vraie idée nationale, éternelle-
ment fixée dans le plan de Dieu. t
Mais s'il est vrai que l'humanité est un grand organisme, il faut bien se
rappeler que ce n'est pas là un organisme purement physique, mais que les
membres et les éléments dont il se compose — les nations et les individus —
sont des êtres moraux. Or, -la condition essentielle d'un être moral, c'est que la
fonction particulière qu'il est appelé à remplir dans la vie universelle, l'idée qui
détermine son existence dans la pensée de Dieu, ne s'impose jamais comme
une nécessité matérielle, mais seulement comme une obligation morale. La
oensée de Dieu, qui est la fatalité absolue pour les choses, n'est qu'un devoir
pour l'être moral. Mais, s'il est évident qu'un devoir peut être rempli ou non.
VLADIMIR SOLOVIEV 77
peut être rempli bien ou mal, peut être accepté ou rejeté, on ne saurait admettre,
d'un autre côté, que cette liberté puisse changer le plan providentiel^ ou enlever
son efficacité à la loi morale. L'action morale de Dieu ne peut pas être moins
puissante que son action physique. Il faut donc reconnaître que, dans le monde
moral, il y a une fatalité, mais une fatalité indirecte et conditionnée. La voca-
tion ou l'idée propre que la pensée de Dieu assigne à chaque être moral — indi-
vidu ou nation — et qui se révèle à la conscience de cet être comme son devoir
suprême, cette idée agit aans tous les cas comme une puissance réelle, elle
détermine dans tous les cas l'existence de l'être moral, mais elle le fait de deux
manières opposées : elle se manifeste comme loi de la vie quand le devoir est
rempli, et comme loi de la mort quand il ne l'est pas. L'être moral ne peut
jamais se soustraire à l'idée divine^ qui est sa raison d'être, mais il dépend de
lui de la porter dans son cœur et dans ses destinées comme une bénédiction ou
une malédiction.
P. 10. — L'histoire fournit à l'appui de ma thèse une preuve directe et connue
de tout le monde. S'il y a une vérité acquise par la philosophie de l'histoire,
c'est que la vocation définitive du pleuple juif, sa vraie raison d'être, est essen-
tiellement attachée à l'idée messianique, c'est-à-dire à l'idée chrétienne...
P. II. — Fait historique remarquable que le peuple appelé à donner au
monde le christianisme n'a accompli celte mission que malgré lui-même, qu'il
persiste dans sa grande majorité et durant dix-huit siècles à rejeter l'idée divine
<ju'il a portée dans son sein et qui a été sa vraie raison d'être. Il n'est donc plus
permis de dire que l'opinion publique d'une nation a toujours raison et qu'un
peuple ne peut jamais méconnaître ou repousser sa vraie vocation.
2. Mission de la Russie. C'est celle de tout peuple chrétien.
P. 18. — Il ne faut pas aller loin pour cela : elle est là, tout près, la vraie
idée russe, attestée par le caractère religieux du peuple, préfigurée et indiquée
par les événements les plus importants et par les plus grands personnages
de notre histoire. Et si cela ne suffit pas, il y a encore un témoignage plus
grand et plus sûr — la parole révélée de Dieu. Non que cette parole ait jamais
rien dit sur la Russie : c'est son silence, au contraire, qui nous montre la vraie
voie. Si le seul peuple dont la Providence divine s'est occupée spécialement
est le peuple d'Israël, si la raison d'être de ce peuple unique n'était pas en lui-
même, mais dans la révélation chréiienne qu'il a préparée, et si enfin, dans le
Nouveau Testament, il n'est plus question d'aucune nationalité en particulier,
et même il est expressément déclaré qu'aucun antagonisme ne doit plus sub-
sister, ne faut-il pas en conclure que dans la pensée primordiale de Dieu les
nations n'existent pas en dehors de leur unité organique et vivante — en dehors
de l'humanité? Et si cela est ainsi pour Dieu, cela doit être ainsi pour les
nations elles-mêmes, en tant qu'elles veulent réaliser leur idée véritable qui
n'est autre que leur manière d'être dans la pensée éternelle de Dieu.
La raison d'être des ijations ne se trouve pas en elles-mêmes, mais dans l'hu-
manité. Mais oi!i est cette humanité? N'est-ce pas un être de raison privé de
toute existence réelle? Autant vaudrait-il dire que le bras et la jambe existent
réellement, et que l'homme entier n'est qu'un être de raison.
P. 20. — [A la vérité, avant le christianisme], la vraie unité essentielle de
78 • ÉCHOS d'orient
l'humanité n'était qu'une promesse, une idée prophétique. Mais cette idée prit
corps au moment où le centre absolu de tous les êtres fut révélé au Christ»
Dés jrmais, la grande unité humaine, le corps universel de l'Homme-Dleu,
exisie réellement sur la terre. Il n'est pas parfait, mais il existe; il n'est pas par-
fait, mais il s'avance vers la perfection, il s'accroît et s'étend à l'extérieur, et se
développe intérieurement. L'humanité n'est plus un être de raison, sa forme
subsiantielte se réalise dans la chrétienté, dans l'Église universelle.
Participer à la vie de l'Ét^lise universelle, au développement de la grande civi-
lisation chrétienne, y participer selon 'ses forces et ses capacités particulières,
voila donc le seul but véritable, la seule vraie mission de chaque peuple. C'est
une vérité évidente et élémentaire que l'idée d'un organe particulier ne peut pas
l'isoler et le mettre en antagonisme avec les autres organes, mais qu'elle est la
raison de son unité et de sa solidarité avec toutes les parties du corps vivant.
El du point de vue chrétien, on ne saurait contester l'application de cette vérité
tout à tait élémentaire à l'humanité entière qui est le corps vivant du Christ.
C'est pour cela que le Christ lui-même, tout en reconnaissant dans sa première
parole aux apôtres l'existence et la vocation de toutes les nations {Matth. xxviir,
19), ne s'est pas adressé et n'a pas adressé ses disciples à aucune nation en par-
ticulier : c'est que pour lui elles n'exisiaient que dans leur union organique et
morale commes membres vivants d'un seul corps spirituel et réel. Ainsi la
vérité chrétienne affirme l'existence permanente des nations et les droits de la
nationalité, tout en condamnant le nationalisme qui est pour un peuple ce que
l'éj^oïime est pour l'individu : le mauvais principe qui tend à isoler l'être parti-
culier, en transformant la différence en division et la division en antagonisme.
Le peuple russe est un peuple chrétien, et par conséquent, pour connaître la
vraie idée russe, il ne faut pas se demander ce que la Russie fera par soi et pour
soi, mais ce qu'elle doit faire au nom du principe chrétien qu'elle reconnaît et
pour le bien de la chrétienté universelle à laquelle elle est censée appartenir.
Elle doit, pour remplir vraiment sa mission, entrer de cœur et d'âme dans la vie
commune du monde chrétien et employer toutes ses forces nationales à réaliser,
d'accord avec les autres peuples, cette unité parfaite et universelle du genre,
humain, dont la base immuable nous est donnée dans l'Église du Christ.
3. L'obstacle à cette mission chrétienne de la Russie.
P. 21. — Mais l'esprit de l'égoïsme national ne se laisse pas sacrifier aussi
facilement. Il a trouvé chez nous le moyen de s'affîrmer sans renier ouverte-
ment le caractère religieux inhérent à la nationalité russe. Non seulement on
admet que le peuple russe est un peuple chrétien, mais on proclame avec
emohtse qu'il est le peuple chrétien par excellence et que l'Église est la vraie
base de notre vie nationale; mais ce n'est que pour prétendre que l'Église est
seulement chesi nous, que nous avons le monopole de la foi et de la vie chré-
tienne. De cette manière, l'Église, qui est en vérité la roche inébranlable de
l'unité et de la solidarité universelles, devient pour la Russie le palladium d'un
particularisme national étroit et souvent même l'instrument passif d'une poli-
tique égoïste et haineuse.
Notre religion, en tant qu'elle se manifeste dans la foi du peuple et dans le
culte divin, est parfaitement orthodoxe. L'Église russe, en tant qu'elle conserve
la vérité de la foi, la perpétuité dé la succession apostolique et la validité des
VLADIMIR SOLOVIEV 79
sacrements, participe quant à l'essence à l'unité de l'Église universelle, fondée
par le Christ. Et si malheureusement cette unité n'existe chez nous que dans
un état latent et ne parvient pas à une actualité vivante, c'est que des chaînes
séculaires tiennent le corps de notre Église attaché à un cadavre immonde qui
l'étoufFe en se décomposant.
L'institution ofhcielle, qui est représentée par notre gouvernement ecclésias-
tique et par notre école théologique, et qui maintient à tout prix son caractère
particulariste et exclusif, n'est certes pas une partie vivante de la vraie Église
universelle fondée par le Christ. Pour dire ce qu'elle est en réalité, nous laisse-
rons la parole à un auteur dont le témoignage a, dans cette occasion, une valeur
exceptionnelle.
Ici Soloviev laisse parler J. S. Aksakov, antipapiste convaincu, mais
témoin clairvoyant et loyal :
P. 24. — Notre Église, du côté de son gouvernement, apparaît comme une
espèce de bureau ou chancellerie colossale qui applique à l'office de paîire le
troupeau du Christ tous les procédés du bureaucratisme allemand avec toute la
fausseté officielle qui leur est inhérente. Le gouvernement ecclésiastique étant
organisé comme un département de l'administration laïque, et les ministres de
l'Église étant mis au nombre des serviteurs de l'État, l'Église elle-même se trans-
forme en une fonction du pouvoir séculier ou tout simplement elle entre au
service de l'État. En apparence, on n'a fait qu'introduire l'ordre nécessaire dans
l'Église, c'est son âme qu'on lui a enlevée. A l'idéal d'un gouvernement
vraiment spirituel, on substitua celui d'un ordre purement former et extérieur.
Il ne s'agit pas seulement du pouvoir séculier, mais surtout des idées séculières
qui entrèrent dans notre milieu ecclésiastique et s'emparèrent à un tel point
de l'âme et de l'esprit de notre clergé que la mission de l Église, dans son sens
véritable et vivant, leur est devenue à peine compréhensible. Nous avons des
ecclésiastiques « éclairés » qui prétendent que notre vie religieuse n'est pas
asscz réglementée par l'État, et ils demandent à celui-ci un nouveau code de
lois et de règles pour l'Église. Et cependant, dans le code actuel de l'empire, on
trouve plus de mille articles déterminant la tutelle de l'État sur l Égise et pré-
cisant les fonctions de la police dans le domaine de la foi et de la piété.
Le gouvernement séculier est déclaré par notre code « le conservateur des
dogmes de la foi dominante et le gardien du bon ordre dans la sainte Église ».
Nous voyons ce gardien, le glaive levé, prêt à sévir contre toute intraction à
cette orthodoxie établie moins avec l'assistance du Saint-Esprit qu'avec celle des
lois pénales de l'empire russe. Là où il n'y a pas d'unité vivante et intérieure,
l'intégrité extérieure ne peut être soutenue que par la violence et la fraude.
Et citant cet aveu de plusieurs défenseurs de l'Église fusse, que la
liberté religieuse une fois admise, la moitié des paysans orthodoxes
passeraient au rashol et la moitié des gens du monde au catholicisme,
Aksakov continue :
P. 26. — Que veut dire un aveu semblable ? que la moitié des membres de
l'Église orthodoxe ne lui appartient qu'en apparence, que ces hommes ne sont
8o ÉCHOS d'orient
retenus dans son sein que par la crainte des peines temporelles. Tel est donc
l'état actuel de notre Église! État indigne, affligeant et affreux ! Quelle surabon-
dance de sacrilèges dans l'enceinte sacrée, de l'hypocrisie qui remplace la vérité,
de la terreur au lieu de l'amour, de la corruption sous l'apparence d'un ordre
extérieur, de la mauvaise foi dans la défense violente de la vraie foi; quelle
négation dans l'Église même des principes vitaux de l'Église, de toute sa raison
d'être, le mensonge et l'incrédulité là où tout doit être, vivre et se mouvoir par
la vérité et la foi. Cependant le danger le plus grave n'est pas que le mal
a pénétré au milieu des croyants, c'est qu'il y a reçu droit de cité, que cette
position de l'Église est créée par la loi, qu'une anomalie semblable n'est qu'une
conséquence nécessaire de la règle acceptée par l'État et par notre société elle-
même...
S'il faut en croire ses défenseurs, notre Église est un troupeau grand, mais
infidèle, dont le pasteur est la police qui, par force, à coups de fouet, fait
entrer dans le bercail les brebis égarées. Une image semblable répond-elle à la
vraie idée de l'Église du Christ, et^si non, notre Église n'est plus l'Eglise du
Christ, et alors, qu'est-elle donc ? Une institution d'État qui peut être utile aux
intérêts de l'État, à la discipline des moeurs. Mais l'Église, il ne faut pas l'ou-
blier, est un domaine où aucune altération de la base morale ne peut être
admise, où aucune infidélité au principe vivifiant ne peut rester impunie, où,
si l'on ment, on ne ment pas aux hommes^ mais à Dieu.
P. 28. — ... Une Église qui fait partie d'un État, d'un « royaume de ce
monde », a abdiqué sa mission, et devra partager la destinée de tous les
royaumes de ce monde. EUe n'a plus en elle-même aucune raison d'être, elle
se condamne à la débilité et à la mort.
4. // Jaut, renversant l'obstacle, se rattacher au centre nécessaire de
l'unité chrétienne.
Après cette longue citation d'Aksakov, Soloviev continue :
P. 28. — Une institution que l'Esprit de la vérité a abandonnée ne peut pas
être l'Église véritable de Dieu. Pour la reconnaître, il ne faut pas abdiquer la
religion de nos pères, il ne faut pas renoncer à la piété du peuple orthodoxe,
à ses traditions sacrées, à toutes les choses saintes qu'il vénère. Il est évident,
au contraire, que la setfle chose que nous devions sacrifier à la vérité, c'est
l'établissement pseudo-ecclésiastique si bien caractérisé par l'écrivain ortho-
doxe, cet établissement qui a pour base la servilité et l'intérêt matériel et
pour moyens d'action la fraude et la violence...
P. 3o. — Quelles que soient les qualités intrinsèques du peuple russe, elles
ne peuvent pas agir d'une manière normale tant que sa conscience et sa pensée
restent paralysées par un régime de violence et d'obscurantisme. Il s'agit avant
tout de donner libre accès à l'air pur et à la lumière, d'enlever les barrières arti-
ficielles qui retiennent l'esprit religieux de notre nation dans l'isolement et
l'inertie, il s'agit de lui ouvrir le chemin droit vers la vérité complète et vivante.
Mais on a peur de la vérité, parce que la vérité est catholique, c'est-à-dire
universelle. On veut à tout prix avoir une religion à part, une foi russe, une
Église impériale. On n'y tient pas pour elle-même, mais on veut la garder comme
attribut et comme sanction du nationalisme exclusif. Mais ceux qui ne veulent
VLADIMIR SOLOVIEV 8t
pas sacrifier leur égoïsme national ne peuvent pas être et ne doivent pas
s'appeler chrétiens.
P. 3i. — Pour maintenir et pour manifester le caractère chrétien de la Russie^
il nous faut abdiquer définitivement la fausse divinité de ce siècle, et sacrifier
au vrai Dieu notre égoïsme national. La Providence nous a mis dans une
condition particulière qui doit rendre ce sacrifice plus complet et plus efficace.
Il y a une loi morale élémentaire qui s'impose également aux individus et aux
nations, et qui est exprimée dans ceite parole de l'Evangile qui nous com-
mande, avant de sacrifier à l'autel, de faire la paix avec le frère qui a quelque
chose contre nous. Le peuple russe a un frère (i) qui a des griefs protonds
contre lui, et il nous faut faire la paix avec ce peuple frère et ennemi pour
commencer le sacrifice de notre égoïsme national sur l'autel de l'Église
universelle.
Ce n'est pas là une affaire de sentiment, quoique le sentiment aussi devrait
avoir sa place dans les rapports humains. Mais entre une politique sentimentale
et une politique d'égoïsme et de violence, il y a un moyen terme : la politique-
de l'obligation morale ou de la justice.
P. 37. — Pour l'Église générale ou catholique, il doit exister un sacerdoce
général ou international centralisé et unifié dans la personne d'un Père commun
de tous les peuples, le Pontife universel. Il est évident, en effet, qu'un sacerdoce
national ne peut pas représenter comme tel la paternité générale qui doit
embrasser toutes les nations. Quant à la réunion des différents clergés natio-^
naux en un seul corps oecuménique, elle ne peut être effectuée qu'eau moyen
d'un centre international réel et permanent, pouvant de droit et de fait résister
à toutes les tendances particularistes. L'unité d'une famille ne peut subsister
sans un père commun ou quelqu'un qui le remplace. Pour faire des individus
et des peuples une famille, une fraternité réelle, le principe paternel de la
religion doit être réalisé ici-bas par une monarchie ecclésiastique qui puisse
effectivement réunir autour d'elle tous les éléments nationaux et individuels et
leur servir toujours d'image vivante et d'instrument libre de la paternité
céleste.
(Ce n'est pas qu'il faille supprimer toutes les frontières.)
P. 38. — L'Église universelle, tout en gardant, au moyen de son ordre sacer-
dotal unifié dans le Souverain Pontife, la religion de la paternité commune^
n'exclut cependant pas la diversité actuelle des nations et des États. Seulement
l'Église ne pourra jamais sanctionner, et en cela elle est l'organe fidèle de la
vérité et de la volonté de Dieu, les divisions et les luttes nationales comme
condition définitive de la société humaine. La vraie Église condamnera toujours
la doctrine qui affirme qu'il n'y a rien au-dessus des intérêts nationaux, ce
nouveau paganisme qui fait de la nation sa divinité suprême, ce faux patrio-
tisme qui veut remplacer la religion. L'Église reconnaît les droits des nations
en combattant l'égoïsme national, elle respecte le pouvoir de l'État en résistant
à son absolutisme.
(1) Il s'agit du peuple polonais.
82 • ÉCHOS d'orient
5. Conclusion. Formule de l'idée russe.
P. 45. — L'empire russe, isolé dans son absolutisme, n'est qu'une menace
pour la chrétienté, une menace de luttes et de guerres sans fin. L'empire russe,
voulant servir et protéger l'Église universelle et l'organisation sociale, apportera
dans la famille des peuples la paix et la bénédiction...
P. 46. — Lidee russe, le devoir historique de la Russie, nous demande de
nous reconnaître solidaires de la famille universelle du Christ... Si cette idée
n'a rien d'.xclusif et de particulariste, si elle n'est qu'un nouvel aspect de
l'idée chrétienne elle-même, si pour accomplir cette mission nationale il ne
nous faut pas agir contre les autres nations, mais av.ec elles et pour elles, c'est
là la grande preuve que cette idée est vraie. Car la Vérité n'est que la forme du
Bien, et le Bien ne connaît pas d'envie.
Telle est cette conférence si pleine de iiautes pensées, inspirée de si
larges sentiments et préoccupations, au langage à la fois si ferme, si
serein, si franc. Elle n'eut pas un grand retentissement. Est-ce à cela qu'il
faut mesurer le mérite? L'auteur eut même l'impression de n'être pas
compris. Faut-il l'attribuer à deux ou trois pages d'un mysticisme trop
oriental, ou encore au peu de connaissance des problèmes slaves chez
des auditeurs pas encore familiarisés avec pareil sujet par l'alliance
franco-russe? Quoi qu'il en soit, le succès, si appréciable qu'il fût,
demeura inférieur à l'attente. Heureusement, Soloviev connut l'appro-
bation la plus haute qu'un cœur de nouveau converti puisse souhaiter.
Ainsi que les Considérations sur l'union des Églises dont nous avons
parlé précédemment, cette conférence fut envoyée à Rome par l'entre-
mise de Mgr Strossmayer. S. S. Léon XllI voulut bien en prendre con-
naissance. 11 approuva et combla d'éloges tout ce que contenait l'opus-
cule. Le cardinal Rampolla' transmit à M?»' Strossmayer les félicitations
du Pape, dans une lettre du 23 juillet 1888 : « J'ai remis la brochure
au Saint-Père ea addens quce de auctare opusculi et de conversione in prce-
fatis litteris patefaciehas. Sensa hœc Sanciitas sua, quœ omnes populos ad
Cbristi ovile reducere intense cupit, et probavit et laudihus prosecuîa est,
ac Deum ferventer exorat, qui id munus omnipotenti sua gratia hoc mira-
culum pair are pot est, ut communia desideria exaudiat » (i).
« LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE »
Nous abordons ici l'œuvre maîtresse de Soloviev, celle qu'il préfé-
rait, celle que nous préférons; celle où l'on trouve plus développées les
raisons qui doivent ramener l'Église orientale à l'Église-Mère, plus syn-
(0 Cité dans Acta II conventus Velehradensis, 1910, Prague,
VLADIMIR SOLOVIEV 83
thétisées ses conceptions sur le rôle social et universel de l'Église
catholique, plus chaleureux à travers la sérénité de ses arguments
son appel aux frères séparés et son apostolat auprès d'eux^ en un
mot toute sa pensée et tout son cœur. La Russie et l'Eiilise univer-
selle {\) est l'apogée de sa vie et de son œuvre. C'est son cri suprême,
lancé dans une langue plus universelle devant un public par le fait
même plus vaste. C'est l'affirmation franche, une fois pour toutes, de
tout ce qu il a sur le cœur et dans l'esprit, de tout ce qu'il veut que
sachent ses frères bien-aimés de Russie. Rentré dans sa patrie, il sera
obligé de voiler sa pensée, pour échapper à la censure, comme il se
croira tenu, avec moins de raison sans doute, mais avec autant de
conviction consciencieuse, de ne pas révéler au public, par une pra-
tique ostensible, la réalité de sa conversion.
Ce n'est pas, à vrai dire, un chef-d'œuvre de tout point parfait. La
troisième partie peut laisser à désirer. Encombrée d'un symbolisme
nuageux et d'une métaphysique religieuse obscure, elle déconcerte le
lecteur occidental. Le goût en souffre, et parfois aussi, ce qui est plus
grave, la théologie.
Cela n'empêche point l'œuvre d'être dans son ensemble « admirable
de savoir, de logique et«d'éloquence », comme dit M. Tavernier. 11
y faut ajouter de réels mérites de style, étonnants chez un étranger,
une aisance parfaite, une sobriété qui n'est point de la sécheresse, une
ampleur donnée par l'idée plus que par les mots, un souffle continu,
une conviction communicative, çà et là une ironie inattendue qui donne
le coup de grâce, une phrase précise qui n'est point « de la phrase » :
tout autant de qualités qui, en intéressant les divers ressorts de l'âme,
rendent .l'ouvrage agréable à la lecture et profitable à l'intelligence
comme au coeur.
Une longue introduction (lxvii pages) ouvre cette œuvre. Il ne, faut
point céder à la tentation commune de tourner les feuillets pour com-
mencer au chapitre i"'. A elle seu'e elle pourrait former une brochure
à part, pleine d'enseignements utiles. Deux sujets importants la rem-
plissent : une doctrine et une histoire qui se compénètrent quelque peu,
et c'est naturel, puisque c'est la doctrine et l'histoire de la christianisation
de la société par l'Eglise. Étant donné le sujet. Tannée même où Soloviev
écrit son livre en accroît l'intérêt. C'est le centenaire de 1789, de cette
fameuse Révolution qui a tenté de détrôner Dieu de sa royauté sociale.
(i) Edite à Paris, chez Savine. 2* édition, chez Stock, 1906. C'est celle que nous avons
sous les yeux.
84 ÉCHOS d'orient
L'affirmation de Solovieven devient plus catégorique et plus audacieuse.
Et c'est par le procès de cette Révolution que débute l'introduction. S'il
lui reconnaît d'heureux effets pour la France et pour l'humanité tout
entière, il en proclame, en somme, l'inéluctable faillite : elle a su
démolir, et, parmi les choses qu'elle a démolies, beaucoup devaient l'être,
inais elle n'a pas su édifier.
P. X. — Si le mouvement révolutionnaire a détruit beaucoup de choses qui
devaient être détruites; s'il a emporté, et pour toujours, mainte iniquité, il a
misérablement échoué en essayant de créer un ordre social fondé sur la justice.
La justice n'est que l'expression pratique de la vérité; et le point de départ du
mouvement révolutionnaire éiAit faux.
Cette erreur originelle, ce mensonger *« principe de l'homme indi-
viduel considéré comme un être complet en soi et pour soi » n'a point
été inventée par les doctrinaires de la Révolution ni même par leurs
pères les encyclopédistes; elle se trouve à toutes les pages de l'histoire
et explique toutes les anomalies actuelles de l'humanité. C'est l'égoïsme
humain, ou individuel^ ou social, qui, tout en acceptant le christianisme
comme une norme de l'intelligence, se refuse à l'embrasser comme
une règle de la vie.
P. XII. — L'humanité a cru qu'en professant la divinité du Christ elle était
dispensée de prendre au sérieux ses paroles. On a arrangé certains textes évan-
géliques de manière à en tirer tout ce qu'on voulait, et on a fait la conspiration
du silence contre d'autres textes qui ne se prêtaient pas aux arrangements. On
répétait sans cesse le commandement : « Rendez à César ce qui est à César, et
à Dieu ce qui est à Dieu » pour sanctionner un ordre de choses qui donnait
à César tout, et à Dieu rien... Quant aux paroles : « Tout pouvoir m'est donné
dans les cieux et sur la terre », on ne les citait pas. On acceptait le Christ
comme sacrificateur et comme victime expiatoire, mais on ne voulait pas du
Christ-Roi. Sa dignité royale fut remplacée par toutes les tyrannies païennes,
et des peuples chrétiens ont répété le cri de la plèbe juive : « Nous n'avons pas
d'autre roi que César! » Ainsi l'histoire a vu et nous voyons encore le phéno-
mène étrange d'une société qui professe le christianisme comme sa religion
et qui reste païenne, non pas dans sa vie seulement^ mais quant à la loi de
sa vie.
A cette analyse peu commune des causes de la grande Révolution
succède l'unité du genre humain à procurer par l'Église catholique.
Cette unité se développe en trois phases : le royaume de Dieu se mani-
feste à nous; manifesté, nous le réalisons; réalisé, nous en vivons et
jouissons. Trois phases auxquelles correspond une triple union divino-
humaine : l'union sacerdotale où domine l'élément divin et qui forme
l'Eglise proprement dite; Vunion royale où domine l'élément humain
VLADIMIR SOLOVIEV
et qui forme l'État chrétien; l'union prophétique où l'humain et le divin
s'embrassent librement dans la paix et la joie de l'Esprit-Saint.
La mission de l'Eglise, est de communiquer au monde la vérité. Le
devoir de l'État est de la « réaliser dans la société humaine, de prati-
quer la vérité. Or, la vérité dans son expression pratique s'appelle
justice ». (P. xvii.) Le rôle du prophét is me ou aciion des saints est, par
la même vérité, de donner aux hommes la charité.
Ainsi donc la vérité enseignée par l'Église sert de fondement à la
justice exercée par l'État; et dans l'humanité régénérée, vérité et justice
fleurissent en liberté et amour.
« L'institution sacerdotale étant un fait accompli et la fraternité par-
faitement libre étant un idéal, c'est surtout le moyen terme — l'État
dans son rapport avec le christianisme — qui détermine les destinées
historiques de l'humanité. » (P. xix.) C'est pourquoi l'auteur s'attache
à définir le caractère et les devoirs d3 l'État christianisé. 11 les résume
nettement dans la page suivante :
P. XXII. — Le christianisme, en attribuant une valeur infinie à tout être
humain, devait changer du tout au tout le caractère de l'État. Le mal social
restait toujours le même dans sa triple manifestation internationale, civile et
criminelle; l'État avait comme auparavant à combattre le mal dans ces trois
sphères, mais le but définitif et les moyens de la lutte ne pouvaient pas rester
les mêmes. II ne s'agissait plus de défendre un groupe social particulier; ce but
négatif était remplacé par une tâche positive : en présence d^s discordes natio-
nales, il fallait établir la solidarité universelle; contre l'antagonisme des classes
et l'égoïsme des individus, il fallait réagir au nom de la vraie justice sociale.
L'État païen avait affaire à l'ennemi, à l'esclave, au criminel. L'ennemi,
l'esclave, le criminel n'avaient pas de droits. L'État chrétien n'a affaire qu'aux
membres du Christ, souffrants, malades, corrompus; il doit apaiser la haine
nationale, réparer l'iniquité sociale, corriger les vices individuels. Ici, l'étranger
a droit de cité, l'esclave a droit à l'émancipation, le criminel a droit à la régéné-
ration morale. Dans la cité de Dieu, il n'y a pas d'ennemi et d'étranger, d'esclave
et de prolétaire, de criminel et de condamné. L'étranger est un frère qui demeure
loin; le prolétaire, un frère malheureux qu'il faut secourir; le criminel, un
frère tombé qu'il faut relever (i).
Les pages qui suivent nous donnent dans une vue synthétique les
essais manques de la formation de l'Etat chrétien. 11 y en- eut deux :
celui du Bas-Empire et celui du moyen âge.
Toute l'œuvre chrétienne du Bas-Empire se réduit à avoir embrassé
la foi chrétienne. Mais il n'en fit pas la règle de sa pratique et garda
(i) C'est en poussant à l'extrême cette belle et juste vérité queSoloviev fut toujours
opposé à la peine capitale. Son bon cœur y était pour beaucoup.
86 ÉCHOS d'orient
toutes ses institutions païennes. Comme « une contradiction si mani-
feste entre la foi et la vie » ne pouvait subsister, « au lieu de sacrifier
sa réalité païenne, l'empire byzantin essaya, pour se justifier, d'altérer
la pureté de l'idée chrétienne », De là découle la complaisance des
empereurs pour toutes les hérésies, du iv^ au ix^ siècle.
L'union en Jésus-Christ du divin et de l'humain qui est « l'idée
spécifique du christianisme » impose une semblable union dans la
société humaine où « le divin est représenté par l'Église et l'humain
par l'Etat ». Mais partout où se rencontrent l'humain et le divin, c'est le
divin qui prime, et l'humain doit lui céder et lui obéir. C'est cette con-
séquence que se refusait à admettre l'impérialisme byzantin, et c'est
pour y échapper qu'il accorda son aide et faveur à tous les faux docteurs
qui attaquaient en jésus-Christ cette union parfaite de la divinité et de
l'humanité.
Et en quelques fortes pages, l'auteur dénonce dans toutes et chacune
des erreurs christologiques, si opposées qu'elles paraissent, leur lien
logique avec l'absolutisme des empereurs de Byzance, démasquant,
sous la mobilité du Protée hérétique, la permanence du principe despo-
tique de l'Etat païen.
Heureusement, cette déformation de l'esprit et du dogme chrétien
trouvèrent leur adversaire toujours vigilant et toujours vainqueur dans
le Pontife romain. C'est pourquoi la dernière des hérésies byzantines,
celle des iconoclastes, s'en prit à l'institution de la Papauté. En reniant
toute forme extérieure du divin dans le monde, elle s'attaquait direc-
tement à la chaire de Pierre dans sa raison d'être comme centre objectif
et réel de l'Eglise visible..., au Siège apostolique de Rome, — cette
icône miraculeuse du christianisme universel. — Cette hérésie finît,
comme les autres, par la victoire de la vraie foi et du Siège romain, car
chaque triomphe de l'orthodoxie était en même temps le triomphe de
la Papauté.
A l'ère des hérésies impériales succède l'évolution du « byzantinisme
orthodoxe», nouvelle phase de l'esprit antichrétien. L'histoire religieuse
du Bas-Empire nous a fait assister jusqu'ici à la lutte ardente livrée
pour ou contre le christianisme intégral. Le parti hérétique, niant l'union
du divin et de l'humain, aboutissait à rétablir ou à maintenir le des-
potisme païen de l'État. C'est pourquoi, dans l'ensemble, les empereurs^
jaloux de leur omnipotence, lui accordaient tant de faveur. C était le
parti de César « triplement antichrétien — dans ses idées religieuses»
dans son sécularisme, dans son nationalisme ». Le parti franchement
chrétien — ou catholique — gardait jalousement et défendait courageu-
VLADIMIR SOLOVIEV 87
sèment l'idée pure du christianisme, sans altération dogmatique, sans
tendances particularistes; car le christianisme est vérité, d'où inflexibi-
lité du dogme: et il est charité, d'où catholicité de la communion. Ce
parti s'appuyait surtout sur la chaire centrale de saint Pierre, en qui il
révérait « le puissant palladium de la vérité et de la liberté religieuse ».
C'était le parti du Christ-Dieu et de Rome. Entre ces deux partis, l'un
hérétique et par là même séparatiste, l'autre orthodoxe et catholique,
louvoyait un troisième parti, formé de la majorité du haut clergé grec,
empruntant à l'un son orthodoxie et prenant de l'autre son caractère et
ses tendances de séparation, voulant la vérité sans l'unité, et le Christ
san5 son organe, adorateur de Dieu et tout autant esclave de César. C'est
ce tiers parti, que Soloviev appelle « le parti orthodoxe anticatholique ».
qui joua le rôle décisif dans l'histoire de l'Orient chrétien et fixa pour
de longs siècles ses malheureuses destinées. Voici le tableau peu tlatté
qu'il .nous en trace de main de maître :
P. 'XXXIII. — Ces prêtres, soit par conviction théorique, soit par sentiment
routinier, soit par attachement à la tradition commune, tenaient beaucoup au
dogme orthodoxe. Ils n'avaient rien en principe contre l'unité de l'Église
universelle, mais à la condition que le centre de cette unité se trouvât chez eux;
et puisque, de fait, ce centre se trouvait ailleurs, ils aimaient mieux être grecs
que chrétiens... Comme chrétiens, ils ne pouvaient pas être césaropapistes en
principe, mais comme patriotes grecs avant tout, ils préféraient le césaropa-
pisme byzantin à la Papauté romaine.
...L'hérésie formelle et logique répugnait à ces pieux personnages, mais ils n'y
regardaient pas de près quand le divin Auguste voulait bien leur offrir le dogme
orthodoxe un peu arrangé à sa façon. Ils aimaient mieux recevoir des mains
d'un empereur grec une formule altérée ou inachevée que d'accepter la vérité
pure et complète de la part d'un Pape : Vhénoticon de Zenon remplaçait à leurs
yeux avec avantage l'épître dogmatique de saint Léon le Grand. Dans les six
ou sept épisodes successifs que présente l'histoire des hérésies orientales, la
ligne de conduite que suivait le parti pseudo-orthodoxe était toujours la même.
Au commencement, quand l'hérésie triomphante s'imposait avec violence, ces
hommes sages, ayant une aversion prononcée du martyre, se soumettaient,
bien qu'à contre-cœur. Grâce à leur accession passive, les hérétiques pouvaient
réunir des assemblées générales aussi ou même plus nombreuses que les vrais
conciles œcuméniques. Mais, après que le sang des confesseurs, la fidélité des
couches populaires et l'autorité menaçante du pontife romain avaient forcé le
pouvoir impérial à abandonner la cause de l'erreur, les hérétiques involontaires
revenaient en masse à l'orthodoxie, et... formaient la majorité dans les con-
ciles orthodoxes comme ils l'avaient fait auparavant dans les conciliabules
hérétiques.
Mais c'était toujours Rome qui terrassait l'erreur, Rome qui définissait
le dogme, Rome qui vengeait la vérité, qui assurait l'orthodoxie. De
88 ÉCHOS d'orient
dépit, ces demi-chrétiens cherchaient à atténuer le succès de la Papauté
et à diminuer son influence. Une réaction anticatholique succédait
à chaque victoire de la vraie foi. Ainsi s'expliquent les honneurs suc-
cessifs que s'arrogent les pontifes de Byzance et que les successeurs de
saint Pierre tolèrent, pour le bien de la paix, tant qu'ils n'intéressent
pas les droits essentiels du Siège apostolique : patience et longanimité
qui firent retarder de plusieurs siècles la douloureuse scission.
Puisque chaque triomphe de la vérité était le triomphe de la Papauté^
nos orthodoxes anticatholiques n'eurent d'aise et de repos que lors-
qu'ils purent, à la suite d'une faible réaction iconoclaste, vaincre, sans
le secours du Pape, les derniers restes de cette hérésie et l'englober
avec toutes les autres dans unanathème solennel. C'était en 842. L'astre
avait paru, Photius. On avait enfin le triomphe de l'orthodoxie sans
celui de la Papauté. On crut venu le moment de se séparer formel-
lement de Rome. Photius fit comprendre aux empereurs qu'il valait
mieux pour eux d'embrasser l'orthodoxie que de donner prétexte par
leurs prétentions dogmatiques à l'intervention toujours victorieuse du
Pontife romain. Le compromis s'établit. Le schisme était mûr. Il éclata,,
inauguré par Photius (867), consommé par Michel Cérulaire (1054). 11
conciliait « une stricte orthodoxie théorique avec un état politique social
purement païen ». (P. xlv.)
P. XLVi. — Les empereurs embrassèrent à jamais l'orthodoxie comme dogme
abstrait, et les hiérarques grecs bénirent in sœcula sœculorum le paganisme de
la vie publique.
C'est ce qui explique pourquoi depuis 842 il n'y eut plus un seuï
empereur hérétique ou hérésiarque à Constantinople et que la concorde
entre l'Eglise et l'Etat grecs ne fut plus troublée. Les deux pouvoirs
s'étaient réunis dans l'égoïsme national et la négation de la suprématie
spirituelle de Rome : ce à quoi tous deux tenaient par-dessus tout.
L'Etat y trouva l'avantage de n'avoir plus désormais d'autorité au-dessus
de la sienne et de tenir assujettie la puissance ecclésiastique, privée
désormais de son inébranlable appui, la Papauté romaine.
Ce n'était là que Vhérésie rentrée. Le dogme fondamental du christia-
nisme, l'union du divin et de l'humain, était de nouveau supprimé,
la société religieuse étant séparée de la société profane, et l'État, par sa
mainmise sur l'Eglise, rendant impossible la christianisation et la divi-
nisation de l'humanité. Au fond, ce à quoi l'on avait abouti, c'était
à pratiquer l'hérésie, tout en professant l'orthodoxie.
P. xLvii. — Cette contradiction profonde entre la vie et la croyance était un
principe de mort pour l'empire byzantin. C'est là la vraie cause de sa ruine*
VLADIMIR SOLOVIEV 89
Le succès de l'Islam s'explique par la dégradation du Bas-Empire. L'Islam,
c'est le byzantinisme conséquent et sincère, délivré de toute contradiction inté-
rieure...
P. L. — Si l'on ne tenait pas compte du long travail antichrétien du Bas-
Empire, il n'y aurait rien de plus surprenant que la facilité et la rapidité de la
conquête musulmane. Cinq années suffirent pour réduire à une existence
archéologique trois grands patriarcats de l'Église orientale. Il n'y avait pas là
de conversions à faire, il n'y avait qu'un vieux voile à déchirer.
Le Bas-Empire n'avait pas rempli sa mission : l'Etat chrétien restait
à fonder. La Providence fait appel aux jeunes nations barbares régé-
nérées dans le sang du Christ, les Francs et les Allemands. « Cette
transmission fut accomplie par le seul pouvoir chrétien qui avait le
droit et l'obligation de le faire, par le pouvoir de saint Pierre, pos-
sesseur des clés du royaume », d'abord en l'an 496, qui vit le baptême
et le sacre du roi Clovis, puis en 754, où le pape Etienne, sacrant le
père de Charlemagne per aiictoritatem apostolicam, comme dit une vieille
chronique, jussit Pippinum regem fieri, et enfin par le couronnement
à Rome, par le pape Léon 111, du fondateur du Saint-Empire romain,
en l'an 800.
11 y a lieu de louer les efforts sincères de Charlemagne et d'Othon le
Grand, de saint Henri et de saint Louis, et en général de toute la nou-
velle société occidentale, qui ne voulait point accepter la contradiction
entre la vérité et la vie, et s'efforçait d'accorder son état social avec la
foi. Le résultat, toutefois, ne fut pas atteint, parce que la grande action
bienfaisante et civilisatrice de la Papauté fut enrayée par la politique
jalouse des Henri IV et des Philippe le Bel, politique suivie, hélas!
plus généralement et qui prépara la Réforme de Luther et la Révo-
lution française. « L'empire allemand engendré par le pontificat romain
rompit ce lien de filiation et se posa en rival de la Papauté. Ce fut le
premier pas et le plus important dans la voie révolutionnaire. » (P. lv.)
Et ainsi la Papauté, ne rencontrant autour d'elle aucun Etat vraiment
dévoué, est impuissante à rendre profondément chrétienne la- société
occidentale. « La paix chrétienne n'existait pas. Les peuples étaient
livrés à des guerres fratricides, et une intervention surnaturelle a pu
seule sauver l'existence nationale de la France. » (P. lvii.)
Nations et Etats modernes ont essayé de faire mieux que l'Eglise —
sans l'Eglise — en remplaçant l'idée de la chrétienté par l'idée du ^^;/r^
humain. Voyons les résultats. Ils sont tristes. Militarisme universel,
haines nationales, lutte des classes, abaissement progressif de la force
morale, accroissement de la criminalité, voilà la somme des progrès
de l'Europe sécularisée depuis trois ou quatre siècles.
90 ÉCHOS D ORIENT
Les deux grands essais historiques du Bas-Empire et du moyen âge
ont donc avorté. Maintenant, « il s'agit de savoir s'il y a dans le monde
chrétien une puissance capable de reprendre avec un meilleur espoir
l'oeuvre de Constantin et deCharlemagne. ici, le patriotisme de Soloviev
s'enflamme. 11 rêve pour la Russie cette mission sublime.
P. Lix. — Le caractère profondément religieux et monarchique du peuple
russe, quelques faits prophétiques dans son passé, la masse énorme et compacte
de son Empire, la grande force latente de l'esprit national en contraste avec la
pauvreté et le vide de son existence actuelle — tout cela paraît indiquer que la
destinée historique de la Russie est de fournir à l'Église univeYselle le pouvoir
politique qui lui est nécessaire pour sauver et régénérer l'Europe et le monde.
Le vrai moyen de préparer et d'assurer cette mission n'était ni un
compromis confessionnel entre deux hiérarchies ni un traité diploma-
tique entre deux gouvernements : c'était « d'établir un lien moral et
intellectuel entre la conscience religieuse de la Russie et la vérité de
l'Eglise universelle » (p. lix).
Cette formule définit le but de l'ouvrage et en domine la marche. Le
premier livre « montre ce qui manque à la Russie actuelle pour accom-
plir sa mission théocratique » (p. lx); le second « expose théolo-
giquement et historiquement les bases de Tunité universelle fondée par
le Christ »; le troisième essaye de « rattacher l'idée de la théocratie
(la Trinité sociale) à l'idée théosophique (la Trinité divine) ».
La préface se termine par une touchante et modeste parabole. « Un
sanctuaire doit être construit, dont l'architecte, avant de s'éloigner,
a tracé le plan général et les fondements. «Je vous laisse, dit-il à ses
disciples, les fondements inébranlables du temple, posés par moi, et
le plan général que je vous ai tracé. Cela vous suffira si vous êtes fidèles
à votre devoir. » Bientôt la dispute se mit entre les groupes d'ouvriers.
Les uns, insistant sur l'importance du plan, prétendirent qu'on pouvait
bâtir ailleurs, et même soutinrent que le Maître n'avait jamais posé ni
indiqué les fondements. D'autres, tombant dans un excès contraire, affir-
mèrent que leur tâche consistait à garder l'édifice commencé jusqu'au
retour de l'architecte. Tandis que ceux-ci travaillaient activement à con-
server en bon état les fondements et la nef inachevée, les premiers,
après de vains efforts pour bâtir sur un autre emplacement, déclarèrent
qu'il ne fallait rien faire du tout; mais seulement bien étudier le plan du
maître pour devenir bon architecte. »
Les plus zélés consacrèrent leur vie à méditer sur le projet du temple idéal...
mais la majorité se contentait de penser au temple un jour par semaine... II se
trouva cependant parmi ces ouvriers séparatistes quelques-uns qui tombèrent
VLADIMIR SOLOVIEV 9I
sur cette parole du grand architecte: Voici les fondements inébranlables que
fat posés, c'est sur eux que mon temple doit être construit ; si il se trouva un
ouvrier qui dit : « Reconnaissons nos torts, rendons toute la justice et tous les
honneurs à nos anciens compagnons, réunissons-nous avec eux auprès du
grand édirice commencé que nous avons lâchement abandonné, et qu'ils ont
eu le mérite inappréciable d'avoir gardé et conservé en bon état... Il nous faut
nous réunir tous pour élever sur les fondements donnés l'édifice tout entier ».
... L'exhortation de cet ouvrier parut étrange à la plupart de ses compagnons.
Les uns l'appelèrent utopiste, d'auires l'accusèrent d'orgueil et de présomption.
Mais la voix de la conscience lui disait clairement que le maître absent était
en fui en esprit et en vérité.
Entre cette longue introduction et l'ouvrage, Soloviev insère une
profession de foi explicite suivie d'une ardente prière pour ses frères
de Russie.
P. Lxvi. — Comme membre de la vraie et vénérable Église orthodoxe orien-
tale ou gréco-russe, qui ne parle pas par un synode anticanonique, ni par des
employés du pouvoir séculier, mais parla voix de ses grands Pères et Docteurs,
je reconnais pour juge suprême en matière de religion celui qui a été reconnu
pour tel par saint Irénée, saint Denis le Grand, saint Athanase le Grand, saint
Jean Chrysostome, saint Cyrille, saint Flavien, le bienheureux Théodoret, saint
Maxime le Confesseur, saint Théodore le Studite, "saint Ignace, etc., à savoir
l'apôtre Pierre, qui vit dans ses successeurs" et qui n*a pas entendu en vain les
paroles du Seigneur : « Tu es Pierre et sur cette pierre j'édifierai mon Eglise.
— Confirme tes frères. — Pais mes brebis, pais mes agneaux. »
On aura remarqué ce souci de l'auteur de ne se réclamer que de la
grande tradition orientale. Il espérait par là détruire plus efficacement
les préjugés de ses frères égarés. Car l'ouvrage est avant tout une œuvre
d'apostolat. Cela se voit dans la prière enflammée qu'il adresse à saint
Pierre pour ces « cent millions de chrétiens russes, monde plein de
forces et de désirs, mais sans conscience claire de sa destinée ». 11 lui
demande pour elle d'être l'instrument, dans l'histoire à venir, du
royaume de Dieu, c'est-à-dire du christianisme pratiqué dans la vie
publique, de la politique christianisée, où se réalisent liberté pour les
opprimés, protection pour les faibles, justice sociale et bonne paix
chrétienne.
P. Lxvii. — Ouvre-leur donc, porte-clé du Christ, et que la porte de l'histoire
soit pour eux et le monde entier la porte du Royaume de Dieu.
Le premier livre est intitulé État religieux de la Russie et de l'Orient
chrétien.
C)2 ÉCHOS D ORIENT
C'est un tableau de l'Église gréco-russe, qui est une preuve de sa
fausseté, et fait toucher du doigt la nécessité pour elle de se réunir
à l'Église romaine.
11 s'ouvre par une naïve légende russe. Saint Cassien et saint Nicolas,
envoyés par Dieu pour visiter la terre, rencontrent un jour un pauvre
paysan dont la charrette embourbée résiste à tous les efforts. Saint
Cassien ne tient pas à salir sa blanche chiamyde et poursuit son chemin.
Saint Nicolas, lui, s'enfonce sans crainte dans la boue et réussit à tirer
la charrette de l'ornière. Puis, couvert de fange et la chiamyde déchirée,
il rejoint son compagnon et achève son voyage.
Saint Pierre, à la porte du paradis, fut bien surpris de le voir revenir
dans cet accoutrement.
— Eh! qui t'a arrangé de cette façon? lui demanda-t-il.
Saint Nicolas raconta le fait.
— Et toi, dit saint Pierre à saint Cassien, n'étais-tu pas avec lui dans
cette rencontre?
— Oui, mais je n'ai pas l'habitude de m'occuper de ce qui ne me
regarde pas, et j'ai tenu avant tout à ne pas ternir la blancheur imma-
culée de ma chiamyde.
— Et bien ! dit saint Pierre, toi, saint Nicolas, pour n'avoir pas eu peur
de te salir en tirant de peine ton prochain, tu seras fêté dorénavant deux
fois chaque année et tu seras considéré comme le plus grand des saints
après moi par tous les paysans de la sainte Russie. Et toi, saint Cassien,
contente-toi du plaisir d'avoir une chiamyde immaculée, tu n'auras ta
fête que les années bissextiles, une fois tous les quatre ans.
Le saint Nicolas de la légende représente l'Eglise occidentale, et
saint Cassien, l'Église orientale. Celle-ci, avec « son ascétisme solitaire
et son mysticisme contemplatif », s'est tenue à l'écart des boulever-
sements et des embarras de l'humanité. Celle-là, sans rien négliger des
devoirs de la piété, n'a pas craint de s'enfoncer « dans la fange de la vie
historique » pour porter aide aux jeunes nations barbares dans l'œuvre
difficile de leur organisation matérielle et de leur éducation intellectuelle
et morale. La différence est dans un idéal différent de la vie religieuse.
« L'idéal religieux de l'Orient chrétien séparé n'est pas faux, mais il est
incomplet... L'Orient prie, l'Occident prie et travaille.. Lequel des deux
a raison? » (P. iv.)
Une telle question renferme sa réponse, que Soloviev met ainsi en
relief:
p. 5. — Nous avons en Orient une Eglise qui prie, mais où est chez nous
VEglise qui agit, qui s'affirme comme une force spirituelle absolument indépen-
VLADIMIR SOLOVIEV
?)
dante des puissances terrestres? Où est en Orient l'Église du Dieu vivant,
l'Église qui, à chaque époque, donne des lois à l'humanité, qui détermine et
développe les formules de la vérité éternelle pour les opposer aux transfor-
mations continuelles de l'erreur?
C'est cette force agissante, c'est ce complément du christianisme
qu'il faut à tout prix rendre à l'Orient chrétien. II n'est pour cela qu'un
moyen : c'est^ en avouant cette indigence, se réunir à l'Eglise qui a le
caractère complet du christianisme. Et ainsi, dès le premier chapitre de
l'ouvrage, l'auteur inculque avec force la nécessité de cette grande
démarche et en précise la portée.
P- G. — Il nous faut avant tout, dit.ii, reconnaître l'insuffisance de notre
idéal religieux traditionnel et faire des efforts sine res pour réaliser une concep-
tion plus complète du christianisme. Il n'est pas besoin de rien inventer et de
rien créer pour cela. Il ne s'agit que de rendre à notre religion son caractère
catholique ou universel, en nous reconnaissant solidaires de cette partie active
du monde chrétien, de cet Occident centralisé et organisé pour une action
universelle et possédant tout ce qui nous fait défaut.
p. 7. — ... Il faut seulement reconnaître sans réserve cette vérité simple :
à savoir que nous, l'Orient, ne sommes qu'une partie de l'Église universelle,
et une parue qui n'a pas son centre en elle-même, et qu'il nous faut par
conséquent rattacher nos forces particulières et périphériques au grand centre
universel que la Providence a placé en Occident.
. Cela sans doute ne sourit guère aux bruyants panslavistes qui pré-
tendent que, seule, la Russie est vraiment chrétienne et que le peuple
russe est l'unique fruit béni de tout le christianfsme, réduisant ainsi tout
le but de l'Homme-Dieu à l'existence temporelle d'une seule nation.
Soloviev fait justice de cette prétention mesquine, retour évident à l'ancien
rêve judaïque de domination mondiale, et déduit, lui, du caractère pro-
fondément pieux du peuple russe, sa vraie mission qui est une mission
religieuse. Mais celle-ci, pour s'exercer, a besoin de prendre son mot
d'ordre du seul pouvoir spirituel établi par Jésus-Christ.
La réalisation de cette union tant désirée ''ne trouve aucun obstacle
dans le peuple russe lui-même. Son orthodoxie est la nôtre. De part et
d'autre, c'est le même fond- religieux, plus mystique en Orient, plus
actif en Occident. Le grand obstacle est, d'une part, dans la pseudo-
orthodoxie des théologiens anticatholiques qui, ne présentant aucun
élément positif de croyance, ne renferme que des négations (négation
du Filioque, de l'Immaculée Conception, de l'infaillibilité du Pape) pro-
duites et nourries par une polémique de parti pris: négations tout arbi-
traires, car aucune autorité, aucun concile ne les a sanctionnées. 11 est,
94 ÉCHOS D ORIENT
d'autre part, dans la sujétion du pouvoir spirituel au pouvoir temporel,
contre laquelle, du sein de ses extravagances, proteste justement le
Rasskol, avec ses millions d'adeptes et ses milliers de martyrs; dans
cette mainmise absolue de l'Etat sur l'Eglise, qui fait de celle-ci « une
branche secondaire de l'administration bureaucratique ». Cette Eglise,
qui, selon les slavophiles, doit réaliser le caractère de la vraie Eglise,
« synthèse spontanée de l'unité et de la liberté dans la charité » (i),
a vraiment abdiqué entre les mains de César toute son autorité morale
pour recevoir de lui la garantie de son existence, garantie qui ne peut
être procurée que par les moyens de contrainte et de violence consi-
gnés dans le Code pénal de l'empire.
De cette situation fausse et humiliante, Soloviev invoque comme
témoin le franc et farouche Aksakov. Par Vidée russe, nous connaissons
l'essentiel du témoignage. Voici sa conclusion : « L'esprit de vérité,
lesprit de charité, l'esprit de vie, l'esprit de liberté, c'est son souffle
salutaire qui fait défaut à l'Eglise russe. » (P. 57.)
Ce que Soloviev a décrit dans l'Eglise russe, il le montre aussi dans
les autres Églises autocéphales, et réduit à néant, parla simple évidence
des faits, leur prétention de former malgré tout une Eglise une : pauvre
unité qui s'effrite dès qu'on la veut tenir, et qui, se niant elle-même
par la dualité du nom sous lequel elle s'abrite, Église gréco-russe, ne
semble consister que dans le souci d'éviter toute relation, de peur de
dévoiler au grand jour les divergences profondes de foi et de pratique.
Cette résignation totale du spirituel au temporel est dans la logique
des choses dès que l'on veut établir une Eglise nationale séparée.
P. 70. — La sphère de l'existence nationale ne peut avoir en elle-même qu'un
seul et unique centre, le chef de l'État. L'épiscopat d'une Église particulière ne
peut, par rapport à l'État, prétendre à la souveraineté du pouvoir apostolique
qu'en rattachant réellement la nation au Royaume Universel ou international
du Christ. Une Église nationale, si elle ne veut pas se soumettre à l'absolutisme
de rÉtat, c'est-à-dire cesser d'être Église, doit nécessairement avoir un appui
réel en dehors de l'État et de la nation.
C'était ainsi avant le schisme -: chaque fois que les empereurs grecs
envahissaient le domaine spirituel et menaçaient la liberté de l'Eglise,
les saint Jean Chrysostome, les saint Flavien, les saint Max^ime, etc.,
se tournaient vers le centre de la chrétienté, invoquaient l'arbitrage du
(i) Ceci est assurément le but à atteindre (s'il s'agit, bien entendu, de la charité sur-
naturelle), mais demande comme co iditions de réalisation un centre visible d'unioa,
une autorité visible infaillible pour diriger les esprits et les consciences, ce qui ne se
trouve que dans l'Église catholique, où la charité découle de la vérité. (L. S.)
VLADIMIR SOLOVIEV 95
Pontife suprême; et s'ils succombaient victimes de la force brutale, leur
cause trouvait à Rome un défenseur toujours victorieux.
P. 72. — L'Église grecque, dans ces temps-là, était et se sentait une partie
vivante de l'Église universelle, intimement liée au grand tout par le centre
commun de l'unité, la Chaire apostolique de Pierre. Ces rapports de dépendance
salutaire envers un successeur des apôtres suprêmes, envers un pontife de Dieu,
ces rapports purement spirituels, légitimes et pleins de dignité, furent rem-
placés par un assujettissement profane, illégal et humiliant au pouvoir de simples
laïques et d'infidèles.
Ainsi donc est démontrée pour l'Eglise la nécessité d'un pouvoir
spirituel indépendant, universel, autant dire le mot, d'une Papauté.
Qji'elle doive être à Rome, c'est ce qui gêne plus que tout nos frères
séparés. Aussi ont-ils discuté sérieusement l'idée d'une quasi Papauté
(le mot tout seul leur fait bien peur!) soit à Jérusalem, soit à Constanti-
nople. Dans le premier chapitre du premier livre, Soloviev apprécie ce
projet d'un mot piquant : « C'est comme si l'on imposait à un corps
humain tout fait, mais privé de cerveau, la tâche de se fabriquer cet
organe central » (p. 78), et il en montre par le détail l'impossibilité
de droit et de fait.
La première partie de l'ouvrage s'achève. Il y est apparu clairement
que l'Eglise russe n'est point la véritable Eglise fondée par Jésus-Christ.
L'auteur a donc le droit de conclure :
P. 82. — AMnttout, il faut nous reconnaître pour ce que nous sommes en réalité
— une partie organique du grand corps chrétien — et affirmer notre solidarité
intime avec nos frères de l'Occident qui possèdent l'organe central qui nous
manque. Cet acte moral, cet acte de justice et de charité serait par lui-même
un progrès immense pour nous et la condition indispensable de tout vrogrès
ultérieur.
C'est surtout dans le second livre que Soloviev a recueilli les résultats
de sa recherche religieuse et rassemblé le faisceau lumineux de sa
pensée pleinement catholique. C'est la partie la plus importante de
l'ouvrage, et elle ne saurait passer inaperçue de ceux qui ont à traiter
de l'Église. Le titre la Monarchie ecclésiastique fondée par Jésus-Christ
en indique le sujet, jusqu'ici Soloviev a montré la fausseté de l'Eglise
russe et en général des Eglises autocéphales. Mais tout n'est pas fait,
quand on a abattu la demeure où règne la mort ; il faut encore montrer
où se trouve le temple de vie, la maison de Dieu et sa tente parmi les
hommes. Après le travail négatif, le travail positif. Puisque l 'Homme-
Dieu a fondé un royaume ici-bas qui doit prévaloir contre les portes de
96 ÉCHOS d'orient
l'enfer, si ce royaume n'est pas où on l'avait cru d'abord, où donc
est-il? C'est ce que va nous faire voir le champion convaincu de l'Église
universelle.
Il atteint son but, en établissant que Jésus-Christ a fondé son Eglise
sur Pierre et que Pierre est toujours à Rome. Deux thèses, donc, qui
^e tiennent : la primauté de Pierre, la primauté du Pape, le tout établi
par l'Écriture et la TraditioH avec une rigueur de logique merveilleuse
et conquérante.
Le procédé suivi est indiqué très clairement dès le début du chapitre
premier :
P. 87. — Il serait trop long d'examiner ici ou seulement d'énumérer toutes
les doctrines et toutes les théories concernant l'Église et sa constitution. Mais
si, dans ce problème fondamental de la religion positive, on tient à savoir la
vérité pure et simple, on est frappé par la facilité providentielle que l'on trouve
à l'apprendre. Tous les chrétiens étant parfaitement d'accord sur ce point que
l'Église a éfté instituée par le Christ, il s'agit de voir comment et dans quels
termes il l'a fait. Or, il n'y a qu'un seul et unique texte évangélique qui parle
directement, explicitement et formellement de l'institution de l'Église. Ce texte
constitutif devient de plus en plus lumineux à mesure que l'Eglise elle-mêm^
développe en grandissant les formes déterminées de son organisation.
C'est ce texte évangélique qui sert de fondement, de point de départ
et de point d'appui de toute la discussion. C'est plaisir et profit de
voir comment l'auteur en sait exprimer toute la substance médullaire.
L'union du divin et de l'humain, qui s'est accomplie hypoitatiquemenî
en Jésus-Christ, doit s'accomplir aussi, grâce à lui, réellement, mais
moralement, dans le genre humain. Comment l'Homme-Dieu, auteur et
lien de cette union, va-t-il procéder? Le texte divin donne la réponse.
Notre-Seigneur ne s'adressera pas immédiatement à chaque âme en
particulier. C'est une œuvre visible à tous les yeux, une œuvre sociale,
qu'il veut établir. « J'édifierai mon Église. » Cette Église, il ne la
soumettra pas aux divisions naturelles du genre humain, il ne fera
pas des Églises nationales indépendantes. Sa parole n'est pas : J'édi-
fierai mes Églises, mais : J'édifierai mon Église, t\^/ exxA/.o-Cav jj.ou.
Il n'y a qu'une Église, un seul édifice social, et il s'agit de trouver
une base solide à cette unité.
Notre-Seigneur s'adresse d'abord au suffrage universel : Quem dicimt
hommes esse fiiium hominis? Il veut voir s'il ne peut pas être reconnu
par la voix de la foule. Mais les opinions des hommes sont contradic-
toires, la vérité est une. « L'humanité ne peut pas entrer en rapport
avec Dieu par le suffrage universel; l'Église du Christ ne peut pas être
fondée sur la démocratie. » (P. 92.)-
VLADIMIR SOLOVIEV 97
Il s'adresse ensuite à ses apôtres. Ceux-ci, prompts à répondre quand
il s'agissait de présenter les opinions des hommes, se taisent main-
tenant, et laissent la parole à un seul. Pas plus que la foule, le concile
apostolique ne témoigne de la vérité. C'est que le concile a besoin
d'être concilié. L'acte décisif sera donc l'acte d'un seul : Responâens
Simon Petriis dixit : Tu es Filins Dei vivi. « 11 répond pour tous les
apôtres, mais il parle de son propre chef sans les consulter, sans attendre
leur assentiment » (p. 93), parce que ce n'est pas une opinion humaine
qu'il émet, mais la vérité divine, qu'il proclame sous l'inspiration du
Père céleste.
F^. 93. — Un seul homme qui, assisté par Dieu, répond pour tout le monde,
voici la base constitutive de l'Église universelle. Elle n'est fixée ni dans l'unani-
mité impossible des croyants, ni dans l'accord toujours douteux d'un concile,
mais dans l'unité réelle et vivante du Prince des apôtres. Et, dans la suite,
chaque fois que la question de la vérité sera posée devant l'humanité chrétienne,
ce n'est ni du suffrage universel ni du conseil des élus qu'elle recevra sa
solution déterminée et décisive. Les opinions arbitraires des hommes ne feront
naître que des hérésies, et la hiérarchie décentralisée et abandonnée à la merci
du pouvoir séculier s'abstiendra de se manifester ou se manifestera par des
conciles comme le brigandage d'Éphèse. Ce n'est que dans son union avec la
pierre sur laquelle elle est fondée que l'Église pourra assembler de véritables
conciles et, au moyen de formules authentiques, fixer la vérité.
Et ce magistère, pour être efficace, est irréformable. Il a par lui-
même toute la valeur, etiam sine consensu Ecclesiœ, précise Soloviev en
se servant de la formule même du concile du Vatican.
Le fondement de l'Église est trouvé. C'est Pierre, proclamant la
vérité du Fils de Dieu fait homme.
P. 97. — Celte confession de Pierre, en s'élevant au-dessus du nationalisme
juif, a inauguré l'Église universelle de la Nouvelle Alliance. Et c'est une raison
de plus pour que Pierre soit le fondement de la chrétienté et pour que le sou-
verain pouvoir hiérarchique qui, lui, seul, a toujours maintenu le caractère
universel ou international de l'Église, soit le véritable héritier de Pierre et le
possesseur réel de tous les privilèges que le Christ a accordés au Prince des
apôtres.
Déjà le caractère calholique de la Papauté se trouve d'accord avec le
texte évangélique ; et comme elle est seule à posséder ce titre, la pré-
somption devient preuve. C'est à Pierre seul, en effet, qu'ont été accordés
privilèges et promesses.
Le fondement de l'Eglise doit durer autant que l'Eglise. La primauté
de Pierre, dont le titre principal est l'infaillibilité doctrinale, n'est pas
un privilège passager, privé, accidentel. C'est une institution perma-
Echos d'Orient. — T. XIX 4
98 ÉCHOS d'orient
nente, puisque aussi bien c'est à elle que le Seigneur a rattaché expres-
sément la permanence et la vitalité de son Église dans sa lutte contre
les puissances du mal. Pour assurer cette vitalité, le Seigneur, qui
voulait faire œuvre divino-humaine, n'a pas considéré le corps épis-
copal et sacerdotal comme suffisant par lui-même pour constituer la
base inébranlable de l'Église universelle aux prises avec les forces
infernales. C'est pourquoi « il a préparé à l'ordre hiérarchique une
institution unique et centrale absolument indivisible et indépendante,
possédant de son propre chef la béatitude des pouvoirs et des pro-
messes : Tn es Pierre, et sur cette pierre j'édifierai mon Eglise, et les
portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle ».
C'est là le fait capital sur lequel tout repose et. sans lequel ne servi-
raient de rien tous les raisonnements en faveur du pouvoir central et
souverain de l'Église universelle. Mais le fait une fois donné, rien
n'empêche, et c'est chose bonne et utile, d'en rechercher les raisons
et convenances, de plonger humblement le regard dans le secret du
plan divin. C'est l'objet des chapitres iv, v, vi.
Dieu ayant voulu l'Église comme société a dû la pourvoir.de tout
ce qui est nécessaire à l'existence et à la perfection de toute société.
P. ii3. — L'existence de toute société humaine étant déterminée par les
idées et les institutions, le bien-être et le progrès social dépendent de la vérité
des idées qui dominent dans la société et du bon ordre qui règne dans son
gouvernement. L'Église, comme société directement voulue et fondée par Dieu,
doit posséder ces deux qualités à un degré éminent; les idées religieuses qu'elle
professe doivent être infailliblement vraies et sa constitution doit réunir la plus
grande stabilité à la plus grande puissance d'action dans la direction voulue.
L'Église, la grande société de l'amour, doit être fondée sur la vérité,
révélée sur la vérité infailliblement connue. Mais cette vérité surna-
turelle étant au-dessus des moyens naturels de chacun, Dieu a établi
un homme qu'il a , revêtu de son autorité pour la proclamer, la pro-
mulguer authentiquement en son nom et procurer ainsi cette unité de
pensée et de foi, cette communion d'amour vrai dont est faite l'Église.
L'Église n'a pas seulement pour but la sanctification individuelle de
ses membres, mais encore le triomphe social de Dieu ici-bas. Elle poursuit
non pas seulement le royaume "qui est à l'intérieur {regnum Dei inira
vos est), mais son règne sur toutes les nations données au Christ en
héritage. La religion chrétienne n'est pas une religion secrète, ésoté-
rique, mais publique, mais universelle.
P. 123. — {C'est pourquoi] basée sur l'unité de la foi, l'É^'lise universelle,
comme un corps social réel et vivant, doit manifester encore une unité d'action,
VLADIMIR SOLOVIEV 99
sutfisante pour réagir avec succès à chaque moment de son existence histo-
rique contre les efforts réunis des puissances ennemies qui veulent la détruire
en la divisant. L'unité d'action, pour un corps social vaste et compliqué,
suppose tout un système de fonctions organiques subordonnées à un centre
commun qui puisse les faire mouvoir à chaque moment donné dans la direction
voulue. Comme l'unité de la foi orthodoxe est définitivement garantie par l'au-
torité dogmatique d'un seul qui parle pour tous, de même l'unité de l'action
ecclésiastique est nécessairement conditionnée par le pouvoir dirigeant d'un seul,
s'étendant sur toute l'Église. Mais dans l'Église une et sainte, basée sur la
vérité, le gouvernement ne saurait être séparé de la doctrine; et le pouvoir
central et suprême dans l'ordre ecclésiastique ne peut appartenir qu'à celui qui,
par une autorité divinement assistée, représente et manifeste dans l'ordre reli-
gieux l'unité de la vraie foi.
C'est pour cela que les clés du Royaume n'ont été données qu'à celui qui
est, par sa foi, la Pierre de l'Église.
Et il ne faut pas s'étonner que l'Église, qui est divine, soit régie selon
une forme tout humaine de gouvernement, car, s'il faut que les hommes
mortels se soumettent librement au gouvernement invisible et surna-
turel du Christ, « il est nécessaire que ce gouvernement soit revêtu des
espèces sociales visibles et naturelles » (p. 127).
Pour opérer dans l'humanité imparfaite, et conjointement-avec elle, la perfec-
tion de la grâce et de la vérité divines en Jésus-Christ doit être représentée et
servie par une institution sociale, divine par son origine, son but et ses pouvoirs,
et humaine par ses moyens d'action adaptés à toutes les exigences de la vie
historique...
P. 128. — Ce gouvernement doit être défini et manifeste, pour que tout le
monde puisse le connaître, et il doit être permanent pour que l'on puisse
toujours y faire appel; il doit être divin dans sa substance, pour s'imposer
dêfinitipement à la conscience religieuse de tout homme bien informé et bien
intentionné, il doit être humain et imparfait dans sa manifestation historique,
pour rendre la résistance morale possible, pour laisser une place aux doutes,
à la lutte, aux tentations, à tout ce qui constitue le mérite de la vertu libre et
vraiment humaine.
Et il ne faut pas s'étonner non plus que ce gouvernement soit
monarchique. H est nécessaire à l'Église, non point seulement pour
être parfaite, mais pour être,.
P. i3o. — Au milieu de la discorde actuelle, il lui faut un pouvoir d'unifi-
cation et de conciliation, pouvoir inaccessible à cette discorde et réagissant
continuellement contre elle, s'affirmant au-dessus de toutes les divisions,
groupant autour de lui tous les hommes de bonne volonté, dénonçant et
condamnant tout ce qui est contraire au royaume de Dieu sur la terre.
Ce pouvoir unique et central, où est-il? De nouveau, Soloviev tourne
les yeux sur Rome.
100 ECHOS D ORIENT
P. i3i. — Nous savons, d'un côté, que le Christ a prévu cette nécessité de
la monarchie ecclésiastique, en conférant en un seul le pouvoir suprême et
indivisible dans son Église; et nous voyons, d'un autre côté, que de tous les
pouvoirs ecclésiastiques du monde chrétien, il n'y en a qu'un seul et unique
qui maintienne invariablement son caractère central et universel et qui en
même temps, par une tradition ancienne et générale, soit spécialement rattaché
à celui à qui le Christ a dit : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon
Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. La parole du
Christ ne pouvait rester sans effet dans l'histoire chrétienne; et le principal
phénomène de cette histoire devait avoir une cause suffisante dans la parole
de Dieu. Qu'on nous trouve donc pour la parole du Christ à Pierre un effet
correspondant autre que la chaire de Pierre, et qu'on découvre pour cette
chaire une cause suffisante, une cause autre que la promesse faite à Pierre.
Des considérations fort belles sur la prophétie de Daniel touchant la
petite pierre qui, sans main d'homme, renverse le colosse à la tête
d'or et aux pieds d'argile, des aperçus profonds sur l'action de la Provi-
dence substituant le pouvoir surnaturel de la Rome chrétienne à la
tyrannie arbitraire de la Rome païenne, font la transition entre les deux
parties du second livre. Soloviev a montré la primauté de Pierre dans
le magistère infaillible et le gouvernement de l'Eglise, primauté indé-
pendante, primauté permanente : il ne reste plus qu'à établir que le
Pape en a hérité, et que c'est lui le fondement de l'Église universelle.
C'est ce point surtout que ne veulent pas admettre protestants et schis-
matiques.
Deux preuves servent à l'établir.
La première preuve, accessible à tous, ne souffre point de réplique
et n'offre aucune fissure aux subtilités de la discussion. C'est la preuve
du fait.
Ce fait actuel de la Papauté — preuve déjà pressentie et même indi-
quée par le rapprochement qui s'impose du texte évangélique avec
l'état présent des choses, — l'auteur la développe ici ex professa. Qu'on
me pardonne l'importante citation suivante :
P. 196. — L'apôtre saint Pierre a la primauté de pouvoir; mais pourquoi le
Pape de Rome serait-il le successeur de cette primauté? — Nous devons avouer
que la portée sérieuse de cette question ainsi posée nous échappe absolument.
Du moment que l'on admet dans l'Église universelle un pouvoir fondamental
et souverain établi par le Christ en la personne de saint Pierre, on doit admettre
aussi que ce pouvoir existe quelque part. Et l'impossibilité évidente de le
trouver ailleurs qu'à Rome est déjà, ce nous semble, un motif suffisant pour
adhérer à la thèse catholique.
Puisque ni le patriarche de Constantinople ni le synode de Saint-Pétersbourg
n'ont et ne peuvent avoir la prétention de représenter la pierre de l'Église univer-
selle, c'est-à-dire l'unité réelle et fondamentale du pouvoir ecclésiastique, il
LIBRARY
VLADIMIR SOLOVIEV 10 I
faut, ou renoncer à cette unité et accepter l'état de division, de désordre et de
servitude comme l'état normal de l'Église; ou bien reconnaître les droits et la
valeur réelle du seul et unique pouvoir existant qui se soit toujours manifesté
comme centre d'unité ecclésiastique. Aucun raisonnement ne saurait supprimer
j'évidence de ce fait : qu'il n'y a, en dehors de Rome, que des Églises natio-
nales (comme l'Église arménienne, l'Église grecque), des Églises d'État (comme
l'Église russe, l'Église anglicane), ou bien des sectes fondées par des particuliers
(comme les luthériens, les calvinistes, les irvingiens, etc.) Seule, l'Église catho-
lique n'est ni une Église nationale, ni une Église d'État, ni une secte fondée
par un homme. C'est la seule Église au monde qui conserve et affirme le
principe de l'unité sociale universelle contre l'égoïsme des individus et le
particularisme des nations; c'est la seule qui conserve et affirme la liberté du
pouvoir spirituel contre l'absolutisme de l'État; c'est la seule, en un mot, contre
Laquelle les portes de l'enfer n'ont pas prévalu.
... La Papauté est le seul pouvoir ecclésiastique international et indépendant,
la seule base réelle et permanente pour l'action universelle de l'Église. C'est là
un fait incontestable, et il suffit pour faire reconnaître dans le Pape le déposi-
taire unique des pouvoirs et des privilèges que saint Pierre a reçus du Christ.
La seconde preuve relie le fait évangélique au fait présent et expose
Je développement progressif du grain de sénevé devenu un arbre.
C'est l'histoire ecclésiastique, c'est la tradition.
P. i6o. — Le pouvoir monarchique de l'Église universelle n'était qu'un
germe à peine perceptible et plein de vie, dans le christianisme primitif; au
»• siècle, ce germe s'est développé d'une manière visible, comme en témoignent
les actes du pape Victor; au iii^, ceux des papes Etienne et saint Denys, et au
IV*, ceux du pape Jules l*^ Au siècle suivant, nous voyons déjà cette autorité
suprême et ce pouvoir monarchique de l'Église romaine s'élever comme un
arbuste vigoureux — avec le pape saint Léon I*''; et vers le ix* siècle la
Papauté est déjà l'arbre majestueux et puissant qui couvre l'univers chrétien
de l'ombre de ses branches.
Pour bien mettre en lumière cette tradition, Soloviev s'arrête à une
époque mémorable dans les destinées de la Papauté : assez ancienne
pour imposer le respect à nos orthodoxes traditionalistes, et en même
temps trop bien éclairée par le plein jour de l'histoire pour rien pré-
senter d'obscur ou de douteux. Cette époque est le milieu du v^ siècle,
le temps où l'Église romaine était si dignement représentée par le pape
saint Léon le Grand. C'est l'objet des derniers chapitres du second livre.
Nous ne suivrons pojnt l'auteur dans les détails historiques qu'il
rapporte et les documents patristiques qu'il reproduit. Il nous suffit
qu'ils ne soient point controuvés.
La double conclusion de l'ouvrage demeure établie : Jésus-Christ
a donné à Pierre la primauté du magistère infaillible et du gouverne-
ment de l'Église : et c'est bien au Pontife romain que revient actuelle-
I02 ECHOS D ORIENT
ment cette prérogative, à la lumière convergente de l'Évangile, des
faits et de la tradition : prérogative qui fait de lui, comme du Prince-
des apôtres, la pierre de l'Église.
Dans les deux livres qui précèdent, çà et là apparaissait la tendance
russe à l'idée vague et nuageuse, mais si légère que la prétérition
s'imposait. 11 eût été surprenant que la juste mesure fût gardée jus-
qu'au bout. Contenu jusqu'alors, il semble que le mysticisme slave
éclate enfin avec intempérance et se donne libre carrière. C'est ce
qui rend le troisième livre si inférieur aux deux autres, que, fran-
chement, on préférerait qu'il ne fût pas écrit. Le titre en est déjà
étrange pour un lecteur occidental : Le principe trinitaire et son appli-
cation sociale. Pour le comprendre, il faut se reporter à l'introduc-
tion, où l'auteur expose les trois principes de la société: sacerdoce,
royauté, prophétisme. Ce thème est repris dans les derniers chapitres
et développé avec assez de bonheur. Dans les derniers chapitres, ai-je
dit. Mais, pour y arriver, il faut passer par un labyrinthe obscur, où
rarement perce quelque jour. Que peut valoir, par exemple, une
démonstration rationnelle du mystère de la Très Sainte Trinité ? On sait
sur quelle confusion reposent et à quel échec sont voués de sem-
blables essais. Qu'est-ce que peut être cette « âme du monde, principe
de la création, de l'espace, du temps et de la causalité mécanique »? Et
ce chaos, qui a l'air d'avoir une existence propre avant la création, qui
n'est que l'acte propre de lui donner la liberté? Fausse notion de la
vérité, fausse notion de la création, fausse notion de la causalité phy-
sique, analogies arbitraires, rapprochements étranges étayés sur un
emploi de la Bible plus étrange encore; voilà, avec, à de rares inter-
valles, quelques traits justes bien tracés, le tissu que présente l'en-
semble du troisième livre.
Et je ne sais si cela vient du style ou de la pensée de l'écrivain, il y a
tels passages aux allures panthéistiques ou manichéennes, et il faut
beaucoup de bonne volonté pour en redresser le sens. Vraiment, c'est
à n'y rien comprendre. Et l'on a l'impression que le génie allemand,
où l'auteur s'est trop abreuvé durant sa jeunesse, a laissé dans son
esprit une empreinte indélébile, qu'il lui est resté du Kant et du Hegel.
Ce ne sont sans doute là, nous dit le R. P. Michel d'Herbigny, que
des apparences, mais elles sont fort regrettables. L'explication que
celui-ci nous en donne, à savoir que les circonstances obligèrent Solo-
viev à livrer son manuscrit avant qu'il l'eût revu ou même terminé,.
VLADFMIR SOLOVIEV IO3
a sa grande valeur, mais ne satisfait qu'à demi. C'est plus des deux
tiers du troisième livre qu'il eût fallu supprimer et remplacer.
On souffre d'avoir à faire de pareilles réflexions. Elles sont utiles
cependant, car elles nous montrent les errements où peuvent se four-
voyer les plus nobles intelligences, faute d'une formation méthodique
•et d'un enseignement traditionnel. Et, pour tout dire en un mot, ce
qui a manqué à Soloviev, c'est, en philosophie et en théologie, une
préparation scolastique.
Je me suis peut-être un peu trop étendu sur les défauts du troisième
!livre. Je me hâte d'ajouter qu'ils n'infirment en rien la portée et la
valeur des grands aperçus et des belles vérités qui le couronnent. On
pourra en juger par le résumé suivant.
De même qu'en Dieu il y a trinité de personnes dans unité de nature.
Tune, le Père, origine des autres; la seconde, le Fils, image parfaite
•et Verbe du Père, et le Saint-Esprit, souftle commun et lien du Père
et du Fils, de même analogiquement, dans l'humanité, faite à la res-
semblance de Dieu, il y a trois éléments ou principes qui doivent ras-
sembler les hommes en un tout social et les unir à Dieu : le sacerdoce,
la rovauté et le prophétisme. Soloviev les découvre dans l'histoire du
peuple hébreu. Le sacerdoce, exercé d'abord dans les temps anciens
par le père de famille, et, dans la suite, par un groupement spécial de
la nation, sous l'autorité d'un prêtre principal ou pontife, est une
paternité. 11 est la voix du passé et le gardien de la tradition. La royauté
reçoit dans l'Écriture son autorité et son caractère sacré de l'onction
que confère le grand prêtre. 11 est donc ur>e filiation. C'est le principe
actif de la société au service du sacerdoce, principe premier et direc-
teur qui l'a engendré. Enfin, le prophétisme, influence plus mysté-
rieuse et plus intime de la divinité sur les hommes par ses prophètes,
est essentiellement un principe d'union. C'est lui qui fait la soumis-
sion libre des hommes et leur agrégation dans la société de Dieu,
sous l'autorité religieuse et le commandement royal. 11 est inspiration
■vivifiante.
Israël, le peuple choisi où se trouvaient ces trois pouvoirs, n'était
pourtant qu'une figure, fa figure du Christ, l'Oint par excellence, qui
devait réunir en lui seul la triple souveraineté.
P. 296. — Le Christ se manifesta comme Pontife et Sacrificateur absolument
pur et saint en offrant au Père céleste le sacrifice complet de son humanité;
comme vrai Roi du monde et de la nature matérielle qu'il arracha, par sa
Résurrection à la loi de la mort et qu'il conquit à la vie éternelle; enfin,
• comme prophète parfait, en montrant aux hommes, dans son ascension au
104 tCHOS D ORIENT
ciel, le but absolu de leur existence et en leur donnant, par la mission du
Saint-Esprit et par la fondation de l'Église, les forces et les moyens nécessaires
pour atteindre ce but.
Figuré par Israël, le Christ placé ainsi au centre de l'histoire est
à son tour le prototype de l'humanité rachetée. Celle-ci, pour remplir
sa destinée qui est l'union à Dieu par la vie selon Dieu, y doit être aidée
par les formes susdites de la souveraineté, et puisque Jésus-Christ
devait quitter la terre pour laisser plus de jeu à la libre coopération des
hommes, il a dû léguer à des ministres humains « la plénitude morale
et juridique des trois pouvoirs messianiques ». C'est dans cette trinité
de pouvoirs que Notre-Seigneur veut l'unité de son Eglise. Et dans une
belle analogie qu'il ne faut d'ailleurs point trop presser, Soloviev nous
montre l'unité de l'Église universelle sauvegardée dans la trinité des
pouvoirs, à l'image de ce qui est en Dieu : « 1° par la primauté absolue
du premier entre ces trois pouvoirs — le pontificat — qui est la seule
souveraineté directement et immédiatement instituée de Dieu et partant,,
au point de vue du droit, la cause et la condition nécessaires des deux
autres; 2° parla communauté essentielle de ces trois pouvoirs en tant
que contenus dans le même corps du Christ, participant à la même
substance religieuse, à la même foi, à la même tradition, aux mêmes
sacrements: 3° par la solidarité morale ou communauté de but, qui,
pour tous les trois, doit être l'avènement du règne de Dieu, la mani-
festation parfaite de l'Eglise universelle. » (P. 299.)
Le sacerdoce est donc le premier pouvoir qui doit unifier le monde^
Pour y parvenir, cette paternité sociale doit se concentrer en un seul
qui représente la paternité divine à l'égard de la famille humaine. C'est
ce qui explique pourquoi Jésus-Christ a rapporté à la première personne
divine, au Père céleste, la révélation qui a fait de Simon, fils de Jean,,
le premier père social de l'humanité. Et, en effet, les œuvres divines ad
extra étant communes aux trois personnes, puisque Notre-Seigneur
parlait de révélations, pourquoi ne pas mentionner l'Esprit-Saint qui
a parlé par les prophètes? C'est qu'il s'agissait ici d'instituer la paternité
universelle de l'Eglise, image et organe de la paternité divine.
« Le second pouvoir messianique est la royauté chrétienne. Le prince
chrétien, roi, empereur ou autre, est par excellence le Fils spirituel da
pontife suprême. » (P. 314.) Ici Soloviev est bien loin de ces libéraux
qui veulent le divorce entre l'Église et l'État pour tout donner à l'État,
et à l'Église rien, rien que l'intérieur de ses temples, la conscience-
muette de ses fidèles, et des entraves pour son œuvre de paix et de
salut. Leur devise est bien celle que notre auteur fait tenir à l'État
VLADIMIR SOLOVIEV 10 =
séparé : « A Dieu les deux, le temple au prêtre et tout le reste
à César ». Il est, lui, franchement et complètement dans la note catho-
liqug. C'est bien toujours sa pensée de théandrisme universel qu'il
nous expose. « La mission positive de l'Etat chrétien, nous dit-il, est
d'incarner dans l'ordre social et politique la vraie religion » (p. 115);
et encore :
La religion véritable et vivante n'est pas une spécialité, un domaine séparé,
un coin à part dans l'existence humaine. Révélation directe de l'absolu, la
religion ne peut pas être quelque chose : elle est tout ou rien. Dès qu'on la
reconnaît, on est obligé de l'introduire, comme principe suprême et dirigeant,
dans toutes les sphères de la vie intellectuelle et pratique, de lui subordonner
tous les intérêts politiques et sociaux.
C'est logique, et c'est franc. De la sorte, plus de lutte d'influence,
plus de conflit de pouvoirs entre l'État et l'Église.
Quand l'Église garde et explique la loi de Dieu, et quand l'État s'applique
à exécuter cette loi en transformant l'ordre social selon l'idée chrétienne, en
produisant les conditions pratiques et les moyens extérieurs pour réaliser la
vie divino-humaine dans la totalité de l'existence terrestre, il est évident que
tout antagonisme de principes et d'intérêts doit disparaître, en laissant la place
à la division pacifique du travail dans une œuvre commune (p. 3 17).
Le prophétisme est le troisième élément de l'unité et du progrès de
l'humanité régénérée. Le Christ, Prêtre, Roi et Prophète, a légué ces
trois pouvoirs à la société chrétienne. « Ayant fondé l'Église sur son
sacerdoce, ayant sanctionné l'État par sa royauté, il a pourvu aussi
à leur unité et à leur progrès solidaire en laissant au monde l'action
libre et vivante de son esprit prophétique » fp. 321), manifesté, lui
aussi, comme les deux premiers, au moyen d'organes humains. Sous
ces termes un peu mystérieux, ce n'est pas autre chose, en langage
plus clair, que l'action des saints dans l'histoire du monde, indiquant,
rappelant à tous, prêtres, rois et peuples, le but suprême à atteindre,
l'idéal parfait de « l'humanité divinisée », idéal dont le germe se trouve
dans ce que Soloviev appelle «les sacrements des droits de l'homme » :
droits surnaturels conquis pour lui par le Christ-Sauveur. C'est d'abord
le Baptême, sacrement de la liberté des enfants de Dieu, d'où résulte
l'abolition de l'esclavage. Ensuite la Confirmation, sacrement de Végalité
qui confère à chacun l'onction sacrée des souverains, d'où résulte le
devoir, tout en distinguant les fonctions de renoncer à l'égoïsme qui
crée les barrières sociales. Enfin, V Eucharistie, sacrement de la commu-
fiion qui, réunissant tous les disciples du Christ dans la participation
io6 ÉCHOS d'orient
à sa chair sacrée, fait d'eux tous des frères, sans distinction aucune de
race et de nationalité.
Plût à Dieu qu'on n'entendît jamais autrement les mots fatidiques
et fascinateurs qui ont fait couler tant de sang et causé tant de
catastrophes !
Pour parvenir à cet idéal dont le germe se trouve dans les trois
sacrements des droits de l'homme, il y a le secours des quatre sacre-
ments des devoirs de l'homme.
Le devoir de l'humilité est fixé par l'Eglise dans le sacrement de
Pénitence; le devoir de l'amour social dans le Mariage, s'il s'agit de la
société familiale; dans VOrdre, s'îl s'agit de la société tout entière. La
hiérarchie ecclésiastique est, en effet, le moyen obligé pour tous de par-
ticiper à l'unité du tout, et en même temps le type absolument pur de
la charité désintéressée, puisque son ministère sacré ne s'exerce et n'a
de raison d'être que pour autrui. Enfin, le devoir de l'adhésion suprême
et de l'intégration définitive dans la société de Dieu est signifié par le
sacrement de V Extrême-Onction, symbole et gage de l'immortalité
future.
L'ouvrage de Soloviev s'arrête là-dessus un peu brusquement et
donne l'impression qu'il n'est pas achevé. Cette fin mutilée fait contraste
avec l'ampleur de l'introduction.
Nous venons de parcourir l'ouvrage le plus important de Soloviev. On
a pu juger, par les nombreux extraits que nous en avons donnés, avec
quelle aisance ce Russe maniait notre langue, et constater aussi la
noblesse et l'envergure de sa pensée religieuse. Cette œuvre analysée
comme nous l'avons fait suffit amplement, avec Vidée russe, à nous
faire connaître la tournure d'esprit, la manière de l'éminent philosophe
et théologien slave et les points fixes lumineux qui l'ont amené et fait
adhérer à la vérité de l'Eglise universelle. Soloviev nous y a donné
toutes ses conclusions de converti : fausseté de l'Eglise orientale séparée,
vérité de l'Eglise catholique, qui seule possède la pierre fondamentale
posée par Jésus-Christ et le gouvernement central et universel qu'il
a institué: conséquences enfin qui en découlent pour l'ordre social
chrétien.
11 nous reste à parler de l'apostolat du converti et de l'infiuence gran-
dissante qu'il eut après sa mort dans sa patrie bien-aimée.
Louis Serraz.
BIBLIOGRAPHIE
■E. BRiGHEnri, Di^ionario greco-moderno-italiano e italiano-greco-moderno délia
lingua scritta e parlala con schemi grammaticali del greco-moderno in rela^ione
con Vantico, contenente i nomi propri, due liste di verbi irregolari, rindica\ione
délia pronuncia, ecc. (Manuali Hœpli). Milan, U. Hœpli, 1907 et 1912, in-i6, LX-848
et 612 pages, relié en un volume. Prix : 12 fr. 5o.
E. Brighenti, Crestoma!(ia neoellenica. Milan, U. Hœpli, 1908, in-i6, xv-402 pages.
Prix : 4 fr. 5o.
Les Européens désireux de faire une étude sommaire de la langue et de la
littérature néo-hellénique se trouvent en face dU phénomène de la diglossie
ou double langage, le langage écrit et le langage parlé, le puriste et le populaire.
De ce premier embarras en naît un autre: celui de trouver un lexique contenant
les mots de ces deux langages différents et, ce qui est plus difficile encore, une
chrestomathie ou recueil de morceaux choisis rédigé avec méthode et sans
exclusivisme. Le professeur Elisée Brighenti a voulu combler celte lacune en
publiant, dans la collection des Manuels Hœpli, son Dictionnaire grec moderne-
italien et italien-grec moderne et sa Chrestomathie néo-hellénique.
La première partie du Dictionnaire est précédée d'une grammaire abrégée du
grec moderne, en 5o pages, destinée à ceux qui connaissent le grec ancien. Le
Dictionnaire lui-même renferme les mots des deux langues, écrite et parlée; les
termes populaires sont marqués d'un astérisque; les termes ecclésiastiques, ou
le sens ecclésiastique spécial de certains mots communs, sont indiqués d'une
croix. De compilation très méthodique et detypographie très agréable, ce lexique
nous a paru aussi complet que peuvent l'être des lexiques de ce genre.
La Chrestomathie néo-hellénique sera d'une utilité plus générale que le Dic-
tionnaire, car elle peut être mise entre les mains de ceux-là même qui ne savent
pas l'italien. Le recueil comprend cinq parties d'inégale étendue : 1. Premières
'lectures, tirées des livres de texte destinés aux écoles élémentaires, plus quelques
fables populaires; 11. Poésie; 111. Prose; IV. Traductions; V. Appendice (extraits
des journaux politiques; écritures commerciales; proverbes; jeux, devinettes,
charades, etc.). Pour la poésie, après un choix de ces chants populaires si
répandus en pays grecs, M. Brighenti présente successivement, en une double
galerie, d'abord les poètes morts entre les deux dates extrêmes 1798 et 1907,
puis ceux qui étaient encore vivants au moment où il rédigeait son recueil. La
question de la diglossie divisant beaucoup moins les poètes que les autres
écrivains, et la langue poétique étant généralement la langue simple de l'en-
semble du peuple, le compilateur s'est contenté de noter par un astérisque les
morceaux écrits en grec vulgaire plus ou moins tempéré. Pour les prosateurs,
le partage s'imposait entre puristes et vulgaristes. Chaque auteur a, en note, sa
très courte notice en quelques lignes; de telle sorte qu'on trouvera là les éléments
d'une histoire élémentaire de- la littérature néo-hellénique. Parmi les traductions,
on nous offre quelques spécimens des versions néo-grecques de l'Iliade, de
l'Odyssée, d'Hérodote, de Thucydide, de Platon, de Plutarque, de la fameuse
version de l'Evangile en grec vulgaire (par Pallis) qui suscita naguère tant de
troubles à Athènes; puis des extraits de traductions d'auteurs italiens (Dante,
Pétrarque, le Tasse, Foscolo, Manzoni, de Amicis; enfin, sous le Xiite Divers,
un fragment sanscrit de Râmàyana, une élégie de Tibulle, la Fin de Satan, de
Victor Hugo, un morceau de Heine et de Shelley.
Les articles de journaux cités dans l'Appendice permettront aux lecteurs de
io8 ÉCHOS d'orient
se rendre compte que, moyennant la connaissance du grec ancien fournie en
général par les études secondaires classiques, on n'aura pas de peine à com-
prendre le langage des périodiques athéniens ou constantinopolitains. Quelques
spécimens d'écritures commerciales, fournissent l'élément pratique du recueil,
tandis que l'élément pittoresque et amusant est fourni par les proverbes, cha-
rades, devinettes, rébus, etc.
Bref, cette Chrestomathie se recommande à tous les amateurs désireux de se
familiariser tant soit peu avec le grec moderne. Il faut savoir gré à M. Brighenti
d'avoir impartialement fait la part à chacun des deux groupes, puriste et vulga-
riste, A peine aperçoit-on, çà et là, dans une note, de quel côté incline son
sentiment personnel : tel ce mot que lui suggère la traduction de Plutarque par
Jean Nicolaou : « Plutôt qu'une traduction, c'est une paraphrase, et en langue
parlée, oui, mais... par peu de gens. » (P. 3o8.) Ajoutons que le Dictionnaire
est dédié alla nobile, colta e bella citta di Corfù, tandis que la Chrestomathie
porte cette fière dédicace : Alla Grecia irredenta! Transcrire ces mots, c'est
souligner la vivante actualité de tels volumes.
S. Sal.wille.
Charles DiEHL, membre de l'Institut, professeur à l'Université de Paris, £)««« l'Orient
byzantin (Collection d'Etudes d'histoire et d'archéologie). Paris, E. de Boccard
(ancienne librairie Fontemoing), 1917, in-12, vii-33o pages. Prix : 3 fr. 5o.
Les Echos d'Orient ont déjà signalé (t. XVIII, mai 1918, p. 393-394) cet
ouvrage à propos du chapitre qu'il contient sur « l'illustration du psautier dans
l'art byzantin ». Le volume tout entier, recueil d'articles, de conférences, de
communications académiques, se recommande de lui-même à l'attention de
quiconque s'intéresse aux choses de Byzance et de Constantinople : histoire, art,
littérature. Les sujets sont très variés : sanctuaires chrétiens d'Egypte; Bethléem;,
la cité de saint Démétrius; le charme de Sainte-Sophie; Constantinople byzan-
tine; Constantinople d'Islam; l'oeuvre de Byzance dans l'Italie méridionale; la
sagesse de Cécaumenos (un précurseur de La Rochefoucauld à Byzance au
xi'^ siècle); l'empire latin de Constantinople; la princesse de Trébizonde; en
Chypre avec d'Annunzio; l'illustration du psautier dans l'art byzantin; Sainte-
Marie-Antique, un monument de l'art chrétien au moyen âge; Rome reliquaire
d'histoire.
« Un seul chapitre, le dernier, semblera peut-être à quelques-uns avoir peu
de rapport avec l'ensemble de ce volume. » A cette objection, que prévoit
l'auteur lui-même (p. vi), voici la réponse qu'il oppose : « En face de
Constantinople byzantine et turque, en face de la ville que les Grecs du moyen
âge appelaient « la nouvelle Rome », peut-être ne paraîtra-t-il pas sans quelque
intérêt de placer l'autre capitale du monde méditerranéen, « l'ancienne Rome »,,
comme on disait, et par le contraste qu'offrent ses monuments et son histoire
avec ceux de Byzance, de mettre en plus pleine lumière l'opposition, de siècle
en siècle plus profonde, des deux sociétés et des deux civilisations nées de la
chute de l'empire romain ». En lisant la préface, nous avions accepté cette justi-
fication préventive; mais les pages intitulées « Rome reliquaire d'histoire » ne
nous ont pas paru assez mettre en relief cette opposition entre Byzance et Rome.
Pages intéressantes assurément et de belle tenue littéraire, comme tout le reste du
livre, mais qui par leur généralité même contrastent trop avec le genre des autres
chapitres. Au demeurant, cette critique ne vise que le procédé artificiel qui a fait
insérer cette esquisse des divers aspects de Rome en un recueil intitulé Dan.^
l'Orient byi^antin.
D. Servière.
BIBLIOGRAPHIE IO9
R. RiSTELHUEBER, consul de France, Les traditions françaises au Liban. Préface de
M. G. Hanotaux, de l'Académie française. Paris, Félix Alcan, 1918, in-8% xii-3i4pages,
avec 2 cartes et 2 fac-similé hors texte. Prix : 6 fr. 5o.
Voici un livre à la fois d'histoire et d'actualité, composé par un consul de
France qui a longtemps séjourné au Liban. C'est l'analyse d'un important,
ensemble de documents, presque tous inédits, « qui témoignent de l'ancienneté,
de l'intimité ei de la continuité des relations de la France avec les populations
libanaises, avec les Maronites en particulier » (p. x). L'auteur le reconnaît
volontiers, « ce n'est qu'un des aspects de la vie de la montagne qui se trouve
décrit ici : le côté traditionnaliste et religieux ». Mais cette spécialisation même
du sujet fait précisément la valeur réelle de l'ouvrage. Comme l'écrit dans la
préface M. Gabriel Hanotaux, « ce livre est l'exposé d'une tradition, d'une tra-
dition de propagande, d'idéal et d'expansion civilisatrice. Dans ce recoin isolé
de l'Asie et de l'histoire, la France se montre telle qu'elle fut partout et toujours :
amie des hommes, amie du bien, prévoyante et désintéressée. Même vu par le
petit bout de la lorgnette, ce microcosme de protectorat français apparaît con-
forme au plan général de notre existence nationale tel que Dieu l'avait conçu
et tel que les hommes se sont efforcés de le réaliser : gesta Dei per Francos ».
Cette tradition « remonte aux Croisades, peut-être au delà : les Maronites
prétendent se rattacher à Charlemagne. En tout cas, ils sont authentiquement
associés aux entreprises de Godefroy de Bouillon, de saint Louis, de Louis XIV,
de Bonaparte et de Napoléon III : ce sont des litres 1 » (p. v).
* Il faut, continue M. Hanotaux, relever les jalons de cette simple et noble
aventure de race : au début (iv' ou v» siècle), un moine, Jean Maron, se retire
dans la montagne, entouré de quelques prosélytes. Il fonde un couvent autour
duquel des familles se groupent : ce sont les Maronites. La montagne les abrite
et les sauve. Au xii* siècle, à l'époque des Croisades, les croisés qui retrouvent
là ce clan formant, au milieu de l'Islam, une survivance chrétienne et catholique
romaine, les dénombrent 40000. Volney, en 1784, donne le chifîre de iiSooo.
Aujourd'hui, ils sont 400000. Ce sont des pasteurs, des planteurs de mûriers,
des commerçants. Ils ont pour débouchés, sur la côu, Tripoli de Syrie, Djébaïl
et surtout ce grand centre d'influence française : Beyrouth. A l'intérieur, leur
métropole, leur point d'attirance et de convergence est Damas. Beyrouth, Damas;
non loin, Tyr et Jérusalem : on comprend pourquoi la politique française s'est
attachée à ces loyales et fidèles tribus : elles veillent sur les plus vieux souvenirs
et les plus belles images de la civilisation méditerranéenne. » (P. \u)
Sous le titre général « les Maronites », le chapitre i*"", qui fut publié par la
Rei'ue des Deux-Mondes le i"" janvier 191 5, donne un aperçu d'ensemble de
cette histoire d'un peuple catholique et « français ». Vient ensuite une étude
sur « les précurseurs de la tradition » : les premiers rapports légendaires avec la
France, Charlemagne, les pèlerinages; les Maronites auxiliaires des Croisés; le
Liban dans les Etats latins. Ce sont maintenant « les fondateurs de la tradition
qui nous sont présentés (ch. lu) avec les missionnaires français établis au Liban,
les commerçants français, le$ voyageurs français, entre autres le chevalier
d'Arvieux et le marquis de Nointel; les savants maronites venus en France, les
boursiers, les quêteurs. Au xvii* siècle, c'est « la consécration de la tradition :
Louis XIV protecteur des Maronites » : on y étudie les « lettres de protection »
du 28 avril 1649; l'activité du Lyonnais François Picquet, consul de France
à Alep de i652 à 1661, personnage très remarquable qui, en 1661, entra dans les
Ordres, reçut la tonsure dans l'église des Carmes, à Alep, fut nommé en 1679
vicaire apostolique de Babylone avec le titre d'évêque de Césaropolis, désigné
comme ambassadeur en Perse, et mourut en i685, au cours d'un voyage de
retour en France.
i lo kcHos d'orihnt
En i655, François Picquet avait nommé le cheikh maronite Abou Naufel
El-Khazen aux fonctions de vice-consul de France à Beyrouth. Quelques années
plus tard, en 1662, le même cheikh était nommé, par lettres patentes de Louis XIV,
non plus vice-consul, mais consul de France. Et ce poste était même attribué
à son fils en survivance. On saura gré à M. Risielhueber d'avoir consacré un
chapitre à « une famille maronite de consuls de France », dont deux représen-
tants, Philippe et Férid El-Khazen, ont été pendus par les Turcs, le 6 juin 1916,
et sont morts « en martyrs de la cause française ».
Avant de quitter le grand siècle, l'auteur s'arrête assez longuement aux rela-
tions qui existèrent entre Louis XIV et le patriarcat maronite, pour protéger ce
dernier contre les vexations des Turcs.
Un dernier chapitre nous représente « les continuateurs de la tradition >•> en
Louis XV, Louis XVI et la Révolution française. Et la conclusion se dégage
d'elle-même, que la France a des droits au Liban comme sur un patrimoine
moral et un patrimoine matériel. Il faut féliciter M. René Ristelhueber d'avoir
brillamment servi par son livre cette cause sacrée qu'il avait glorieusement servie
dans ses fonctions consulaires.
G. RiEUTORT.
L. NiEDEBLE,Z,a raceslai'c : statistique, détnographie, anthropologie ; traduit du tchèque
par L. LÉGER, de l'Institut; 2' édition revue, avec une carte en couleurs. Paris,
Félix Alcan, 1916, in-12, xv-232 pages. Prix: 3 fr. 5o (fait partie de la « Nouvelle
Collection scientifique »).
Le problème slave n'a pas encore dit son dernier mot. Aussi doit-on être
reconnaissant à M. Louis Léger de nous avoir fourni une traduction française
d'un ouvrage aisément maniable et contenant les principales données de ce
problème. Le traducteur est, on le sait, un des meilleurs slavisants de France.
Quant à l'auteur, .M. Ludor Niederle, profcjsseur à l'Université de Prague, fils
d'un helléniste distingué, il s'est fait une spécialité des études d'anthropologie
en général'et d'anthropologie slave en particulier. Le présent recueil est comme
une synthèse de ses nombreux travaux. Nous nous bornerons à noter ici les
statistiques générales de populations slaves, en suivant l'ordre des groupements
qui est l'ordre même du livre (les évaluations étaient faites pour l'année 1908) :
Russes : environ 94000000. Polonais : 20000000. Serbes de Lusace : iSoooo.
Tchèques et Slovaques : 9 800 000. Slovènes : i 5ooooo. Serbo-Croates : 8 55oooo.
Bulgares: 5 000 000. Total en igoo: environ 189 millions. Pour le détail dechacun
de ces groupes, il faut lire les chapitres respectifs du volume de M. Niederle.
Nous avons remarqué des lacunes dans les statistiques religieuses. L'auteur ne
signale pas, par exemple, l'existence de Bulgares catholiques de rite oriental en
Thrace et en Macédoine, Or, ils étaient environ i3ooo à la veille de la guerre,
avec un archevêque et deux évêques. (Voir Echos d'Orient, septembre igiS,
t. XVII, p. 521-523.)
Le livre se termine par douze pages de bibliographie, qui seront pour les lecteurs
une excellente garantie de l'érudition de l'auteur et un catalogue précieux en vue
de recherches éventuelles sur tel ou tel point.
D. Servière-
•
Madeleine de Benoit Sigoyer, La patrie serbe. Paris, librairie Jouve, i5, rue Racine,
1918; in-i2, 259 pages. Prix : 4 fr. 5o.
La patrie serbe est un petit livre sans prétention scientifique ou littéraire,
mais qui, sous ses apparences modestes, apprendra beaucoup à ses lecteurs. Par
BIBLIOGRAPHIE I • I
une distraction regrettable, on a omis d'y insérer une table des matières qui eût
permis d'apprécier d'un coup d'oeil le contenu du volume. Comme c'est la
meilleure recommandation à en faire, nous allons simplement dresser cette
table.
La préface (p. 7-1 5) rappelle l'utilité de l'ouvrage et l'occasion qui l'a fait naître.
Puis c'est un aperçu d'histoire (p. i6-55) depuis les origines de la Serbie jusqu'à
nos jours. Quatre pages (p. 56-6o) décrivent l'aspect physique du pays; quatre
parlent de la culture, du commerce, de l'industrie (p. 6i-65);dans le paragraphe
« Population, Religions » (p. 66-68), je remarque, à propos de tolérance religieuse,
un libéralisme bien intentionné sans doute, mais excessif. Viennent ensuite
d'intéressantes notes sur les fêtes serbes (p. 69-88) : fêtes de famille, fêtes des
villages, des monastères, fête de saint Sava, fêles des régiments, Djourdjev-dan,
ou jour de Saint-Georges, Vidov-dan (15-28 juin), fête du patriotisme serbe en
l'anniversaire de la bataille de Kossovo; serment des recrues. Un chapitre de
notes analogues est consacré aux « Coutumes » (p. 89-107) se rattachant
à l'Epiphanie, au Carême, à la veille des Rameaux, à la Semaine Sainte, à Pâques,
au^« Jour des nouveaux mariés » (9 mars), au lundi de Quasimodo, à l'A vent,
à Noël, aux Probratimes ou rites spéciaux d'échange d'amitié. Un tableau
rapide de la « Littérature » nous est donné (p. 108-124); puis des indications
sommaires sur l'art, musique, architecture, peinture, sculpture. Enfin, la seconde
partie du volume renferme des notes historiques concernant les deux guerres
balkaniques de 1912-1913 et le rôle trrgique de la Serbie dans l'épopée de la
grande guerre 1914-1918.
Ce qui fait l'originalité du livre, c'est surtout la première partie. Ce simple
recueil de notes sur l'histoire et le folk-lore de « la patrie serbe ■» fournira une
lecture agréable et instructive aux voyageurs curieux de connaître vraiment le
pays qu'ils traversent et à tous ceux à qui là sympathie pour les Serbes inspire
le désir de se renseigner de plus près sur ce peuple héroïque.
D. Servièbe.
P,-N. MiLiouKOv, Le moupement intellectuel russe, traduit du russe par Wladimir
BiENSTOCK. Paris. « Editions Bossard », 43, rue Madame, 1918. Un vol. in-S% 445 pages,
4 portraits en planches hors texte. Prix : 7 fr. 3o.
Au milieu des événements tragiques qui se déroulent dans l'ancien empire des
tsars, tous les esprits qui pensant trouveront profit à éclairer les faits d'aujourd'hui
à la lumière jaillissant de cette étude sur « le mouvement intellectuel russe »
d'hier. L'auteur, M. Milioukov, est un des hommes les plus compétents et les
mieux renseignés : professeur, historien, littérateur, économiste, ancien président
du parti des Cadets, délégué à la Douma, ancien ministre des Affaires étrangères
du gouvernement provisoire russe. Son ouvrage est l'analyse profonde de la
formation des esprits, des caractères et des grandes intelligences russes depuis
Aksakov jusqu'aux « épigones » du slavophilisme : Domboski, Léontiev et
Wladimir Soloviev, en passant par Stankiévitch, Biélinski, Hertzen et Granovski.
Un chapitre préliminaire, intitulé: « Les Hommes d'en haut et la Noblesse »,
remonte un peu plus avant, au xvui® siècle, pour rappeler la première tentative
russe de la limitation du pouvoir autocratique par les intellectuels de cette époque,
représentés surtout par le prince Galitzine.
Nous ne pourrions souscrire à tous les jugements formulés en ce qui concerne,
par exemple, la question religieuse: il y aurait à cet égard des réserves à faire,
notamment dans le chapitre vin, à propos de Danilewski, de Léontiev et, plus
encore, de Wladimir Soloviev. L'étude publiée au sujet de ce dernier dans les
I 12 HCHOS D ORIENT
Echos d'Orient, nous dispense d'insister ici sur cette simple observation. Mais,
SQUS le bénéfice de cette réserve, nous recommandons l'ouvrage de M. Milioukov
comme un livre de haute portée historique, littéraire et sociale.
G. RiEUTORT.
J. Cvuic, La péninsule balkanique, Géographie humaine. Paris, Armand Colin, 1918,
in-8* raisin, viii-53o pages, avec 3i cartes et croquis dans le texte, et 9 cartes -en
couleur hors texte. Prix : 17 francs.
Pour la géographie et l'ethnographie de la péninsule balkanique, il serait
difficile de trouver informateur plus compétent et plus consciencieux que
M. J. Cvijic, professeur à l'Université de Belgrade, agréé à l'Université de Paris.
Le présent volume est le recueil des leçons de géographie humaine sur les pays
balkaniques professées en Sorbonne au cours des années 1917-1918. Malgré la
privation d'un grand nombre de notes et de cartes où il avait, depuis vingt ans,
consigné et figuré les résultats de ses recherches et de ses voyages, mais qu'il
avait dû laissera Belgrade en quittant son pays, le docte maître a su réunir une
quantité énorme de renseignements de la plus scientifique précision. Ils portent
principalement sur les pays slaves de la péninsule balkanique; mais on y trou-
vera aussi maintes indications importantes sur les autres races.
Le livre premier étudie « le milieu géographique et l'homme » : principaux
caractères géographiques, régions naturelles, influences géographiques et élé-
ments sociaux, principaux faits ethnologiques et sociologiques. Le livré second
traite spécialement des « caractères psychiques des Yougoslaves » : unité ethnique,
variétés et groupes psychiques; typ^dinarique; type central; type balkanique
oriental; type pannonique. Serbes du royaume, Monténégrins, Bosniaques et
Herzégoviniens, riverains de la côte Adriatique, Slaves d'au delà de la Save et du
Danube, Slaves habitant la Styrie, la Carinthie, la Carniole, la Slavonie, le
Banat; Bulgares et Macédoniens : toutes ces populations sont étudiées tour
à tour.
On saura gré à l'auteur d'avoir formulé dans sa préface (p. 11) la remarque
suivante : « Je ne me dissimule pas qu'il est difficile, en ce moment, de parler
de certaines questions en toute impartialité; j'ai fait effort pour rester toujours
dans la vérité scientifique. Mes conclusions s'appuient d'ailleurs sur de nom-
breuses observations faites au cours de mes voyages, antérieurement aux évé-
nements actuels. Je les avais entrepris sans aucu» parti pris, avec le seul souci
de me rendre compte.
Il est regrettable que M. Cvijic n'ait pas dressé une table alphabétique, qui
serait un répertoire bien utile à la consultation de son beau volume (i).
G. RiEUTORT.
(1) Deux simples notes de détail. A la page 170, avant-dernière ligne, on lit ces mots
qu'il suffira de signaler à la correction d'une édition ultérieure: « La frontière ethno-
graphique... passe à peu près près des villes...» A la page 366, à propos des habitants
de la Zagora dalmate, l'auteur parle de la tolérance religieuse mutuelle entre catho-
liques et orthodoxes; et il écrit: «11 y a des exemples curieux de cette tolérance. Les
catholiques célèbrent la fête de plusieurs saints exclusivement orthodoxes et jeûnent
en leur honneur; les orthodoxes font de même et participent aussi aux prières des
curés catholiques renommés pour leurs vertus. De même, les catholiques prient avec
les popes les plus estimés. » Jusqu'à plus ample informé, je me permets de douter de
l'exactitude absolue d'un pareil renseignement, en ce qui concerne les catholiques.
BIBLIOGRAPHIE I I 3
N. JoRGA, professeur d'histoire à l'Université de Bucarest, membre de l'Académie
roumaine. Histoire des relations entre la France et les Roumains, préface de
M. Charles Bémont, directeur de ia Revue Historique. Paris, Pavot et C, 1918,
in-i6, xvi-282 pages. Prix: 4 fr. 5o.
Ce petit livre fut composé en 1916, à l'époque où se posait pour la Roumanie
le grave problème de ses destinées futures. Les événements retardèrent sa publi-
cation, qui devait se faire à Bucarest. On ne lira pas sans intérêt et sans émotion
ces pages retraçant à grands traits l'histoire des rapports entre deux peuples
« séparés par de vastes espaces et par des empires ennemis », mais unis par la
communauté de la langue et des sympathies depuis l'antiquité gauloise jusqu'à
nos jours. La transcription des titres de chapitres suffira à signaler les principales
étapes de ce rapide voyage à travers les siècles. Premières relations pendant
l'antiquité et le moyen âge; Les Français sur le Danube roumain pendant les
croisades du xv* siècle; Négociateurs et voyageurs français au xvi® siècle, pre-
miers prétendants roumains en France; Mercenaires, voyageurs et missionnaires
au XVII* siècle; Princes phanariotes et amis français dans la première moitié du
xvm* siècle; Précepteurs et secrétaires français en Moldavie et en Valachie au
XVIII» siècle, premiers écrivains français traitant des principautés; la Révolution
française et les Roumains; La civilisation française et les pays danubiens, rela-
tions politiques jusqu'à l'avènement de la Monarchie de juillet; La Monarchie
de juillet et les Roumains; La Révolution de 1848 et les émigrés; La guerre de
Grimée et la fondation de l'Etat roumain. Les dernières pages, esquissant l'état
des rapports franco-roumains au point de vue littéraire et artistique pour l'époque
immédiatement antérieure à la guerre, ne sont pas, on le devine, des moins intéres-
santes, en dépit de leur concision. Enfin, un Index des noms propres, comptant
quatorze pages à deux colonnes, est à lui seul un signe de la richesse de ren-
seignements que ce livre peut fournir, malgré la modestie de son format.
Offert d'abord gratuitement par l'auteur aux officiers de la mission française
«comme un hommage de reconnaissance», ce petit volume mérite d'être lu par
tous ceux qui ont à cœur de voir se resserrer plus étroitement encore les liens
historiques rattachant entre elles la France et la Roumanie.
G. RiEUTORT.
.Maurice Barrés, de l'Académie française. Sur le chemin de l'Asie. Paris, librairie
Emile-Paul, igiS, in-fc2, xx-404 pages. Prix : 3 fr. 5o.
Dans ce volume — le septième de sa série « l^Ame française et la guerre »,
— réminent académicien et président de la Ligue des Patriotes a réuni les
articles rédigés par lui du 4 septembre au i®"" décembre igi5, « tandis que
l'Allemagne s'engageait sur le chemin de l'Asie ». Il suffit d'avoir ainsi présenté
le sujet pour laisser deviner l'intérêt, même rétrospectif, de ces pages où s'est
exprimé au jour le jour le verbe splendide du maître. Aux lecteurs des Échos
d'Orient nous signalons spécialement les nombreux passages où il est question
de la Grèce et des Grecs : p. i33 et suiv., 201 et suiv., 3ig, 33o et suiv., 376, 378.
Citons-en quelques lignes concrétant, si je puis dire, la manière toute psycho-
logique de ce philhellène dont on sait la conviction : « Mon vieux maître Louis
Ménard, qui fut toujours le défenseur des Grecs, avait coutume de dire que
chez les Hellènes de l'antiquité le mot de barbarie ne s'opposait pas au mot
civilisation. Quand les Grecs traitaient de barbares les peuples étrangers, ils ne
voulaient pas dire que ces peuples n'avaient ni industrie, ni organisation poli-
tique, ni culture intellectuelle; mais le titre de barbares impliquait à leurs yeux
une conception différente et inférieure de l'ordre social. » (P. i35.) Et l'appli-
I 14 ÉCHOS D ORIENT
cation se faisait aisément, en octobre iqiS, au problème qui se posait alors pour
la Grèce. On trouvera dans le volume de M. Maurice Barrés maintes pages aussi
suggestives. ^
D. Serviere.
•
J. DE Morgan, Contre les barbares de l'Orient : Etudes sur la Turquie, ses félonies
et ses crimes; sur la marche des alliés dans l'Asie antérieure, sur la solution de la
question d'Orient, renfermant de nombreux articles parus de igib à 1917 dans
V Eclair de Montpellier et dans la Revue de Paris. Paris et Nancy, librairie Berger-
Levrault, 1918, in-8°, ix-263 pages, 3 cartes. Prix : 5 francs.
On vient de lire ci-dessus, dans sa teneur littérale, l'explication que donne de
son titre, en soi un peu vague, l'auteur de ce volume. Les travaux antérieurs
du savant orientaliste qu'est M. J. de Morgan, ancien directeur générai des
Antiquités de l'Egypte, ancien délégué général en Perse du ministère de l'Ins-
truction publique, garantissent d'avance la valeur d'un recueil d'articles consa-
crés par lui à la question d'Orient. En dépit de la juxtaposition rétrospective de
ces pages, d'abord rédigées pour la presse de igiS à 1917, leur lecture n'est point
du tout inutile et demeure très intéressante. Elles sont groupées sous sept titres,
dont le seul énoncé suffit à suggérer la double portée de ces études : une portée
d'histoire générale et d'ethnographie, une portée d'histoire particulière de la
guerre et des résultats qu'il faut en souhaiter pour l'Orient. Voici ces titres :
I.- L'ethnographie de l'Asie antérieure; les Turcs; musulmans et chrétiens de
l'empire ottoman; II. L'aspect de la Turquie d'Asie, ses richesses naturelles;
III. L'Allemagne et la Turquie; Les opérations militaires anglo-russes en Asie;
A l'intérieur de la Turquie (1915-1917); Autour de la question turque; Le
démembrement de l'empire ottoman; Conclusion.
M. de Morgan est impitoyable pour la Turquie. « Si ces lignes convainquent
mes lecteurs, écrit-il, de l'impérieuse nécessité dans laquelle se trouve aujourd'hui
l'Europe d'en finir avec la Turquie, afin d'assurer pour toujours la tranquillité
dans le Levant méditerranéen, je m'estimerai comme étant très largement récom-
pensé de mon labeur.» (P. ix.) Il n'est donc point pour la diplomatie des demi-
mesures. Soulignons, en passant, puisque la question a été récemment posée
en termes assez vifs dans la presse grecque, l'avis motivé de M. de Morgan au
sujet des Lieux Saints de Palestine. C'est un savant orientaliste qui parle, qu'on
ne l'oublie pas. « Historiquement, c'est à la France que devrait revenir l'auto-
rité sur les Lieux Saints, jadis possession des Grecs et qu'ils ont perdue. Godefroy
de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, en a été le premier roi latin, alors que les
Byzantins orthodoxes non seulement ne faisaient rien pour délivrer le tombeau
du Christ des mains des infidèles, mais se montraient hostiles envers les croisés
et encourageaient les musulmans. » (P. 249.)
Les Arméniens ont en M. de Morgan un défenseur convaincu de leur cause,
et l'on trouvera dans son recueil des notes fort utiles sur ce peuple si intéressant.
Quelles que soient les décisions prises par le Congrès de la Paix sur les divers
aspects de la question d'Orient, la lecture de ce volume demeurera très instructive,.,
à tous les points de vue: politique, ethnographique, historique, économique.
G. RiEUTORT.
L. Saltet, Histoire sommaire de l'Eglise. Paris, J. de Gigord, 1917, in-8*, xii-3o2 pages;,
dessins de Joseph Girard, gravures et cartes. Prix : 3 fr. 5o.
C'est l'honneur du haut enseignement scientifique de savoir s'adapter aux
initiations plus élémentaires. M. l'abbé Saltet, professeur à l'Institut catholique
BIBLIOGRAPHIK I I
de Toulouse, a déjà réalisé une première fois, en igiS, cet etîort méritoire en
rédigeant pour les écoles et les cercles d'études une Histoire de l'Eglise que les
Echos d'Orient ont annoncée en janvier 1914, t. XVII, p. 94-95.
Le présent volume n'est pas une simple réduction de l'Histoire de l'Eglise
publiée en igiS. « Il a son originalité, dit l'auteur lui-même (p. vi), dans le fond
€t dans la forme. Quant au fond, des questions intéressant la vie catholique et
la vie française ont été les unes développées et les autres introduites : par exemple,
le Questionnaire d'histoire locale, à la fin du volume. Quant à la forme, on
a continué à se préoccuper surtout de la clarté dans l'exposition. » Sommaires,
introductions et résumés accompagnant chaque chapitre; titres expressifs en
lête des alinéas et ramenant les mots essentiels de la leçon : telle est l'innovation
principale de ce manuel, si on le compare au précédent.
La méthode- est restée identique. On pourrait la définir par ces mots de l'avant-
propos (p. vi) : «Elle (l'histoire) s'adresse à l'imagination et à l'intelligence.
A l'imagination d'abord. A celle-ci appartient la formation de l'image mentale,
c'est-à-dire le travail d'évocation qui remet le drame dans son cadre, et qui
retrouve la perspective historique. Ici, pour gagner du temps et être plus précis,
on ne se borne pas à reproduire des monuments et quelques scènes animées,
-d'après des estampes ou des tableaux. L'illustration a été comprise de façon
systématique; elle enregistre les principaux moments de l'Histoire de l'Eglise.
La page de gravures est une partie essentielle de la leçon. Elle remplit le rôle
du livre de textes ou recueil de sources historiques des étudiants. Elle rappelle
que l'histoire est avant tout affaire de constatation et que sa vertu principale
est l'esprit de soumission aux faits...
Après avoir parlé à l'imagination, l'histoire s'adresse à l'intelligence .Elle n'est
pas une succession de tableaux, sans lien entre eux. Elle note les changements
survenus d'une époque à l'autre. Elle explique ces changements en en montrant
les causes. Evidemment, ce second travail n'est pas accessible à tous comme le
premier. Il a des degrés. Ici, on a essayé d'indiquer les causes dont l'action peut
s'expliquer par des mobiles humains dont l'expérience quotidienne nous révèle
l'existence autour de nous. »
Pour le choix de telle gravure ou pour tel détail de rédaction, l'auteur a tenu
compte de certaines critiques suggérées par son précédent volume. En somme,
cette Histoire sommaire de l'Eglise, avec ses pages vraiment parlantes d'illustra-
•lons instructives et son texte très soigné, très précis, très didactique, tout en
demeurant intéressant, nous paraît être de nature à rendre plus attrayant et
plus fécond l'enseignement de l'Histoire de l'Eglise dans- les établissements chré-
tiens. Qu'on ne s'imagine pas, d'ailleurs, que, pour être abondamment illustré,
ce manuel soit destiné seulement à des enfants. Nous croyons même que, pour
être vraiment compris et utilement étudié, il requiert des esprits déjà adolescents
et ayant reçu une formation générale. Nous le recommanderions volontiers aux
élèves les plus avancés des collèges catholiques et des petits Séminaires, aux
ouvres post-scolaires de jeunes gens ou de |eunes filles. Nombre de fidèles
mstruits trouveraient aussi, pençons-nous, intérêt et profit à lire et à consulter
cette Histoire sommaire de l'Eglise, où ils puiseraient, avec une confirmation
de leur foi, des réponses précises à maintes objections courantes.
D. SEBvii;RE.
\L. Antomadès, '(> i'vvoJTTo; Beô; (=Z,e Dieu inconnu), Athènes, 1918, in-12, 47 pages*.
Cette plaquette constitue un chapitre d'une dissertation plus complète sur
v< l'apétre saint Paul à Athènes », dont les circonstances retardent la publication
1 16 ÉCHOS d'orient
intégrale. On connaît l'allusion au « Dieu inconnu », dans le discours de saint
Paul à l'Aréopage. (Act. xvii, aS.) L'archimandrite E. Antoniadès étudie, d'après
les documents anciens, la question de savoir si l'inscription de l'autel athénien
portait: « Au Dieu inconnu », comme le dit Pausanias, ou bien : « Aux dieux
inconnus », comme semblent l'indiquer d'autres témoignages. Les textes de
part et d'autre se trouvent ici réunis, un peu à la façon des thèses allemandes
d'Inauguraldissertation, sans qu'il soit possible d'aboutir à une conclusion bien
certaine. On comprend toutefois, de la part d'un membre du clergé orthodoxe
athénien, l'intérêt attaché à ce détail de l'histoire des origines chrétiennes locales.
Si quelque professeur d'exégèse songeait à utiliser les données de cette brochure
pour le commentaire du discours des Actes, il ferait sagement de demander
à l'auteur un exemplaire où les nombreux errata seraient notés et corrigés.
S. Salaville.
R. Génier, O. p., Sainte Faute {347-404). Paris, J. Gabalda, 1917, in-12, xii-200 pages.
Prix : 2 francs.
Le R. P. Raymond Génier, Dominicain français du couvent de Jérusalem,
a enrichi d'un charmant volume la collection « les Saints » de la librairie Lecoffre.
Nous avions déjà une Histoire de sainte Paule, écrite par l'abbé Lagrange sur
l'instigation de M^"" Dupanloup, pour fournir une sorte de « supplément de
direction aux nobles dames auxquelles s'adressait l'évêque d'Orléans ». Les
directeurs de la collection « les Saints » ont pensé qu'il y avait place néanmoins,
pour une nouvelle biographie de la Sainte, dans leur série si appréciée. Les
lecteurs ne regretteront pas cette décision.
C'est un spectacle des plus édifiants que celui de cet admirable groupe de
nobles dames et de vierges romaines, descendantes des plus illustres familles,
qui, dans la seconde moitié du iv* siècle, embrassent le « saint propos », c'est-
à-dire l'état monastique, se font disciples du grand docteur et exégète, saint
Jérôme, que quelques-unes suivent bientôt en Palestine. De ce nombre sont
sainte Paule — descendante des Cornelius-Scipions-Emiliens-Gracques, alliée
par son mariage aux Julii, illustrés par Jules César — et sa fille sainte Julia
Eustochium. Elles établirent à Bethléem un couvent de vierges et firent les
frais d'un monastère pour saint Jérôme et les moines ses compagnons. Ames
d'élite et esprits très cultivés, elles donnaient à l'étude des Saintes Ecritures
une part de leur vie; leur pieuse influence contribua beaucoup à pousser le
grand docteur à ses travaux exégétiques et à l'encourager dans le long labeur
de traduction qui nous a valu la Vulgate. Le livre du P. Génier, écrit à l'Ecole
biblique de Jérusalem, se devait à lui-même de noter avec précision les très
intéressantes attestations de cette influence. « Leurs noms sont inséparables des
travaux de saint Jérôme; il les y a lui-même inscrits au frontispice pour rendre
hommage à leur infatigable labeur autant qu'à l'assistance dont il leur était
redevable... Nous sommes devant un fait qui est tout à l'honneur de ces deux
disciples d'un illustre maître : elles ont joué, à propos des grandes œuvres
scripturales de saint Jérôme, un rôle qu'on eût pu croire qui n'était pas le leur.
Il n'est que juste de signaler ici ce fait et de le mettre dans tout son jour, en
suivant pas à pas, comme nous Talions faire, la correspondance quotidienne
de saint Jérôme avec Paule et sa fille. » (C'est saint Jérôme qui qualifie ainsi lui-
même sa correspondance avec ces saintes femmes.)
L'action du saint docteur sur ces âmes, on le devine bien, ne fut pas seulement
intellectuelle. On le constatera sans peine à la lecture des pages qui relèvent les
progrès incessants de l'ascétisme en elles et leurs constantes ascensions vers la
BIBLIOGRAPHIE II7
sainteté. On partagera volontiers la pieuse émotion de l'historien résumant les
destinées du monastère des vierges bethléémitaines, où à sainte Paule succède
d'abord sa fille sainte Eustochium, puis sa petite-fille la jeune Julia Paula, à qui
échut la douleur de voir mourir saint Jérôme. A propos de la disparition, vers
la fin du V* siècle, des établissements fondés à Bethléem par sainte Paule, le
P. Génier termine son livre sur des réflexions mélancoliques qui ne sont pas
sans avoir leur note d'actualité et qu'à ce titre nous signalons ici: « Cette terre
d'Orient dévore ses habitants latins et leurs oeuvres. Nos modernes Occidentaux
qui la convoitent font preuve d'une rare confiance lorsqu'ils se flattent d'y établir
à jamais leur domination. » (P. 198.) Du reste, l'espérance catholique vient aussitôt
apporter un correctif à cette constatation pessimiste, en inspirant à notre hagio-
graphe le vœu que « les Jérômes, les Paules, les Mélanies du présent et de
l'avenir » continuent à « se faire un chemin sur ce sol réfractaire. * (P. 199.)
La vie de sainte Paule intéressera, instruira et édifiera tous ses lecteurs. Nous
souhaitons qu'elle en trouve beaucoup, et spécialement — à raison même de la
nature du sujet qui en fait la trame — dans les communautés religieuses catho-
liques établies en Orient.
S. Salaville.
B. Gariador, O. s. B., Les ajiciens monastères bénédictins en Orient. Lille et Paris,
librairie Désolée (1912), in-12, 120 pages.
La vie monastique occidentale, que saint Jérôme et sainte Paule avaient établie
à Bethléem en 386, continua, durant tout le moyen âge, à avoir en Orient de
pieuses colonies. Le R'"* Dom Benoît Gariador, abbé des Bénédictins français de
Jérusalem, a dressé un catalogue des anciens monastères bénédictins d'Orient,
en réunissant pour chacun d'eux les indications glanéesçàet là dans les documents.
Ce répertoire se divise en deux parties : monastères antérieurs aux Croisades (tous
en Palestine) et monastères de l'époque des Croisades. Pour cette seconde caté-
gorie, de beaucoup la plus nombreuse, la liste suit l'ordre géographique. Nous
avons ainsi : les couvents de l'Asie Mineure (y compris Syrie et Palestine) et de
l'empire grec, puis ceux de Constantinople et des environs. Un article spécial
est réservé aux monastères cisterciens, et un autre aux abbayes de Bénédictines.
Qu'un catalogue de ce genre ait des lacunes et comporte des compléments ou
des rectifications, le R'"* Dom Gariador est le premier à le penser. Son travail
n'en sera pas moins précieux aux jeunes Bénédictins ou aux autres chercheurs
désireux d'apporter leur contribution à cette partie si intéressante de l'histoire
de l'Orient latin. Nous signalerions volontiers, entre autres, deux sujets sur lesquels
il serait utile de retrouver des documents plus explicites, à savoir: le monastère
des Amalfitains au mont Athos, qui existait en 970 et qui avait une succursale
à Constantinople (p. 91); et les couvents indigènes de Palestine qui, au dire de
Mabillon, auraient adopté la règle de saint Benoît. {Ibici.)
S. Salavill-e.
Tu. Mainage, O. p., Le témoignage des apostats. Leçons données à l'Institut catholique
de Paris. Paris, G. Beauchesne et J. Gabalda, 1916, in-12, xii-440 pages. Prix : 4 francs.
Le R. P. Mainage, qui avait déjà publié en 1913 une Introduction à lapsycho-
logie des convertis, puis, -en 1914, la série de ses leçons sur la psychologie de
la conversion, a poursuivi son programme en ce nouveau recueil. « La conversion
et l'apostasie sont deux faces d'un seul et unique problème : le problème de la
foi dans ses rapports avec les lois de la psychologie humaine. » (P. vu.) En dix
1 18 ÉCHOS d'orient
leçons, d'une clarté toute française, le distingué Dominicain a exposé à ses
auditeurs de l'Institut catholique de Paris ce problème de l'apostasie; et parc€
qu'il l'a fait en apologiste catholique, il a intitulé son recueil « le témoignags
des apostats». Pour s'être placé au point de vue apologétique, le docte professeui
n'en aborde pas moins franchement la grave question que semble poser, devant
certains esprits, le fait des apostats. « La religion de Jésus-Christ représente-t-ellej
oui ou non, la dernière étape que l'homme, en quête de la vérité religieuse, doit
parcourir? Peut-on aller plus loin? Peut-on vraiment dépasser le catholicisme |
C'est au cœur même, et sur le point le plus sensible de ce grand et vital débat
que porte «c le témoignage des apostats, » (P. g.) Après un exposé d'ensembU
des «causes psychologiques de l'apostasie » (p. 40-79), le R. P. Mainage présente
en cinq leçons successives, ce qu'il appelle « la série des prmcipaux types
d'apostats ». Le titre même de ces cinq chapitres suffit à montrer combien ces
fortes pages précisent et concrètent le sujet. La tyrannie des passions : Martin
Luther. L'attrait du merveilleux : Jiilien l'Apostat. L'esprit de domination :
Lamennais. L'étroitesse intellectuelle : Calvin. L'émiettement intellectuel : Renan.
Quand on a parcouru « cette galerie de portraits dont les personnages incarnent
une période de l'histoire religieuse » (p. 79), il est plus facile d'aborder la ques-
tion générale touchant la sincérité des apostats (p. 3o8-352), les rapports entre
apostasie et conversion au point de vue de la psychologie religieuse (p. SSS-Sgg),
et enfin l'utilisation apologétique du fait de l'apostasie (p. 400-439) : ceci forme
!a dernière leçon, elle s'intitule* les Apostats, témoins de la vérité catholique»,
et cette conclusion explique le titre même du volume.
G. RiEUTORT.
M'' TissiER, évèque de Châlons, Le fait divin du Christ expliqué aux gens du monde
Paris, P. Téqui, 1918, in-ia, XI.-271 pages. Prix: 3 fr. 5o.
La guerre, qui amena à Châlons des auditeurs de toute sorte, inspira
à M*^' Tissier, un des prélats qui ont glorieusement porté le titre « d'évêques
du front », de se faire, pendant les répits des batailles, apologiste populaire. Le
présent recueil contient les conférences données sur le fait du Christ dans l'Evan-
gile et dans l'histoire.
On ne saurait trop recommander aux missionnaires de lire et Taire lire ces
pages démonstratives et éloquentes où Jésus-Christ est présenté sous les divers
aspects de son œuvre divine, qui servent précisément de titres à chacune des
conférences : le Messie, le Thaumaturge, le Prophète, l'Orateur, le Docteur, le
Saint, le Père, le Martyr, le Ressuscité, le Maître.
L. MONASTIER.
E. LÉvESQUE, Nos quatre Evangiles : leur composition et leur position respective
Paris, G. Beauchesne, 1917, in-12, vin-352 pages. Prix : 3 fr. 5o.
Les études qui forment ce volurrie ont paru, pour la plus grande partie, dans;
la Revue pratique d'apologétique ou dans la Revue biblique : c'est déjà dire
leur haute valeur scientifique. L'auteur, professeur d'Ecriture Sainte au
Séminaire Saint-Sulpice, a voulu expliquer la manière dont les Evangiles ont
été composés et montrer* que les Synoptiques ne peuvent être compris sans
le quatrième Evangile, ni ce dernier sans les trois premiers. Bien que leur but
et leur plan soient très différents, ils se complètent et s'expliquent mutuel-
lement ». (P. 2.)
L'exposé des principes se ra^nène à trois chefs : la première prédication aposto-
BIBLIOGRAPHIE II9
lique, la composition des Synoptiques, la position du quatrième Evangile. Une
dernière et plus longue partie fait l'application de ces principes, en montrant
comment les Synoptiques et saint Jean permettent de reconstituer la vie de
Jésus-Christ selon une suite chronologique et un développement normal très
satisfaisant. « Si les concordes tentées entre les deux récits sont restées jusqu'ici
artificielles et peu satisfaisantes, c'est qu'on ne s'était pas rendu compte d'abord
du vrai plan des trois premiers Evangiles. »(P. vui.) La clé de la narration synop-
tique, c'est la division quadripartite : le baptême, la Galilée, le voyage à Jérusalem,
la dernière semaine terminée pa%Ia mort et la résurrection. Cette division, les
trois Synoptiques l'ont prise à la catéchèse orale. « Ils l'ont religieusement
gardée, et sous aucun prétexte ils n'ont voulu la briser, bien qu'elle eût ses
inconvénients au point de vue historique. » (P. 52.) Quant au quatrième Evan-
gile, un de ses buts « — non le principal, mais but réel et reconnu des anciens —
est de nous apprendre à lire les Synoptiques ».
Ainsi, bien des contradictions apparentes s'expliquent. « Ce n'est pas qu'on
puisse arriver à déterminer une place et une date pour tous les faits ou miracles,
pour toutes les paroles du Sauveur. Il en reste un certain nombre en suspens, par
exemple en saint Matthieu : ix, 27-33; xx, 1-16; xxii, 1-14; xxv, 14-46, faute de
données fournies par les évangélistes qui, n'ayant point nos préoccupations de
précision historique, ont suivi plus d'une fois un ordre purement logique sans
laisser dans le récit rien qui permette de fixer la véritable place. Saint Luc,
cependant, nous fournit le moyen de remettre en leur vrai contexte les additions
qui entrent à titre de complément dans les grands discours du premier Evan-
gile » (P. 271.) Cette démonstration spéciale, tendant à expliquer par saint Luc
les passages cités de saint Matthieu, a donné lieu à une étude séparée, parue
dans la Revue biblique en 1916, et que M. Lévesque a insérée à la fin de son
volume.
Cet excellent livre, de science très approfondie et très française, sera fort utile
aux professeurs comme aux élèves des Séminaires ou des Universités catholiques^
aux membres du clergé et à tous ceux qui désirent mieux comprendre l'Evangile
pour le mieux aimer.
L. -MONASTIER.
P. AvENEL, Les aspects de la prédication de Jésus d'après les trois premiers
Evangiles. Paris, Bloud et Gay, 1918, in-12, 290 pages. Prix: 3 francs.
Ce n'est pas l'un des moindres mérites des bons travaux, que d'en provoquer
d'autres. M. l'abbé Paul Avenel, vicaire à la Madeleine, à Paris, rend déjà ce
témoignage aux études de M. Lévesque: elles l'ont beaucoup aidé dans la pré-
paration de son volume. La prédication de Jésus ne nous est présentée ici que
d'après les trois Synoptiques, saint Jean ayant paru « assez riche pour fournir
à lui seul matière à un second volume » (p. 47). En attendant cette seconde
partie, qui complétera son analyse du contenu des Evangiles, on trouvera dans
le présent recueil l'exposé méthodique des faits et enseignements renfermés dans
le plan quadripartite des trois Synoptiques : le baptême, la Galilée, Iç voyage
à Jérusalem, la dernière semaine terminée par la mort et la résurrection. La
prédication galiléenne étant plus étendue, occupe aussi plus de place dans cet
exposé. Les trois phases en sont considérées successivement : l'enseignement
dans les synagogues, le discours sur la montagne, les paraboles du lac. On
y rattache tout naturellement les épisodes de ce ministère galiléen : la légation
envoyée par saint Jean-Baptiste, les saintes femmes, la mission des Douze, la
mort du Précurseur, la confession de Pierre à Césarée, la Transfiguration, la
première multiplication des pains et la marche sur les eaux. Au voyage en Pérée
120 ECHOS D ORIENT
et vers Jérusalem se rattachent la mission des soixante-dix disciples, la belle
prière au Père révélateur, le second cycle des paraboles (celui de la miséricorde ^
divine et de la piété chrétienne) et quelques épisodes du voyage: le Pater, le
jeune homme riche, les petits enfants, l'annonce de la Passion, les fils de
Zébédée et leur mère.
Une critique de détail et, si je puis dire, d'ordre matériel. L'ouvrage de
M. Avenel s'ouvre par une « Préface » de 47 pages, qui seraient beaucoup mieux
intitulées Introduction ou Notions préliminaires.
Une « prière finale » (p. 285) nous appren*que ce livre a été conçu par IC;
prêtre-soldat qui en est l'auteur, « dans un hôpital d'évacuation quand tonnaient
les canons de la Bassée et de Notre-Dame de Lorette, puis rédigé à Troyes au
chevet des tuberculeux ». Nous tenions à relever cette note, à l'éloge de celui
qui l'a écrite. Puisse son livre, livre à la fois de science et d'apostolat, guider
un grand nombre d'âmes dans la lecture de l'Evangile!
L. MONASTIER.
M.-J. Lagrange, O. p.. Etudes bibliques: Le sens du christianisme d'après l'exégèse
allemande. Paris, J. Gabalda, 1918, in-12, xx-336 pages. Prix : 4 francs.
Un livre du R. P. Lagrange ne se résume pas, surtout quand il constitue lui-
même, comme celui-ci, une sorte de préds des résultats de tout un long
enseignement. Il faut lire ces dix leçons données à l'Institut catholique de Paris!
en 1917-1918 par l'éminent directeur de l'Ecole biblique et de la Revue biblique.]
Nous nous bornerons à en signaler les titres. L'exégèse de l'Eglise catholique; le|
pseudo- mysticisme de Luther; l'accusation d'imposture par les déistes; les!
explications naturalistes du rationalisme éclairé; l'interprétation mythique dei
Strauss; la critique des origines chrétiennes par l'école de Tubingue; le com-
promis des libéraux; la découverte par J. Weiss du messianisme eschatologique;J
l'école du syncrétisme judéo-païen: tels sont les sujets de ces conférences, qui
aboutissent à des conclusions intéressant non seulement l'exégèse, mais aussi
l'ensemble des sciences religieuses.
A noter spécialement, sur la délicate question des rapports scientifiques entre
travailleurs français et allemands avant et après la guerre, les réflexions pleines '
de sagesse que le R. P. Lagrange a insérées dans son Avant-propos, notamment i
p. xiv-xix. Il y a là quelques idées, très simples, sans doute, mais que l'on est
parfois tenté d'oublier, et dont l'opportunité bénéficiera de l'autorité de l'éminent;
exégète. Citons-en quelques lignes, pour accentuer l'importance que nous atta- ■
chons à cette remarque. « ... Revenons aux mots fatidiques que la France
prononce avec éionnement depuis trois ans, comme si elle ne les avait pas
connus dans sa propre histoire : travail et organisation du travail... Et certes,
nous n'avons pas à les imiter servilement pour faire aussi bien qu'eux (les
savants allemands). Nous n'avons qu'à revenir à nos anciennes traditions... Se
défiât-on des conclusions, on apprendra souvent quelque chose d'un travail
persévérant, d'une curiosité toujours en éveil, de la manie, peut-être exagérée,
mais utile, de multiplier les références et les indications bibliographiques... »
La nature du sujet ainsi touché excusera cette digression dans l'annonce d'un
livre que nous ne saurions trop recommander.
S. Salaville.
I. TixERONT, Précis de Patrologie. Paris, J. Gabalda, 1918, in-!2, xi-5i4 pages.
Prix : 5 irancs.
« Ce livre est, en partie, le fruit des loisirs que la guerre m'a donnés, et il est
BIBLIOGRAPHIE 12 1
aussi, à sa façon, un livre de guerre. » C'est en ces termes que s'exprime
l'auteur. Doyen de la Faculté catholique de théologie à Lyon, ayant occupé
depuis plus de vingt ans la chaire de théologie patristique, avantageusement connu
par sa remarquable Histoire des dogmes en trois volumes, M. Tixeront était
admirablement préparé à rédiger un Précis de Pairologie, et ses « loisirs de
guerre » nous auront valu un bon livre depuis longtemps désiré. Signaler sa
publication, c'est déjà le recommander. Quant aux légères critiques ou obser-
vations de détail auxquelles il pourrait donner lieu, ce sera à l'œuvre d'ensei-
gnement dont il sera le manuel qu'il appartiendra de les colliger et de les
signaler pour le perfectionnement progressif des éditions prochaines. Pour l'en-
semble, on peut faire confiance à la compétence de l'auteur ainsi qu'à son
bon renom scientifique et littéraire. Empruntons-lui plutôt à lui-même l'exposé
de ce qui a été son intention.
«Mon intention, écrit-il, n'a pas été de composer un gros ouvrage d'érudition.
Des ouvrages de ce genre existent déjà chez nous ou ailleurs, et les spécialistes
sauront bien les trouver. Les lecteurs que j"ai eus en vue sont d'abord les sémi-
naristes et les prêtres, pour qui la connaissance des Pères de l'Eglise est un
complément de leur science théologique et historique; puis les laïques qui
désirent joindre à leurs études des littératures profanes une étude au moins
sommaire de l'ancienne littérature chrétienne, et aussi cette armée de jeunes
canditats et candidates aux brevets d'instruction religieuse qui doivent, d'après
leurs programmes, posséder sur ce sujet des notions élémentaires, sans doute,
mais exactes et précises. » *
Nous croyons, en effet, que le Précis de Patrologie de M. Tixeront pourra
donner satisfaction à ces diverses catégories de lecteurs, pour le plus grand
avantage des bonnes études religieuses et, par conséquent, de la religion elle-
même.
S. Salaville.
M" P. Batiffol, Etudes de liturgie et d'archéologie chrétienne. Paris, J. Gabalda et
A., Picard, igtg, in-12, vi-329 pages. Prix: 4 francs. —Leçons sur la Messe, Paris,
J. Gabalda, 1919, xii-33o pages. Prix : 4 francs.
Ces deux nouveaux ouvrages de Me'' Batiffol seront bien accueillis de tous
ceux qui aiment les études de liturgie et d'archéologie chrétienne. Le premier
réunit, sous un titre général, divers articles qui apprendront beaucoup à tous
leurs lecteurs, ceux-ci fussent-ils eux-mêmes des spécialistes. Le second est la
rédaction de dix leçons données à l'Institut catholique de Paris en 1916.
Les Etudes de liturgie et d'archéologie chrétienne s'ouvrent par une « Intro-
duction au pontifical romain », où est très doctement examinée la part qui revient
à Guillaume Durand, évêque de .Mende, dans la compilation de ce recueil; c'est
entre 1292 et 1295 qu'il faut dater le Pontifical de Durand.
Viennent ensuite cinquante pages sur « le costume liturgique romain ». Celui-ci
« est pour la linea ou aube, pour la planeta ou chasuble, pour la dalmatica
ou tunique riche, la continuation du costume civil romain du iv^ siècle. Les
accessoires, comme la mappula ou manipule, comme /'orarnnn ou étole, héritées
du même vestiaire romain, ont été un peu dénaturés, stylisés, et sont devenus
des insignes. Le pallium est seul originairement un insigne, mais tardif, et
emprunté par le Siège apostolique à l'épiscopat de l'Orient grec. Le cingulum
et l'amict ont été pris plus tard au costume monastique, qui fut primitivement
le costume des humiliores » (p. 83).
Le protocole conciliaire ou règlement des conciles a été, lui aussi, emprunté
122 ECHOS D ORIENT
par l'Eglise au monde romain. On a pris le règlement des assemblées romaines
délibérantes (p. 84-163).
« Les présents de saint Cyrille à la cour de Constantinople * pour rentrer en
grâce avec elle: tel est le sujet de la quatrième étude. La cinquième est inti-
tulée : « Un souvenir du royaume wisigoth de Toulouse (412-507) dans une^
Messe mozarabe. »
A propos de « la Chandeleur (p. 193-21 5), M*'^ BalifiFol montre que la fête du
2 février n'est pas une substitution chrétienne à la fête païenne des LupercalcE.
C'est « un anniversaire institué dans l'Eglise de Jérusalem, adopté par l'Eglise
byzantine au temps de Justinien, caractérisé par le symbolisme des cierges
ardents, passé à Rome, avec sa date, sa signification, son symbolisme, au cours^
du VII* siècle ».
Enfin, le recueil se termine par trois intéressants articles concernant l'églis(
cathédrale de Paris au vi* siècle, VExpositio liturgiœ gallicanœ attribuée à saint'
Germain de Paris, le Bréviaire parisien de 1736 et le pape Clément XII.
On eût aimé qu'une bonne table alphabétique fût ajoutée, pour aider à tirer
le plus grand profit possible de ces pages si clairement érudites.
Les Leçons sur la Messe s'inspirent de la même méthode de précision histo-
rique et de continuel recours aux textes. Mais leur rédaction, en vue d'un ensei-
gnement de haute vulgarisation, les rend accessibles à un plus grand nombre
de lecteurs encore que le volume précédent. La simple transcription des titres
suffira à indiquer le contenu du livre : l'ordinaire de la Messe du Missel romain;'
!e cadre de la Messe romaine antique; le cérémonial de VOrdo romanus I; la
Messe des catéchumènes; l'Offertoire; les traits essentiels du Saint Sacrifice; le
Canon romain; la sainte Communion. Il faut lire ces pages lumineuses, sans
oublier l'épilogue final (p. 304-326) oi!j, sous le très précis résumé présenté par
le savant conférencier, on sent la chaude parole du prêtre et de l'apôtre dési-
reux d'aider les fidèles à « mieux entendre la Messe ».
Une petite note de la page 261 demanderait peut-être une courte explication.
Il y est dit que, «par amour des Grecs, certains parmi nous ont parlé de 1 Epiclèse
orientale avec trop de faveur ■►>. A tort ou à raison, le signataire de ce compte
rendu s'est cru visé par cette allusion; mais cette remarque personnelle — est-il
besoin de le déclarer.'* — ne m'enlève rien de mon admiration pour le bon et;
beau livre de M^'' BatifiFol, ainsi que pour l'excellence de son apostolat intellec-'
lue! en faveur de la liturgie.
S. Salaville.
M" R. Netzhammer, archevêque de Bucarest, Die christlichen Altertumer der
Dobrudscha (= Les antiquités chrétiennes de la Dobroudja).. Bucarest, Socec et G",
1918, in-8°, vii-224 pages.
M*'' Netzhammer, archevêque catholique de Bucarest, est depuis longtemps;
bien connu du monde savant pour de remarquables études publiées à part ou
en divers recueils sur les antiquités chrétiennes de la Roumanie, et que notre
revue a toujours signalées avec la plus respectueuse sympathie. Le présent
ouvrage est un travail d'ensemble où un heureux concours de circonstances
a permis à l'éminent prélat d'exposer comme une synthèse de ses précédents
travaux. La direction du musée de Bucarest ayant entrepris depuis 191 1 des
fouilles méthodiques dans la Dobroudja, on chercha tout naturellement à coor-
donner les résultats obtenus. Le choix de M^"" Netzhammer pour cette tâche de
coordination est tout à l'honneur du savant prélat, mais aussi tout à l'honneur
des autorités roumaines, qui n'ont pas hésité à confier ce soin à un archevêque
BIBLIOGRAPHIE 12}
catholique. Celui-ci fut, du reste, invité à présenter aux étudiants en théologie
de l'Université, dans une série de leçons données du 8 au 20 avril 1918, ce
qu'il appelle « une page peu connue, mais fort intéressante, de l'histoire de
l'Eglise » (p. vu).
Nous devons nous borner ici à énumérer seulement les titres de paragraphes
que renferme cette intéressante page d'histoire ancienne de l'Eglise. On y étudie
successivement: la christianisation de la province de Scythie; les martyrs de
Tomi (Gonstanza); Halmyris et le premier évêque de Tomi; Bretanion et
la province ecclésiastique de Scythie; les évêques Gerontius et S. Théotime;
l'évéque Timothée de Tomi à Ephèse; l'évêque Jean et les hérétiques; les
évêques Alexandre et Théotime II; l'évéque Paterne et les moines scythes;
l'évéque Valeniinien et la querelle des Trois-Chapitres; la métropole de Tomi;
anciennes épitaphes chrétiennes à Tomi; Axiopolis; à l'angle Xord-Est de la
province ecclésiastique; le christianisme dans la région; les communautés
chrétiennes sur la côte du Pont; Tropoeum, la ville des basiliques. Un Indes.
alphabétique très complet, où les noms propres contenus dans les inscriptions
sont notés en italique, aidera beaucoup tous ceux qui, au cours d'une étude,
auront à chercher un renseignement dans ce volume. Mais le simple relevé de
la table des matières indique déjà suffisamment la très haute valeur d'une
monographie de ce genre en matière d'histoire ecclésiastique. L'ouvrage est
illustré de 81 gravures documentaires : cartes, plans, reproductions d'inscriptions
ou d'objets divers trouvés au cours des fouilles en Dobroudja.
Puisse le bel exemple du savant archevêque de Bucarest susciter à travers
l'Orient des imitateurs de cette activité scientifique, qui permettrait de refondre
plus rapidement l'Oriens christianus de Le Quien, et qui serait, à sa manière,
un excellent apostolat en faveur de l'unité ecclésiastique!
S. Salaville.
M. Jlgie, La vie et les ceuvres du moine Théognoste (ix* siècle), son témoignage sur
l'Immaculée Conception lExtrait du Bessarione). Rome, 1919, in-8*, i5 pages.
Le moine byzantin Théognoste est une des belles figures catholiques du temps
de Photius. Ami fidèle du patriarche saint Ignace, il joua un rôle important
entre celui-ci et Rome, où il vint, après le conciliabule de 861, porter la cause
du patriarche légitime. Théognoste séjourna dans la Ville Eternelle jusqu'à
l'avènement de Basile Macédonien (868), qui avait relégué Photius dans un
monastère et rétabli Ignace sur son siège. L'archimandrite byzantin ne tarda
pas, d'ailleurs, à retourner à Rome quelque temps après, avec mission d'y faire
régler l'affaire des ordinations photiennes. Puis le silence se fait complet sur ce
personnage si sympathique, qui eut la confiance et l'affection de deux Papes,
saint Nicolas I" et Hadrien H, comme en font foi les lettres de ces deux pontifes.
La Patrologie grecque àe Migne donne de Théognoste un discours sur la
Toussaint et le Libellus ad Nicolaum Papam iii causa Ignatii, t. GV, col. 849,
862. Le codex 763 du fonds grec de la Bibliothèque nationale de Paris lui attribue
une homélie sur la Dormition de la Sainte Vierge, que le R. P. Jugie doit éditer
prochainement dans la Patrologia orientalis Graffin-Nau et dont il donne, en
attendant, un résumé succinct. Enfin, il est possible qu'il faille identifier avec
notre moine byzantin le mélode Théognoste, auteur du pieux Office de la Sainte
Communion que renferme le livre liturgique appelé Horologion.
Le R. P. Jugie termine son article en attirant l'attention des théologiens sur
un passage remarquable de l'homélie sur la Dormition, où Théognoste affirme
très nettement la perpétuelle sainteté de Marie. Voici cet intéressant témoignage :
124 ECHOS D ORIENT
// convenait, oui, en vérité il convenait que Celle qui, dès le premier instant,
grâce à une prière sainte, avait été conçue saintement (ou plus exactement :
par une action sanctificatrice) dans le sein d'une mère sainte,. et qui, sainte
qu'elle était, avait, après sa naissance, été nourrie dans le Saint des saints,
qui. par le message d'un ange avait reçu le privilège d'une conception sainte,
et avait eu pareillement un enfantement saint, il convenait, dis-j'e, que celle-là
obtînt une dormition sainte. Car celle dont le commencement est saint, de
celle-là aussi le milieu ("c'est-à-dire : la suite de la vie) est saint, sainte la fin,
et sainte toute l'existence. Comme le lecteur l'aura remarqué, Théognoste ici ■
« suppose admis le privilège de la conception immaculée et s'en sert comme
d'une majeure pour conclure au privilège de l'Assomption glorieuse ». On le
voit, le catholicisme de ce contemporain de Photius était un catholicisme de
doctrine autant que de dévouement au Saint-Siège, et il faut savoir gré au
R. P. Jugie de nous l'avoir révélé.
S. Salaville.
Emereau, Etudes critiques de littérature et de philologie byzantines : Saint Ephrem
le Syrien, son œuvre littéraire grecque. Thèse présentée à la Faculté des lettres
de l'Université de Paris. Paris, Secrétariat des Echos d'Orient, Bonne Presse,
5, rue Bayard (1918), in-8*, x-162 pages. Prix : ïo francs.
Cette thèse a valu à son auteur, après soutenance en Sorbonne, le i5 juillet
1919, d'être reçu docteur avec la mention « très honorable ». Une si élogieuse
distinction académique nous met à l'aise, on le comprendra, pour signaler
l'ouvrage d'un jeune confrère qui, sans être actuellement « de la maison »
à proprement parler, a cependant plusieurs fois déjà signé telles pages dans
notre revue.
C'est la publication, par M. Sylvius-Joseph Mercati, en igi5, d'un premier
fascicule des Œuvres de saint Ephrem (voir Echos d'Orient, mai-septembre
igi6, t. XVIII, p.' 223-224), qui orienta de ce côté les recherches du P. Emereau.
Son étude sur l'oeuvre littéraire grecque du diacre d'Edesse est basée sur le
recours, indispensable, au syriaque, « C'est dire quelle ampleur le but d'un
travail utile et complet sur saint Ephrem est susceptible de recevoir. Il faut
aborder des problèmes absolument nouveaux. Il faut chercher à pénétrer les
mystères encore inconnus de la fusion dans une même vie politique, sociale,
religieuse et littéraire, des deux grandes civilisations sémitique et hellénique.
En résolvant, par exemple, la question des origines de la poésie religieuse
byzantine par un recours historiquement fondé à la littérature syriaque, à quoi
aboutit-on, sinon à la définition, sous un angle très restreint, sans doute, mais
cependant très lumineux, des rapports qui unissent le sémitisme chrétien au
byzantinisme naissant? C'est là, dis-je, un champ d'études encore en friche. »
(P. IX.) Un premier mérite du P. Emereau est d'avoir abordé consciencieu-
sement un tel labeur. C'en est un second d'avoir présenté de la littérature éphré-
mienne un essai de bibliographie critique qu'il a dû créer de toutes pièces. Mais
ce qui fait l'intérêt particulier de la thèse de notre confrère, ce qui semble lui
avoir le plus tenu à cœur, c'est de montrer dans l'œuvre grecque de saint
Ephrem un centre de nouvelles études de philologie et de littérature byzantines :
nouvelle rythmique, comparaison avec l'hymnographie des Mélodes, rappro-
chements avec la poésie syriaque. Voici sous quelle forme, où la modestie ne
nuit en rien à la précision scientifique, l'auteur présente ses conclusions à ce
sujet :
La question qui se pose ici est, au fond, solidaire d'autres recherches déjà signalées
au cours de cette étude. A vrai dire, elle est complexe. Ce n'est pas aujourd'hui
BIBLIOGRAPHIE I2S
qu'elle pourra être résolue, les données nécessaires faisant encore défaut. Le champ
s'ouvre néanmoins à de nouveaux aperçus. Des hypothèses se dessinent, funestes
peut-être à certaines conclusions tenues jusqu'ici pour définitives. Ces hypothèses,
les voici. Les traductions grecques des oeuvres de saint Ephrem, basées uniquement
sur la loi de l'isosyllabie, fourniraient l'exemple d'une poésie liturgique antérieure
à l'hymnographic des Mélodes. Avant que l'homotonie devint une loi de la poésie
religieuse byzantine (et des poésies iambique et anacréontique), l'isosyllabie suffisait
déjà à étayer le rythme des premières cantilénes liturgiques. Ce qu'elle avait pu faire
pour les hyranographies hébraïque et syriaque, elle le pouvait faire aussi par voie
de traduction et d'emprunt pour l'hymnographie grecque. Au iv* siècle, d'ailleurs,
l'accent est encore loin de son triomphe définitif sur la quantité; et quand les Mélodes
font appel à ses services, il a effectivement remplacé la prosodie dans tous les genres
de poésie. Ce faisant, ils se comportent comme les auteurs de vers politiques. Non
que l'hymnographie byzantine s'identifie au genre de ces vers. Elle s'en distingue,
mais par des caractéristiques autres que l'homotonie. Ainsi, l'élément essentiel de
toute poésie chantée, et, si je songe à la fonction sacerdotale de l'aéde antique, je
dirai : de toute poésie liturgique, païenne ou chrétienne, à quelque littérature qu'elle
rippartienne, c'est la matière du rythme, c'est l'isosyllabie. L'élément quantitatif ou
tonique ne vient qu'en second lieu. A ces réflexions si importantes, qui annoncent
de nouveaux progrès pour les études hymnographiques, j'en joindrai une dernière
plus générale et plus concise. La poésie des Mélodes provient de deux sources. Elle
lient son genre et ses formes littéraires de la littérature syriaque. Elle tient sa
métrique, ou plutôt sa loi de l'homotonie — la loi de l'isosyllabie étant commune
à toutes les poésies — de l'évolution historique de l'art poétique grec (p. 120-1211.
Gomme en témoignent ces conclusions, le livre du P. Emereau marque un
réel progrès dans la si intéressante étude des origines de l'hymnographie byzan-
tine. L'examen attentif des traductions grecques de saint Ephrem lui a permis
d'apporter de notables rectifications aux érudit.es conjectures de Pitra, de Ste-
venson, de \V. Christ et du R. P. Edmond Bouvy, qui reste d'ailleurs, pour le
nouveau docteur, un initiateur et un maître.
Il était assez naturel que les œuvres d'un saint, « dont la popularité fut
énorme », exerçassent une influence profonde aussi sur l'Homélistique chré-
tienne. Le P. Emereau consacre un chapitre à ce sujet spécial.
Cette influence fut telle, déclare-t-il, que le Kontakion byzantin, comparable à la
Mimrâ syriaque pour son caractère dramatique, est lui-même une «. prédication
poétique » issue de la tradition homilétique syro-grecque. Point de vue fort intéressant,
qui est confirmé par de suggestifs rapprochements entre saint Romanos et saint
Ephrem (p. 102-107), où nous retrouvons, bien avant nos Mystères du moyen Age,
« la mise en scène de l'office du jour ».
Pour le dire en passant, il y aurait sans doute, dans cette comparaison entre
les premiers kontakia byzantins et les mystères du moyen âge, matière curieuse
d'investigation pour de jeunes esprits à la recherche de sujets inexplorés. Le
P. Emereau ne pouvait guère s'y arrêter sans sortir des limites qu'il s'était
fixées ; mais son érudition philologique est bien trop avertie, et, au sens le plus
plein du mot, trop française pour ne pas avoir souligné d'un trait sympathique
cet attachant aperçu. « S'ils eussent été grands clercs, écrit-il p. 102, les con-
frères de la Passion, au moyen âge, auraient pu, au lieu de la Passion de Jean
Michel, jouer celle de Romanos. Car nous voici en pleins mystères. *
Philologue, notre confrère ne cesse jamais de l'être tout le long de son
volume. Mais là oij il en fait œuvre le plus ex professa, c'est dans le chapitre
intitulé : Contribution philologique de l'Ephrem grec à l'étude de la gram-
maire grecque historique (p. 123-144). Il y a là une série d'observations très
remarquables sur la grécité biblique et la grécité éphrémienne, le vocabulaire
126 ÉCHOS d'orient
de l'Ephrem grec, un lexique des mots préférés, des néologismes en forjnes
rares, un précis de grammaire, travail patient et lumineux qui avait d'abord
été présenté, sous la forme d'une conférence en deux leçons, à l'Ecole pratique
des hautes études (cours de philologie byzantine et néo-grecque) sous la direc-
tion de M. Jean Psichari. L'Annuaire 1917-1918 de l'Ecole des hautes études
a rendu compte de cette conférence en termes fort élogieux :
Esprit méthodique, meublé, clair et précis, dans cette conférence remarquable il
(M. Èmereau) a fait preuve des connaissances les pius exactes en matière hébraïque
et syriaque; de plus, en matière de grec post-classique, puisqu'il a pu nous signaler,
dans les versions grecques datées de saint Ephrem, des particularités importantes,
des formes dont on ne connaissait pas exactement l'apparition dans l'histoire du
grec. On avait surtout, en l'écoutant, l'impression agréable d'un jeune savant calé
dans tous les recoins.
La même méthode de comparaison entre le grec et le syriaque a inspiré-
le dernier chapitre sur la rhétorique éphrémienne. « L'image, qu'on l'appelle-
allégorie ou métaphore, est comme la moelle du langage sémitique. Si cela est,
c'est bien une âme syrienne qui s'exhale dans les milliers de figures et de com-
paraisons dont les strophes de l'Ephrem grec se parent... » (p. 145-146). La
phrase « n'est rien moins que grecque ». Deux vices surtout l'affligent : le
pléonasme et l'anacoluthe. Au nombre des lieux communs où s'alimente la
stylistique éphrémienne, le P. Emereau place la Tjy-xpicr'.ç ou comparaison,
r-./.j'spao-'.ç ou description, et la thrène ou élégie. Ces indications n'ont évidemment
pas la prétention d'être complètes, pas plus que la rapide allusion faite à l'in-
ilu^nce de la sophistique païenne (p. 154).
« La fortune actuelle de l'Ephrem grec est attachée à des scolies métriques
contenues en bonne partie dans les manuscrits relatifs au Sertno alitis in Paires
defunctos » (p. 38). Rétablir ce sermon dans sa forme métrique, c'est donc
l'application la plus immédiate et la plus intéressante qui puisse être faite dans
le sens de ces scolies. On saura gré au P. Emereau d'avoir entrepris cette
reconstitution textuelle pour donner une idée complète de la nouvelle ryth-
mique découverte dans l'Ephrem grec. Si l'on songe que l'auteur de ce travail
se rendait aux manuscrits sous les coups de la grosse « Bertha », on comprendra
sans peine que cette reconstitution soit présentée seulement à titre provisoire.
« Les vicissitudes de la guerre ne m'ont pas permis de consulter tous les
Codices de la Bibliothèque Nationale. Je regrette en particulier de n'avoir pu
étudier le Codex Ephrcemi rescriptus (Par. gr. 9) où le sermon se trouve repro-
duit sur le texte biblique. Les bombardements dont Paris a souffert ont imposé
certaines mesures de protection au département des mss. comme ailleurs.
Quant à ceux des bibliothèques étrangères, ils m'ont été signalés, mais ne m'ont
pas été accessibles. On verra donc dans ces textes plus ou moins bien remis
en forme des documents précieux, sans doute, mais sans valeur absolue. »
Simple travail d'approche, par conséquent — et l'on ne saurait trop louer le
P. Emereau de l'insistance qu'il met à souligner ce caractère, — mais travail
d'approche aussi consciencieux que possible, et auquel nous sommes très
portés à croire que la documentation ultérieure n'enlèvera rien de sa grande
valeur.
En dépit de l'étendue déjà donnée à ce compte rendu, le lecteur, je le crois,
me sera reconnaissant, puisqu'il s'agit, d'ailleurs, d'un collaborateur de celte
revue, de lui citer in extenso la page où le jeune lauréat de la Soi bonne expose
ses conclusions. On aura ainsi sous les yeux, avec un spécimen de la manière
à la fois très scientifique et très lucide dont le sujet est traité, l'ensemble des
résultats importants auxquels aboutit cette étude.
BIBLIOGRAPHIE 12-
Ces pages se résument d'un mot. KUes ne sont qu'une ébauche de ce que la pléni-
tude de leur objet est capable de produire dans le domaine encore inexploré de la
littérature'byzanlino-sémiiique. Saint Ephrem est le saint et le docteur national des
Syriens. Il est pour eux ce que saint Chrysostonie est pour les Grecs, ou saint
Augustin pour les Latins. Si sa vie aux sources abondantes est si peu connue, c'est
qu'au fond les études syriennes, nées depuis un demi-siécle à peine, n'ont pas encore
reçu leur plein dévejoppement. Seule, l'éclosion tardive de ces études peut expliquer
.^ fait singulier que le nom de saint Ephrem soit absent du calendrier romain de
l'Eglise universelle. Dans le mouvement intellectuel créé ainsi autour de la littérature
syriaque, il est naturel que l'auteur le plus étudié ait été saint Ephrem. Il est naturel
que son œuvre ait fait centre. Mais l'histoire de cette œuvre nous apprend que la
personnalité littéraire du diacre d'Edesse est multiple: il existe un Ephrem syriaque,
un Ephrem grec, un Ephrem arabe, un Ephrem arménien, un Ephrem copte. Tant
le travail de la traduction a été abondant, tant l'original a dû avoir de célébrité dans
l'Orient byzantin!
L'Ephrem grec qui nous occupe ici est un inconnu.
1' Tout d'abord, c'est un poète. De l'examen de nombreux manuscrits chargés de
jolies métriques jusqu'ici inaperçues ou incomprises, il ressort que son texte est
rythmé.
■2." Ce texte (publié par les Assémani de Rome comme de la pure prose) doit être
reconstitué dans sa teneur métrique. Une première reconstitution, comprenant trois
homélies, a paru dans la nouvelle édition des œuvres de saint Ephrem entreprise
par M. S.-J. Mercati. C'est la base de cette étude.
3* Cet Ephrem grec représente une œuvre de traduction faite sur des originaux
syriaques. En même temps, se révèle chez lui une personnalité nettement marquée,
dont l'unité des sujets traités et l'unité de métrique, de grammaire, de style, sont les
traits principaux. Quant à la date de son apparition, on doit la fixer au iv' siècle.
'ette antiquité repose sur un témoignage irréfragable : il est prouvé que saint Grégoire
:c Nysse, dans son discours sur la Z)n'înî7^<iu SajHi-/iS/?rj7, s'est servi de l'Ephrem grec.
4° L'art poétique de l'Ephrem grec peut se résumer en trois points: a] existence
de petites lignes ou y.w).x isosyllabiques, dont la facture est étrangère à toute consi-
dération d'accent, de quantité ou de clausules rythmiques; ces am/x sont des hepta-
syllabes ou des tétrasyllabes; — b\ union des y.<o>.a isosyllabiques, d'après le sens et
le rythme, en vue de réaliser de longues lignes rythmées, et, par ces dernières,
d'obtenir des systèmes strophitfues: dans ces systèmes, le sens et le rythme se main-
tiennent étroitement unis et forment, au cours de leur développement, des pauses-
césures servant à déterminer l'isocolie des strophes; — ci intervention du parallé-
lisme comme élément essentiel de la nouvelle rythmique; il se vérifie entre les vers
d'une même strophe et entre les strophes elles-mêmes.
5' Le genre dramatique, qui caractérise l'homélistique grecque chrétienne du v' siècle,
relève de l'influence profonde exercée en Orient par les œuvres de saint Ephrem. Il
inaugure « cette prédication poétique » dont les kontakia byzantins et les mîmré
svriaques (ou les )6vo'. grecs) sont des types jumeaux. Ce rapport entre kontakia et
mimrê est d'ailleurs mis en pleine lumière par la dépendance intellectuelle indéniable
qui fait de saint Romanos le Mélode le disciple enthousiaste du diacre d'Edesse.
6" L'étude des œuvres de saint Ephrem apporte à l'histoire des origines de l'hym-
nographie byzantine d'importantes contributions. Non seulement elle établit que le
kontakion est un genre littéraire né> dans l'Eglise orientale, sous l'influence de la
littérature syriaque, mais elle démontre encore que l'Ephrem grec a pu créer une
poésie liturgique antérieure à celle des Mélodes, par la seule vertu de son rythme
isosyllabique. Elle aboutit ainsi à une conclusion ferme : l'hymne liturgique byzan-
tine emprunte son genre et ses formes littéraires à la poésie syriaque, et adapte à ce
genre, à ces formes, la rythmique tonique qui, à cette époque, a définitivement
remplacé la prosodie classique.
7* La langue de l'Ephrem grec présente à peu près les mêmes caractères que la
grécité biblique. Ce n'est pas celle d'un atticiste. Ce n'est pas celle non plus d'un
écrivain vulgaire. L'Ephrem grec appartient en réalité à une époque de transition :
de là la richesse linguistique de sa y.o-.vr,. En somme, même au point de vue de la
langue, sa place dans l'histoire est à l'aube des temps byzantins, c'est-à-dire au iv' siècle.
128 ÉCHOS d'orient
8° La composition des homélies métriques de l'Ephrem grec est soumise aux règles
d'une rhétorique parfaitement caractérisée, d'inspiration purement biblique. Tour-
menté, abondant, maniéré, le style qu'elle présente est remarquable surtout par son
luxe d'images, en quoi il trahit son origine sémitique, en quoi il n'est rien moins
que grec. Enfin, rien ne révèle mieux l'existence et la nature de cette rhétorique que
certains lieux communs sans cesse exploités, et d'une fécondité prodigieuse.
Ces quelques conclusions s'appuient sur l'œuvre littéraire d'un auteur qui sort à
peine du tombeau. S'il est téméraire par le fait de leur attribuer un caractère définitif,
du moins est-ce sagesse d'en relever l'importance et d'en demander la critique à
tous" ceux qu'intéresse la résurrection de l'Ephrem grec (p. i58-i6o).
Et maintenant, on trouvera sans doute que j'ai bien mauvaise grâce à exprimer
deux regrets portant sur des choses plus ou moins matérielles. Il est fâcheux,
pourtant, que le P. Emereau ne nous ait pas donné, à la fin de son volume,
un Index alphabétique qui eût été un répertoire très apprécié. Fâcheuse aussi,
cette disposition typographique qui fait souvent terminer un chapitre au recto,
pour en commencer un autre au recto du feuillet suivant, une page demeurant
entièrement blanche au verso. Mais, afin de ne pas m'arrêter sur ces vétilles, je
conclurai cette recension par un souhait très fraternel : que le P. Emereau puisse
poursuivre avec entrain le beau mais long travail dont il a si bien posé les fon-
dements. Maints passages de son livre laissent deviner qu'il a déjà et qu'il aura
de plus en plus beaucoup de nouveau à nous apprendre. Il écrit, par exemple,
p. 107 : « L'œuvre de Romanos apparaît, sous le ciel d'Orient, comme le chêne
virgilien dont on admire le feuillage et la cime majestueuse, mais dont on
n'aperçoit point les racines. Pour les découvrir, il faut creuser. Que l'on creuse,
et l'on verra les racines de cette œuvre plonger jusqu'à l'âme étonnamment
féconde d'Ephrem. » Nous attendons de lui qu'il « creuse » pour nous mieux,
montrer encore les racines de ce chêne virgilien qu'a été l'hymnographie
byzantine.
S. Salaville.
1260-19. — Imp. P. Feron-Vrau, 3 et 5, rue Bayard, Paris, Vlll*
M mmm de l'apostout catholique au 0ir siècle
Le Carme Thomas de Jésus ou Didace Sanchez d'Avila
Quelles que doivent être les précisions définitives apportées par la
conclusion de la guerre mondiale, il est certain que les missions catho-
liques ont à prendre partout un nouvel essor. Nous voudrions, à cette
occasion, rappeler le souvenir d'un religieux espagnol des xvi^ et
xviie siècles, le Carme Thomas de Jésus, qui, sans avoir été lui-même
missionnaire au sens ordinaire du mot, fut un ardent promoteur des
missions et écrivit, entre autres ouvrages, un important et assez
volumineux Manuel du missionnaire.
Après une courte notice biographique de l'auteur, nous présenterons
à nos lecteurs cette sorte de Manuel de l'apostolat.
I _ NOTICE BIOGRAPHIQUE
Didace Sanchez d'Avila, né à Baeça, dans l'Andalousie, vers 1568,
entra à dix-huit ans dans l'Ordre des Carmes déchaussés, à Valladolid,
sous le nom de Thomas de Jésus. 11 devint prieur de son couvent,
puis provincial de Castille et définiteur général de la Congrégation
d'Espagne. C'est à lui que les Carmes doivent l'établissement de celles
de leurs maisons connues sous l'appellation d'Ermitages. Mis en rela-
tion avec ses confrères missionnaires par ses fonctions de provincial et
de définiteur général, il conçut le projet d'instituer, au sein même de
l'Ordre, une Congrégation spéciale exclusivement destinée aux mis-
sions. Mais les difficultés nombreuses que suscitait pareille entreprise
ne lui permirent pas la satisfaction de réussir.
Le pape Paul V, qui l'avait en très haute estime, confia au P. Thomas
de Jésus le soin d'ériger en France, en Belgique et en Allemagne,
des provinces de son Ordre. En 1609, il établit dans les Pays-Bas plu-
sieurs couvents et l'Ermitage de la forêt de Marlagne, près de Namur.
11 mourut en réputation de sainteté, à Rome, le 26 mars 1626.
La plupart des écrits du P. Thomas de Jésus ont été réunis sous le
titre général : Opéra omnia hotnini religioso et apostolico utilissima, en
■ trois volumes in-folio édités à Cologne en 1684; mais plusieurs de ces
écrits, sinon tous, avaient déjà été publiés séparément du vivant de
Échos d'Orient. — 20' année. — N' 118. Avril-Juin ig2o.
130 ECHOS D ORIENT
l'auteur. Le plus grand nombre consiste en dissertations sur la vie
religieuse et ascétique. Citons les principales :
Expositio in omnes fere régulas ordlnum religiosorum, in-folio,
Anvers, 1617;
Divinœ seu a Dêo inftisœ Orationis viethodus, lihriiy, Anvers, 1623;
Commentaria fheologica in quœstiones lyi-iy^ Il-IId. Thomce Aquinatis;
Bibliotheca Carmelitana sive nohilium aliquot Carmelitanœ religionis
scriptorum operumque illorwn Catalogus; — Methodus examinandi et
discernendi spiriiualem animœ profecium, in-i6, Cologne, 1623.
La liste complète comprendrait encore d'autres traités ascétiques,
tant en latin qu'en espagnol, tous très recherchés des bibliophiles (i).
IL LE MANUEL DE L'APOSTOLAT
« De procuranda salute omnium gentium »
L'ouvrage le plus important du P. Thomas de Jésus est celui qu'on
pourrait appeler la Somme du missionnaire. Déjà, en 1610, il avait
abordé ce sujet de l'apostolat catholique dans un volume intitulé
Stimulus missionum (in-S», Rome, 1610). Ce thème lui tenait trop
à cœur, pour qu'il ne consacrât point à le développer une partie de sa
vie. Trois années plus tard, il publiait à Anvers un in-40 d'un millier
de pages sous ce titre un peu diffus : De procuranda salute omnium
gentium, schismaticorum, dœreticoriim, judœorum, sarracenorum, cœte-
rorumque infidelium librl XII, quitus impiissimarum sectarum, maxime
orientalium, ritus ad Ustoriœ fidem narrantur, errores ad veritatis lucem
confutantur. Accedit pro lahorantibus inter infidèles brevis casuum
resolutio, gratiarum ac privilegiorum compendium, et pro conversis Cate-
chismus, cuni indicibus rerum et mater iarum copiosissimis . Auctore
R. P. Thoma a Jesu, Biatiensi, Ordinis Carmelitarum discalceatorum in
Belgio Superiore. Antverpiœ, sumptibus Viduce et hœredum Pétri
Belleri, sub sciito Burgundice, j6i^. Cum gratia et privilegiis.
Au bas de la dernière page, on lit, de plus, la mention de l'impri-
meur André Bacx : Antverpiœ, Excudebat Andréas Bacx, sumptibus
Viduœ et hœredum Pétri Belleri, an. 161 ^.
La Summa privilegii, datée de Bruxelles 16 mars 1613, énonce le
titre avec une variante qu'il est utile de signaler parce qu'elle est très
(i) On trouvera une liste plus complète des écrits du P. Thomas de Jésus dans Ies_
diverses Encyclopédies ecclésiastiques, à l'article concernant cet auteur: par exemple,,
dans les dictionnaires de Richard et Giraud, de Planton, etc.
UN THEORICIEN DE L APOSTOLAT CATHOLIQUE AU XVir SIÈCLE I3I
fréquente dans les citations des diverses éditions de l'ouvrage : Thé-
saurus sapientiœ divinœ in genthim omnium sainte procuranda.
Ce volume fut réédité en 1652, puis publié une troisième fois dans
le recueil des Opéra omnia, à Cologne, en 1684; cette dernière édition
passe pour la meilleure (i).
Comme l'indique déjà suffisamment le titre, ce Thésaurus veut être
tout ensemble un abrégé de controverse contre les païens, les juifs,
les musulmans; une histoire des opinions et des rites des Églises du
Levant séparées de Rome, avec la réfutation de leurs erreurs; enfin,
un vade-mecum pratique à l'usage des missionnaires. Ouvrage à la fois
savant et apostolique, duquel faisaient grand cas les papes Urbain VIII
et Benoît XIV — ce dernier le cite à deux reprises dans son Encyclique
AUatœ sunt adressée aux missionnaires d'Orient le 26 juin 1755 (2), —
ce recueil a été critiqué avec trop d'aigreur par Renaudot qui, dans la
préface du tome V de la Perpétuité de la foi, a laissé percer sa mauvaise
humeur à travers ces lignes : « Un des livres qui a eu autrefois le plus
de vogue en ce genre ijf est-à-dire en fait de traités pour l'instruction
des missionnaires) est celui de Thomas à Jesu, de Conversione omnium
gentium. On convient de bonne foi qu'il y a dans ce traité quelques
mémoires dont la lecture peut être utile, pourvu qu'elle soit faite avec
discernement. Mais il y a tant de confusion, tant de faussetés, tant
d'ignorances et tant de contrariétés que, pour en tirer quelque utilité,
il faut savoir la matière mieux que ne la savait l'auteur. C'est cepen-
dant sur cet ouvrage, et quelques autres encore plus défectueux, que
la plupart de ceux qui ont écrit depuis cent ans ou environ ont formé
le jugement qu'ils ont fait de la créance et de la discipline des Orien-
taux touchant les sacrements et les autres articles controversés entre
les catholiques et les protestants. » (3)
(i) HuRTER, Nomenclator litterarius Theologice catholicœ theologos exhibens
œtate, natione, disciplinis distinctos, éd. 3*. Innsbruck, 1907, t. III, col. 675-677.
(2) Encyclique Allatœ sunt, édition de la Propagande. Rome, i853, p. 17 et 26.
(3) Perpétuité de la foi de l'Eglise catholique, etc. Paris, 1713, t. V, préface;
édition Migne, Paris, 1841, t. III, col, 639-640. Voir aussi Perpétuité de la foi, t. IV,
1, .1, ch. I, circafinem, où on lit une critique analogue. Après avoir signalé les excellents
ouvrages de Goar, Habert, Arcadius, Allatius et Morin sur les croyances, la discipline
et les liturgies des Eglises orientales, Renaudot ajoute : « Ce qui regardait celles-ci
(croyances^ discipline, liturgies orientales) élait encore plus obscur. On ne lisait que
deux ou trois auteurs qui étaient entre les mains des théologiens, entre autres celui
de Thomas à Jesu, de Conversione omnium gentium, et il s'y trouvait tant de faus-
setés et tant de contradictions, qu'on n'en pouvait faire aucun usage; d'autant moins
que des liturgies et d'autres offices de ces Eglises, dont quelques-uns avaient été
imprimés et traduits en latin, détruisaient la plupart des choses qui se trouvaient
dans cet ouvrage. » Perpétuité de la foi, édition Migne, t. III, col. 25. Hurter qui,
dans son Nomenclator litterarius Theologice catholicœ (t. III, 3* édition, Innsbruck,
132 ÉCHOS D ORIENT
Que la critique moderne, et même déjà celle de Renaudot, ait
à relever bon nombre d'erreurs ou d'inexactitudes historiques dans
l'ouvrage du Carme espagnol, nous ne le contesterons point. Mais cela
laisse intacte la valeur générale du recueil comme manuel d'apostolat,
et nous croyons qu'il y aura profit pour les missionnaires du xx^ siècle
à faire connaissance avec un auteur qui a eu les faveurs d'un aussi bon
juge que Benoît XIV.
Commençons par une rapide analyse de l'ensemble du volume.
Les cinq premiers livres contiennent des généralités sur les missions
et les missionnaires : nécessité, dignité et utilité de ce très noble tra-
vail (1. 1); du rôle des Papes dans la propagation de la foi, du rôle des
Ordres religieux, et notamment des Ordres mendiants auxquels sur-
tout revient cette tâche (1. 11); du choix et de la formation des mission-
naires (1. 111); de l'entrée en mission et de la méthode d'apostolat, de
l'influence de la vie morale et de la sainteté des missionnaires pour
l'œuvre des conversions, du savoir requis, et spécialement de la
connaissance des langues (1. IV); quelques questions de casuistique
à l'usage des ministres de l'Évangile en pays de mission (1. Y).
A partir d'ici, l'auteur entre dans l'examen détaillé des diverses caté-
gories de peuples auxquels peut avoir affaire le missionnaire catholique.
Il est tour à tour question de l'union des Grecs et des Russes avec
l'Église catholique (1. Vil); des moyens de procurer le retour des héré-
tiques à la vraie foi (1. Vlll); de la conversion des Juifs (1. IX); de la
conversion des musulmans (1. X); de la conversion des païens (1. XI);
des privilèges accordés par les Papes aux religieux missionnaires et
d'un catéchisme sommaire à l'usage des néophytes (1. Xll).
Nous ne nous arrêterons pas sur les chapitres du premier livre; mais
l'on ne peut que recommander à la lecture et à la méditation des
missionnaires ces excellentes considérations ascétiques . touchant la
grande œuvre du salut des âmes, sa sublimité, l'obligation pour les
cœurs chrétiens de s'en préoccuper, les vertus qu'elle exige et celles
qu'elle exerce.
Nous nous permettrons seulement d'attirer l'attention sur le chapitre
final de ce premier livre. 11 est intitulé : « De aliquibus impedimentis
removendis. Quelques obstacles à écarter », et ne comprend que deux
pages, empruntées elles-mêmes du reste à un autre auteur, le P. Joseph
\
1907, col. 676, en note), cite une partie de ces critiques, les attribue par erreur
à Richard Simon, lequel, comme on sait, ne collabora pas à la Perpétuité de la
foi, et d'ailleurs était mort en 17 12.
UN THÉORICIEN DE l'aPOSTOLAT CATHOLIQUE AU XVIl^ SIÈCLE l}}
Acosta, dont on nous cite avec éloge l'ouvrage sur l'évangélisation des
Indiens, De procuranda Indorum sainte; mais dans leur brièveté ces deux
pages signalent des défauts qui demeurent, aujourd'hui comme autre-
fois, les plus grands obstacles à des vocations de missionnaires.
Je cite le P. Thomas de Jésus :
Aliqui, qui nondum alte gustariint quant suavis sit cibus pro animabus ser-
vandis labores et tribulationes magnas usque ad sanguinis effusionem perferre,
propriam commoditatem aniniarum saluti prœponentes, multa excogitarunt
impedimenta, quibus bene currentium conatus aut retardare, aut penitus impe-
dire... conabantur. Quœ ad quatuor prœcipue capita reducuntur a doctissimo
Pâtre Josepho Acosta in tractatu aureo ac omni eruditione pleno « De procU'
randa Indorum salute » ; primo, ad divinœ gratiœ subtractionem, quasi credant
nias gentes occulto Dei judicio in suis tenebris relictas; secundo, ad naturœ
morumque illarum gentium absurditatem sive incapacitatem; tertio, linguarum
illius tractus difficultatem, ac demum locorum atque habitationis incommoda;
quibus certe difficultatibus, incommodis et periculis sœpe milites Christi al^
incepta vocatione deterrentur (i).
Combien de maîtres des novices ou de supérieurs de jeunes scolas-
tiques pourraient souscrire à l'exactitude toujours actuelle de ces
observations ! Combien de vocations de missionnaires étouffées dans
leur fleur par ces « rétrécissements » de la puissance de la grâce,
à l'influence de laquelle on prétend soustraire tels et tels peuples
à laisser dans leurs ténèbres ! Combien de jeunes prêtres ont perdu,
sur le terrain même de leur apostolat, leur première ardeur, puis leur
temps et le goût des besognes saintes, parce qu'ils se sont butés, pour
ainsi dire, à ce qu'ils ont appelé l'absurdité ou l'incapacité du caractère
de ces peuples ou de leurs usages ! Combien ont capitulé devant la
difficulté de la langue, ou plutôt devant l'effort qu'il eût fallu soutenir
pour s'en rendre maîtres ! Combien ont cédé sous la simple impression
de ces incommodités relatives d'habitation, de transport, de communi-
cation, qui sont souvent l'inévitable apanage des pays de mission, par
opposition avec les grands centres catholiques européens par exemple 1
En rappelant de telles récriminations, c'est presque une traduction
des lignes de nos deux auteurs, Thomas de Jésus et Joseph Acosta,
(i) De procuranda salute omnium gentium, I. I, c. xi, éd. princeps. Anvers, i6i3
p. 36-37. C'est cette édition qui sera toujours citée au cours de ce travail. Les lec-
teurs que fatigueraient les nombreux extraits latins dispersés à travers ces pages
sont avertis, une fois pour toutes, que si l'on a estimé utiles ces citations textuelles,
en vue surtout des missionnaires catholiques, on s'est cependant attaché, dans la
rédaction, à éviter que l'omission éventuelle de ces passages ne gêne en rien l'en-
semble d'une lecture attentive et suivie.
1^4 ÉCHOS D ORIENT
que je viens de présenter à ceux de mes lecteurs qui ignoreraient le
latin.
La conclusion du livre I, ainsi amenée par ce chapitre final, ne
manque pas d'éloquence dans sa simplicité. Évoquant fort à propos
la parabole évangélique de la perle et du trésor caché, on nous exhorte
à ne pas craindre d'affronter, pour cette perle, pour ce trésor du
royaume de Dieu et des âmes, les dangers et les difficultés que tant
d'hommes affrontent tous les jours dans l'intérêt du commerce, de
l'industrie, et nous pourrions ajouter : de la politique.
Le livre II traite de ceux auxquels il appartient de s'occuper de l'apo- '
stolat des missions. Je passe sur les chapitres consacrés au Pape (ch. i
à vu), dont les droits suprêmes sont clairement exposés, et dont le
rôle historique de convertisseur des nations est rappelé dans ses
grandes lignes par des exemples bien choisis. Je passe également sur
la considération des obligations qui incombent, en pareille matière, aux
princes chrétiens (ch. viii), mais qui, malheureusement, ne trouvent plus
guère aujourd'hui leur application. Nous en arrivons ainsi à iin sujet que
notre auteur aborde et poursuit con amore, plus de quarante pages
durant : c'est à savoir que l'œuvre des missions convient spécialement
aux religieux. Le P. Thomas de Jésus revendique d'abord pour tous
les Ordres existant dans l'Église, quels qu'ils soient, l'aptitude à l'apo-
stolat, de préférence aux individus isolés ou, en tous cas, non liés par ,
les vœux de religion : Religiosi omnes prœ aliis aptissimi siint animarum '
conversioni procurandœ. Et il en développe les raisons en s'appuyant
d'ailleurs sur l'autorité du Docteur angélique, saint Thomas d'Aquin,
non moins que sur l'expérience et sur l'histoire. Il ajoute — et c'est
une considération qui, pour n'être point neuve, vaut néanmoins la
peine d'être signalée — que, en retour de l'utilité retirée par elles du
dévouement des religieux, les missions étrangères apportent elles-
mêmes aux Instituts de merveilleux développements (I. Il, part. II,
ch. Vf). En conséquence, conclut notre écrivain, ce serait une erreur
et un tort pour des moines de refuser leur concours à l'œuvre des
missions, sous couleur de vie contemplative ou de clôture : occasione
contemplationis quantumvis sublimis, aut strictions clâiisurœ, monachos
non excusari a missionibus adjuvandis. Qbid., ch. vu.)
Enfin, une partie spéciale de ce même livre II est consacrée à exposer
que cette tâche de l'apostolat par les missions revient principalement
aux Ordres mendiants. On sait que ceux-ci ont été, au xiiF siècle, en
UN THÉORICIEN DE L APOSTOLAT CATHOLIQUE AU XVil" SIÈCLE I35
Occident, une forme un peu nouvelle de la vie monastique, inspirée par
l'esprit de Dieu pour des besoins nouveaux, en vue précisément de-
faciliter l'association de la vie contemplative avec la vie active pour
constituer ce que saint Thomas appelle si justement la vie mixte.
C'est le même principe qui a amené plus tard l'institution des Sociétés
de clercs réguliers, puis les Congrégations ecclésiastiques : ce qui est
dit des Ordres mendiants peut donc être appliqué aussi à ces dernières
dans la mesure où celles-ci unissent aux labeurs du ministère sacré les
caractères essentiels du monachisme ancien.
Sans nous arrêter davantage à ces réflexions de portée assez géné-
rale, il n'est peut-être pas inutile de les avoir signalées. En dépit de bien
des changements survenus dans le monde et dans l'Église depuis trois
siècles que les pages du P. Thomas de Jésus ont été écrites, nous
persistons à revendiquer pour la plupart d'entre elles une très réelle
valeur d'actualité.
Aussi bien, l'on va pouvoir en juger encore par ce qui fait le thème
du livre 111, à savoir : le choix, la formation et la préparation des
missionnaires. A côté de certaines idées peut-être un peu utopistes,
notre Carme espagnol du xvii« siècle expose bon nombre de projets
fort pratiques dont quelques-uns ont été réalisés et dont d'autres sont
de ceux auxquels, sous l'empire des mêmes préoccupations, des esprits
avertis reviennent aujourd'hui.
Notre auteur se rendait compte qu'il abordait ici un sujet particu-
lièrement délicat. 11 suffit, pour s'en convaincre, de lire la courte intro-
duction de ce troisième livre :
Peto mihi, homini aliàs inscio atque inexperto, veniam dari, ut Superioribus
meis magna cutn ajiimi demissione possim ea tnedia pro animarum salute sugge-
rere, quœ me vel ex rerum usu, vel ex colloquio cum sapientissimis viris, aut
etiam ex eorum scriptis discere contigit. At cum in hoc negotio nonnulla sint,
quœ vel praxis, vel ratio ipsa ostendit rnagis quàm prima facie fartasse videantur
fore diffîcilia, si executioni mandentur, de his solum quœ magnum momentum
habitura sint ad sanctœ Romanœ Ecclesiœ fidem auctoritatemque propagan-
dam, salutemque multorum populorum ac gentium utiliter nec magno sumptu
comparandam diccmus (i).
Le premier projet que propose le P. Thomas de Jésus est un projet
de large envergure, mais dont la souveraine utilité va s'imposer presque
aussitôt. Le volume De procuranda salute omnium gentium paraît en
(i) Op. cit., p. io3, 1. III. init.
I 36 ÉCHOS d'orient
161 3, et c'est neuf ans plus tard, en 1622, que Grégoire XV instituera
la Congrégation de la Propagande. Or, le chapitre !«•• du livre 111 est
intitulé De erigenda Congregatione pro fide propaganda (i). Je n'ai pas
à examiner si le Pape, en prenant cette décision si importante pour
l'avenir des missions catholiques, subit d'autres influences et d'autres
conseils. Je me borne à constater que le P. Thomas de Jésus, dans son
exposé systématique, donne la première place à ce projet de Congré-
gation. Une fois faite cette constatation, il y aura intérêt pour nous
à demander au Carme espagnol sous quelles modalités il concevait,
en 1613, pareille institution.
En voici d'abord le but et le caractère :
Primum itaque illud est, ut Romce paucorum sed !^elo insignium atque pruden-
tîum vivorum Congregatio institiiatur, in qua serio diebus statutis agatiw de
ratione omnium populorum adjuvandorum, hortatoriis atque consolaioriis
epistolis, libris orthodoxis, hisque ut brevioribus ac piis, ita ad disseminationem
■aptioribus, plurimis libris Catechismi S. Tridentinœ Synodi, quia jam ut varias
in linguas est conversus, ita in multo plures facile converti posset. Ceterum
huj'us Congregationis scopus is esset, qui primarius S. Ecclesiœ Apostolicique
totius munerisfuit, utpopuli nutantes roborarentur, versantesque in ipsis hœre-
sibus Catholici animarentur ad Jidem pietateinque propugnandam, ceterosque
deinceps Juvandos. Reliquis autem fidei catholicœ propugnatoribus, quales sunt
■episcopi, concionatores, parochi, magistratus, gymnasiarchœ, et animus adde-
retur et instructiones varice mitterentur. Hœc vero omnia Pontificis Maximi
nomine fièrent, nulla temporariœ jurisdictionis aut censurarum mentione, ut
cum hoc labore Sanctam hanc Sedem nullum se aut imperium aut lucrum aliud
quam animarum aucupari ostenderet, tum magis fortius Catholica Religio
ubique stabiliretur (2).
Ce que demande l'auteur, c'est la désignation officielle d'un petit
groupe d'hommes éminents et compétents résidant à Rome et se
réunissant, à des jours déterminés, non point pour décider des choses
de pure administration ecclésiastique, mais bien pour étudier en vue
de leur application tels ou tels moyens d'apostolat. Lettres d'exhor-
tation ou d'encouragement à envoyer aux missions et aux mission-
naires; ouvrages de doctrine et de piété destinés à une saine vulgari-
sation, telles les traductions du Catéchisme du concile de Trente dans
les diverses langues. Les mesures ad(^tées seraient exécutées au nom
du Souverain Pontife.
Le fonctionnement de cette institution, continue le P. Thomas de
Jésus, dépendrait surtout des secrétaires, au nombre de quatre ou
(i) Op. cit., p. io3-io6.
(2) Op. cit., p. 103-104.
UN THÉORICIEN DE L APOSTOLAT CATHOLIQUE AU XVII^ SIÈCLE I 37
cinq, qui devraient être d'une compétence incontestée : hommes de-
piété et de savoir connaissant les langues et les usages des pays dont
ils auraient à s'occuper, ils seraient, chacun pour sa part, la cheville-
ouvrière de la Congrégation.
Hiijiis Congregationis quatuor aut quinque esse passent Secretarii idonei,.
vel rerutn et linguarum usu, vel doctrina, vel (quod caput est) pietatis affectu
prœstantes : quorum munus esset cuncta ordine Congregationi proponere,
constituta exsequi,- orthodoxes et pios libellas pro ratione uniuscujusque-
propinciœ variis linguis conscriptos habere ; regesta litterarum, episcoporum
etiam, parochorum, cancionatorum, familiarum, illustrium cathalicorum sive
aliorum, a quibus passet huic negotio aliquod auxilium adferri, catalogas
asservare (i).
Chacun de ces secrétaires aurait sa région déterminée, à peu près
comme dans tel Ordre religieux chaque Assistant général a la respon-
sabilité de telle partie de l'Ordre ou de la Société. Et notre auteur
propose la répartition suivante entre les cinq secrétaires de la Congré-
gation projetée.
Le premier ferait sans doute office de secrétaire général. Le second
serait chargé de ce que le P. Thomas de Jésus appelle les contrées sep-
tentrionales, à savoir l'Angleterre, l'Ecosse, l'Irlande, la France,
l'Allemagne, le Danemark et la Suède. Un troisième se verrait attribuer
la Dalmatie, la Bosnie, la Grèce avec les îles adjacentes, et la Thrace.
Un quatrième aurait Chypre, l'Asie Mineure, la Syrie, la Palestine,
l'Egypte, l'Algérie, la Pologne, la Lithuanie, la Russie, la Hongrie et
la Transylvanie. Un cinquième enfin s'occuperait des Indes occidentales
et orientales.
je n'aurai garde de soutenir que pareille répartition ne prête à aucune
critique. Le seul énoncé qu'on vient d'en lire suffit à suggérer le con-
traire: et, par exemple, l'on ne saurait s'empêcher de trouver étrange
et peu logique le pêle-mêle de pays ressortissant au quatrième secré-
taire. On remarquera, en outre, à propos.de cette nomenclature, qu'elle
est naturellement conditionnée par le but assigné à la Congrégation
projetée : notre écrivain, visant tout apostolat catholique en général,
mentionne la France, sans doute à cause des quelques îlots du pro-
testantisme en ce pays.
A cette Congrégation, dont il a décrit le fonctionnement général, le
P. Thomas de Jésus indique maintenant certaines ressources à utiliser.
Pour venir au secours de toutes ces contrées, dit-il, pour répandre,
(i) Op. cit., p. 104.
158 ÉCHOS d'orient
avec de bons livres, la foi et la piété, plusieurs moyens se présentent.
On peut recourir à l'intermédiaire des Supérieurs généraux d'Ordres
qui ont des couvents dans ces divers pays; ou encore aux évêques
latins résidant au milieu de populations grecques, comme en Crète et
en Corse; aux marchands des îles de l'Archipel qui viennent à Venise ou
à d'autres ports méditerranéens pour leur commerce et qui emportent
volontiers dans leur patrie des livres écrits en italien ; aux principaux
chefs de. famille d'Andros, de Chio et des autres îles, lesquels professent
encore la foi catholique; aux consuls des diverses nations européennes;
aux commerçants génois, marseillais ou autres, qui circulent à travers
rOrient avec liberté de porter avec eux des livres pieux, des images de
dévotion et de pratiquer notre sainte religion (i).
Épris d'enthousiasme devant un si vaste et si sublime champ d'action,
le P. Thomas de Jésus conclut ce chapitre en affirmant, par quelques
lignes où perce çà et là une pointe de douce ironie, que l'on n'aura
pas de peine à trouver à Rome, parmi tant de grands esprits occupés
peut-être à des besognes moins importantes et moins utiles, la
douzaine d'hommes nécessaires à l'œuvre proposée. On lira avec
intérêt, croyons-nous, cette phrase pleine de finesse :
Quod si tôt Romce prœclara ingénia sunt, qiiœ aliis negotiis, causis litibusque
expediendis, totius vitœ tempus minus utiliter impendunî, cum tamen divinœ
dispositionis in ecclesiastica hierarchia scopus hic non adeo primarius sit,
(i) Op. cit., p. io5. Je n'ai indiqué ci-dessus que le sens général de ce passage, le
texte contenant des données géographiques ou autres, aujourd'hui sans portée pour
l'ensemble des lecteurs. Cependant, pour ceux qui s'intéresseraient à ces précisions
de l'époque où écrivait le P. Thomas de Jésus, voici cette page :
Ad eas omnes provincias juvandas, fidemque ac pietatem et libros disseminandos,
plures aditus patent. Primo per eorumdem Ordinum Générales, quorum in Dal-
matia, Bosnia, Perce, Hierosolymœ et alibi monasteria exstant. Secundo per epis-
copos latinos qui Cathari, Epidauri, quique in Creta et Corsica sunt. Tertio per
mercatores, qui varias Orientis merces Venetias atque ad alios portus transvehunt
ex Andro aliisque jEgei maris insulis, quique in patriam libros ilalicà etiam linguà
conscriptos referunt, quce et apud Grœcos et frequentioribus Orientis partibus in
usu est. Quarto per Chii, Andri atque aliarum insularum viros nobiles, qui adhuc
Sanctce Romance Ecclesiœ fidem amplectuntur ac retinent. Quinto per Consules
mercatorum diversarum nationum Europœ, quibus in Orientis emporiis latini
sacerdotes non desunt, in oppido Pera, Tripoli, Syriœ et Alexandriœ Aîlgypti.
Sexto per mercatores Genuenses et Massilienses, qui circiter octingenti prope
Algeriam soient coralia piscari. Septimo per alios mercatores, qui fide publica
accepta sœpe ad Orientales aliove tuto commeant, quique pios libros, sacras ima-
gines ferre, sanctamque religionem nostram libère colère permittuntur, dum tri-
butum Turcis pendant, nec de rébus ad régna spectantibus pel contra Mahometis^
legem loquantar, cum interea innumerabiles prope populi et captivi cliristiat "
cœlestis doctrines cibum sacramentaque sitiant, atque illud morti appropinquanti
solatium pernecessarium exoptent, ut de moriendi ratione edocti, ad Deum, proptél
quem creati redemptique su?it, ex ea captivitate tandem liberi migrent, quod sacr^
ficii genus sanctissimum atque acceptissimum Deo est.
UN THEORICIEN DE L APOSTOLAT CATHOLIQUE AU XVl^ SIÈCLE I39
quanto faciliiis diiodecim ex tôt millibus hominum reperienlur, qui sanctissimo
huic operi, quique Sanctœ Sedis Apostolicœ proprius est scopus, incumbant :
cum post orationem et reliqua pietatis opéra, hac una ratione ipsi qiioquc
antiqui Pontijices Maximi, quanquam nullo Ecclesiœ patrimonio aiit tempo-
'rario auxilio vel regum ope, suam in toîo terrarum orbe auctoritatem univer-
'salem conservarint : cum (sicut antea dictum est) regniim Dei prœcipue in
mentibus voluntatibusque hominum consistât, quœ nulla ratione alla quant
caritate atque diligentia recte conciliari aut retincri diutius in officia
possunt (i).
Telles étaient les idées présentées par le P. Thomas de Jésus en 1613
au sujet de cette Congrégation de la Propagande qui devait voir le
jour en 1622.
Nous ne nous arrêterons pas au chapitre suivant, où l'auteur expose
les notions générales concernant le choix et la formation des mission-
naires (1. 111, c. II, p. 106-1 10 : De eligendis efformandisque ministris pro
fide catholica propaganda). Mais il ne sera pas inutile d'analyser avec
attention le chapitre m, consacré à la question, toujours actuelle, des
Séminaires de missions : De insUtiiendis Seminariis pro ministris
efformandis et accingendis ad fidei propagationetn. (P. 1 10- 116.)
Notons d'abord — notre écrivain a d'ailleurs soin de le rappeler
préalablement lui-même — qu'à l'époque où ces pages étaient écrites,
un certain nombre de ces Séminaires existaient depuis une vingtaine
d'années, fondés par Grégoire Xlll (i 572-1 585).
HCrum x>ero Seminariorum aiictor maxima ex parte exstitit Gregorius XIII,
qui maximopere tria et viginti Collegia sive Seminaria in iiversis orbis
partibus exstruxit et annuo redditu locupletavit. Romœ vero pro infidelium
conversione erexit Germanicum, Britannicum, Neophytorum, Grœcorum,
Maronitarum, eo potissimum fine ut Ecclesiœ ruinœ restaurentur, hœreses
arceantur, ac fides catholica per universum orbem dilatetur (2).
Ces établissements, encore tout récents alors, avaient déjà produit
leurs premiers fruits et donné à l'Église des apôtres pieux, instruits,
zélés, dont quelques-uns avaient conquis la palme du martyre. Cepen-
dant, soit qu'il voulût voir de telles institutions se généraliser davantage
encore dans l'univers chrétien, soit aussi que les collèges existants lui
inspirassent des desiderata, le P. Thomas de Jésus ne craint pas d'entrer
dans le détail sur ce qu'il croit utile au but poursuivi.
Ces Séminaires destinés au recrutement et à la formation des mis-
sionnaires, dit-il, peuvent être répartis en trois catégories.
(i) Op. cit., p. 106.
(2) Op. cit., p. MI.
140 ECHOS D ORIENT
Il y a d'abord ceux qui comprennent des élèves de diverses nations :
tels sont la plupart des Collèges établis à Rome et sur d'autres points
de la chrétienté.
11 y aurait ensuite, ajoute notre écrivain, à créer une catégorie spé-
ciale : les Séminaires de religieux, où l'on réunirait en vue d'une for-
mation commune les futurs missionnaires des divers Ordres réguliers.
II y aurait enfin à établir des Séminaires spéciaux pour chaque nation,
ou du moins pour chacun des principaux groupements non catholiques.
Et il passe en revue ces trois espèces d'établissements, en exprimant
tour à tour les pensées qu'ils lui suggèrent.
Pour la première catégorie, c'est-à-dire, en fait, pour la plupart des
Collèges déjà existants à Rome ou ailleurs et qui comptent des élèves
de diverses nations, l'auteur propose certaines modifications aux
mesures jusqu'ici adoptées.
Il demande, en premier lieu, qu'on admette comme élèves de ces
établissements pontificaux non seulement les futurs prêtres, mais aussi
des jeunes gens aptes à d'autres états.
« L'Église n'a pas besoin seulement de bons clercs, mais encore de
bons magistrats civils, de consuls, de conseillers des princes, de ju-
ristes, de médecins, de banquiers et d'excellents pères de famille. » (i)
Tout en faisant la part du vrai dans cette dernière remarque, on peut
affirmer néanmoins que l'idée d'admettre dans les Séminaires des
missions d'autres élèves que ceux destinés à la carrière ecclésiastique
trouverait aujourd'hui beaucoup plus de contradicteurs que de parti-
sans. Que l'on s'occupe de préparer, dans les divers pays, des magis-
trats, des juristes, des médecins, des banquiers, des pères de famille,
une élite laïque dont le concours sera précieux pour l'apostolat, rien
de mieux assurément. Mais que l'on n'aille pas, pour cela, durant toute
la série des années de formation, mêler aux élèves du sanctuaire les
jeunes gens appelés à ces divers genres de vie dans le monde. Partout
où l'essai en a été tenté, il a été préjudiciable au bienfait de la longue
initiation spéciale requise pour les clercs. 11 serait plus indiqué, croyons-
nous, à côté des Séminaires proprement ecclésiastiques, d'avoir des
sortes d'écoles normales en vue de former des instituteurs, des écoles
commerciales ou professionnelles destinées à préparer des hommes de
valeur pour les diverses carrières : mais toujours avec le même but
et le même esprit apostoliques qui animent les établissements de
préparation sacerdotale. Sous 'cette forme, le desideratum prend un
(1) Op. cit., p. III.
UN THÉORICIEN DE L APOSTOLAT CATHOLIQUE AU XVir SIÈCLE I4I
aspect très pratique, et l'on pourrait d'ailleurs citer telles missions où
il se trouve en partie réalisé. Rien n'empêche de souhaiter que pareille
réalisation puisse se généraliser davantage. Mais c'est là, semble-t-il,
la seule application possible du vœu émis en cette matière par le
P. Thomas de Jésus.
Un second souhait que lui suggèrent les Séminaires déjà existants,
c'est que les prêtres formés par eux soient appliqués pour le bien
de l'Eglise à des emplois ayant charge d'àmes, et non point à des
bénéfices purement honoraires et lucratifs.
Le motif pourrait se deviner aisément. Notre auteur n'hésite pas
à l'énoncer en propres termes. Les emplois avec charge d'âmes, écrit-il,
permettent aux titulaires d'être utiles et à eux-mêmes et aux autres; les
bénéfices sans charge d'âmes, au contraire, sont bien difficilement utiles
à autrui, et il n'est pas rare de les voir nuire aux dignitaires eux-
mêmes : bien loin qu'il suffise d'un ou deux de ces anciens élèves pour
réformer tout un Chapitre, il leur arrive plutôt d'être réduits, par
l'importunité de leurs nouveaux collègues, à hurler avec les loups
hurlants (i).
L'expérience continue à donner raison au bon Carme espagnol du
XVII* siècle. L'élève d'un Séminaire de missions est destiné à mener
une véritable vie de missionnaire, c'est-à-dire une vie apostolique de
dévouement aux âmes, toute consacrée à l'extension du règne de Dieu.
Le but serait en grande partie manqué, si la généralité des prêtres sortis
de ces établissements ne devaient occuper que des postes honorifiques
ou des prélatures plus ou moins décoratives sans relation avec les
fatigues de l'apostolat ou même en complète contradiction avec elles.
Sous cette forme, il est vrai, le danger est moins directement à craindre
aujourd'hui. Toutefois, il n'est pas entièrement chimérique, et nous
devons savoir gré au 'P. Thomas de Jésus de l'avoir signalé. Aussi bien,
nous n'allons pas tarder à le retrouver, présenté par la même plume
d'une manière un peu différente et à certains égards plus actuelle.
Un troisième desideratum de notre . écrivain — et ici il nous est
impossible d'être de son avis, — c'est que l'on incline désormais
à admettre dans ces Séminaires les enfants ou neveux d'hérétiques,
plutôt que les autres, c'est-à-dire, sans doute, plutôt que les enfants
(\) Op. cit., p, m. Secundo, ut qui recepti sunt, pro iisu Ecclesiœ frequentius
applicentur ad curam animarum, quatn ad bénéficia non curata : illi enim non sibi
solum, verum etiam aliis prosunt : hi vero vix prosunt aliis; immo etiam haud rare
officiunt sibi ipsis : tantum enim abest ut unus atque alter alumnus integrum Capi-
tulum reforment, ut etiam cum ululantibus lupis ululare aliorum importunita'.e
cogantur.
142 ECHOS D ORIENT
de familles déjà catholiques. La raison? Elle est, répond notre auteur,
dans ce fait que, ordinairement, les premiers (les enfants hétérodoxes
d'origine), sont, après leur conversion, animés d'une plus grande
ardeur et apportent à la défense de la religion un zèle plus intense.
Nous ne pouvons pas souscrire sans réserve à pareille affirmation. Ce
que le P. Thomas de Jésus déclare être la règle ordinaire nous paraît
plutôt devoir être considéré comme l'exception : l'expérience prouve
que si le zèle de l'apostolat est vif chez ces convertis, il est loin d'être
toujours servi par une conception aussi nette des délicatesses et des
nuances de l'esprit catholique. Il faut ajouter, en outre, qu'un sem-
blable recrutement en familles hétérodoxes, s'il était érigé en système,
créerait avec les familles elles-mêmes des difficultés souvent sans issue
et qui, en tous cas, paralyseraient singulièrement le service de la bonne
cause.
Une quatrième remarque de notre auteur, c'est qu'à son avis on ne
doit pas facilement ouvrir l'accès de ces Séminaires, essentiellement
gratuits, aux catholiques assez riches pour supporter eux-mêmes les
frais de leur éducation. Ce serait s'exposer à faire des ingrats et à pro-
duire peu de fruits (i). 11 n'y a pas lieu, croyons-nous, d'insister sur
cette observation, la plupart des élèves séculiers des Séminaires de
missions se recrutant en réalité dans la classe pauvre.
Vient ensuite, sous la plume loyale de notre auteur, une série de
doléances sur un sujet assez délicat, à savoir sur le séjour des sémi-
naristes à Rome. Nul endroit au monde ne semblerait, à première vue,
mieux adapté à la formation des apôtres catholiques, que le centre
de la catholicité. C'est l'argument classique en pareille matière, et je
m'empresse de reconnaître que, malgré les restrictions suggérées par
l'expérience et exposées ci-après, il n'a rien perdu de sa valeur. Tou-
tefois, il convient de le reconnaître aussi, la formation romaine n'est pas
sans présenter, pour de futurs missionnaires, certains inconvénients.
C'est ce qui amène le P. Thomas de Jésus à demander que le Collège
romain ait des succursales en dehors de Rome, et que tous les élèves
ne fassent pas toutes leurs études dans la Ville Eternelle :
Quinto, ne omnes qui ad Seminarium Romanum pertinent, in ipsa urbe
Rovia nutriantur, ob varias causas (2).
(1) Op. cit., p. 1II-II2. Quarto, ne facile aperiatur locus catholicorum liberis seu
nobilibus seu obscuris, qui aliàs in scholis Patrum Societatis Jesu vel aliis, propriis
sumptibus, passent erudiri. Sunt enim hujusmodi homines postea fere minus grati
et minoris /rugis. Nec videtur ulla ratio cur pauperibus bolus panis ex ore eri-
piatur, et detur iis qui tali auxilio opus non habent.
(2) Op. cit., p. 112.
UN THÉORICIEN DE l' APOSTOLAT CATHOLIQUE AU XVlf SIÈCLE 14^
Le premier motif qu'il en donne ne saurait manquer de frapper les
directeurs des jeunes clercs : c'est ce que notre écrivain appelle les
« scandales » tant de la vie ecclésiastique que de la vie mondaine,
auxquels se heurtent les yeux et les oreilles dans la grande cité, et
que de futurs prêtres devraient plutôt ignorer.
Vident enim et audiunt aliqua scandala tara in ecclesiastica quam in civili
vita, quœ omnino ipsis decet esse ignota (i).
Nous nous garderons d'appuyer sur cette observation, mais nous
avons cru utile de la signaler au passage. On accordera sans peine
qu'elle est de nature à mériter considération.
Autre grief contre l'éducation trop exclusivement romaine : les jeunes
gens y prennent des habitudes différentes de celles de leurs pays et qui,
de retour auprès de leurs compatriotes, les rendent facilement odieux.
Je laisse la parole au P. Thomas de Jésus, pour bien lui garder entière
la responsabilité de sa pensée :
Atque ad propriam patriam reversi, reddunt se apud populares peregrinis
moribus odiosos : facile dediscunt patrios mores, assuescunt deinde Italicœ
pronunciationi, et gestibus, quœ omnia etsi nativos Italos non dedecent,
Septemtrionalibus gentibus aliisque invisa sunt : ac proinde primo quidem
risum, deinde contemptum movent, atque abeunt demum in communem fabulam.
Estque alicui tait Romanisco (ut vacant) perdifficile amissam semel œstima-
tionem recuperare, etiamsi mores ad communem vulgatumque stylum reformare
impendio sategerit (2).
Notre bon Carme ne craint pas de descendre à un détail matériel,
l'usage du vin, pour faire saisir concrètement l'influence préjudiciable
des habitudes contractées dans les Séminaires romains :
Assuescunt etiam potui vini, ut vel ob hoc aversentur propriam patriam.
Qu'il y ait peut-être dans les termes quelque exagération, nous ne
ferons pas difficulté de le reconnaître. Mais quand on a vécu en pays
de mission, il est impossible de nier que de telles plaintes ne con-
tiennent une réelle part de vérité. Des jeunes gens, accoutumés durant
les longues années-de leur préparation cléricale au confortable de la vie
romaine, auront, infailliblement, beaucoup de peine à se faire aux
privations, aux austérités, à la pauvreté d'une existence de missionnaire.
L'expérience l'atteste tous les jours, et peut-être ne doit-on pas chercher
ailleurs l'explication d'un fait trop fréquent, à savoir l'affluence dans cer-
(i) Op. cit., p. 112.
(2) Ibid.
144 ECHOS D ORIENT
tains centres catholiques orientaux, aux abords immédiats d'une rési-
dence patriarcale par exemple, d'un très grand nombre de prêtres à peu
près désœuvrés tandis que des villages lointains sont laissés sans pas-
teur. Pour aller se dévouer au fond de ces pays perdus d'Arménie, de
Mésopotamie, de Syrie ou d'ailleurs, il faut être décidé à mener la vie
frugale des populations que l'on aura à évangéliser. Pour un jeune
prêtre, qui depuis l'âge de douze où quinze ans jusqu'à vingt-cinq ans
ou davantage aura été habitué aux commodités relatives d'un Sémi-
naire urbain, ce sera bien dur, pour ne pas dire, dans l'ensemble, mora-
lement impossible.
Conscient de défendre une bonne cause, le P. Thomas de Jésus pour-
suit son plaidoyer.
« Ajoutez, dit-il, que le système des établissements romains oblige,,
par suite des inconvénients de la distance, à recevoir, faute d'examen,
préalable en leur pays, nombre de candidats en réalité inaptes et
à exclure, au contraire, nombre déjeunes gens bien doués, mais point
assez connjs. Ajoutez encore qu'élevés loin de leur milieu, ils pourront,
grâce à leur excellente formation scolastique, bâtir des arguments très
solides ou très subtils, sans être cependant à même de résoudre les-
objections courantes des paysans et des bonnes femmes. » Je cite le
texte de notre écrivain, par crainte de trahir sa pensée :
Hic accedit quod tam longinquo orbis interjeciii necesse sit multos ineptos^
recipi, multos etiam idoneos excludi. Item, quod cum Romœ in umbra scholas-
tica continua educentur, œgre deinceps assuescant domi suœ perpétua in
palœstra versari, multa quidem et subtilissima argumenta vetera gerentes-
inscriptis, sed recentia ignorantes, quœ etiam a feminis et rusticis proponi
soient et consueverunt doctissimo cuivis negotium facessere (i).
La conclusion à déduire de cette série de remarques, l'auteur la^
présente maintenant: c'est, avec une partie des revenus destinés aux
Séminaires romains, de fonder, en pays de missions, des établissements
annexes pour un groupe d'apôtres destinés à ces pays. Le P. Thomas
de Jésus ne mentionne, à cette occasion, que les régions septentrionales
où le prosélytisme catholique avait alors à combattre la propagande
protestante; mais il est clair que l'on peut donner à sa déduction une
portée générale. Citons-la ici encore, pour maintenir l'objectivité de
notre analyse :
Sexto, ut ex Collegiorum redditibus aliqui saltem ad tempus transferantur
in aliquas septemtrionales propincias, in quibus jnajor fructus speratur.
(i) Op, cit., p. 112,
UN THEORICIEN DE L APOSTOLAT CATHOLIQUE AU XVII*' SIÈCLE 14^-
«
Etenim cum totum hœreseos fundamentum sit extremum odium Romani Ponti-
ficis, maximopere videtur esse necessarium ut swrîmus Ecclesiœ pastor suant
erga omnes exteras nationes, quacumque potest ope et ratione, manifestam
faciat caritatem et clemeniiam, quœ alias tanto est occultior quanto
remotior (i).
Il y a dans cette fin de phrase une réflexion intéressante. Ces
Séminaires pontificaux en pays étranger, note en passant notre auteur,
attesteront de plus près et de manière plus concrète, aux yeux des
populations, la paternelle sollicitude du Pasteur suprême pour toutes-
les nations, bien plutôt et bien mieux qu'un Séminaire lointain de la
Ville Eternelle. L'argument vaut, aujourd'hui encore, d'être attenti-
vement considéré.
Pour terminer la liste de ses observations, le P. Thomas de Jésus
propose, en dernier lieu, que les revenus de semblables établissements
ne servent pas seulement à l'éducation de la jeunesse cléricale, mais
aussi à l'entretien d'hommes mûrs convertis ou à convertir, tels des
ministres hérétiques ou des maîtres d'école.
Septimo, ut ex iisdem redditibus non modo alatur juventus, verum etiam
subveniatur viris maturis ad rectam Jidem conversis vel convertendis, quales
potissimum sunt ministri et pœdagogi haereticorum. Et sane unusquispiam
talis vir quoniam doctrina sua et exemplo statim prodesse potest Ecclesiœ,
majoris fieri débet quam multi alii alumni, qui tam in spem quam in metum,
ancipiti prorsus cura, enutriuntur, de quibus incertum est qualesnam futuri
sint olim, bonine an mali (2).
La question de Séminaires romains ou de Séminaires régionaux étant
d'ordre essentiellement pratique, l'argument financier devait y avoir
une grande importance. Aussi le P. Thomas de Jésus y revient-il encore,
comme à un confirmatur de ses propositions, en faisant remarquer
que des établissements créés hors de Rome permettraient, avec moins
de frais, d'entretenir un bien plus grand nombre d'élèves.
Tum etiam, quod minores sumptus hoc modo pluribus sufficerent : nam uni
quatuor, alteri très vel duo, quibusdam etiam unus coronatus quovis mense,
juxta cujusvis qualitatem et necessitatejn dividerentur : adeo ut cum octo
minibus aureorum, qui Romœ quinquaginta alumnis (ut fertur) vix satis sunt,
posset in Gertnania, hac qua dixi ratione, ducentis circiter capitibus
satis/îeri (3).
(i) Op. et loc. cit.
(2) Op. cit., p. 112.
(3) Ibid.
146 ÉCHOS d'orient
La proportion indiquée, de cinquante à deux cents élèves entretenus
pour la même somme suivant que leur éducation aurait lieu à Rome ou
en pays de mission, peut naturellement varier suivant les temps et les
lieux. Mais le principe posé garde son incontestable vérité. Le P. Thomas
de Jésus le confirme par l'exemple des protestants, qui l'exploitent au
détriment de la cause catholique :
Utuntiir hac arte (lit ab aliis accepi) Duces Saxonice, qui prœter Seminaria
e ruderibus monasteriormn excitata, sat magnam alunt copiam hujusmodi,
ut ipsi pocant, stipendiariorum, magno cum fructu suce superstitionis et
metuendo catholicœ religionis detrimento (i).
Contre cette opposition raisonnée aux Séminaires delà Ville Eternelle,
une objection se dresse tout naturellement, qui semblerait devoir en
triompher : c'est le bienfait du séjour à Rome. Notre auteur ne
pouvait s'empêcher d'y faire tout au moins une courte allusion et d'y
répondre. Voici en quels termes il s'exprime :
At dicet quispiam necesse esse exteros, maxime de novo ad Jïdem com>ersos,
Romœ commorari ut discant Romanas cœremonias. Sed hœc objectio Jacile
dissolvitur : nam si cœremoniœ Romance a Jesuitis aliisque discuhtur in
Germania et aliis remotissimis locis, cur non ibidem discentur ab alumnis
Seminariorum? (2)
Ce qui est dit ici de la science des cérémonies, qu'on peut parfai-
tement apprendre aussi bien en Turquie ou en Chine qu'à Rome, est
également applicable à tout l'ensemble des disciplines ecclésiastiques.
Ce qu'il faut retenir de très juste et de toujours applicable dans le
principe d'où est née l'objection, c'est que les bienfaits de la formation
romaine pourront fort bien être assurés même à ces Séminaires étran-
gers, si les directeurs et les maîtres ont eu le privilège de cette for-
mation et de ce séjour. Ainsi nous paraissent susceptibles de concilia-
tion la thèse du P. Thomas de Jésus et l'objection qu'on lui opposait
alors, que l'on oppose encore fréquemment aujourd'hui à toute pro-
position analogue.
Notre écrivain parle maintenant d'une seconde sorte de Séminaires,
dont on va connaître le caractère spécial. 11 s'agit de Séminaires spéciaux
pour les missionnaires des divers Ordres religieux. « 11 ne paraît pas
(i) Op. cit., p. ii3.
(2) Ibid.
UN THÉORICIEN DE l'aPOSTOLAT CATHOLIQUE AU XVir SIÈCLE I47
extrêmement difficile, écrit le Carme espagnol, de choisir, parmi les
deux ou trois principaux Ordres réguliers, treçte ou quarante reli-
gieux, qui seraient appelés à Rome, émettraient le quatrième vœu de
se consacrer pendant toute la durée de leur vie à la conversion des
infidèles, d'aller partout où ils seraient envoyés par le Pape ou par
leurs supérieurs, apprendraient plus facilement et en peu de temps,
auprès du Saint-Siège, les bonnes méthodes d'apostolat, » (i)
On voit que, pour avoir paru opposé à la formation romaine du grand
nombre des futurs missionnaires à cause des raisons sérieuses dont il
a parlé, le P. Thomas de Jésus n'y revient pas moins, en réalité, pour
le nombre relativement restreint de religieux destinés à imprimer l'élan
et la direction à l'ensemble des missions. Son Séminaire central romain
de religieux missionnaires n'est pas sans présenter, croyons-nous, un
air de ressemblance avec l'Institut d'études orientales que S. S. Benoît XV
vient d'établir dans la Ville Eternelle, en relation avec la Sacrée Congré-
gation pour les Églises dOrient.
Sous le nom de troisième catégorie de Séminaires, notre auteur pro-
pose enfin l'institution de collèges spéciaux pour chaque nation ou du
moins pour les principales sectes à convertir.
Tertium genus Seminariorum forsam aliis friictuosius evadcret, si pro
singulis nationibus, aut saltem pro prœcipuis sectis, singula Seminaria depu-
tarentur, in quitus efformarentur ministri qui essent illius sectœ ad fidem
(1) Op. cit., p. ii3. Sécundum genus Seminariorum addi potest, quod et a viris
prudentibus animarumque \elo prœstantibus Summis Pontificibus non semel pro-
positum fuit, nempe ut quœdam Seminaria diversorum religiosorum eligerentur,
prœcipue illorum Ordinum qui facilius et fructuosius pro suorum instituiorum
ratione iquales sunt Mendicantes, maxime observantes et reformati), passent in hoc
7iegotium incumbere. Neque enim difficile valde apparet ut ex duobus tribusve
primariis religiosorum Ordinibus triginta quadragintave Religiosi Romain evo-
centur, qui omnes quartum votum emitterent se per totius vitœ suœ spatium cura-
turos infidelium conversionem, iturosque in unamquamque orbis partem a Summo
Pontifice vel a suis Prœlatis missos, qui deinde ad juvandas diversas nationes,
rationem hic facilius prope sanctam ipsam Apostolicam Sedem assequantur,
modumque tradendce christianœ doctrinœ, catechismi docendi, Sacramenta minis-
trandi, Confessionum nodos solvendi, brevi tempore addiscant, ut deinde utiliores
et suis Ordinibus, ubi alios ejusmodi docere possint, et populis remittantur. Quœ
eo dicuntur, quod ad illud tempus, quod versandis scholasticorum libris adhibetur,
maximi momenii putetur si dumtaxat (quantum in hoc negotio temporis impen-
dendum necessariutn sit\ reliquum ils rébus, de quibus dictum est, utilius
impendatur.
Ita ex his aliqui non ita multo post mitti in Hungariam passent, ubi latine pœne
omnes loquuntur, aut in Bosniam, Peram et alio, ubi ipsi Turcœ et eleemosinis
alunt et reverentur Franciscanorum Ordinis fratres. Ac vero ex iisdem provinciis
maximo cum fructu evocarentur adolescentes, qui in his Romanis monasteriis non
adeo difftcili sumptu sine rumore instituer entur, qui deinde edocti et in pietate
diligenter instituti, uberiorem suo tempore messem percepturi, Sedis Apostoiiac
fideliores Jilii essent.
148 ÉCHOS d'orient
reducendœ députait, ac illius bonum curarent non aliter ac patroni, tutores
ac protectores provinciarum soient (i).
C'est ainsi, continue-t-ii, qu'il faudrait un Séminaire pour ramener
à l'union les Grecs et les Russes, un autre pour l'ensemble des Orientaux,
un pour les Juifs, un pour les musulmans, plusieurs autres pour les
hérétiques et les païens, selon l'opportunité des lieux, des nations et
des temps.
Et le P. Thomas de Jésus s'attache avec complaisance à décrire les
avantages de ces institutions où, pour les missions grecques, par
exemple — c'est lui-même qui choisit ce terme de comparaison, —
les futurs apôtres recevraient une formation à la fois bien catholique
et bien grecque. Ici encore, en dépit de toutes les difficultés précé-
demment exposées par lui, il n'exclut pas l'établissement de pareils
Séminaires à Rome. Au contraire, il les suppose existants dans la Ville
Éternelle, où la prière et le dévouement au but proposé entretiendraient
comme un recrutement perpétuel d'anges gardiens de l'Orient, de pro-
tecteurs des missions orientales à Rome (2).
(I )0p. cit., p. 114.
(2) Op. cit., p. 1 14. Quare oporteret maxime ut pro Grœcis et Ruthenis schisma-
ticis ad unionem Jidei perducendis unum Seminarium, alterum pro Orientalibus
schismaticis, pro Judœis ac Sarracenis singula, pro hœreticis et gentilibus varia,
secundum locorum, nationum ac temporis oportunitatem instituer entur. Hac etenim
via Ecclesia, cujus prœcipua cura est operarios idoneos efformandi et viittendi in
vineam, provideret errantibus oviculis vigilantissimos pastores. Quanto vero hujus-
modi Seminaria aliis sint prœstantiora, ex sequentibus luce clarius constabit. Nam
ad hoc munus operarii fidèles, et qiiam fieri poterit maxime idonei cuivis nationi
ac convenientissimi selegentur : verbi gratia, qui Grcecanicœ nationi deputandi,
statim ut sedulam grœcis litteris operam dent curabitur, erroresque scrutentur ac
originem eorum, auctores qui contra ipsos scripserunt graviter evolvendo, ut
validis confutationibus possint armari, discutient. Prœterea Grcecorutn annales
atque ipsamet cum gente commercia familiaritatemque inibunt : ac demum, quod
maximi est ponderis et momenti, pro ejusdem nationis tam spiritualibus quam tem
poralibus necessitatibus apud Sedem Apostolicam intercèdent : habebuntque Grceci
Romam venientes tutissimos patronos qui eos foveant, instruant ac' ceterorum ad
ipsos spectantium veluti benigni patres curam gérant. Operarii vero qui ex hujus-
modi officinis prodierint, in Grœcorum vinea jam laborantes, majori studio ac
fervore incepto operi incumbent, dum quotidie auxiliares copias recenter adven-
tantes, qui manipulas colligant fructusque conservent ac tueantur, conspexerint :
tum denique, quo nihil majus excogitari potest, habebit Grœcia Romœ plures
angelos custodes qui pro ipsa non solum apud Romanum Pontijicem, sed etiam
■apud ipsum Deum continuas preces in promotionem salutis animarum effundant.
Solet Apostolica Sedes pro singulis nationibus, aut pro aliquibus saltem, Cardi-
nalem protectorem merito designare, qui angeli custodis munere apud ipsam fun-
gatur. At quantum huic protectioni prœferatur hœc forma Seminarii, res ipsa
loquitur : quantum prœterea excelleret Seminarium, quod nunc erectum est pro
Grœcis adolescentibus, prœtermissis aliis, ex eo maxime constat : nam alumni, qui
nunc in Seminario Grœcorum {et idem etiam fit in aliis) instruuntur ac educantur,
non omnes hujus vineœ excultores futuri sperantur : tnulti enim ad clericatus
dignitatem non promoventur, promoti vero non omnes eo animarum !{elo feruntur.
UN THÉORICIEN DE L APOSTOLAT CATHOLIQUE AU XVI^ SIÈCLE I49
Bien que la pensée du P. Thomas de Jésus ne soit pas, en l'espèce,
des plus explicites, il semble bien que ces sortes de Séminaires nationaux,
tels qu'il les rêve, se rattachent aux Séminaires religieux qu'il proposait
dans la deuxième catégorie. C'est ce qui ressort des lignes suivantes :
Le Saint-Siège a coutume de désigner pour chaque nation, ou du moins pour
quelques-unes d'entre elles, un cardinal protecteur, qui remplisse à son égard
l'office d'ange gardien. Combien ce genre de Séminaire (proposé ci-dessus)
serait préférable à celte haute protection elle-même, sa nature suffit à le dire.
Combien, en outre, il l'emporterait sur le Séminaire naguère érigé pour des
jeunes gens grecs ! Entre autres avantages, il aurait celui-ci : les élèves qui
reçoivent présentement l'instruction et l'éducation au Collège des Grecs (et
l'observation est également vraie pour les autres établissements analogues) ne
donnent pas tous l'espérance de devenir un jour les ouvriers de cette partie
spéciale de la vigne du Seigneur : un bon nombre ne sont point promus à la
cléricature; et parmi ceux qui y sont admis, tous ne sont pas animés de ce
zèle des âmes qu'exigent impérieusement les besoins de leur nation; enfin,
puisque le labeur apostolique réclame des missionnaires ornés de vertus
héroïques, de doctrine éminente, de prudence remarquable, quelle contribution
pourraient fournir à pareille tâche des jeunes gens, par comparaison avec des
religieux d'âge mur, de moeurs éprouvées et de zèle ardent?
Il s'agit donc bien de Séminaires religieux, mais nationaux, c'est-
à-dire destinés à préparer, et cette fois-ci dans le centre de la catholicité,
des ouvriers pour telle ou telle partie de la grande vigne de Dieu.
Aussi bien, préoccupé comme toujours des questions pratiques, le
P. Thomas de Jésus s'empresse d'ajouter qu'il serait facile de confier
chacun de ces Séminaires à un des Ordres religieux qui travaillent aux
missions dont il s'agit d'assurer le succès.
Quod si ratione expensarum res forsan difficilior appareret quam rêvera
sit, non esset de erectione horum Seminariorum desperandum : nam si singula
Seminaria singulis Ordinibus a Summo Pontifice commendarentiir , dubium
non est quin Religiosorum Ordines singuli partem oneris assumèrent, atque
injlammati desiderio Apostolicœ Sedi animarumque saluti inserviendi,
unusquisque unum aut alterum Seminarium pro natione sibi deputata erigeret,
propriis sumptibus aleret, ac demum illarum gentium patrociniuin assumeret ;
sanctaque œmulaîione, Ordinibus inter se certantibus, ferveret opus ac ^elus
cresceret animarum (1).
Nous croyons être dans le vrai en notant ici que du monde de l'au-
delà le P. Thomas de Jésus a dû éprouver une douce joie en voyant la
quem urgens suce nationis nécessitas exposcit; ac denique cum viros apostolicos
heroicis virtutibus ornatos, doctrina excellentes, prudentia insignes, animarum stu-
dium et cura prœrequirat, quid confèrent adolescentes tanto muneri, viris reli-
giosis, œtate maturis, moribus probatis, t^elo ardentibus, comparatif
(i) Op. cit., p. ii5.
i:,0 ECHOS D ORIENT
seconde moitié du xix^ siècle réaliser en Orient une partie de ces pensées
et de ces espérances. Humbles ouvriers nous-mêmes de cette œuvre
immense, nous avons la fierté de reconnaître qu'au moment où la guerre
mondiale est venue jeter le désarroi dans ce grandiose réseau d'éta-
blissements pour la plupart français, cette sainte émulation des Congré-
gations religieuses pour la formation des clergés catholiques nationaux
existait sur tous les points de l'Orient chrétien : Pères Blancs à Jérusalem,
Jésuites à Beyrouth et en Arménie, Capucins à Constantinople, Carmes
dans les Indes, Dominicains à Mossoul, Assomptionistes en Turquie et
en Bulgarie, rivalisaient de zèle et de dévouement pour préparer des
missionnaires de tous rites en vue des besognes sacrées d'un prochain
avenir. On pouvait dire en toute vérité : Fervet opiis; si telles parties du
terrain demeuraient encore ingrates, d'autres étaient déjà bien fécondées
et des lueurs d'espoir se montraient à tous les observateurs de l'horizon.
La prédiction enthousiaste du P. Thomas de Jésus se réalisait : chaque
Congrégation adoptait, pour ainsi dire, le patronage de telle mission,
en supportait généreusement les frais, encouragée et soutenue par Rome,
largement secourue d'ailleurs par la charité catholique.
Hélas! pourquoi faut-il que la guerre ait interrompu une si belle
activité ! Entre tous les cataclysmes de cette affreuse tourmente, ce
cataclysme moral n'est certes pas un des moindres, et l'histoire
impartiale ne saurait être trop sévère pour ceux à qui en incombe la
responsabilité.
Mais, si triste que soit l'évocation du passé d'hier et la constatation
du présent d'aujourd'hui, le missionnaire catholique a mieux à faire
qu'à se lamenter sur les ruines accumulées. Plutôt que de se complaire
au rôle de Jérémie pleurant sur le sort de la cité sainte, il doit, comme
Esdras et Néhémie, se préparer aux nécessaires reconstructions de
demain. Pour ces reconstructions de l'après-guerre, les sages réflexions
du P. Thomas de Jésus présentent bien des éléments dont il y a
toujours lieu de tenir compte.
Avant de terminer ses considérations sur les Séminaires destinés au
recrutement des missions, le Carme espagnol du xvii*^ siècle proposait
une idée qui depuis longtemps lui était chère : l'établissement d'un
ordre religieux nouveau qui serait uniquement voué à la propagation
de la foi à travers le monde entier (i).
(j) Op. cit., p. ii5. Prœterea cum in Ecclesia Dei innumerœ sint Religiones pro
sahite proximorum procuranda institutec, oporterei aliquam de novo fundari, cujus
scopus ac finis particularis, prceter oralionem et contemplationem , esset fidei per
nfiipersum orbem propagatio et infidelium omnium ad Ecclesiœ unitatetn fideique
UN THÉORICIEN DE l'aPOSTOLAT CATHOLIQUE AU XVII"= SIÈCLE ISl
Présenté sous cette forme, il faut le reconnaître, le projet était et
demeure toujours une chimère. Toutefois, ne peut-on pas en réaliser
une partie par un Séminaire ou Institut central des missions, analogue
à l'Institut pour les études orientales qui vient d'être créé à Rome
par S. S. Benoît XV ?
Ce qui reste vrai au xx^ siècle comme au xvn«, c'est la somme
merveilleuse d'aptitudes spéciales à l'œuvre des missions qu'offre tou-
jours, de par sa nature même, la vie religieuse. Notre auteur tient
à revenir encore sur cette affirmation, avant de clore ce chapitre des
Séminaires de missions (i). Quelles que puissent être çà et là les diffi-
cultés locales, quels que puissent être les malentendus, toujours regret-
tables d'ailleurs, entre le clergé séculier et le clergé régulier, aucun
esprit de bonne foi ne peut échapper, croyons-nous, à l'évidence de
cette vérité d'une haute portée pratique. La sainteté de l'état religieux,
le désintéressement personnel et le désintéressement de la famille
assuré par la profession, la force morale que représente dans l'Eglise
un Ordre ou une Congrégation, avec les secours de tout genre procurés
à ses membres : voilà, à notre époque de même qu'à celle du P. Thomas
de Jésus, des garanties puissantes de fécondité apostolique pour les
religieux missionnaires. Aujourd'hui comme alors et comme toujours,
l'expérience confirme ces principes : en pays de mission, les âmes
sont davantage attirées par des missionnaires religieux.
Si simples que paraissent ces réflexions, nous avons cru utile de ne
point les passer sous silence. Ceux à qui incombe la réorganisation
nouvelle de l'apostolat catholique après la guerre sont certainement
pénétrés des mêmes principes qui animaient l'âme ardente du P. Thomas
veritatem reductio : nam licet plurimœ sint, qiiœ animarum conversioni studeant,
divisa tamen sunt eorum piissima stiidia, ac partim fidelibus, partim vero injide-
libus impenduntur. Nulla vero est in Ecclesia Dei fiucusque Congregatio erecta,
quœ solum animarum conversioni prociirandœ destinetur. Quamobrem foret opiis
Deo longe acceptissinium, si huic functioni Religio aligna a Sancta Sede Apostolica
instituer etur, quœ unice conversioni injidelium invigilaret atque inter ipsos ut
plurimum versaretur.
(i) Op. cit., p. ii5. Illud denique in electione Itujusmodi ministrorum occurrit
considerandum, viros religiosos hominibus aliis huic muneri esse aptiores, ut
antea lib. I disputavimus, tum ratione status ipsorum,-qui sanctissimus est, et quo
quis sanctior, eo etiam aptior esse judicatur; tum quia precibus, exemplo, doctrina,
opère ac sexcentis aliis modis cœteros operarios in excolenda vinea Doîuitii
antecellunt. Desiderat enim Deus, Evangelio suo disseminando, pauperes huma-
nisque omnibus prœsidiis destitutos operarios. Deinde homines majorem his fideni
prœbent moremque gérant, qui doctrinam cum vitœ integritate conjungunt.
Denique religiosi aliis sunt expeditiores mutuis inter se auxiliis refocillati : quœ
omnia non parum conducunt ayiimarum profectibus. Quare par est ut per reli-
giosos viros, qui Christum et animas sitiunt, negotium hoc passim peragatur.
1^2 ÉCHOS d'orient
de Jésus. Mais l'on ne saurait trop se préoccuper de répandre et d'en-
courager, dans tous les milieux catholiques, cette sympathie éclairée
pour l'apostolat des missions, en vue de préparer, par tous les
moyens, les hommes vraiment apostoliques que requiert cette grande
œuvre (i).
S. Salaville.
Képhissia, juin 1918.
(i) Op. cit., p. 106: Vere enim apostolicos homines postulat apostolicum munus.
LA SOLENNITÉ DE NOËL
La question des origines de la solennité de Noël ne comporte plus
de solution nouvelle. Mg^" Duchesne a écrit sur ce sujet tout ce qui
pouvait être dit (i). Il suffira de développer quelques-unes de ses expli-
cations afin de mettre en pleine évidence le bien fondé de sa conclu-
sion qui est d'une importance capitale, à savoir : que l'on est arrivé
à fixer la date de la naissance du Christ en partant de la date présumée
de sa Passion.
A l'étude des origines se rattache naturellement celle des relations
qui semblent s'établir entre la Noël et la fête mithriaque du Natalis
Invicti. Ce point de discussion une fois élucidé, nous reproduirons
ies données historiques relatives à la propagation de la fête de Noël en
Orient. Finalement, nous marquerons le caractère liturgique de cette
solennité en déterminant le principe et le sens intime d'une institution
qui appartient en propre à l'Eglise romaine : le privilège des trois
Messes stationales.
1. — Origine de la fête de Noël.
La primitive Église n'a pas laissé de tradition autorisée sur le jour de
la naissance du Christ. Lorsque les fidèles aspirèrent à élargir le cercle
de leur dévotion en célébrant le principe même de notre salut : la con-
ception virginale de la Vierge et son enfantement divin dans la grotte
de Bethléem, il fallut bien alors s'ingénier pour découvrir une base
valable qui permît de fixer l'époque à laquelle ces grands événements
avaient dû s'accomplir.
Cette base, à la vérité, ne pouvait plus être que symbolique et exé-
gétique. Elle repose, comme de juste, sur la loi fondamentale qui régit
l'apologétique chrétienne : la démonstration de l'esprit prophétique. Loi
en vertu de laquelle les prescriptions du Testament mosaïque n'étaient ^
que V ombre des choses à venir {Col. ii, 16-17), car tout ce qui a été
écrit d'avance l'a été pour notre instruction, afin que, par la patience et
par la consolation que donnent les Écritures, nous possédions l'espérance
{Rom. XV, 4).
Suivant cette loi, le 14 nisan était la figure du jour de salut où le
(i) Cf. Origines du culte chrétien, 2.' éd., p. 247-254.
iz,^ ÉCHOS D ORIENT
Christ, véritable Agneau pascal, a inauguré un état nouveau de la société
par le baptême de la régénération en sa mort, témoin cette solennelle
proclamation de saint Paul : Les choses anciennes sont révolues; voici que
tout est renouvelé, et tout cela vient de Dieu qui noms a reconciliés avec lui
par le Christ, et qui nous a donné le ministère de la réconciliation. {II Cor.
V, 17-18.) Car Dieu, qui a dit : la lumière luira dans les ténèbres! a fait
briller la lumière dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de
la gloire de Dieu sur la face du Christ. {II Cor. iv, 6.)
Sur la foi de ces déclarations, le 14 nisan, Pâque authentique des chré-
tiens, fut assimilé au premier jour de la création du monde illustré par
l'apparition de la lumière que Dieu sépara des ténèbres, établissant ainsi,
par un effet de sa toute-puissance, l'équinoxe primordial. Le Verbe,
réservé jusque-là dans l'intelligence du Père céleste, réalise soudain tout
son nom, il devient une voix, un son, lorsque Dieu dit : Fiat lux! A cette
prolation qui constitue la naissance parfaite du Verbe Monogène (i),
correspond d'une manière providentielle dans l'ordre du salut l'Incar-
nation du Fils unique de Dieu dans le sein virginal de Marie, accom-
plie en coïncidence avec l'équinoxe initial, un dimanche 25 mars, ce
qui reporte la date de sa naissance au 25 décembre, un mercredi,
jour marqué dans la semaine génésiaque par la création du soleil et
de la lune que Dieu « plaça au firmament du ciel pour présider au
jour et à la nuit et servir de signes dans la démarcation des saisons,
des jours et des années ». {Gen. i, 17.)
On remarquera que l'auteur anonyme du De Pascha computus, en
fixant la date de la naissance de Notre-Seigneur au 28 mars, a surtout
en vue d'établir la coïncidence de ce jour avec la IV^ férié de la semaine
génésiaque (2), ce qui lui permet également d'y relever un rapport
avec la Passion (3) le 15 nisan, attendu qu'au quatrième jour de la
création, Dieu est censé avoir produit la lune dans la phase la plus
parfaite de sa carrière, c'est-à-dire en pleine face.
Pour mieux souligner le rapport établi par la tradition des anciens
entre la Conception de la Vierge et la Passion du Christ, saint Augustin
commente en ces termes le précepte mosaïque ; Non coques agniitn in
lacté matris suce : « Peut-être aussi n'y a-t-il pas d'absurdité à dire
(i) Hœc est nativitas perfecta Sermonis dum ex Deo procedit, conditus ab eo
primum ad cogitatum in nomine sophiœ, « Dominus condidit me initium viarum », etc.
Tertull., Adp. Praxean 7. Cf. Ibid., 12.
(2) O quam prœclara et divina Domini providentia! ut in illa die quo factus est
sol, in ipso die nascereîur Christus, V kal. apr., feria IV. (De Pascha comp. Migne,
P. L., t. IV, col. 963-964.)
(3) Ibid., col. 965.
LA SOLENNITE DE NOËL
avec plusieurs que cela a été prescrit par le prophète, afin que les bons
Israélites ne fissent point cause commune avec les méchants de la main
de qui le Christ a souffert comme un agneau égorgé dans le lait de sa
mère, c'est-à-dire à l'époque où il a été conçu; on dit, en effet, que
le lait commence à venir aux femmes dès qu'elles ont conçu. Or, le
Christ a été conçu puis est mort dans le même mois, comme le montre
l'observance de la Pàque et le jour bien connu de sa naissance. Puisqu'il
est né le 25 décembre, il est évident qu'il a été conçu vers le 2s du
premier mois de l'année, c'est-à-dire de mars, qui fut tout à la fois
le mois de sa Passion et celui du lait de sa mère à l'époque où elle le
conçut. » (i)
Le jour de la Passion du Christ, Pâque des chrétiens, constitue ainsi
le point cardinal de la liturgie primitive. Il est à la fois le mémorial de
la création, de l'Incarnation du Fils de Dieu et de sa mort. Cette mort
réalise le principe de la régénération spirituelle du monde qui s'accom-
plit par le ministère de la réconciliation.
11. — Coïncidence de la Noël avec le « Natalis Invicti ».
Le 27 décembre, la Rome païenne célébrait aussi avec pompe la fête
du Natalis Invicti de Mithra, identifié avec le soleil reprenant sa course
ascendante et victorieuse au solstice d'hiver. Du fait de cette coïnci-
dence, on a été porté à croire que le désir de faire oublier cet anniver-
saire païen aurait déterminé à lui seul le choix que fit l'Eglise de cette
date pour commémorer la Nativité du Christ (2).
Cette affirmation n'est pas nouvelle; elle semble avoir été mise en
avant dans certains milieux orientaux pour justifier devant les simples
fidèles la dérogation apportée par l'Église romaine à la coutume des
Églises orientales qui était de célébrer la naissance du Christ le 6 janvier.
Assémani en a relevé un témoignage dans une note apposée par un
ancien écrivain syrien en marge d'un traité de Dionysius Bar Salibi (3).
(i) In Heptat., 11, 90.
(2) Voir les textes cités à l'appui de cette opinion dans Mommsen (Corpus inscr.
lat., t. I, p. 410).
(3) Causam porro, cur a Patribus prœdicta solemnitas a die januarii ad 2 5 decembris
translata fuit, hanc fuisse ferunt : solemne erat ethnicis hac ipsa die 25 decembris
«festum ortus solis > celebrare ; ad augendam porro diei celebritatem ignés accen-
dere solebant, ad quos ritus populum etiatn christianum invitare consueuerant.
Quum ergo animadverterent doctores ad eum morem christianos propendere, exco-
gitato consilio, eo die « festum veri ortus » constituerunt, die vero 6 januarii
Epiphaniam celebrari jusserunt. Hune itaque morem ad hodiernum usque diem cum
ritu accendi ignis retinuerunt. (Assémani, Bibl. Orient, t. Il, p. 164.)
156 ÉCHOS d'orient
Je signalerai également un texte arméno-syriaque édité par M. Marr (i).
Il y est rapporté en substance qu'un disciple de saint Éphrém s'en
fut un jour consulter son maître pour savoir de lui quelle était, de
Noël ou de l'Epiphanie, la fête authentique de la Nativité du Seigneur.
La solennité des Epiphanies, répondit le grand docteur, réalise la vraie
fête de la naissance du Christ. L'origine de cette commémoration est
incontestablement plus ancienne que celle de Noël. Les sectateurs de
Mithra ayant coutume de célébrer le 25 décembre la naissance de
VInvictus par des jeux et des courses dans les cirques, les hippodromes
et les amphithéâtres où nombre de chrétiens eurent à subir le martyre,
les Pères d'Occident ont jugé opportun d'instituer à pareille date la fête
de Noël en proclamant avec raison : Le véritable Soleil de justice, c'est
le Christ!
Ces témoignages un peu tardifs ne doivent pas être acceptés sans
contrôle. Aucun auteur païen n'a jamais prétendu que le christianisme
ait emprunté sa doctrine ou quelqu'une de ses traditions sacrées au;
mithriacisme. L'idée première de la commémoration de la Nativité du
Christ appartient à l'Église orientale qui la célébrait à l'origine, sous
le vocable d'Epiphanie, le 6 janvier. Or, cette date n'a aucune relation
avec le culte de Mithra, elle a été fixée uniquement sur des considéra-
tions exégétiques et astronomiques dont les Latins ont accepté le
principe.' On sait de quelle manière ils en ont modifié l'application en
mettant le jour de la conception de Jésus et celui de sa Passion le
25 mars.
Quant au symbole de la lumière sous lequel, tant en Orient qu'ea
Occident, on célébrait la naissance du Christ, sa conception a été
puisée aux sources mêmes de la foi chrétienne.
Les Livres Saints, en effet, saluent à maintes reprises le Messie
comme le Soleil de justice et la Lumière du monde.
« Un soleil de justice se lèvera pour vous qui craignez son nom,..
et le salut naîtra de ses rayons. » {Malach. iv, 2.)
« Son nom est Orient. » {Zach. vi, 12.)
« Voici que je t'ai établi pour être la lumière des nations afin que
tu sois mon salut jusqu'aux extrémités de la terre. » {Is. xlix, 6.)
« A cause de Sion je ne me tairai point, et en faveur de Jérusalem je-
n'aurai point de repos, jusqu'à ce que son Juste paraisse comme une
lumière et que son Sauveur brille ainsi qu'un flambeau. » (/s. lxvi, i.)
(i) Dans la revue Christiansky Vostok. Saint-Pétersbourg, 1912 (?). Par suite de la
guerre, je ne suis pas à même de fournir présentement une référence exacte.
LA SOLENNITE DE NOËL I 57
« Ce peuple assis dans les ténèbres a vu une grande splendeur, et sur
ceux qui étaient assis dans les régions et l'ombre de la mort la lumière
s'est levée. » (/s, ix, 2. — Matth. iv, 16.)
Le Sauveur lui-même s'est écrié : «Je suis lalumièredu monde, celui
qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura le rayon-
nement de la vie. » (Joan. xii, 46.) Et ses apôtres, ses disciples appelés
à répandra sa doctrine par toute la terre, déclaraient hautement :
« L'Évangile que nous avons appris de lui, et que nous vous annon-
çons, c'est que Dieu est lumière et qu'il n'y a point en lui de ténèbres. »
(J Joan. I, 5.)
« 11 était la véritable lumière qui, en venant dans le monde, éclaire
tout homme. » (Joan. i, 9,)
Le christianisme ne doit donc rien qu'à ses prophètes et à lui-même.
La fête de Noël a son fondement véritable, indépendamment de toute
influence extérieure dans la doctrine de la Rédemption par la mort de
Jésus sur le bois de la croix.
111. — Propagation de la fête de Noël en Orient.
A quelle date exacte remonte l'institution de la solennité de Noël?
Nul n'a encore été à même de le déterminer. Le De Pascha computus
témoigne qu'elle n'existait pas en 243. Etant donné, d'autre part, que
le calendrier philocalien nous fournit un indice certain de sa célébration
à Rome, en 336, « l'incertitude s'étend à quatre-vingt-treize ans » (i).
Cette fête cardinale resta d'abord une fête propre à l'Église latine,
et ce n'est qu'à la longue qu'elle fut, à une exception près, successi-
vement adoptée par toutes les confessions chrétiennes de l'Orient.
Saint Jean Chrysostome paraît s'être constitué le premier et fervent
propagateur de la Noël au sein de l'Église grecque. Il atteste, dans une
homélie prononcée le 25 décembre 386, que cette fête n'avait été intro-
duite à Antioche que depuis dix ans environ, soit vers 375 (2). Fort
désireux de lui gagner des adhérents parmi les fidèles, le grand orateur
entreprit d'en justifier l'institution. 11 la déclare « de tradition apos-
tolique » et lui trouve un fondement dans l'Évangile. D'après lui, la
date de la conception de Jésus se déduit du texte de saint Luc sur la
conception de saint Jean-Baptiste. Zacharie, considéré pour le besoin de
la cause comme élevé à la dignité de grand prêtre, fit son entrée
(i) Cf. DucHESNE. Bulletin critique (année 1890, p. 45).
(2) MiGNE, P. G., t. XLIX, coL 35 1.
138 ÉCHOS d'orient
annuelle dans le Saint des saints au dixième jour du septième mois,
solennité de la Propitiation, lorsqu'un ange du Seigneur lui apparut.
Elisabeth, sa femme, conçut le 25 septembre; octobre fut ainsi le pre-
mier mois de sa grossesse; conséquemment, ce fut six mois après,
suivant l'évangéliste, que l'ange Gabriel se présenta, envoyé par le
Très-Haut, dans une ville de Galilée appelée Nazareth, auprès de la
Vierge Marie, fiancée à un homme de la maison de David, nommé
Joseph, Neuf mois plus tard, Jésus naissait à Bethléem de Judée (i).
Si ingénieuse que soit cette argumentation, elle pèche par la base,
car Zacharie n'a jamais été grand prêtre, et la fonction liturgique qu'il
eut à remplir dans le Temple, suivant le rôle de sa classe, ne pouvait
être celle de la Propitiation.
En Cappadoce, la distinction et la séparation des fêtes de Noël et des
Epiphanies était réalisée dès 380, attendu que saint Grégoire de Nysse
mentionne en cette année la commémoration de la Nativité de Notre-
Seigneur dans son oraison funèbre de saint Basile (2). Il y fait également
allusion dans deux de ses homélies sur saint Etienne protomartyr (3).
Saint Grégoire de Nazianze, dans ses sermons sur la Théophanie, se
pose lui-même en promoteur de la fête de Noël à Constantinople, où
il l'inaugura en 379 ou 380, dans la modeste église de l'Anastasie,
restée le dernier refuge de la foi orthodoxe en cette ville (4).
La métropole d'Alexandrie adopta la solennité de Noël vers 430 (3).
Paul d'Emèse y prêcha dans la grande église en présence de saint Cyrille,
le dimanche 25 décembre (29 Khoïak), un sermon de circonstance d'où
il résulte que l'on célébrait ce jour-là le souvenir de la naissance de
Notre-Seigneur (6).
Jérusalem, la ville du sanctuaire, gardienne fidèle des institutions
liturgiques destinées à perpétuer le souvenir des grands événements
dont elle fut le glorieux théâtre, resta plus fermement, attachée que
toute autre église à la tradition orientale, en commémorant chaque
année le mystère auguste de la naissance du Christ à l'Epiphanie, avec
une pompe toute royale, par des rites symboliques qui consacraient
son éminente dignité et dont elle restait seule à conserver le secret.
Nous en relevons le témoignage dans la Peregrinatio Eucheriœ (7) et
(i) MiGNE, P. G.', t. XLVI, col. 789.
(2) Ibid., P. G., t. XLVI, col. 789.
(3) Ibid., P. G., t. XLVI, col. 701 et 725.
{4) Hotnil. III et IV in Theophania. Migne, P. G., t. XXXVI, col...
(5) Cassien, Coll., X, I. Germadius, De viris, 59.
(6) Hardoutn, Conc, t. I, p. i6g3.
(7) Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 479.
LA SOLENNITE DE NOËL I 59
dans un discours de saint Jérôme, prononcé à Bethléem dans une des
premières années du v^ siècle. L'illustre exégète ayant tenté d'introduire
l'usage romain dans son monastère, se trouva aussitôt en butte à de
vives contradictions. Comme il n'était pas homme à céder, il défendit
avec sa véhémence accoutumée contre ses adversaires la tradition
occidentale : « C'est bien en ce jour, dit-il, que le Christ est né.
D'autres pensent qu'il est né à l'Epiphanie. Sans condamner l'opinion
d'autrui, suivons néanmoins notre sentiment. Chacun agit selon sa
conviction : peut-être le Seigneur daignera-t-il nous éclairer là-dessus.
Et ceux qui tiennent pour l'autre opinion, et nous autres qui disons
que le Sauveur est né aujourd'hui, nous honorons tous un même
Seigneur. C'est le même petit enfant dont nous fêtons la venue. Toute-
fois, sans vouloir en remontrer aux autres, il faut bien reconnaître que
les meilleures raisons sont de notre côté. Nous ne parlons pas ici seu-
lement en notre nom : c'est le sentiment des anciens; l'univers entier
proteste contre l'opinion de cette province. On dira peut-être : C'est
ici que le Christ est né, des étrangers seraient-ils donc mieux informés
que ceux qui sont sur les li€ux? — Mais de qui tenez-vous vos infor-
mations? De ceux qui étaient dans cette province, des apôtres Pierre
et Paul et des autres apôtres. Vous les avez chassés, nous les avons
recueillis; Pierre, qui fut avec Jean, qui fut ici avec Jacques, nous a ins-
truits en Occident. Ainsi les apôtres sont autant nos maîtres que les
vôtres. » (i)
Le R. P. Vailhé a cru pouvoir affirmer, sur la foi d'un passage tiré
du panégyrique de saint Etienne attribué à Basile de Séleucie, que la
fête de Noël avait été introduite à Jérusalem par Juvénal. Après avoir
parlé de la basilique que ce patriarche, entre 435 et 438, faisait élever
en l'honneur du premier martyr, l'orateur ajoute : <i lequel (Juvénal)
a commencé à célébrer la naissance illustre, salutaire et adorable du
Seigneur » (2). Si ce panégyrique est authentique (3), ou tout au
moins d'un contemporain de Juvénal, il faut y voir la mention d'une
tentative qui ne fut point couronnée de succès, car Cosmas Indico-
pleustes, qui écrivait au Sinaî sa Topographie chrétienne, entre les années
547 et 349, déclare positivement que les Jérosolymitains sont les seuls
(i) Cette pièce a été signalée parDom J. lAor'm (Revue d'hist. et de littér. religieuses,
t. I (1896), p. 4i5).
(2) « cicTtç xai TTiV ÈTTioo^ov 7.3.1 ffWTï^p'.oj&ri TO-j y.-jfioy ^tpoTxvvoviXî'vr.v àp^à|i£voç èttet-
ù.fjfi Yc'vvav » MiGNE, P. G., t. LXXXV, col. 469. Cf. S. Vailhé, « Introduction de la
fête de Noël à Jérusalem », Echos d'Orient, VIII, 212-218.
(3) TiLLEMONT, Mémoire pour servir à l'histoire ecclésiastique, t. XV, p. 345, se
prononce contre l'authenticité de cette homélie.
i6o ÉCHOS d'orient
à ne pas célébrer la fête du 25 décembre et à commémorer la naissance
•du Sauveur le 6 janvier? (i)
Ce témoignage est, du reste, confirmé par un texte d'une homélie
d'Abraham d'Éphèse prononcée entre les années 530-553, et récemment
publié par le R. P, M. Jugie. Abraham y rappelle également l'obstina-
tion des Palestiniens et des Arabes, qui, malgré les prescriptions des
Pères, refusent de s'associer à la pratique commune en célébrant la fête
<le la Nativité de Notre-Seigneur le 25 décembre (2).
Selon toute vraisemblance, l'Église hagiopolite dut adopter définiti-
vement la fête de Noël à la suite du décret porté par l'empereur Justin II
(565-578), ordonnant de célébrer en tous lieux la sainte naissance du
Christ (3). De fait, le P. Vailhé a prouvé par ailleurs que la solennité du
25 décembre existait à Jérusalem à l'époque du patriarche saint
Sophrone (633-638) (4).
Fidèle à la tradition orientale primitive, l'Eglise arménienne a con-
servé jusqu'à nos jours l'antique tradition hagiopolite. Elle n'admet
point encore la fête de Noël et maintient intact l'ordre des fêtes sancto-
rales préparatoires à la solennité des Ephiphanies.
IV. — L'institution des trois Messes stationales.
A peine inaugurée, la commémoration de la Nativité du Sauveur
revêtit, tant en Occident qu'en Orient, un éclat égal à celui de Pâques.
L'auteur du calendrier philocalien et après lui, saint Jean Chrysostome,
lui assignent une place d'honneur dans l'économie des ordonnances
festales de l'année liturgique. Elle devient le principe àpxv], le fon-
dement de toutes les fêtes : |jirjTpÔ7roXi,v Trao-wv twv éopidy (5). Dès le
ve siècle, Rome la célébrait par un rite particulier : celui des trois Messes
stationales.
Le premier rédacteur du Liber pontificalis attribue sans raison
valable l'institution de la Messe de nuit au pape Télesphore. Selon
}AsT Duchesne, « elle paraît être postérieure à la fondation de Sainte-
(i) Topographia christiana, 1. V. Migne, P. G., t. LXXXVIII, col. 197.
(2) « (xôvov 6a [J.£XP' 'il[A£pov Ila)vai(TTtvaïot xal oî upoaxEifxevoi ToÛTOtc "Apa^s; où du,
{Açwvoucrt TV] Y.ovir\ xwv Ttâvrwv •^■^(s>\}.r^, xal Tr]v y)[X£T£pav éop-rriv if^ç, âyta? toû Xpurrou yev-
vYJffEwç oùx^wp-ra^ouertv ». Cf. M. JuGiE, « Abraham d'Ephèse et ses écrits ». Byx^anti-
nische Zeitschrift, XXII, p. 45 et 5o.
(3) NicÉPHORE Calliste, Hist. eccles., 1. XVII, c. xxviii. Migne, P. G., CXLVII-
col. 292.
(4) S. Vailhé, art. cit., p. 2i5-2i6.
{5) De beato Philogonio, 4. Migne, P. G., t. XLVIII, col. 752-753.
I
LA SOLENNITÉ DE NOËL l6l
' ^ ~~ i
Marie Majeure (vers 435), église où s'est toujours tenue cette station
nocturne » (i). Cependant, elle ne figure pas encore dans le sacra-
mentaire léonien, mais on la trouve expressément mentionnée dans
les sacramentaires gélasien et grégorien qui signalent aussi une
Messe de l'aurore et une troisième Messe du jour.
L'institution de la irina celebratio resta, comme telle, étrangère au
rite grec. Elle comportait : i» une Messe stationale de nuit ad galli
cantutn, célébrée à la basilique de Sainte-Marie Majeure, où l'on vénérait
les précieuses reliques de la Crèche dans laquelle fut déposé Jésus nais-
sant; 2° une Messe stationale au lever de l'aurore, mane prima, à l'église
de Sainte-Anastasie.
Sainte Anastasie est une martyre de Sirmium dont le dies natalis est
fixé au 25 décembre. Constantinople obtint par faveur impériale la
translation des reliques de cette Sainte, qui furent exposées à la véné-
ration des fidèles dans le modeste sanctuaire érigé sous le vocable de
la Résurrection de Notre-Seigneur ou Anastasis, sanctuaire rendu célèbre
par la prédication de saint Grégoire de Nazianze. De Constantinople,
le culte de la glorieuse martyre de Sirmium passa à Rome, où s'élevait
également une église du titre d'Anastasie. 11 y gagna bientôt tant de
crédit que le titulus Ânastasice (2) devint le titulus sanctcB Anastasiœ;
30 Une Messe du jour, in die, célébrée de nouveau en grande pompe,
à Sainte-Marie Majeure.
Ces trois stations liturgiques ont été établies à Rome, selon toute
vraisemblance, à l'imitation de l'ancien usage hagiopolite. La métropole
de Jérusalem commémorait le 6 janvier la naissance du Rédempteur
par une action symbolique développée en trois actes : 1° une grande
vigile à la basilique constantinienne de la Nativité, à Bethléem; 2° une
théorie nocturne qui avait son point de départ à la grotte vers le milieu
de la nuit et son terme vers la pointe de l'aube à V Anastasis, sanctuaire
de la Résurrection où se trouvait le Saint-Sépulcre; 3° une Messe
solennelle du jour à la basilique majeure du Martyrium au Golgotha (3).
La mystique de cette triple démonstration rituelle a trait à la parousie
et à la fondation du royaume, comme il y aura lieu de l'établir dans
l'article que nous consacrerons à la solennité des Épiphanies. Tel est,
(1) DucHESNE, Origines..., p. 478, note.
(2) Anastasie peut être le nom de la fondatrice du Titulus, bien qu'il y ait grande
probabilité à ce que ce vocable ait été appliqué à un sanctuaire romain correspondant
comme celui de Constantinople à VAnastasis de Jérusalem.
(3) Peregrinatio ad loca sancta, Dochesne, op. cit., p. 478-479. M" Duchesne,
Ibid., note, pense qu'il y avait une Messe de nuit à Bethléem. Je ne partage pas cet
avis, non plus que le P. Grisar. Analecta Romana, 1889, p. 594.
Échos d'Orient. — T. XIX. 6
l62 ÉCHOS d'orient
ç
aussi bien, l'enseignement liturgique de l'Église romaine, dont l'idée
prédominante est de prendre occasion de la première venue de Notre-
Seigneur Jésus-Christ, pour évoquer et célébrer avec éclat, sous le
symbole de la lumière, sa parousie suprême au dernier jour, après nous
y avoir préparés par l'exercice de la vertu durant toute la période de
l'Âvent. Car, proclame-t-elle dès lors avec l'Apôtre : « la grâce de Dieu,
source de salut pour tous les hommes, a été manifestée. Elle nous
enseigne à renoncer à l'impiété, aux convoitises mondaines et à vivre
dans le siècle présent selon la sagesse, la justice et la piété, en atten-
dant la bienheureuse espérance et la manifestation de la gloire du
grand Dieu et Sauveur Jésus-Christ. » {Ep. ad TH. ii, 1 1 .)
Conclusion.
En résumé, la fête de Noël n'est, au fond, qu'une réduplication de la
solennité des Epiphanies. Elle a été établie en Occident, à la date
symbolique du 25 décembre, au début du iv^ siècle. L'Eglise de Rome
y propose à la vénération des fidèles de toute la chrétienté les mystères
de la génératilDn éternelle et temporelle du Verbe associés à celui de
la régénération parfaite du peuple saint, héritier de la promesse, appelé
par grâce à former dans le royaume des cieux la race sacerdotale et
royale des enfants de Dieu.
J.-B. Thibaut.
LA VIE RELIGIEUSE
dans les Eglises séparées d'Orient
Pour le voyageur pressé qui ne jette qu'un regard curieux sur les
choses et sur les gens, il semble que les Orientaux soient profondément
religieux. Comment, en effet, ne pas avoir cette impression quand on
voit avec quelle ferveur les pèlerins russes font leurs dévotions dans
les sanctuaires de Terre Sainte, avec quelles attitudes et quels accents
pathétiques nombre de bonnes gens s'adressent à Dieu ou à ses saints?
Qu'ils soient Grecs, Russes, Arméniens, Syriens, Coptes, etc., les
Orientaux ont une façon expressive de prier qui surprend l'Occidental,
généralement plus froid et plus sobre de démonstrations. Ajoutez à cela
la pompe des cérémonies, l'éclat des ornements, la majesté naturelle
à beaucoup d'officiants, au moins dans les villes, et vous aurez les
raisons pour lesquelles le touriste se laisse induire en erreur sur la
religion des Orientaux.
I. Piété apparente. — La piété est grande en apparence. 11 faut voir,
par exemple, de quel culte les « orthodoxes » entourent les icônes.
Ils font avec respect le tour de l'église et baisent dévotement, au milieu
de multiples signes de croix, les nombreux tableaux exposés un peu
partout. Chaque maison a une image de la Vierge devant laquelle brûle
constamment une lampe. On regarde comme un péché de la laisser
s'éteindre, et nous avons vu de pauvres gens se priver d'huile pour que
la lampe de la Toute-Sainte n'en manquât point. Les marins s'adressent
de préférence à saint Nicolas de Myre, dont l'image occupe la place
d'honneur dans le salon. 11 n'est peut-être pas un des nombreux petits
bateaux grecs, même des simples voiliers, qui font le cabotage dans les
mers d'Orient qui n'ait ainsi son oratoire. Les Arméniens n'ont pas un
culte aussi développé que les « orthodoxes » pour les icônes, sauf là où
ils vivent mêlés à eux, mais chez eux la Sainte Croix remplace les images.
Vous verrez rarement un « orthodoxe » passer près d'une église sans
faire au moins trois signes de croix ou encore se signer dévotement
au passage d'une procession ou d'un enterrement, même catholique.
Les gens mêlent tout naturellement le nom de Dieu à leurs conversa-
tions. Il existe, en effet, un grand nombre de formules pieuses que tout
le monde emploie sans le moindre respect humain, à faire croire qu'elles
sont l'expression des sentiments intimes.
164 ÉCHOS d'orient
Nous pourrions multiplier les exemples pour montrer comment
s'exprime la religion chez les Orientaux. Mais ce ne sont là que des
apparences trompeuses, qui cachent une réalité toute différente. Assistez,
par exemple, à un certain nombre d'offices les dimanches ordinaires,
dans une église grecque, serbe ou bulgare, et remarquez l'attitude
des gens. 11 est rare que vous ne sentiez pas comme un sentiment de
langueur et d'impatience, qui anime tout le monde, depuis le célébrant
jusqu'au dernier des assistants (1). En temps ordinaire, il n'y a guère
comme fidèles que des vieilles femmes qui croient montrer beaucoup de
dévotion parce qu'elles vont faire brûler un petit cierge d'un sou devant
les icônes des saints en faisant force invocations à mi-voix, avec des
intonations émues et des yeux langoureux. Revenues à leur place,
elles bavardent entre elles, tout en faisant machinalement les nombreux
signes de croix que réclament les cérémonies orientales. D'autres
dorment dans une douce quiétude. Seules, les voix nasillardes des
chantres mettent un peu de vie.
Les jours de fête d'obligation, l'assistance est plus nombreuse, mais
bien moins recueillie encore. Ce qui frappe tout d'abord, et ce que
déplorent les « orthodoxes » sincères, c'est la cohue. La foule est dans
un perpétuel va-et-vient; les gens se déplacent, se bousculent en s'adres-
sant des propos aigres-doux. L'absence de chaises et de bancs explique
en partie cet incessant mouvement. On bavarde presque à haute voix
sur les affaires politiques ou commerciales, on cause toilette, on parle
de tout, sauf de Dieu. Personne ne suit les offices dans un livre.
Quelques-uns accompagnent les chantres en faux-bourdon. L'assistance
demeure purement passive et ne mêle aux cérémonies que des signes
de croix (2).
Y a-t-il quelque détail particulier de la liturgie.^ c'est alors une bous-
culade effroyable pour mieux voir, comme par exemple à la procession
de Vépitaphios (3) le Vendredi-Saint. Les jours de communion voient de
véritables ruées vers l'autel, au moins dans les paroisses de quelque
importance. Comme il est rare qu'il y ait des saintes espèces pour tous,
il s'agit de prendre la sainte communion d'assaut. Le prêtre est parfois
obligé de la distribuer entre deux gendarmes chargés de contenir la
foule, et qui y arrivent rarement. La cohue est telle à certains jours
(i) La longueur des offices l'explique en partie.
(2) Il est juste de reconnaître que les Russes se tiennent généralement mieux,
mais, chez eux aussi, il y a encore bien des progrès à faire.
(3) Représentation de l'ensevelissement du Christ.
LA VIE RELIGIEUSE DANS LES ÉGLISES SÉPARÉES d'ORIENT 165
que dans la bousculade les saintes espèces sont répandues sur le
pavé de l'église.
Les processions religieuses ne se distinguent pas beaucoup des mani-
festations politiques. Pas d'ordre, encore moins de silence. Chacun
cherche la meilleure place, on bavarde, on s'interpelle, les marchands
de cierges crient leur denrée à tue-tête, tandis que le clergé nasille
quelque traînante mélopée. Les diverses confréries et corporations se
disputent la préséance, les sacristains ou les policiers chassent à coups
de pied les gamins qui se bousculent et profitent du moindre incident
pour s'amuser.
On comprend dès lors l'étonnement émerveillé des schismatiques
assistant à une cérémonie dans une église catholique. Le recueillement
avec lequel les fidèles communient les frappe particulièrement de
stupeur. On obtient d'ailleurs très facilement qu'ils y observent le
silence et la bonne tenue, car ils savent que chez nous ce sont deux
choses demandées.
L'assistance à la Messe le dimanche n'est pas considérée comme
obligatoire. 11 suffit, pense-t-on généralement, d'aller à l'église de temps
en temps, aux fêtes principales, ou encore de se retirer après avoir fait
une courte prière et allumé un petit cierge. Les Arméniens prétendent
même que l'assistance aux Vêpres le samedi soir dispense de la Messe
du dimanche !
Beaucoup de gens vont rarement à l'église, tout au plus quatre ou
cinq fois par an, aux fêtes principales. Il nous souvient qu'un Grec
distingué estimait qu'il suffisait à sa fille d'aller vénérer le Christ au
tombeau, le Vendredi-Saint, pour être une parfaite « orthodoxe ». 11 en
est même une bonne minorité, au moins dans la haute classe, qui ne
pratiquent plus aucune religion ou qui sont affiliés aux Sociétés secrètes,
comme la Franc-Maçonnerie. Cela ne les empêche nullement de se dire
« orthodoxes » au même titre que les autres. Certains Grecs n'ont-ils
pas, du reste, la prétention de monopoliser l'appellation de « chré-
tiens » et n'affectent-ils pas de regarder les catholiques comme n'ayant
rien de commun avec le Christ?
Les pratiques de dévotion sont le plus souvent purement machinales
et purement extérieures. Peut-on, en effet, donner le nom de signe de
croix à ces mouvements rapides exécutés par la plupart des gens et qui
ressemblent plutôt aux gestes que l'on fait pour chasser un insecte
importun- Et quelle attention y appfirte-t-on quand on bavarde? 11
nous semble voir encore trois hommes passant près d'un sanctuaire
célèbre de la Sainte Vierge, à Athènes, et faisant force signes de croix
i66 ÉCHOS d'orient
tandis qu'ils émaillaient leur conversation d'ignobles blasphèmes.
Les saints les plus légendaires pullulent, malgré les timides protes-
tations du clergé. Quelquefois, c'est une localité qui veut avoir son
pèlerinage et qui canonise un de ses fidèles défunts, le plus souvent
avec de faux miracles à l'appui. Ailleurs, c'est un patriote mis à mort
par les Turcs et qu'on voudrait faire passer pour un martyr de la reli-
gion. D'autres fois, ce sont des saints dont l'existence est purement
imaginaire, mais qu'on n'invoque pas moins avec confiance. Tel ce
saint Phanourios, qui fait découvrir les objets perdus et dont on
retrouve l'image dans mainte église grecque, malgré les défenses for-
melles du saint synode. Et saint Eleuthérios invoqué pour un heureux
accouchement! Et tant d'autres du même genre!
Si les imposteurs n'ont plus beaucoup de chances de succès dans le
monde orthodoxe des Balkans ou de la Turquie, en revanche ils ont
toujours prise sur l'âme plus mystique des Slaves, des Russes en parti-
culier. On en voyait paraître au moins un chaque année avant la guerre
et grouper des milliers d'adeptes. La propagation des idées révolution-
naires qui ont mené la Russie à sa ruine s'explique fort bien par. le mys-
ticisme grossier et l'illuminisme du peuple. Les plus célèbres prophètes
que l'empire des tsars ait connus au xx« siècle sont le fameux Jean
de Cronstadt, personnage austère et énigmatique, dont les disciples
ont déformé la doctrine; le pope Gapone, que la révolution utilisa en
1905 et qu'elle supprima quelque temps après; enfin l'ignoble Raspou-
tine, moine ignorant et débauché, qui régna dans les salons de la
haute société et qui fut tout-puissant à la cour impériale jusqu'à son
assassinat en 19 16. Les sectes les plus excentriques et parfois les plus
immorales pullulent toujours. Une société qui se laisse ainsi corrompre
et qui suit de pareils imposteurs dont la doctrine et la conduite sont
en contradiction avec les enseignements du Christ peut-elle vraiment
se dire chrétienne?
II. Superstition. — Peu scrupuleux sur la façon dont ils assistent aux
cérémonies du culte, les Orientaux le sont au contraire beaucoup sur
l'observation exacte des rites et des pratiques extérieures. 11 y a là une
preuve évidente de superstition. On doit prononcer toutes les paroles,
exécuter tous les rites, même les moins importants, exactement comme
le veut la coutume, sans quoi aucun effet ne serait produit. Les prières
sont devenues de véritables formules d'incantation. Les fidèles ne se
gênent pas, du reste, pour reprendre le prêtre ou le clerc auquel
il arrive de se tromper. C'est peut-être en grande partie à cela que les
cérémonies du culte doivent d'être restées à peu près pures. Assistez
I
LA VIE RELIGIEUSE DANS LES ÉGLISES SÉPARÉES d'ORIENT 167
à un baptême, vous verrez la sage-femme ou quelque vieille épier les
moindres paroles, les moindres gestes du prêtre, pour voir s'ils sont bien
conformes à la tradition. La superstition a peu à peu remplacé la reli-
gion (1). Il est des pratiques d'origine païenne qui se conservent en
divers lieux avec un soin jaloux. Loin de les proscrire, le clergé les
tolère, quand il ne les encourage point, soit par ignorance, soit par
fidélité aux coutumes des ancêtres. Certaines cérémonies de pèlerinage,
particulièrement dans les Lieux Saints, font involontairement songer à ce
qui se passait dans le temple d'Asclépios à Epidaure et dans d'autres
sanctuaires célèbres de l'antiquité. Les moines grecs qui desservent les
sanctuaires de la Palestine entretiennent des dévotions bizarres qui sont
pour eux une excellente source de revenus. 11 est communément admis
en Orient que celui qui peut se baigner dans le Jourdain voit ses péchés
remis ou même est assuré d'aller au ciel. Pour quelques-uns, il suffit
simplement d'avoir fait le pèlerinage de Jérusalem ! Quelle différence
y a-t-il entre cette croyance et celle des bouddhistes se baignant dans
le Gange, leur fleuve sacré, ou celle des musulmans se rendant à La
Mecque ? Ailleurs, ce sont de prétendus miracles : le feu sacré du
Samedi-Saint, à Jérusalem (2). merveilles (!) opérées par la Vierge de
Tinos (3), par la ceinture de la Sainte Vierge conservée au mont Athos
et que l'on transporte en divers lieux dans les calamités publiques,
Vierges frappeuses répandues un peu partout, entre autres à Péramos,
dans la presqu'île de Cizique (4), etc., etc.
De même qu'ils veillent à l'observance scrupuleuse des rites par lè"
clergé, les fidèles ne permettraient pas qu'on touchât aux règles du
jeûne. Si le Carême est encore à peu près observé dans certaines cam-
pagnes, en revanche, les villes ne lui témoignent pas beaucoup de fidé-
lité : on se contente de jeûner la première et la dernière semaine, et
encore! Le patriarche de Constantinople, Joachim 111, jugeant que la
législation ancienne du jeûne était inappliquée et en fait inapplicable
par les simples fidèles, voulut, il y a une douzaine d'années, en adoucir
la rigueur par de sages tempéraments. Ce fut un beau scandale dans le
monde grec. Le prélat novateur se vit accuser de mépris à l'égard des
anciens Pères et d'introduire le relâchement dans la sainte Église de
(i) Voir entre autres les articles de L. Arnaud dans les Echos d'Orient, 191 1 :
« Quelques superstitions religieuses chez les Grecs », p. jS; « Prières superstitieuses
des Grecs de Chimara •», p. 146.
(2 Jérusalem; 1909, « Le feu sacré des Grecs », par T. Rannoy, p. 385.
(3) Celle qui aurait guéri le roi Constantin de Grèce en 1916.
(4) Echos d'Orient, 1911,* L'Image de la Vierge de Péramos», par Th. Xanthopoulos,
p. 217.
i68 ÉCHOS d'orient
Dieu. On lui reprochia surtout de vouloir jouer au Pape, car le droit
canon orthodoxe ne l'autorisait pas à prendre seul une décision sur une
question aussi importante. Elle est du ressort du concile œcuménique.
Comme la réunion de celui-ci est pratiquement impossible, 1' « ortho-
doxie » continue à maintenir des prescriptions qu'elle n'observe plus.
11 est vrai qu'elle n'en est pas à une contradiction près.
Cet attachement exagéré aux pratiques extérieures a provoqué en
Russie un schisme qui dure encore. Au xvii^ siècle, des millions de
fidèles, plutôt que d'admettre les réformes du patriarche Nicon qui
portaient simplement sur la pureté du texte des livres liturgiques et
sur des cérémonies de détail, préférèrent se séparer de l'Église officielle
pour ne pas suivre cet « Antéchrist ». Les persécutions les plus vio-
lentes n'eurent pas raison de leur obstination. Ce sont les starovières ou
vieux-croyants, qui sont encore actuellement une vingtaine de millions.
La superstition est partout et revêt les formes les plus diverses.
11 est certaines pratiques universelles en Orient, comme celles qui
concernent le « mauvais œil » (i), d'autres qui sont spéciales à telle
ou telle contrée. Toutes les classes de la société en sont également
esclaves. La superstition intervient dans les actes les plus ordinaires
de la vie et fait partie intégrante des pratiques ancestrales dont on ne
saurait se départir sans manquer gravement à son devoir.
Le paganisme n'a donc pas disparu complètement. La plupart des
Orientaux ne sont, selon la formule expressive d'un diplomate espa-
gnol, que des « païens baptisés ».
m. Pratique des sacrements. — Si maintenant nous passons à la
pratique des sacrements, que de choses lamentables ne trouverons-
nous pas! Nous ne dirons rien du Baptême et de la Confirmation qui
sont à peu près toujours administrés à des nouveau-nés et qui n'exigent
d'eux aucune préparation. 11 est cependant permis de douter dans
beaucoup de cas de la validité de la Confirmation. Comme le Saint
Chrême n'est consacré que rarement, tous les sept ou dix ans en
général (2), il arrive que la provision s'épuise dans les paroisses et
que le curé ne se gêne pas pour le remplacer par de l'huile ordinaire,
ce qui rend nui le sacrement.
(i) « La Baskania ou le « mauvais œil » chez les Grecs modernes », par L. Arnaud,
dans Echos d'Orient, 1912, p. 385, 5io. Le même auteur a fait par^'tre dans cette
revue d'autres articles sur les diverses superstitions chez les Grecs, 1912, p. ii5;
igiS, p. 123, 292. H. GisLER en a fait autant pour la Bulgarie : Echos d'Orient, 1901,
p. 221 ; 1902, p. io3, 235, 274; 1903, p. 63; 1904, p. 257, 390.
(2) Cf. L. Petit : « Du pouvoir de consacrer le Saint Chrême », dans Echos d'Orient,
1899, P- I ; * Composition et consécration du Saint Chrême », Ibid., p. 129.
LA VIE RELIGIEUSE DANS LES ÉGLISES SÉPARÉES d'ORIENT 169
On communie généralement quatre fois par an : à Noël, à Pâques,
à la fête de saint Pierre et saint Paul et à l'Assomption. Les Arméniens
ne communient pas à la troisième de ces fêtes. Nous avons dit plus
haut avec quel manque de respect les fidèles s'approchent le plus sou-
vent du prêtre pour recevoir la sainte communion. Du reste, la plupart
des gens n'ont jamais entendu parler d'une façon exacte du mystère
de l'Eucharistie, et par conséquent ne comprennent point l'acte qu'ils
font. Aussi ce qui frappe le plus un schismatique oriental quand il
assiste à une Messe catholique, c'est le recueillement qui accompagne
la communion.
La Messe n'est-elle pas invalide plus souvent qu'on ne croit? Sans
parler des prêtres de village qui prétendent consacrer du raki (1) en
guise de vin ou qui s'arrêtent après le chant de l'Évangile et croient
avoir célébré, que dire de ceux qui mettent le zéon (2) en quantité telle
que l'espèce du vin est essentiellement altérée? Les Russes ne recom-
mandent-ils pas depuis une quinzaine d'années aux élèves de leurs
Séminaires de proscrire l'intention de consacrer au moment des paroles
historiques de l'institution : Ceci est mon corps, etc., comme une inven-
tion « papique » et de la reporter à l'épiclèse ou invocation au Saint-
Esprit (3) qui suit la consécration? Dans les livres liturgiques édités
depuis la même époque on imprime en caractères ordinaires les paroles
de l'institution, alors qu'elles étaient jusque-là en majuscules et très
apparentes (4).
Quelle préparation les schismatiques orientaux apportent-ils au grand
acte de la communion? Les « orthodoxes » ont l'habitude de jeûner les
trois jours qui précèdent, c'est-à-dire non seulement de ne pas manger
de viande, mais même aucun aliment préparé au beurre, à la graisse ou
à l'huile. Les Arméniens se bornent en général à un seul jour. Le matin
où l'on doit communier, non seulement on ne prend ni nourriture ni
boisson avant de se rendre à l'église, mais on s'interdit même de fumer.
La préparation matérielle est donc rigoureuse chez tous ou à peu
près, mais l'autre, la plus nécessaire, celle qui regarde l'âme, comment
se fait-elle? On peut dire sans être taxé d'exagération qu'il n'est peut-
(i) Eau-de-vie anisée.
(2) Eau chaude dont le prêtre doit verser quelques gouttes dans le précieux Sang
avant la communion. Les Arniéniens n'ont jamais voulu adopter cette pratique du
rite byzantin.
(3) Sur l'épiclèse, voir les articles de S. Salaville dans les Echos d'Orient, 1908,
p. loi ; 1909, p. 5, 222; igio, p. i33, 32i; 191 1, p. 10.
(4) P. Christoff, « La taillite des sacrements dans les Eglises orientales », dans les
Missions des Augustins de l'Assomption, 191 1, p. ii3 sq.
j^Q ÉCHOS d'orient
être pas un schismatique qui se confesse sérieusement. Beaucoup ne
se présentent même pas au prêtre. C'est ainsi que naguère, en Russie
et en Bulgarie, on pouvait voir des bataillons entiers se présenter par
ordre à la communion, en rangs comme à l'exercice, sans qu il y eut
un homme sur dix qui se fût confessé ! . . ,
Ceux qui reçoivent le sacrement de Pénitence ne font jamais qu un
simulacre de confession. Aussi peut-on affirmer qu'elle est toujours
incomplète et que le plus souvent les fautes graves sont dissimulées.
soit par ignorance, soit par honte naturelle, soit par crainte assez jus-
tifiée de les voir ébruitées par le confesseur lui-même! Celui-ci est
d'ailleurs parfaitement incapable de remplir sérieusement son ministère.
Les prêtres mariés n'ont généralement pas les pouvoirs; ils sont
ordinairement réservés à des moines ignorants revêtus du sacerdoce
et qui n'ont aucune idée exacte des conditions requises pour l'admi-
nistration du sacrement de Pénitence. Le plus souvent, ils ne posent
pas de questions et arrêtent même les aveux du pénitent. Celui-ci
dépose une offrande, et le prêtre lui donne l'absolution ou même une
simple bénédiction. -'
Il est généralement admis d'ailleurs qu'on ne commet pas de pèche
avant le mariage! Alors, pourquoi aller se confesser tant qu'on n a pas
reçu ce sacrement? Et puis l'intégrité de la confession semble bien une
question secondaire. Il suffit, croit-on généralement, d'avouer quelques
fautes graves et de recevoir l'absolution. Voilà à quel degré d'igno-
rance est tombée l'Église d'Orient, qui fut jadis représentée par une
pléiade d'illustres docteurs !
11 faut encore moins parler de direction spirituelle. C'est une chose
absolument inconnue de nos jours chez les schismatiques orientaux
dans les couvents aussi bien que dans le monde. On comprend des
lors l'angoisse dans laquelle vivent certaines âmes plus délicates, qui
ne trouvent pas dans leurs prêtres de vrais ministres du sacrement de
Pénitence, encore moins des directeurs de consciences expérimentes.
Ce sont le plus souvent des jeunes gens ou des jeunes filles élevés dans
les écoles catholiques et auxquels l'enseignement sérieux de la religion
chrétienne et les exemples qu'ils ont eus sous les yeux ont donne le
goût des choses de Dieu. Ils ne peuvent pas s'adresser aux prêtres catho-
liques, puisque ceux-ci n'ont pas le droit de les absoudre, et par ailleurs
leur Église est impuissante à satisfaire les besoins de leur âme.
Le mariage n'est pas l'occasion d une nouvelle confession, mais dans
certains pays on communie auparavant, aue vaut le mariage contracté
par les « orthodoxes »? On se le demande, car ils ont supprime en
LA VIE RELIGIEUSE DANS LES ÉGLISES SEPAREES D ORIENT I7I
fait réchange du consentement des époux, bien qu'il existe toujours
dans le rituel. Une sotte coutume, très générale en Orient, veut que la
jeune mariée, et même en beaucoup d'endroits le nouvel époux, ne dise
pas un mot le jour du mariage ; dès lors, on les croit dispensés de
l'échange des promesses et que leur présence devant le prêtre en tient
lieu (i).
Quant à l'Extrême-Onction, comme il faut sept prêtres pour l'admi-
nistrer dans le rite byzantin et que la cérémonie dure deux heures et
demie ou trois heures, elle est tombée en désuétude (2), Les Armé-
niens n'en ont plus que le souvenir, en sorte que les schismatiques
meurent à peu près tous sans avoir reçu ce sacrement, car on ne
peut vraiment pas donner ce nom aux onctions faites avec l'huile de la
lampe du sanctuaire, la veille de certaines fêtes, qu'on a prétendu lui
substituer.
IV. Morale. — La religion doit se traduire dans la vie ordinaire par un
accomplissement plus parfait de ses devoirs, sans quoi elle est purement
superficielle. Si des pratiques de dévotion et de la réception des sacre-
ments nous passons à la morale, les constatations sont à peu près les
mêmes et on ne saurait c'en étonner, car la fréquentation sérieuse des
sacrements est une des meilleures garanties d'honnêteté. 11 faut recon-
naître qu'en général, dans l'empire ottoman et dans une bonne partie
de la presqu'île balkanique, les gens de la campagne ont conservé des
mœurs assez pures. C'est là aussi qu'on trouve une plus grande fidélité
aux préceptes chrétiens. Si les conversations y sont souvent grossières,
si certains vices sont connus et trop répandus, il est rare cependant
que l'inconduite soit un fait notoire. C'est ainsi qu'une jeune fille ne
manque presque jamais à ses devoirs. 11 est vrai qu'elle a pour la
maintenir dans le chemin de la vertu la crainte que son père ou un de
ses frères ne tire sur elle et sur son complice une de ces terribles ven-
geances que connaissent les Corses et les Albanais.
Nous ne pourrions pas faire le même éloge des grandes villes ni de
certains pays, comme la Russie et la Roumanie (3) et même la Bulgarie,
(i) Cf. H. GiSLER, « Coutumes du mariafe chez les Bulgares», dans Échos d'Orient,
1902, p. 287, 274; 1903, p. 63.
(2) G. Jacquemieb, « L'Extrême-Onction chez les Grecs », dans Echos d'Orient,
1899, p. 193.
(3) Un membre du saint synode de Bucarest déclarait en 1910 dans la Biserica
orthodoxà rotnâna, revue ecclésiastique officielle: « Les conséquences de l'immoralité
sont déjà si funestes, même chez les enfants et les jeunes gens, que leur intelligence
et leur mémoire Héchissent, faiblissent au point de ne pouvoir plus rien apprendre et
de ne plus fournir à l'armée que des recrues impuissantes. » Echos d'Orient, igiS,
p. 260.)
172 ECHOS D ORIENT
OÙ le déclin des mœurs va de pair avec celin de la religion. Dans ce
dernier pays, la jeunesse si nombreuse des deux sexes qui fréquente
les gymnases est effroyablement corrompue. La Serbie, qui s'était mieux
conservée, est bien atteinte à son tour, surtout depuis les dernières
guerres. En Russie et en Roumanie, le mauvais exemple vient malheu-
reusement des hautes classes. L'ivrognerie, fort répandue dans ces
deux États, contribue du reste à augmenter le relâchement des mœurs.
Une autre cause très importante en Roumanie, c'est la diffusion de la
presse pornographique et des cinémas éhontés qui sont entre les
mains des Juifs.
Les orthodoxes allient fort bien d'ailleurs l'inconduite avec la dévo-
tion. Les pèlerins russes qui vont à Jérusalem et qui montrent tant de
ferveur n'ont pas le plus souvent une vie très édifiante, et le gouver-
nement du tsar avait dû faire des règlements très sévères pour mettre
une limite aux désordres. C'est ainsi qu'aucune femme de moins de
trente ans ne pouvait se rendre en Palestine. Les fêtes patronales, les
pèlerinages à certains sanctuaires vénérés, sont des prétextes à des
réunions mondaines où les mœurs sont gravement compromises. C'est
un fait connu aussi que les monastères, en Bulgarie et en Roumanie,
sont des lieux de villégiature recherchés pendant l'été, parce qu'ils
sont en général bâtis dans des vallées fraîches et pittoresques. La vie
n'y est pas différente de celle des plages et des villes d'eau en renom.
On peut s'imaginer ce que moines et religieuses y gagnent au point
de vue spirituel.
La grande plaie morale de toutes les Eglises schismatiques d'Orient,
c'est le divorce, qui est un événement en quelque sorte quotidien. Les
causes canoniques permettant de dissoudre le mariage sont nombreuses
chez les Grecs et les autres peuples de la presqu'île balkanique : l'adul-
tère et diverses pratiques immorales, la conjuration contre le souve-
rain, lorsque le conjoint coupable a été exilé, la tentative d'assassinat
de la part d'un des époux, l'avortement procuré par la femme, la folie
persistante, une maladie contagieuse, l'absence prolongée et méprisante
(la durée de l'absence est fixée à trois ans), le changement de religion
survenu après le mariage, même pogr se faire catholique ou protestant,
la condamnation à une peine infamante, etc. Les Russes n'admettent que
rois cas : l'adultère, l'absence prolongée et la perte des droits civils.
Encore empêchaient-ils autrefois la partie coupable d'adultère de con-
voler en de nouvelles noces. Un édit du 24 mai (v. s.) 1904 l'a auto-
risée à se remarier une fois. Depuis cette époque, il y a une tendance
marquée chez les théologiens russes à admettre les mêmes cas de
LA VIE RELIGIEUSE DANS LES ÉGLISES SÉPARÉES D ORIENT l']}
divorce que chez les Grecs et à ne pas limiter le nombre de noces per-
mises à l'adultère (i). Il n'y a donc pas lieu de s'étonner outre mesure
qu'un Comité bolchevik soit allé jusqu'à la nationalisation des femmes.
Une fois qu'on a renoncé à l'indissolubilité du mariage, il est bien
difficile de s'imposer une limite dans cette voie.
La famille ne peut être sérieusemerlt constituée quand il y a tant de
moyens de s'en évader. Dans la haute société de certains pays, comme
la Russie et la Roumanie, le divorce fait des ravages effrayants, à tel
point que certaines dames peuvent compter leurs années de vie mon-
daine par le nombre de leurs divorces! Dans le peuple, le mal n'est pas
aussi profond, il y a encore beaucoup de familles très unies, mais on
remarque un peu partout une tendance de plus en plus forte à imiter
sur ce point l'exemple de la haute société. 11 faut noter aussi que l'édu-
cation familiale ne ressemble en rien à celle de nos pays'd'Occident. La
mère ne compte presque pas dans sa propre maison; ses fils, quand
ils ont dix ou douze ans, ne se gênent pas pour lui manquer d'égards.
Par contre, le père est respecté, mais surtout craint. Dès qu'il rentre,
le silence se fait dans la maison, chacun s'empresse de satisfaire ses
goûts et ses manies. L'influence de l'islamisme est visible dans cette
différence de traitement des deux époux.
La vie chrétienne se manifeste non seulement dans la morale privée,
mais encore dans la morale publique. Deux grands vices font que
l'Orient est un sujet d'étonnement pour l'Occidental fraîchement arrivé
et qui ne sait pas se mettre en garde contre eux. Ce sont le mensonge
et le vol.
Le premier se rencontre surtout dans les pays encore soumis aux
Turcs ou qui se sont déjà libérés de leur joug. Il s'explique en partie
par le fait que, ne pouvant opposer la force à leurs oppresseurs, les
chrétiens choisirent la ruse pour se rattraper. Mais il faut bien recon-
naître aussi qu'après plusieurs siècles de pratique elle est devenue chez
eux comme une seconde nature. Ni dans les relations commerciales,
ni dans la vie ordinaire, on ne peut se fier à la majorité des Orientaux.
Cela ne les empêche pas d'avoir constamment à la bouche, des mots
comme : parole d'honneur! et autres équivalents. Les serments dont
ils accompagnent le plus souvent leurs affirmations ne sont-ils pas la
preuve évidente qu'ils ne comptent pas beaucoup être crus d'une façon
générale? Le mensonge affecte les formes les plus diverses; les faux
(I) J. Hamberger, « Le divorce en Russie », dans Echos d'Orient, igo5, p. 25.
174 ECHOS D ORIENT
témoignages en justice sont quotidiens (i), le parjure n'est pas regardé
comme déshonnête, s'il est profitable, les contrats écrits eux-mêmes
sont reniés avec une aisance déconcertante.
Le vol est aussi une plaie orientale. 11 se manifeste de façons mul-
tiples, bien qu'il ne soit pas aussi courant que le mensonge. Dans
beaucoup de pays, cependant, on n'a pas une notion très précise de
la propriété, quand il s'agit de... celle du voisin. Un officier français
en a donné récemment des exemples typiques pour la Roumanie (2).
Nous verrons plus loin que le clergé n'entreprend à peu près rien
pour faire disparaître ces vices indignes d'une société chrétienne. Le
sens de la morale s'émousse de plus en plus. Les bouleversements
qui ont agité l'Orient depuis la guerre balkanique de 1912-1913 ne
sont pas faits pour remettre les schismatiques dans le chemin de la
vertu.
V. Charité. — Enfin, voyons comment est pratiquée la charité,
cette pierre de touche du vrai christianisme.
Les diverses Eglises ne manquent pas d'associations de bienfaisance,
qui entretiennent des hôpitaux, des orphelinats, des dispensaires,
mais ce sont là des œuvres laïques, plus philanthropiques que chari-
tables, car la religion n'y occupe à peu près aucune place. Le clergé
n'y participe que comme membre honoraire ou pour les besoins du
culte. 11 ne dirige rien, il n'inspire rien. Pas de Congrégation chari-
table, sauf un peu en Russie, rien qui ressemble, même de très loin,
à nos Sœurs de Charité, à nos Petites-Sœurs des Pauvres, à nos
Petites-Sœurs de l'Assomption, à nos Frères de Saint-Jean de Dieu.
Les soins des malades et des orphelins sont donnés uniquement par
des mercenaires. Le dévouement des gens du monde ne supplée nul-
lement au manque de Congrégations charitables. On ne trouve nulle
part ou à peu près de ces exemples magnifiques d'humbles vies
consacrées tout entières au soin des pauvres et des infirmes, comme
il en existe tant en France et dans d'autres pays. On aurait pu croire
que le spectacle des maux de la guerre aurait excité la pitié et décidé
un grand nombre de personnes à se dévouer au chevet des soldats
malades ou blessés. 11 n'en a rien été. Les Croix-Rouges indigènes
n'ont pu recruter qu'un nombre infime de dames de bonne volonté.
Athènes n'en compta jamais plus d'une demi-douzaine de Grecques
authentiques pour ses huit hôpitaux. On pourrait donner la même
(i) Il n'y a pas qu'en Turquie qu'on trouve des faux témoins à louer devant les
tribunaux.
• (2) Nouvelles religieuses. Paris, 1919, p. 5o2.
LA VIE RELIGIEUSE DANS LES EGLISES SÉPARÉES D ORIENT I75
proportion pour les divers pays d'Orient. Les quêtes faites au profit
des orphelins ou des réfugiés obtinrent le plus souvent des résultats
dérisoires. A Athènes, il fallut menacer de publier dans les journaux
les noms de ceux qui restaient sourds aux appels répétés des divers
Comités pour décider les gens à souscrire. II est vrai qu'ils n'avaient
qu'une médiocre confiance aux Sociétés de secours qui se constituaient
de tout côté, même à celles que l'Etat patronnait directement.
Voilà rapidement esquissé le tableau que présentent de nos jours
les Eglises séparées d'Orient. Dix siècles de schisme, de divisions intes-
tines et d'ignorance ont suffi pour éteindre la lumière de la vérité dans
les âmes et la flamme de la vraie charité dans les cœurs. Triste spectacle
qui ne peut manquer de frapper toute âme droite qui le considère sans
parti pris. Qu'il y a loin de tout ce que nous venons de voir à la doc-
trine du Christ dont se réclament toutes les Eglises orientales!
Nous ne faisons pas difficulté de reconnaître que les reproches
que nous adressons aux schismatiques peuvent être retournés à trop
de catholiques occidentaux, qui le sont de nom plus qu'en réalité. Mais
du moins l'Eglise romaine peut montrer, même dans les pays les moins
religieux, une élite de fervents qu'on chercherait vainement chez les
schismatiques orientaux. La source de la vraie piété et de la vie chré-
tienne semble tarie chez ces derniers.
VI. Causes de la décadence de la vie religieuse en Orient. — Nous
allons voir maintenant quelles sont les causes de cette lamentable
décadence. Outre le schisme qui les a privés en grande partie des
faveurs célestes, nous en trouvons quatre principales : l'infériorité du
clergé, l'ignorance générale de la religion, l'hostilité du pouvoir, le
manque d'apostolat. '
Infériorité du clergé. — Toutes les Églises orientales choisissent
leurs évêques uniquement dans le clergé non marié que les Russes
appellent clergé noir, par opposition au clergé marié ou clergé blanc.
11 s'en faut de beaucoup que tous aient été moines, surtout de nos
jours. Comme il existe un certain nombre de Séminaires, c'est parmi
les anciens élèves de ces établissements que l'on prend plus volontiers
les dignitaires ecclésiastiques. Il semblerait que l'instruction qu'ils ont
reçue et l'éducation qu'on a dû leur donner les préparent à remplir
d'une façon à peu près digne les devoirs de leur charge. 11 n'en va
pas ainsi dans la réalité. Outre que la plupart d'entre eux sont devenus
rationalistes ou même athées pour n'avoir eu entre les mains que
des manuels protestants ou à tendances protestantes, les élèves ecclé-
siastiques considèrent la profession qu'ils embrassent comme une car-
176 ÉCHOS d'orient
rière lucrative, et rien de plus. 11 en est très peu qui acceptent des
paroisses, à moins que les bénéfices ne méritent une sérieuse considé-
ration. Ils tâchent plutôt d'entrer dans une chancellerie épiscopale ou
de se faire donner une chaire dans un établissement d'enseignement
supérieur, en attendant qu'ils puissent obtenir un siège épiscopal. Entre
temps, ils ne négligent rien pour arriver à ce résultat. Pour se faire
élire, ils doivent compter avec l'élément laïque, ministres dans les pays
balkaniques et Russie, divers Conseils laïques en Turquie. Ce n'est pas
le mérite qui préside à leur choix, mais la faveur de celle-ci s'achète
très cher, dit-on. Aussi n'a-t-on pas encore vu disparaître la race de ces
tchihouhdjis (i) ou autres fonctionnaires du sultan, qui, aux xvif et
xvme siècles, se faisaient nommer métropolites par le Commandeur
des croyants et qui s'abattaient ensuite sur quelque province serbe,
roumaine, bulgare ou même grecque, dont les habitants devaient payer
et au delà les frais de leur élévation à l'épiscopat. On n'en est plus là,
sans doute, mais, pour être moins criante, la simonie existe quand
même. II ne faut donc pas s'étonner que les fidèles témoignent si peu
de considération à leurs pasteurs. La lecture de la presse est instructive
à cet égard. Voici ce qu'écrivait en 19 10 le journal semi-officieux du
Phanar, la Proodos (2) :
Ventrus, flanqués de leurs cuisiniers et de leurs marmitons, ces vénérables,
avec leur indispensable train de maison, ennuient des mois entiers le public
par leurs querelles byzantines sur des questions de règlement ou sur l'àpKTTtv5f|V (3)
et se désintéressent absolument du sort de leurs diocèses. Toute leur action
dans leséparchies dont ils sont chargés consiste, quand ils les visitent, à célébrer
une liturgie archiépiscopale et à débiter un sermon composé de lieux communs
sur la vanité de toutes choses.
Le tableau est peut-être un peu chargé, mais à peine. 11 est certain
que le grand souci des chefs de diocèses est de faire rentrer les rede-
vances des paroisses. Comme c'est le prêtre qui est le ministre ordi-
naire du sacrement de Confirmation, les tournées pastorales n'ont pas
la même raison d'être que chez nous. Elles sont assez rares, en général,
sauf dans les centres importants qu'il serait impolitique de négliger.
Mais combien n'y a-t-il pas de paroisses rurales qui n'ont jamais vu
leur évêque? Ces visites coïncident généralement avec une fête patro-
nale. L'évêque officie pour faire honneur à ses ouailles et attirer leurs
cadeaux. Beaucoup de métropolites et d'évêques disent rarement la
(i) Chargés de la pipe ou tchibouk du sultan.
(2) La Proodos, 19 et 26 septembre (v. s.), dans Echos d'Orient, 1910, p. 36o.
(3) Choix extra-légal par ordre de mérite des membres du saint synode.
LA VIE RELIGIEUSE DANS LES EGLISES SÉPARÉES D ORIENT I77
Messe ou seulement quand il y a un très bon honoraire. Nous pourrions
citer tel despote qui ne célébrait pas à moins de cinq livres turques
(plus de 1 12 francs!)
Une autre occupation importante des hauts dignitaires ecclésiastiques
est l'intrigue : intrigues pour avoir un diocèse mieux coté, intrigues
pour se faire nommer membre du saint synode, intrigues pour arriver
à être patriarche, là où c'est possible, ou pour défendre la place quand
on y est parvenu. On peut affirmer que le souci des âmes est bien la
dernière chose qui les tourmente. Jamais de mandement, sauf pour
tonner contre les écoles de « propagande papique » et menacer
d'excommunication les parents qui y envoient leurs enfants.
Avec un épiscopat semblable il ne faut pas s'étonner de rencontrer
chez ses membres de fréquents scandales. Outre que leur conduite
ordinaire n'est pas brillante, puisque Msr Mélétios Méthaxakis, métro-
polite d'Athènes par la grâce de Vénizélos, justifiait son projet d'avoir
des évêques mariés en disant qu'il ne ferait que légitimer de la sorte
une situation de fait, de temps à autre la presse s'occupe d'incidents
plus notoirement scandaleux. Nous ne rappellerons pas les luttes vio-
lentes que les métropolites phanariotes de Macédoine entreprirent
contre leurs ouailles bulgares, serbes ou roumaines, pendant les dix
ou douze ans qui précédèrent la guerre balkanique de 1912-1913, il
suffira de relire quelques-unes des chroniques publiées dans cette
revue à la même époque. Ils ne faisaient du reste que continuer les faits
et gestes de leurs prédécesseurs depuis trois siècles. Nous donnerons
simplement les noms de quelques prélats qui ont laissé une triste répu-
tation dans ces dernières années. Hiéronyme d'Héraclée se signale en
1900 par sa conduite privée scandaleuse et la façon brutale dont il fait
rentrer les redevances de ses fidèles (i). Son neveu, Hiéronyme de
Gallipoli, excite les colères du peuple par ses procédés de rapine (2).
Léonce d'Ainos en 1906 et Jean de Cassandra en 1907 mènent une
vie telle qu'ils se font chasser par leurs ouailles et sont déposés par
le saint synode (3). En 1919, Dorothée de Serrés, que les Grecs con-
sidèrent comme un de leurs plus valeureux champions, se fait prendre
en flagrant délit de scandale public, ce qui n'empêche pas une Com-
mission d'enquête de le déclarer innocent! Les autres Eglises n'ont
rien à envier aux Grecs sur ce point. Nous n'en donnerons pour
preuve que deux faits récents. Le métropolite de Bucarest, Mg^ Athanase
(i) Echos d'Orient, 1900, p. 242.
(2) Ibid.
(3) Ibid., 1907, p. 179.
178 ÉCHOS d'orient
Mironesco, arrivé au pouvoir par la protection toute-puissante d'un
ministre libéral, dont il favorise les tendances protestantes, se voit
accuser en 19 10 par l'évêque de Roman d'hérésie, de plagiat et de for-
nication. C'est lui-même qui préside le tribunal qui doit le juger ! Malgré
les dépositions accablantes des témoins, ce n'est pas lui, mais l'accu-
sateur qui est condamné. Le dégoût populaire devint tel que le prélat
indigne fut obligé de donner sa démission en 1911 (i). Un autre chef
d'Église, Mgr Lucien Bogdanovitch, patriarche serbe de Carlovitz, dis-
paraît mystérieusement pendant l'été de 1913, au cours d'une saison
dans une ville d'eau et on finit par retrouver son corps dans un ravin.
Les hypothèses les plus diverses sont mises en avant pour expliquer
cette mort! elles se basent sur des faits malheureusement trop réels.
Celle du suicide est certainement la plus vraisemblable (2).
Avec un haut clergé si peu recommandable dans son ensemble,
peut-on espérer que celui des paroisses sera meilleur ? Dans tous les
pays orientaux, le choix des curés ne dépend à peu près en rien de
l'évêque. Celui-ci n'intervient le plus souvent que pour donner l'ordi-
nation après avoir perçu la taxe fixée par les règlements ou par sa
propre volonté. En Grèce, s'il lui arrive d'ordonner un prêtre surnu-
méraire, il est passible la première fois d'une suspense d'un ou deux
ans; la deuxième, il est purement et simplement déposé et déclaré
suspens pour la vie ! Le plus souvent, le choix du candidat à la prêtrise
dépend uniquement de la paroisse à pourvoir. Les chefs de la com-
munauté se réunissent et discutent le choix de celui qui doit remplacer
le curé défunt. Autant que possible on ne cherche pas en dehors de la
localité. L'intéressé ne se prête pas toujours volontiers à cette vocation
imprévue. Il discute les bénéfices à percevoir et finit par se laisser
convaincre. La communauté le présente alors à l'évêque, et, après un
temps assez court de préparation, il reçoit l'onction sacerdotale. Cela
demande six semaines en général, parfois trois mois, rarement six.
Dans la plupart des cas, le nouveau prêtre n'a qu'une instruction très
élémentaire et pas de formation religieuse. Il a appris à chanter l'office
et la Messe, à administrer les sacrements et à faire les nombreuses
bénédictions que renferme le rituel oriental. En 19 16, en Bulgarie, qui
est peut-être celui des pays balkaniques où l'instruction est le plus
développée, 335 prêtres seulement sur 1791 avaient passé par les
Séminaires, grands ou petits. En Roumanie, sur 4696 prêtres appliqués
(i) Echos d'Orient, 1910, p. 48, i83, 242; 1911, p. 3i ; Bulletin de la semaine, gaoùt
191 1, p. 898; La Croix, des 8 et 9 septembre 191 1.
(2) Echos d'Orient, 1913, p. 556.
LA VIE RELIGIEUSE DANS LES EGLISES SEPAREES D ORIENT 1 79
au ministère paroissial en 1907, 3797 sortaient des Petits Séminaires
dont le niveau est très médiocre et 675 des Grands Séminaires. Les
autres pays sont encore moins favorisés. Les chrétientés de l'empire
turc et de l'île de Chypre sont les plus arriérées à cause du manque de
Séminaires.
Quand ils ne trouvent pas chez eux de candidats à leur cure, les
gens vont en chercher au dehors. En Bulgarie, on recourt souvent aux
journaux qui publient fréquemment des annonces dans le genre de
celle-ci :
Les paroissiens du village de Stoudena (département de Sofia) font savoir
qu'ils ont, à partir du 19 janvier, une cure vacante, et prient les intéressés qui
voudraient s'en charger de venir à l'église de Stoudena. Ce village compte
200 maisons, se trouve à une heure de la station de Tserkva, possède un pro-
gymnase, jouit d'un bon climat et d'un site pittoresque; il ne manque pas non
plus d'une élite de gens éclairés (i).
Les évêques n'hésitent pas recourir à ce mode de recrutement. Le
métropolite de Sofia, dans une annonce plusieurs fois publiée, deman-
dait naguère cinq prêtres pour cinq paroisses de la capitale bulgare.
Le grand souci des curés schismatiques n'est pas le profit spirituel
de leurs ouailles, qu'ils sont presque toujours incapables d'assurer,
mais bien de faire vivre leur famille. On conçoit que cette nécessité
leur enlève le peu de zèle qu'ils pourraient avoir. Le casuel, fort
modeste en général, va en grande partie au Conseil de fabrique ; quant
aux dons volontaires des fidèles, ils sont plutôt rares. Certains pays,
comme la Bulgarie, la Roumanie, la Serbie, etc., donnent aux prêtres
un traitement qui varie suivant leur degré d'instruction et selon
l'importance de la paroisse. 11 est généralement faible. Dans d'autres
régions, le nouveau titulaire discute le prix de ses services avec les
fidèles eux-mêmes. Chez les Arméniens, la situation est pire encore.
11 n'y a pas de curé proprement dit. Chaque localité a deux ou plusieurs
prêtres, dont chacun est comme le chapelain attitré d'un certain nombre
de familles; c'est lui. à l'exclusion de tout autre, qui fait les baptêmes,
mariages, enterrements, etc., de ces familles. 11 en résulte pour eux
une véritable sujétion vis-à-vis des fidèles.
Forcés de travailler pour vivre, la plupart des curés de campagne
vaquent toute la semaine à leurs occupations ordinaires et ne rem-
plissent les fonctions de leur ministère que le dimanche. Ignorants, ils
sont incapables de donner un enseignement religieux dont ils n'ont pas
(i) Echos d'Orient, 191 2, p. 265.
i8o ÉCHOS d'orient
toujours eux-mêmes les notions essentielles; ils se bornent à chanter
les offices solennels et à administrer vaille que vaille les sacrements.
Le peuple ne les a pas en haute estime et ne regarde pas la carrière
ecclésiastique comme très honorable. On en trouve la preuve dans ce
fait qu'on dit communément à un homme qui ne réussit dans aucune
entreprise : « Fais-toi pappas (prêtre). » Quelques citations suffiront
à indiquer le sentiment populaire sur le bas clergé.
Voici ce qu'écrivait, en 1 910, un rédacteur de la Proodos, journal grec
de Constantinople au sujet du clergé d'Asie Mineure :
Vous ne trouverez nulle part en Anatolie un prêtre cultivé, en mesure de tra-
vailler utilement. Le bagage spirituel de presque tous consiste à pouvoir réciter
par cœur quelques prières banales ou à exécuter quelques bribes d'un chant
nasillard qui défigure hideusement la musique ecclésiastique. Tous leurs soucis
consistent à traîner mélancoliquement leurs rassos aux cérémonies de funé-
railles, de mariages ou baptême (i).
En Roumanie, la situation n'est pas meilleure, si on en croit un
homme qui doit être bien informé, l'archimandrite Scriban, directeur
du Séminaire central. Il écrivait en 19 13 :
Notre Église, telle qu'elle est représentée aujourd'hui par un grand nombre
de prêtres, est un repaire de fainéants et d'incapables, une caverne de brigands^
une école de perversion... Bref, elle est la négation du christianisme... Quand
on voit un clergé faire la risette aux dames, aux moments les plus solennels des
offices et pratiquer le foeticide, on ne peut plus dire qu'on a affaire à des chré-
tiens... Hélas, dans l'atmosphère de notre Église, les caractères fléchissent d'une
manière fatale, car quiconque, dans les diverses Églises orthodoxes, s'inspire
dans sa conduite, du point de vue religieux et surnaturel, est infailliblement
persécuté (2).
On pourrait en dire à peu près autant de tous les pays orientaux.
En Russie, la grande plaie du bas clergé est l'ivrognerie. C'est, d'ail-
leurs, un vice en quelque sorte obligatoire. Quand un pope bénit les
maisons, ce qui lui arrive au moins une fois par mois, il ne peut
décemment refuser le verre de vodka que lui présente chaque famille
sans lui faire un affront. Si la tournée est un peu longue, il arrive
souvent que, le soir, les paroissiens sont obligés de ramener leur curé
ivre-mort dans sa demeure (3). Les prêtres serbes, autant du moins
qu'il nous a été possible de les juger, n'ont pas montré de grandes
qualités sacerdotales durant la guerre mondiale. Il nous souvient de les
(i) Proodos du 26 septembre 1910 (v. sO, dans Echos d'Orient, 1910, p. 36o.
(2) Echos d'Orient, 191 1, p. 261.
(3) A. Leroy-Beaulieu, L'Empire des tsars, 1889, III, a86.
LA VIE RELIGIEUSE DANS LES ÉGLISES SÉPARÉES d'oRIENT i8i
avoir vus quotidiennement attablés aux terrasses des cafés, à Marseille,
à Bizerte, à Salonique, dans les divers lieux où les avait dispersés la
tourmente. Ce spectacle ne laissait pas d'étonner les Français même
non pratiquants.
On conçoit dès lors que les fidèles méprisent souvent leurs prêtres.
Mais est-ce bien la faute de ces derniers s'ils sont incapables de rem-
plir dignement leurs fonctions? Rien de vraiment sérieux n'a été fait
pour remédier à la situation lamentable dans laquelle vivent la plupart
d'entre eux. D'ailleurs, nous verrons plus loin dans quelle sujétion les
laïques tiennent le clergé paroissial et le peu d'initiative qu'ils lui
laissent.
Les moines ont-ils du moins, à défaut du clergé séculier, gardé les
traditions des ancêtres? Une rapide revue nous convaincra du contraire.
Leur nombre diminue de jour en jour, en sorte que beaucoup de pays,
comme la Serbie, la Bulgarie, la Roumanie, etc., n'auront bientôt plus
que des couvents vides, dont l'État s'empare de plus en plus. Une simple
visite dans un monastère grec ou russe en dit assez long sur la déca-
dence dans laquelle la vie religieuse est tombée en Orient. A l'église,
le célébrant et les chantres sont les seuls à participer aux offices d'une
façon active; les autres somnolent dans leurs stalles ou font la cau-
sette quand le surveillant n'est pas trop rapproché. L'office est-il un
peu long, ils sortent de temps en temps pour prendre l'air. En dehors
des offices religieux et de la pratique du jeûne qui est rigoureuse dans
les couvents réguliers, rien ne distingue les moines des paysans d'alen-
tour. Les uns sont entrés en religion pour être à l'abri du besoin,
d'autres pour s'enrichrr, d'autres pour devenir évêques, quelques-uns
enfin pour faire leur salut. S'il en est qui ont amassé des fortunes
assez rondelettes, tel cet higoumène du mont Athos, qui avait débuté
comme muletier dans le couvent et qui avait trouvé moyen de
s'assurer des revenus suffisants pour se permettre des saisons d"eau,
par contre il en est qui se font les esclaves de quelques potentats et
qui vivent dans une profonde mjsère. Plus de vie spirituelle pro-
prement dite. Au lieu de la contemplation, il n'y a plus que le doux
farniente pour ceux qui en ont le temps et les moyens. Le mona-
chisme est figé depuis de longs siècles. On n'a pas vu naître de nou-
veaux Ordres; il n'existe pas d'oeuvres charitables congréganistes, plus
de vie intellectuelle. C'est la routine et la momification (i).
(i) Cf. B. Laurès, « La vie cénobitique à l'Athos », dans Echos d'Orient, 1901, p. 80,
145; « Les monastères idiorrhythmes de l'Athos *, Ibid., iioi, p. 288.
l82 ÉCHOS d'orient
Ignorance générale de la religion. — Dans tous les pays d'Orient,
l'ignorance de la religion règne du haut en bas de la hérarchie ecclé-
siastique et parmi les fidèles. On trouve encore un certain nombre
d'ecclésiastiques de valeur, particulièrement en Russie, mais on ne
peut pas en citer un seul à notre époque qui ait vraiment tranché par
sa science ou son érudition. 11 est rare, du reste, que ceux qui ont
étudié croient encore à Dieu et à la mission de Jésus-Christ, parce qu'ils
sont allés chercher la lumière chez les protestants d'Allemagne et d'ail-
leurs, qui deviennent de plus en plus classiques dans les Séminaires
orthodoxes. Il nous souvient d'un archimandrite russe, aumônier d'une
ambassade importante, homme distingué, parlant couramment plusieurs
langues, diplômé d'Académie ecclésiastique dans son pays, et qui admet-
tait la théosophie comme parfaitement compatible avec le christianisme.
Il avait sur celui-ci des notions si vagues qu'il se retirait dès qu'on abor-
dait une discussion théologique quelconque. Cela ne l'a pas empêché,
du reste, de devenir évêque. Nous avons déjà dit que malgré quelques
efforts sérieux faits en Russie et dans les pays balkaniques, l'instruction
du clergé laisse beaucoup à désirer. Les vocations sont rares d'ailleurs
et les élèves des Séminaires qui entrent dans les Ordres sont généra-
lement la minorité. Dans l'empire ottoman et en Chypre, la situation
est plus lamentable encore.
Il ne faut donc pas s'étonner que le peuple soit très ignorant de sa
religion. Qui lui en apprendra les éléments, si le clergé en est lui-même
incapable? On trouverait difficilement une église où l'on fait le caté-
chisme. Dans les écoles c'est ordinairement un professeur laïque qui
l'enseigne et cela se borne le plus souvent à quelques bribes d'histoire
sainte et à la réfutation des « erreurs papiques ». Les enfants qui fré-
quentent* les écoles catholiques sont les seuls à recevoir l'instruction
religieuse. En Bulgarie, beaucoup d'instituteurs sont incroyants, et
au lieu d'enseigner la religion, la tournent en dérision. 11 suffit» pour
s'en convaincre, de lire ce qu'écrivait en 1903 la Vetcherna Pochia :
A notre grand malheur, ceux qui se font chez nous les prédicateurs de
l'athéisme, ce sont précisément ceux que l'État et la société ont payés et payent
encore pour préparer les jeunes citoyens au rôle sérieux et difficile qui les
attend dans la vie. Ils ont abandonné absolument leur devoir, quand ils s'en
vont prêcher non pas dans des coins retirés, mais dans des séances publiques
comme en ont fourni récemment un exemple les instituteurs réunis par ordre
de l'inspecteur du district de Kustendil pour se prononcer sur le nouveau projet
de loi relatif à l'enseignement primaire et supérieur (i).
(i) Vètcherna Pochta, igoS, n' 570, dans Echos d'Orient, 1903, p. 333,
LA VIE RELIGIEUSE DANS LES ÉGLISES SÉPARÉES d'oRIENT 1 83
L'enseignement religieux est done partout négligé dans les écoles.
Rien ne remplace le catéchisme que n'enseignent ni prêtres ni profes-
seurs. Les parents apprennent à leurs enfants le peu de vérités qui
leur sont arrivées par la tradition orale, encore ne distinguent-ils pas
la religion de la superstition, l'essentiel de l'accessoire.
A l'église, ni catéchisme ni prédication. Il semble que les Églises
séparées d'Orient soient devenues muettes. C'est là une plaie universelle
et qui s'explique très facilement. Comment peut-on demander à un
pauvre prêtre qui sait tout juste les cérémonies de la Messe, de l'office
et des sacrements et qui le plus souvent ne comprend même pas les
prières qu'il lit, d'enseigner au peuple ce que lui-même ignore?
Seuls, les Séminaires peuvent remédier à un état de choses aussi
lamentable. Il semble bien que les résultats obtenus par ceux-ci ne
soient pas encore merveilleux. Nous ne citerons que deux exemples,
11 y a une trentaine d'années, l'évêque grec de Zante, M&i" Latas, plaçait
parmi les causes de la multitude des maux de l'Eglise le manque com-
plet de la parole de Dieu dans les églises. En réalité, disait-il, l'Eglise
grecque depuis des siècles est devenue l'Eglise de la lettre sèche et des
formes, et elle continue à demeurer telle jusqu'à ce jour. Dans cette
Eglise, la parole est depuis longtemps morte et enterrée; demeurant
au tombeau, le mort est saint et peut en sortir pour éclairer et sancti-
fier, et fortifier, et il conserve toute sa vertu et sa sainteté sous la pous-
sière et sous la tombe (i).
Vingt ans plus tard, la situation n'avait pas sensiblement changé,
car l'Eglise du royaume hellénique ne comptait, en 1908, que 22 pré-
dicateurs pour }2 diocèses!
Le Zadroujen Troud faisait la même constatation pour la Bulgarie
en 1903 :
Le devoir de tout pasteur est de prêcher et d'expliquer les vérités du cliris-
tianisme en toute occasion favorable; le devoir du clergé est de faire comprendre
au peuple, par ses prédications, que la propagation des idées antireligieuses, d'où
qu'elles viennent, ne sert qu'à désorganiser notre jeune société... Or, pour notre
grand malheur, jusgu'ici il n'a paru chez nous aucun traité sérieux sur la
religion, au sein d'une jeune société comme la nôtre, qui n'a pas encore réussi
à se délivrer complètement d'un esclavage cinq fois séculaire et qui est déjà
sur le chemin de la ruine religieuse (2).
Nous pourrions passer en revue les divers pays, partout nous trou-
verions à peu près la même pénurie de prédicateurs et la même insuffi-
(i) Revue dé l'Eglise grecque unie, novembre 1887, p. 55i. Cf. Echos d'Orient. 1898,
L I", p. 86,
(2) Zadroujffh Troud, igoS, p. 208. Cf. Echos d'Orient, igoS, p. 334.
184 ÉCHOS d'orient
sance du clergé à exercer le ministère de la parole de Dieu. De-ci, de-là,
nous verrions même dans les chaires des laïques, avocats, professeurs,
qui le plus souvent ne croient même pas à la divinité de Jésus-Christ.
Encore faut-il remarquer que les sermons ne sont ordinairement que
des assemblages de lieux communs sur la vanité des choses du monde,
la fuite du péché, ou des exhortations à célébrer telle ou telle fête, etc.,
sans rien de doctrinal ni de pratique.
Comment s'étonner, dès lors, que le peuple suive si mal une religion
.dont il ne connaît même pas les éléments essentiels? Sans doute, on
peut en partie rejeter sur les Turcs la faute de cette ignorance univer-
selle. Ils traquèrent, en effet, de tout temps les écoles chrétiennes dans
toute l'étendue de leur empire, parce qu'ils les regardaient ajuste titre
comme des foyers de nationalisme. Mais, depuis leur libération, cer-
tains pays auraient eu le temps de remédier à ce triste état de choses,
s'ils avaient eu à cœur de revenir aux traditions vraiment chrétiennes.
La Grèce fête l'année prochaine le centenaire de son indépendance. La
Serbie pourra en faire autant dans dix ans. La Roumanie est libre
depuis plus de soixante ans, etc. Qu'a-t-on fait dans ces divers pays
pour remédier au manque de la parole de Dieu? Rien ou à peu près rien.
Le monde ecclésiastique se montre d'ailleurs plutôt hostile aux tentatives
de réaction. Les quelques pieuses associations qui se sont fondées dans
ce but, comme VEusébeia de Smyrne en 1893 (i) et les deux ou trois
qui existent à Constantinople, sont vues d'un œil plutôt hostile par les
métropolites grecs.
Hostilité des pouvoirs publics. — Nous ne voulons pas dire par là que
les divers gouvernements orthodoxes persécutent la religion, encore
que cela commence à se voir dans certains pays, mais qu'ayant réussi
à la domestiquer, ils lui ont enlevé le peu de vitalité et d'initiative qui
lui restait. Une rapide revue suffira à nous en convaincre.
La Russie était depuis bientôt deux siècles régie au point de vue
ecclésiastique par le fameux Règlement de Pierre le Grand (2), quand
le bolchevisme J'a jetée dans le chaos. Or, ce règlement donnait au
gouvernement une autorité prépondérante dans *les décisions du
saint synode appelé à gouverner l'Église. L'ober-procouror, désigné
par le tsar, menait à la baguette non seulement les synodiques, mais
encore tous les dignitaires ecclésiastiques de l'empire. Le clergé ne
pouvait avoir aucune initiative. 11 s'habitua si bien à cette servitude
(1) Echos d'Orient, 1898, p. 86.
(2) G. Bois, « Le Règlement ecclésiastique de Pierre le Grand ■», dans Echos d'Orient,
1904, p. 85 sq, i5i sq. *
I
LA VIE RELIGIEUSE DANS LES ÉGLISES SÉPARÉES d'oRIENT 185
dorée qu'il ne fit jamais rien de sérieux pour s'en affranciiir. L'Eglise
était devenue un simple ministère des Affaires ecclésiastiques, un
rouage de l'Etat et rien de plus. Elle étouffait sans doute sous les pri-
vilèges que le gouvernement lui accordait, mais c'était aux dépens de
sa propre vitalité.
La situation est à peu près la même dans le royaume de Roumanie.
Officiellement, c'est le saint synode seul, composé de tous les évêques
du royaume, qui prend les décisions; mais le ministre des Cultes assiste
aux séances. Bien qu'il n'ait que voix consultative, le synode ne peut
en réalité prendre aucune mesure sans avoir son assentiment. Or, le
ministre peut être animé de très mauvaises intentions vis-à-vis de
l'Eglise. C'est ainsi que, depuis une quinzaine d'années, le parti libéral
s'est employé, durant son passage au pouvoir, à démocratiser, disons
à protestantiser l'Eglise nationale en admettant le clergé inférieur dans
les Conseils dirigeants. M. Haret, ministre ultra-libéral, s'est particu-
lièrement distingué dans cette voie (i). On peut dire que l'Eglise
de Roumanie, asservie au pouvoir, est en train de perdre le peu de
vitalité qu'elle avait encore.
Les Serbes ont copié les méthodes russes. Le gouvernement cherche
de plus en plus à domestiquer l'Eglise orthodoxe du royaume. 11 exerce
un contrôle rigoureux sur presque tous les actes du synode, sur le
gouvernement des diocèses, sur l'administration des biens ecclésias-
tiques. Aucune décision synodale n'a force de loi sans l'approbation
du ministre des Cultes. Comme en Roumanie, le pouvoir civil encou-
rage le bas clergé dans ses efforts pour participer au gouvernement
de l'Eglise. Certaines mesures prises par lui ne rehausseront pas le
prestige de la religion. C'est ainsi qu'en 191 1 il diminuait les hono-
raires des professeurs d'instruction religieuse (2).
L'Etat bulgare n'a jamais été très tendre pour l'Eglise nationale.
11 s'en est servi comme d'un instrument utile pour arriver à ses fins
politiques, mais il n'a jamais cherché à rehausser son prestige. L'irré-
ligion de plus en plus accusée des dirigeants n'est pas pour elle une
bonne raison d'espérer un avenir meilleur. C'est ainsi que le parti
actuellement au pouvoir voudrait arriver à la séparation de l'Eglise et
de l'Etat, mais non pas pour donner à celle-là plus de liberté.
La Grèce nous offre à peu près le même spectacle que les autres
pays balkaniques. L'Eglise y est considérée comme une institution
(i) Cf. Echos d'Orient, 1912, p. 555.
(2) E. GouDAL, « L'Eglise de Serbie », dans Echos d'Orient, 1907, p. 235 sq.;
« L'Eglise de Serbie de 1909 à 1912 », Ibid., 1912, p. 345 sq.
i86 ÉCHOS d'orient
nationale et rien de plus. Le gouvernement lui a tellement mesuré la
liberté qu'un évêque ne peut même pas ordonner un prêtre sans avoir
un poste à lui donner ! Rien n'est fait pour empêcher l'irréligion de
pénétrer dans la masse. Vénizélos, l'homme-Providence qu'exalte une
presse stipendiée, ne comprend pas l'Église dans son projet de réor-
ganisation nationale sinon pour la domestiquer davantage.
Les Églises constituées dans les pays qui n'ont pas encore réussi à
avoir leur indépendance offrent une situation analogue. Que ce soient
les divers patriarcats grecs de l'ancien empire turc, les trois ou quatre
autonomies arméniennes, les groupes serbes et roumains du défunt
empire austro-hongrois, partout les laïques ont une part prépondérante
dans le gouvernement de l'Église. Byzance, qui refusa jadis de courber
la tête devant le pape de Rome, se voit aujourd'hui avec ses nombreuses
filles à la merci d'une assemblée laïque. Nulle part on ne rencontre
dans le clergé un homme sincèrement résolu à rompre cette servitude
funeste au bien des âmes. Conseils mixtes, tonseils laïques, épitropies
ou Commissions diverses disputent le pouvoir au clergé et décident des
choses les plus graves, sans qu'aucune autorité ecclésiastique ait un
droit de contrôle. Si les fidèles commandent, c'est peut-être la démo-
cratie, ce n'est plus l'Église de Jésus-Christ et des apôtres.
Manque d'apostolat. — De tout ce que nous venons de dire, il résulte
clairement que les Églises schismatiques d'Orient, à moitié momifiées,
ne peuvent montrer beaucoup de vitalité. C'est à la fois une des causes
et un des effets de la triste situation que nous avons exposée.
Si la vie se prouve par l'action, comme le prétend une saine philo-
sophie, il faut reconnaître que les Églises orientales n'en ont guère
à l'heure actuelle. Il y a longtemps qu'elles ont renoncé à l'apostolat
en pays étranger. Depuis la conversion des Slaves, du vn« au x» siècle,
et les succès des nestoriens dans l'Asie centrale durant une bonne
partie du moyen âge, on ne voit pas les missionnaires du schisme et
de l'hérésie traverser mers et continents pour répandre la bonne nou-
velle. Seule, l'Église russe a essayé et obtenu quelques résultats appré-
ciables. Sans parler de ceux qu'elle a eus dans les limites de l'empire
et qui sont sujets à caution pour qui connaît les méthodes du gouver-
nement tsarien, les missions de la Chine et du Japon dénotent un
effort sérieux, surtout ces dernières (i). En dehors de cela vous ne
découvrirez rien, car on ne peut appeler missions les groupements
nouveaux qui se sont constitués un peu partout, principalement en
(i) Sur les missions russes, lire A. Palmieri, La Chiesa Russa, p. 523 sq.
LA VIE RELIGIEUSE DANS LES ÉGLISES SÉPARÉES d'oRIENT 187
Amérique, où ils ne comprennent guère que des émigrants orientaux.
Dans les divers pays où elles sont établies, les Églises schismatiques
recueillent bien de temps à autre quelques épaves des autres commu-
nautés, principalement à la suite de mariages mixtes, mais ce n'est pas
là non plus un apostolat, surtout quand il se fait à coups de knout,
comme les Russes le pratiquèrent à l'égard des Ruthènes catholiques
aux xvin« et xix« siècles.
Vis-à-vis de leurs propres fidèles, les divers clergés schismatiques
d'Orient ne font pas non plus preuve de beaucoup de sollicitude.
Outre que l'ignorance est le cas le plus fréquent chez leurs membres,
ils n'ont même pas l'idée d'un apostolat quelconque. Où l'auraient-ils
prise, du reste? Les Séminaires se préoccupent de donner un peu de
science aux futurs prêtres, mais nullement de les former à la piété et au
zèle des âmes. Et quand même les évêques et les curés voudraient tenter
quelque chose de sérieux, ils n'en auraient pas les moyens matériels.
Ils se heurteraient constamment à l'élément laïque, qui se montre à peu
•près partout rebelle aux innovations. 11 faut se rappeler que le plus
souvent ils n'ont même pas la clé de leur église, celle-ci demeurant
au pouvoir des membres de l'éphorie ou Conseil de Fabrique ! Et puis,
comment remonter le courant et tenter quelque chose de nouveau?
Ne serait-ce pas rompre avec les sacro-saintes traditions contre les-
quelles personne n'ose rien entreprendre en Orient? Dès lors, on ne
sera pas étonné de ne rencontrer nulle part les œuvres paroissiales
auxquelles nous sommes accoutumés en Occident : associations pieuses,
catéchismes, patronages, bibliothèques paroissiales, ouvroirs, etc., etc.
Pas de presse religieuse, sauf quelques revues ecclésiastiques inacces-
sibles au peuple et quelques publications pieuses, qui sont le plus
souvent l'œuvre de laïques et non de prêtres. La vie paroissiale se
résume donc, dans les grandes villes aussi bien que dans les plus
modestes villages, dans les offices des dimanches et jours de fête et
dans l'administration des sacrements.
En terminant ce rapide aperçu sur la situation lamentable des Eglises
schismatiques d'Orient au point de vue religieux, nous ne pouvons
nous empêcher de songer au candide orgueil de ces Grecs> qui se
donnent avec ostentation le titre de « chrétiens », comme s'il était
leur propriété exclusive. Si le vrai christianisme s'est conservé chez
eux, il faut avouer qu'il a bien dégénéré depuis Notre-Seigneur Jésus-
Christ ou même depuis ces admirables Pères de l'Eglise du iv« et du
ye siècle, qui sont une des gloires les plus pures de l'Orient chrétien.
R. Janin.
\
Coup d'œil sur l'histoire politique et religieuse
DU MONTÉNÉGRO ^'^
Quand le flot dévastateur de l'invasion turque, submergeant l'empire
byzantin, atteignit les peuples de la presqu'île balkanique, le royaume
serbe était sans contredit le plus fort et le plus florissant. En 1347,
son chef, Etienne Douchan, pouvait en effet s'intituler empereur serbe,
grec et bulgare.
Mais, à la malheureuse journée de Kossovo (1389), ce royaume
tomba victime d'une trahison, et les Serbes durent, comme les autres
peuples des Balkans, se soumettre pour de longs siècles au joug impi-
toyable des Turcs,
Parmi les terres serbes se trouvait la principauté florissante de Zêta,
qui tirait son nom du petit fleuve qui coule au sud du Monténégro
actuel, vers le lac de Scutari. Alors que tout cédait devant le Turc,
seule cette principauté se maintenait sous l'autorité de la famille prin-
cière des Balchidi. Petit à petit cependant elle voyait reculer ses fron-
tières; en 1478, c'était la prise de Scutari, au Sud; en 1483, la soumis-
sion de l'Herzégovine, au Nord. De tous côtés les ennemis encerclaient
le Monténégro. Jean Tchernoévitch, qui gouvernait alors le petit peuple,
se tourna vers Venise pour lui demander secours, mais celle-ci répondit
par un refus.
Jean Tchernoévitch, suivi de tout son peuple, dut alors abandonner
les plaines fertiles sur lesquelles ses ancêtres avaient vécu pendant
sept cents ans, pour se réfugier dans la montagne (1484). Caché au
milieu des rochers déserts, des gouffres et des abîmes, il entreprit de
défendre sa foi et sa liberté.
Il ne pouvait compter que sur une poignée d'hommes, mais braves
et résolus. Ils constituèrent une Société en se liant par une loi fonda-
mentale d'après laquelle aucun Monténégrin ne pouvait descendre
dans la plaine sans la permission du chef. Celui qui la transgressait
(i) Cet article a été écrit avant la guerre de 1914-1918. Nous croyons utile de le
publier, à titre d'information documentaire, au moment où le Monténégro rentre
dans le sein de la grande famille serbe. (N. D. L. R.) Pour plus de détails concernant
cet héroïque petit pays, on peut voir, entre autres, les deux ouvrages suivants :
G. Frilley et J. Wlahovitj, le Monténégro contemporain. Paris, Pion, 1876, in-12,
504 pages; A. MuzET, Aux pays balkaniques, Monténégro, Serbie, Bulgarie. Paris,
Pierre Roger, 1912, in-S", 236 pages, spécialement p. 23-69.
HISTOIRE POLITIQUE ET RELIGIEUSE DU MONTÉNÉGRO 1 89-
se déshonorait à tout jamais. Il se voyait revêtu d'habits de femme et
muni d'une quenouille, puis les femmes le chassaient du pays à coups
de quenouilles.
Depuis lors, pendant plus de quatre cents ans, le peuple monténégrin
tout entier garda et garde encore la remarquable et indestructible tra-
dition qui le caractérise. Le centre de la nation était le monastère bâti
par Jean Tchernoévitch à Cettigné, qui devint la capitale de la contrée.
Malgré cette fidélité, on comprend toutefois qu'il était impossible de
conserver d'une manière uniforme dans la masse du peuple cette
énergie extraordinaire que la position exigeait. De temps en temps
apparaissaient des faibles qui se séparaient de leurs frères ou qui fai-
saient entendre à Jean les mêmes reproches que les Juifs à Moïse :
« Pourquoi nous as-tu amenés ici ? »
Jean mourut en 1490. 11 eut pour successeur l'aîné de ses fils,.
Georges, qui avait épousé une Vénitienne. En 1489, cédant aux ins-
tances de sa femme, Georges était allé se fixer à Venise, mais il revint
à la mort de son père. Sous son règne, le plus jeune de ses frères
alla à Constantinople avec un groupe de Monténégrins et proposa
à Bajazet 11(1482-1512) de lui livrer sa patrie. Le sultan leur posa comme
condition de se faire musulmans, ce qu'ils acceptèrent. Ils s'unirent
aux Turcs et partirent avec eux à la conquête du Monténégro. Georges
fut d'abord heureux et les battit à la première rencontre. Cependant,
comme la situation empirait chaque jour, il résolut finalement de quitter
son pays et de se retirer à Venise. C'était en 15 16. 11 laissa le gouver-
nement entre les mains du métropolite, et depuis cette époque les deux
pouvoirs spirituel et temporel furent unis au profit d'un seul. Le
gouvernement du métropolite dura trois cent trente-six ans.
I. Les PRINCES-ÉVÊQUES,
On compte une vingtaine d'évêques à se succéder ainsi, pendant
trois siècles, dans la double mission de conserver la religion au sein
du peuple et de le mener au combat. Ceux qui s'illustrèrent le plus
furent ceux de la famille de Négocha, qui obtint, le pouvoir en 1687 et
le conserva pendant plus d'un siècle et demi. Le pouvoir avait des-
facilités si petites et amenait des soucis et des responsabilités tels que
personne ne le désirait et que ceux qui le détenaient n'avaient pas de
raison pour en abuser.
Les Monténégrins luttèrent contre les Turcs sans discontinuer et
avec acharnement. Leur histoire est une suite merveilleuse d'exploits-
190 ECHOS D ORIENT
héroïques d'une poignée de chrétiens défendant leur foi et leur liberté
contre les troupes innombrables des infidèles.
Les Turcs voulaient imposer de force leur autorité en percevant
certains impôts. Ils purent y réussir dans quelques endroits plus
accessibles, mais la lutte ne cessait pas pour cela. Les scènes les plus
terribles des autres peuples pâlissent, on peut le dire, devant la vie
des Monténégrins pendant les époques critiques. La Porte envoyait
sans cesse des hordes entières soumettre le Monténégro, mais toujours
elles venaient échouer contre les rochers infranchissables et les poi-
trines de fer des fils de la Montagne Noire.
C'est ainsi qu'en 17 12, sous l'évêque Daniel, 50000, d'autres disent
100 000 Turcs traversèrent la Zêta entre Spoujé et Podgoritza. La
population monténégrine ne dépassait pas 40000 âmes. Le 22 juin,
à l'aurore, Daniel attaqua le camp turc, composé de trois divisions de
12000 hommes chacune. L'évêque perdit 3 189 soldats, mais il tua
20 000 Turcs.
Voici comment le peuple a célébré cet exploit dans une vieille ballade :
Sérasker écrivit à Daniel : Envoie-moi ton impôt et trois de tes plus braves
comme otages, sinon je détruirai tout le territoire de la Morée jusqu'à la mer
par le feu et le glaive et je te prendrai vif et je te tourmenterai terriblement.
L'évêque lut la lettre et pleura amèrement. Il réunit les anciens. Les uns
disaient : « Paye-lui l'impôt », les autres criaient : « Au lieu d'impôt, envoie-lui
de nos pierres. » On résolut de se battre jusqu'au dernier homme. On jura qu'on
lui enverrait comme impôt une pluie de balles.
Après cela, trois Monténégrins se faufilent pendant la nuit dans le camp turc
et le traversent au milieu des dormeurs. Vouko, un des trois, dit aux autres :
« Retournez, moi je resterai pour aider notre œuvre. »Les deux autres reviennent
à Cettigné et ils disent : « Les Turcs sont si nombreux que, s'ils nous avaient
broyés tous les trois comme du sel, ils n'en auraient pas' eu assez pour un seul
repas.» Puis ils ajoutent, pour encourager les leurs, que la plupart des ennemis
étaient infirmes.
Et le peuple va à l'église, reçoit la bénédiction de son évêque et part pour le
combat, à la vie ou à la mort.
Et Vouko, pendant ce temps, persuada à l'ennemi de se placer près de la
rivière Vladania, lui affirmant que près de Cettigné il n'y avait pas d'eau.
Là, à l'aurore, une pluie de balles monténégrines réveilla tout le pays, et
pendant trois jours les Monténégrins poursuivirent et tuèrent les Turcs fugitifs.
Et voici comment l'auteur finit son poème:
Oh! mes frères serbes, et vous tous chez qui bat un coeur amoureux de la
liberté, réjouissez-vous! Notre ancienne liberté ne périra jamais tant que nous
combattrons et tant que nous défendrons notre bien-aimé Monténégro.
HISTOIRE POLITIQUE ET RELIGIEUSE DU MONTENEGRO I9I
Pour le plus grand bonheur du peuple monténégrin la Providence
lui donna, à la veille du xix^ siècle, le plus célèbre de ces princes-
évêques, Pierre \^^, qui prit le pouvoir en 1772. Ses compatriotes l'ont
surnommé Pierre le Saint. C'était un bel homme, doué d'un esprit
remarquable, de manières distinguées. En qualité d'évêque, de prince,
de législateur et de général, il dirigea heureusement son pays, au milieu
d'une lutte continuelle, pendant plus de quarante-huit ans.
Le gouvernement du Monténégro était alors tout à fait patriarcal. Le
prince remplissait à la fois les charges de pontife, de juge et de chef.
Il présidait aussi les réunions qui se composaient non de représentants,
mais du peuple entier. Les décisions prises dans ces réunions obligeaient
tout le monde comme des lois.
Ces assemblées (sbor) se tenaient en plein air; quand le tumulte
devenait trop grand, on sonnait les cloches de l'église voisine pour
rétablir le silence.
Pour la première fois, Pierre l^r publia, en 1796, des Dispositions pour
le gouvernement du Monténégro. Jusqu'alors le pays n'avait été gouverné
que d'après les coutumes anciennes restées purement orales. En 1798,
il désigna des juges, très habilement répartis, et en 1803 il publia le
complément du Code.
. Depuis l'avènement de Pierre l^r, on n'entendit plus parler de haratch,
ou impôts demandés par les Turcs.
Occupé continuellement par la lutte contre l'ennemi héréditaire,' Pierre
n'avait pu jusqu'alors s'occuper beaucoup des affaires ecclésiastiques.
Malgré la position difficile du pays et les combats incessants, il prit
soin, non seulement d'apaiser les différends qui éclataient assez souvent
parmi le clergé, mais aussi de veiller sur la bonne conduite de celui-ci
et l'accomplissement fidèle de ses devoirs. II défendit aux prêtres, entre
autres choses, de porter des armes à la ceinture et de se raser la barbe.
Dans une lettre au métropolite de Saint-Pétersbourg, Séraphim,
Pierre indiquait la grande utilité qu'il y aurait à propager une traduc-
tion serbe du Nouveau Testament parmi le peuple afin de le pénétrer
davantage de l'esprit chrétien (1826).
Pierre vivait encore quand le saint synode russe reconnut comme
autocéphale l'Eglise du Monténégro. 11 mourut le 18 octobre 1830 et
fut enseveli dans l'église de la Blagovéichénié, c'est-à-dire de l'Annon-
ciation, à Cettigné. Quatre ans après, il était canonisé.
En 1895, fut imprimé, avec l'approbation et la bénédiction du
métropolite Métrophane, l'office de Pierre I«'" le Saint, composé par le
métropolite serbe Michel.
192 ECHOS D ORIENT
Parmi nous, racontaient les Monténégrins à la fin du siècle dernier, il y a encore
des hommes qui ont vécu sous le gouvernement de Pierre le Saint. Ils ont
entendu ses discours, ils ont vu comment il vivait. Pendant cinquante ans
entiers il nous dirigea, il se battit pour nous, amena des ententes, et chaque
jour il marcha devant nous dans une pureté et une simplicité d'âme remar-
quables. 11 nous donna de bonnes lois et organisa notre pays. Il étenc^it
nos limites et fit fuir nos ennemis. Sur son lit de mort, il se tourna vers les
anciens et les exhorta à vivre tous en paix. Quand il était en vie, nous jurions
par lui.
Pierre !•"• eut comme successeur son neveu, Radoton, qui n'avait alors
que dix-sept ans. Le nouveau prince-évêque prit le nom de Pierre II.
II fut sacré évêque le 6 août 1833, à Saint-Pétersbourg, en présence de
l'empereur Nicolas l^"". Un témoin dit qu'il était de taille très élevée et
d'une très forte constitution. 11 était si bon tireur qu'il perçait un citron
après l'avoir jeté en l'air. Il n'avait encore que dix-neuf ans quand les
Turcs firent irruption vers Scutari, parce qu'il avait refusé de recevoir
un bérat de la Porte et de se reconnaître vassal de la Turquie. L'avant-
garde ennemie, composée de plusieurs milliers d'hommes, fut détruite
par une troupe de 800 Monténégrins. L'invasiofi turque cessa complè-
tement après cet échec.
Le nouvel évêque entreprit de lutter vigoureusement contre les
-désordres intérieurs et les vestiges des mœurs sauvages du pays.
Parmi ses dispositions judiciaires, il s'en trouve de particulièrement
•curieuses. C'est ainsi que les assassins devaient être fusillés, tandis que
les voleurs étaient pendus. Mais il fut difficile d'appliquer la première
de ces peines. L'usage de la vendetta était en effet enraciné au Monté-
négro, il obligeait les parents à tuer celui qui avait mis à mort un des
leurs. Pour que personne ne pût être réputé assassin, il fallut faire
exécuter les criminels par une troupe entière.
Le problème le plus important du règne de Pierre II fut l'organisation
intérieure qui favorisait beaucoup l'œuvre militaire.
Presque toutes les luttes qu'il supporta contre les Turcs finirent par
des victoires. En 1835, dix Monténégrins prirent d'une façon tout à fait
inattendue l'ancienne forteresse de Zabliak, jadis capitale de la Zêta; ils
s'y fortifièrent et résistèrent pendant trois semaines à 3 000 Turcs. A la
fin, l'évêque leur ordonna de céder, parce qu'il voulait éviter une nou-
velle guerre avec le sultan.
Ce géant était bien doué et avait étudié à Pétersbourg. On le sur-
nomma évêque-héros, prince et poète. Ses poèmes lui ont valu une
place très brillante dans la littérature slave.
HISTOIRE POLITIQUE ET RELIGIEUSE DU MONTÉNÉGRO I93
Voici le portrait qui a été tracé de lui :
Il est tantôt chef, l'épée à la main, à la tête de ses compagnies, exemple vivant
de bravoure guerrière, tantôt juge inflexible, ordonnant de mettre à mort les
malfaiteurs, tantôt enfin prince-gouverneur, gardant son indépendance de
toute souillure.
II. Séparation des deux pouvoirs.
Pierre II fut le dernier prince qui centralisa en sa personne l'autorité
civile et religieuse. Son neveu, Daniel Pétrovitch, qui lui succéda, ne
voulut pas recevoir la consécration épiscopale. L'Assemblée nationale
consentit à la séparation des pouvoirs civil et religieux. Daniel désigna
comme métropolite Nicanor Ivanovitch, qui fut sacré évêque à Saint-
Pétersbourg en 1856. Ainsi s'éteignit la lignée des princes-évêques. Ils
avaient rempli leur mission.
Pendant son gouvernement assez court, Daniel resta fidèle aux tradi-
tions de ses prédécesseurs. Son but principal fut d'affermir l'ordre
intérieur. Dans la lutte contre Omer-Pacha (i 832-1 853), les Monténé-
grins justifièrent une fois de plus la gloire militaire de leur pays. Sous
la direction de vaillants chefs, ils battirent les Turcs malgré l'infériorité
de leur nombre et de leur armement.
Pendant la guerre de Crimée, Daniel garda une neutralité complète.
Cette attitude occasionna une guerre civile, et c'est à grand'peine qu'on
évita la séparation de la Berda d'avec l'ancien Monténégro.
Au mois de mai 1858, Mirko, frère de Daniel, fit revivre à Grabovo
les vieilles traditions de la gloire guerrière des Monténégrins. Sans
canons, les montagnards s'élancèrent sous ses ordres sur l'artillerie
turque et la détruisirent.
La victoire de Grabovo émut fortement les sujets chrétiens du sultan.
Mais les grandes puissances vinrent subitement au secours de la Porte
et protégèrent l'immense empire turc contre le tout petit Monténégro.
Celui-ci dut fléchir devant les décisions des diplomates. Cependant la
Commission qui siégea à Constantinople lui permit de profiter des
frontières que les derniers événements lui avaient données. En 1859,
elle réussit, malgré la protestation d'Ali Pacha, à faire assister aux déli-
bérations le représentant du Monténégro. Au Congrès de Paris, les
puissances résolurent de donner à ce pays une issue vers la mer, mais
à la condition qu'il reconnaîtrait la suzeraineté de la Porte. Daniel
voulait se soumettre à cette exigence, mais le peuple s'y opposa
énergiquement.
Échos d'Orient. — T. XIX. 7
194 ÉCHOS D ORIENT
Au mois d'août 1860, le prince fut tué au bord de la mer, à Cattaro.
Son corps fut transporté dans une église où, pendant plusieurs
semaines, se succédèrent ses sujets éplorés.
m. Le roi Nicolas.
A Daniel succéda son neveu Nicolas, le roi actuel. En montant
sur le trône, ce prince se proposa deux buts : i» civiliser son peuple,
et 2° délivrer complètement les terres serbes du joug des Turcs.
A peine au pouvoir, il fut entraîné contre son gré dans une guerre avec
la Turquie. La lutte fut terrible, mais sa vaillance sortit victorieuse de
toutes les difficultés. Lors de la guerre russo-turque, les Monténégrins
sont de nouveau au premier rang de ceux qui luttent pour la liberté du
slavisme. Enfin, Nicolas eut l'honneur de commencer la lutte finale
contre les Turcs en 19 12 et de voir toutes les terres serbes rendues
à la liberté, La défaite de l'Autriche-Hongrie a permis l'affranchissement
de tous les frères irrédimés, mais il faut bien reconnaître qu'il se
montra d'une faiblesse intéressée devant les exigences de Vienne (1915).
Après la mort de Daniel l^i', le métropolite Nicanor avait donné sa
démission. Le prince Nicolas désigna alors Hilarion Roganovitch, qui:
fut sacré évêque à Saint-Pétersbourg en 1863.
C'est sous ce prélat que s'ouvrit à Cettigné l'école théologique
destinée à former des candidats à la prêtrise.
Le Monténégro s'étant annexé le territoire de la Berda et ayant poussé
ses frontières jusqu'à l'Herzégovine, Nicolas créa en 1878 une nouvelle
éparchie, celle de Rachko-Zahoumska. Le siège en fut établi au monas-
tère d'Ostrog, et le premier évêque fut Bessarion Lioubitza.
A la mort d'Hilarion Roganovitch (1882), Nicolas choisit pour lui
succéder ce même Bessarion. Le nouveau métropolite essaya d'établir
dans son pays un synode sur le modèle de celui de Zara en Dalmatie,
mais il ne put y réussir. Il ne gouverna d'ailleurs pas longtemps sa
métropole et mourut en 1884. Son successeur fut Métrophane Ban, qui
fut sacré évêque à Saint-Pétersbourg en 1885.
IV. Situation ecclésiastique actuelle.
Telle est, brièvement esquissée, l'histoire politico-religieuse du
Monténégro.
Aujourd'hui, le métropolite monténégrin n'a plus le pouvoir civil,,
mais cela ne l'empêche pas déjouer un rôle considérable dans le pays..
HISTOIRE POLITIQUE ET RELIGIEUSE DU MONTÉNÉGRO I95
Aucun acte important ne s'accomplit sans qu'il soit consulté, et le
peuple le vénère profondément. Il ne reçoit aucun traitement du gou-
vernement et ne vit que des revenus ecclésiastiques provenant de la
ocation des terres des monastères de Cettîgné et d'Ostrog. Ces revenus
assurent aussi le service du culte dans toutes les églises du royaume.
L'extrême pauvreté des églises monténégrines prouve que ces revenus
sont insuffisants.
On s'en fera une idée en lisant la description de la cathédrale de
Cettigné faite par un témoin, il y a une trentaine d'années :
Elle est aussi grande qu'une chambre; il n'y a de place que pour le prince,
la princesse, quelques sénateurs et des étrangers. La garde se tient à la porte
et le peuple s'amasse autour de l'édifice. Les icônes sont en petit nombre; par
contre, sur les murs on voit, à côté des reliques de Pierre le Saint, beaucoup
de pistolets, de revolvers et de yatagans.
Et le même témoin dit encore :
Le métropolite en habits usés se tenait debout sur un vieux tapis, les prêtres
étaient chaussés de t^arvouli (mocassins) et on entrevoyait des revolvers sous
leurs habits.
La situation s'est un peu améliorée dans la capitale, mais elle laisse
toujours à désirer dans les campagnes. Actuellement, la cathédrale
possède un assez grand nombre d'ornements, tous offerts par la muni-
ficence des tsars de Russie ou par les Slaves de diverses villes, surtout
par ceux de Moscou.
Le bas clergé atteint le chiffre de 500 membres environ : les simples
prêtres sortent tous des rangs du peuple et s'en distinguent bien peu;
souvent même ils ne portent pas l'habit ecclésiastique en dehors des
cérémonies du culte. Tout leur savoir consiste à lire les livres litur-
giques et à observer les rites de l'Église.
Les jours de fête, il n'y a pas encore bien longtemps, on pouvait
rencontrer dans les rues de Cettigné un prêtre au manteau noir orné
de décorations militaires, portant fièrement une belle barbe brune et
laissant voir à tout le monde sa large ceinture rouge. C'était Stépho
Kapitzine, le premier prêtre de la capitale. Que de fois, dans les com-
bats avec les Turcs, ne s'était-il pas jeté aux premiers rangs, Tépée
d'une main et le drapeau de l'autre, pour entraîner ses compatriotes!
La vie monastique ne put jamais se développer beaucoup au Monté-
négro, qui avait sans cesse à lutter pour conserver son indépendance.
Les quelques anciens monastères qui restent sont presque tous inha-
196 ÉCHOS d'orient
bités. Le service religieux y est assuré par de simples prêtres. Les
deux couvents les plus remarquables sont celui de Cettigné et celui
d'Ostrog.
Le premier, bâti par Jean le Noir ou Tchernoévitch, en 1484, fut
détruit deux fois : le prince Daniel le rebâtit, mais en le plaçant dans
un endroit plus élevé; il en fit une sorte de citadelle contre les invasions-
turques. L'extérieur est remarquable. On y voit deux monastères, l'un
inférieur, l'autre supérieur; les voûtes cintrées, non ornées, s'appuient
sur des colonnes basses et minces. Toutes les constructions, même
l'église, sont d'une architecture primitive. La tour carrée qui s'élève
au-dessus du monastère ressemble plus à un colombier qu'à un clocher.
Au monastère même est adossé un édifice d'architecture plus
moderne; le sous-sol sert de prison pour les femmes, le premier étage
est une école primaire, le second est le logement de l'évêque et de
l'archimandrite, La petite église possède des vases et des ornements
sacrés d'une grande richesse pour la plupart offerts par le tsar de
Russie. Cette église n'aurait rien de remarquable si elle ne contenait les
restes de trois hommes illustres du Monténégro. Des deux, côtés de
l'entrée sont les tombeaux de Daniel et de son frère Mirko Petrovitch,,
le père du roi Nicolas. Le troisième tombeau contient les reliques de
Pierre 1er, que les Monténégrins vénèrent comme un saint depuis
quatre-vingts ans. Aux grands jours de fête, on découvre ces reliques,
et les Monténégrins de toute la région y viennent en pèlerinage.
Cependant, on remarque qu'un plus grand nombre de pèlerins
viennent visiter le monastère d'Ostrog, situé non loin de la bourgade
récente de Danilograd. Pour s'y rendre, on marche d'abord dans une
plaine, le long de la Zêta, que l'on traverse à gué oii en barque, puis on
entre dans les sombres montagnes où se trouve le monastère. On
y voit, comme à celui de Cettigné, deux divisions. Le monastère infé-
rieur possède un vaste caravansérail où s'arrêtent les pèlerins, une petite
église et différentes constructions. A vingt minutes de là, se trouve le
monastère supérieur, bâti à l'endroit le plus désert de la montagne, au
fond d'une vaste caverne que domine un immense rocher à pic. C'est là
qu'en 1857 Mirko Pétrovitch tint en échec les Turcs. Ce monastère
renferme des reliques de saint Basile et les pèlerins de presque tous les
pays balkaniques viennent les vénérer.
La veille de la Trinité, toutes les hôtelleries du monastère se rem-
plissent de gens; les uns dressent des tentes, tandis que les autres
logent à la belle étoile. Des marchands de Scutari et de Podgoritza
organisent des étalages. Tout pèlerin se croit obligé d'apporter quelque
HISTOIRE POLITIQUE ET RELIGIEUSE DU MONTÉNÉGRO I97
offrande au Saint ; le riche donne de l'argent ou quelque objet précieux;
le pauvre, un vêtement ou quelque ustensile de ménage. Quand la
fête est terminée, on ramasse les cadeaux en nature et on les vend aux
enchères; la somme qu'on en retire atteint parfois 600 francs; elle
va rejoindre dans le trésor de saint Basile les trois ou quatre mille flo-
rins des pèlerins riches. Quand le roi n'assistait pas personnellement
à la fête, il s'y faisait représenter par le président de l'Assemblée ou
par quelque prince de la famille royale. Cependant, il venait le plus
souvent à la cérémonie, qui lui fournissait un excellent moyen de pro-
pager l'influence de son pays dans les provinces voisines habitées par
des Slaves. Aussi les Turcs faisaient-ils subir toutes sortes de vexations
aux habitants de la Macédoine qui allaient au Monténégro pour vénérer
les reliques.
Le monastère d'Ostrog possède de grandes étendues de terres et de
forêts, également mal exploitées. Les revenus, qui se montent à une
vingtaine de mille francs, sont employés aux besoins religieux du
royaume.
V. Ecoles, littérature, coutumes populaires.
C'est au monastère inférieur d'Ostrog que se trouve le principal éta-
blissement scolaire du royaume, le Séminaire. II fut établi après un
voyage du prince Nicolas en Russie et avec un capital donné par le tsar.
Il avait d'abord été établi dans l'ancien palais épiscopal, à Cettigné»
Le remarquable littérateur et théologien Milan Kostitch réussit, pendant
son rectorat de trois ans, à donner au Séminaire l'allure d'un établis-
sement sérieux. C'est en 1873 qu'eut lieu le transfert à Ostrog. Dans
ce coin retiré, les jeunes Monténégrins reçoivent une éducation variée :
grammaire, histoire, sciences, théologie, etc. Ils sont tous destinés
à être prêtres ou instituteurs.
Pierre II fut le premier à ouvrir deux petites écoles. Plus tard, son
successeur Daniel constitua dans son palais une petite association de
jeunes gens des meilleures familles, dont il dirigea lui-même les_ tra-
vaux et les efforts. Sous le prince Nicolas, l'instruction se développa,
surtout grâce à la constance remarquable de Milan Kostitch. Dans
l'espace de trois années, il réussit à préparer 40 élèves, qui par leurs
connaissances surpassaient tous leurs devanciers. Aujourd'hui, presque
tous les villages ont une école. On en compte plus de 200. Les Monté-
négrins se décidèrent très lentement à payer des professeurs. On fixa
finalement la somme de 120 thalers (450 francs) par an pour chacun.
198 ÉCHOS d'orient
C'était beaucoup pour un pays où les membres de l'Assemblée nationale
se contentaient de 600 francs.
Mentionnons aussi l'institut des filles, placé jadis sous la haute pro-
tection de la tsarine de Russie et sous la surveillance de la princesse
monténégrine Miléva. H fut fondé après le séjour du prince Nicolas
à Pétersbourg. 11 y a deux lycées de jeunes gens à Cettigné et à Podgo-
ritza. Dans les écoles monténégrines, on parle et on enseigne le dialecte
serbe du pays. Au Séminaire, on apprend aussi le slave.
Les Monténégrins n'ont pas oublié que c'est au milieu d'eux que les
livres liturgiques slaves apparurent pour la première fois ; or, ce sont
les premiers monuments de la littérature slave où est employé l'alphabet
cyrillique. C'est à Georges Tchernovitch, fils de Jean Tcherni, que
revient l'honneur de ces premières éditions (vers 1490). Les livres
liturgiques étaient imprimés au Monténégro et envoyés delà en Russie.
En 1591, l'imprimerie fut détruite par le vandalisme turc. Ce n'est que
sous Pierre II qu'elle fut de nouveau organisée, mais elle n'eut pas une
aussi longue existence. Sous Daniel, les Monténégrins, attaqués par les
Turcs et n'ayant plus de balles, se virent obligés de couler les caractères
pour en faire des projectiles. Depuis une quinzaine d'années, il existe
à Cettigné une imprimerie, qui édite le journal Glas Tc})ernogort:{a
(Voix du Monténégro), d'abord hebdomadaire, puis quotidien. Quant
aux livres liturgiques, on les achète désormais à Belgrade.
La vie religieuse du peuple donne lieu à d'intéressantes remarques.
Enfermé, enclavé dans ses montagnes, le peuple monténégrin a gardé
fidèlement toutes les coutumes religieuses qu'il a héritées de ses
ancêtres, mais il les a malheureusement altérées sous l'influence de
l'islam.
Chaque maison a son saint patron, dont le jour de fête est célébré
avec une solennité extraordinaire. On invite à dîner tous les parents
et amis. Les membres de la famille ne prennent pas place à table, ils
servent leurs hôtes et mangent après eux. Cet usage est observé par
tout le monde, excepté par le roi. En effet, au palais c'est le prince
héritier qui doit assurer le service. Au milieu de la table, on dépose
dans chaque famille un grand pain de seigle, dans lequel est planté un
cierge bénit. Il est sévèrement défendu d'allumer quoi que ce soit à sa
flamme.
Les Monténégrins aiment beaucoup les processions religieuses :
hommes et femmes y prennent part. Ces cérémonies s'accomplissent
quand on doit vénérer des reliques, quand on bénit la moisson ou
l'eau, et quand on fait un vœu.
HISTOIRE POLITIQUE ET RELIGIEUSE DU MONTÉNÉGRO I99
VI. Activité du métropolite Métrophane.
Le dernier métropolite, Métrophane, s'est tracé un vaste programme
pour le développement religieux de son peuple. Une de ses plus sages
mesures a été de donner un traitement à chaque prêtre. Ceci mit fin
aux tristes querelles occasionnées par les offrandes volontaires des
fidèles. Cette mesure suffirait à faire ressortir les talents d'administra-
teur du métropolite. Il s'est occupé en même temps de littérature, et.
surtout de la traduction en langue serbo-monténégrine d'ouvrages théo-
logiques russes. Il trouva un collaborateur très actif dans la personne
du protodiacre de la cour, Philippe Raditchévitch, poète et écrivain
remarquable, dont les œuvres sont très appréciées. L'histoire de, sa,
patrie lui sert de thème inépuisable pour ses compositions poétiques. _
Notons, en passant, que le roi Nicolas est aussi un poète distingué..
Ses œuvres jouissent d'une grande notoriété dans le monde slave.
« '
J. Chichkof.
Le cou\)enl b^jantin de femmes à Prinkipo
(0
Le promeneur en villégiature à Prinkipo qui, d'un pas nonchalant,
fait le petit tour de l'île ne tarde pas à arriver, dès qu'il a quitté les
dernières maisons du village, au pont de pierre situé dans le quartier
de Maden (à la mine). Ce quartier, intéressant à plusieurs points de
vue, renferme une exploitation de fer abandonnée, avec les substruc-
tions de hauts fourneaux qui ont été presque entièrement détruits.
Les vieillards se rappellent fort bien encore ses débuts assez brillants
et le toile général qui s'ensuivit parmi les habitants et les visiteurs
de Prinkipo, lorsque les hautes cheminées commencèrent à vomir, du
matin au soir, et toute la nuit, des torrents de fumée qui ne tardèrent
pas à mettre du noir sur toutes choses, sur les plantes, dans le ciel
pur et... dans les cœurs. Aussi les beaux caïques à quatre rameurs, qui
de l'échelle de Top-Hané menaient chaque soir avec diligence les villé-
giaturants, les riches commerçants grecs et arméniens pressés de revoir
leurs familles, ne tardèrent pas à venir moins nombreux. Décidément
on abandonnait la grande île, au profit de Halki particulièrement qui
connut vers 1840- 1850 quelques années de gloire arrachées à Prinkipo.
Les protestations de tous et peut-être aussi les affaires peu brillantes
de la mine rendirent plus patent le barbarisme que l'on avait commis,
et la mine fut abandonnée. D'ailleurs, le service des bateaux, qui date
de 1846, en facilitant le voyage, redonna à Prinkipo un renom et une
vogue qu'elle a reconquis de nos jours. Si j'ai parlé de- la mine, c'est
qu'elle a eu une influence néfaste, non seulement pour l'île de Prinkipo
elle-même, mais aussi et spécialement sur des ruines très anciennes qui
se trouvent dans les environs immédiats. Ces ruines, que chacun
connaît sous le nom de « Camarès », nom générique d'ailleurs que
nous retrouvons souvent et qui veut désigner, dans le langage popu-
laire, des voûtes anciennes, ces ruines, dis-je, étaient très importantes
encore au début du xix^ siècle. Les voyageurs et la tradition conservée
dans certaines, familles patriciennes nous montrent ces ruines fort
imposantes, ayant gardé quelque aspect de leur grandeur passée. Mais,
pour notre malheur, les mineurs et la mine vinrent, et comme
à Stamboul, où aucun progrès municipal ne peut être fait qu'aux
dépens de Byzance, et où toute amélioration moderne est entachée
(i) Conférence donnée au syllogue littéraire grec de Constantinople, le 16 mars 1919.
LE COUVENT BYZANTIN DE FEMMES A PRINKIPO 20I
d'un barbarisme, les ingénieurs se servirent des pierres des ruines des
Camarès pour élever les hauts fourneaux, les cheminées et les habi-
tations. De plus, ils élevèrent une grande partie de ces bâtiments sur
les substructions des Camarès, détruisant 'a jamais ce qu'ils auraient
dû respecter. Et le promeneur qui, avant de passer sur le pont de
Maden, s'égare dans le petit sentier à main gauche vers le bord de la
mer, voit quelques substructions à l'aspect ancien quasi couvertes de
scories de fer et de minerai non utilisées. Ce sont les restes des hauts
fourneaux de la mine. S'il continue son chemin, il arrive bientôt à la
porte d'une modeste maisonnette en bois, au milieu d'un agreste
jardin, entouré d'une barrière composée d'éléments hétéroclites. C'est
la demeure d'un laitier. Si le promeneur, intrigué par la présence de
nombreux murs ruinés, contourne la maison et se dirige le long de la
mer. il arrive bientôt à une maisonnette en pierre, précédée de sub-
structions en forme de voûtes et de ruines anciennes. Si le promeneur
est doublé d'un amateur, d'un curieux des choses archéologiques et
historiques, il rayonnera autour de ces deux maisons et il ne tardera
pas à découvrir dans cet assez vaste terrain, qui va de la route de
Maden à Saint-Nicolas et à la mer sur une longueur de quatre cents
mètres depuis le pont, tout un monde de ruines intéressantes, pré-
sentant un ensemble assez curieux et assez complet. Des colonnes
gisent çà et là; des débris de sculpture, des morceaux de moulures et
de marbres, des fragments de briques avec inscriptions gisent sur le
sol, enguirlandés de plantes aromatiques. Dans la mer, il observera des
fondations de murs; sur la route de Saint-Nicolas, il verra une espèce
de vaste tour. A n'en pas douter, il se trouve en présence d'un de ces
fameux témoins du passé qui pourrait en conter long sur les vicissi-
tudes qu'il a endurées.
Ce que notre promeneur vient de découvrir, ce sont les restes du
grand couvent de femmes de Prinkipo : il n'y a aucun doute à ce
sujet, car tous les auteurs sont d'accord. D'ailleurs, il n'existe aucune
autre ruine byzantine visible dans les environs avec laquelle il puisse
y avoir confusion. D'après les textes anciens, les « Camarès » occupent
bien l'emplacement du couvent de femmes; donc tout cet immense
développement de substructions qui avoisine les « Camarès » fait
partie intégrante de l'antique couvent. Quand, il y a quelques années,
je parcourus moi-même le terrain, je fus frappé de certains détails
d'architecture visibles dans les ruines; puis le plan même des substruc-
tions, avec ses immenses développements, attira mon attention. Après
un examen attentif, je parvins à concevoir le plan général : la chapelle,
202 ECHOS D ORIENT
les cellules, les dépendances, le port, la citerne, etc.; aussitôt il me
vint à l'idée de faire une étude plus approfondie des ruines.
En 1916, lors d'un séjour prolongé que je fis à Prinkipo, j'eus le
loisir de mettre à exécution mon projet, et ce sont les résultats de
celui-ci que j'ai l'honneur de vous soumettre aujourd'hui.
Les terrains renfermant les ruines du grand couvent de femmes
appartiennent au couvent actuel de Saint-Georges. Celui-ci en est le
possesseur depuis un temps immémorial, qu'il ne m'a pas encore été
possible de déterminer avec exactitude. Les substructions, plus consi-
dérables qu'on a bien voulu le dire, accusent un développement de
façade de 250 mètres environ et longent la côte avec laquelle elles sont
presque toujours parallèles. L'étude du plan que j'en ai dressé permet
de se faire une idée assez exacte de ce qu'était le fameux couvent.
D'ailleurs, je dois lé dire, et cela constitue toujours pour moi un sujet
d'étonnement, à l'heure qu'il est, on est loin d'être complètement fixé
sur les plans affectés par les couvents byzantins. Aussi l'élaboration du
plan du couvent de femmes de Prinkipo, tout incomplet qu'il soit,
ayant été fait sans l'aide de fouilles, apporte une première pierre à l'étude
de l'architecture des monastères de Constantinople. En règle générale,
dans tout couvent, l'église ou la chapelle constitue l'Ame des édifices;
tout est subordonné à elle, tout rayonne autour d'elle, les bâtiments
et les jardins, comme les yeux et les pensées des humbles caloyers ou
caloyères. Quelle que soit la forme du monastère, carrée ou rectan-
gulaire, en ligne droite ou en éventail, l'église occupe le centre des
bâtisses. Au grand couvent de femmes de Prinkipo, le plan, dans sa
forme actuelle visible, affecte une ligne incurvée selon les caprices de
la rive. Trois groupes sont distincts : deux sur le bord de la mer et
dans le prolongement l'un de l'autre ; le troisième est constitué par la
citerne. Le premier groupe, de beaucoup le plus important, renferme
des chambres voûtées, d'où son nom actuel de « Camarès ». Ces
voûtes, ou plutôt cette voûte, car il n'en reste plus qu'une intacte,
<:ommuniquaient auparavant avec deux autres voûtes dont la paroi
intermédiaire a disparu, au moyen de trois portes actuellement murées.
Un examen approfondi nous révèle immédiatement que nous sommes
en présence des sous-sols de l'église du couvent. L'église affectait la
forme d'une basilique à trois nefs précédées de deux narthex, et devait
avoir deux rangées de trois colonnes séparant les nefs entre elles. Sa
largeur était de 13 mètres, dont 4^,50 pour la voûte du milieu et
3 mètres pour les bas côtés. Sa longueur, depuis le mur du narthex
jusqu'à la séparation précédant l'autel, était de 14 mètres environ. Les
LE COUVENT BYZANTIN DE FEMMES A PRlNKiPO 207
murs de l'abside ont disparu, mais il est certain que des fouilles même
peu profondes nous mettraient en possession complète du plan de
l'abside. Ces voûtes, qui actuellement servent de grange à paille et de
jardin, devaient être des dépendances du couvent pour les provisions :
c'est l'impression que l'on a à voir les nombreuses petites chambres qui
s'ouvrent dans la nef de droite. Les deux narthex sont visibles dans
leurs formes exactes, car, à cet endroit, les ruines montrent le sous-
sol et le rez-de-chaussée. Ces deux narthex, de 2^,50 de largeur, étaient
percés de trois portes qui correspondaient aux trois portes de l'église
et donnaient de chaque côté sur les corridors aboutissant aux cellules
des religieuses. Outre ce plan typique des basiliques des premiers
siècles, les détails d'architecture, la distribution des portes et des piliers,
l'inclination de 15 degrés à partir de l'Est vers le Sud, nous prouvent
que nous sommes bien en présence de l'église du couvent. Le niveau
de ce sous-sol n'est guère que d'un mètre au-dessus de la mer.
Ce qu'il y a de remarquable dans le plan du couvent, c'est la situa-
tion symétrique et presque homothétique des cellules, placées de chaque
côté de l'église, comme les ailes étendues d'un oiseau par rapport au
corps de l'animal, et cela sur un développement de 70 mètres environ
de chaque côté. Le plan des ruines actuelles des cejlules nous montre
une suite de sous-sols affectant la forme de corridors variables mais
alternés de 2^,'yO à 4^,50, des deux côtés de l'église. On est. naturel-
lement amené à songer que les cellules n'avaient pas de fenêtres donnant
sur la mer, à part peut-être celles de l'extrémité du corridor, et que
toutes les autres prenaient jour dans les couloirs de service. Cette sup-
position découle de l'étude du plan, et cela n'a rien d'invraisemblable
pour qui a pu soulever un coin du voile mystérieux des cloîtres byzan-
tins. En tout cas, l'état actuel des ruines ne permet pas de déterminer
les dimensions des cellules, ni leur nombre; mais des fouilles, même
superficielles, nous mettraient en possession de presque tous les secrets
architectoniques que recèlent les terres accumulées. Les ailes du
couvent étaient-elles munies d'un corridor central sur lequel venaient
aboutir les couloirs latéraux desservant les cellules? je le crois, mais
ce n'est qu'une simple hypothèse, que des fouilles, espérons-le, ne tar-
deront pas sans doute à vérifier. Quoi qu'il en soit, une basilique
de près de 160 mètres carrés pouvait bien contenir au moins 300
à 400 personnes, ce qui laisse supposer que ce couvent méritait bien le
nom qu'on lui donnait de grand couvent de femmes de Prinkipo.
Entre le couvent proprement dit et le deuxième groupe de substruc-
tions, il y a un espace vide où les terres forment une espèce de
204 ECHOS D ORIENT
vallée légèrement encaissée (comme le prouvent les courbes de niveau),
et où on ne rencontre aucun vestige de ruines. C'était probablement
un jardin ou un espace ménagé pour séparer l'habitation des religieuses
d'avec celle de la domesticité masculine qui était absolument néces-
saire, surtout vers les derniers siècles.
C'est dans ce deuxième groupe que se trouvait le port ou débarcadère
du couvent, qui devait constituer la seule porte ouverte du côté de la
mer. On distingue très bien encore l'endroit abrité où abordaient les
galères; il me semble voir la galère apportant à la hâte les tristes restes
royaux de la grande Irène : il me semble entendre aussi les cris de joie
des bateliers abordant à l'échelle du cloître et venant chercher la
caloyère Euphrosyne, sur l'ordre du Basileus Michel le Bègue, qui
voulut faire de cette religieuse, cloîtrée depuis son enfance, la com-
pagne de son trône. Que de grandeurs déchues! que de larmes amères,
que de sentiments contradictoires n'a pas vus ce port monastique! Nul
ne le saura jamais exactement. L'extrémité de ce groupe est terminée
par les murs de base d'une terrasse, dont le pied baignant dans la
mer est encore très visible. La domesticité masculine nécessaire pour
les gros travaux, pour la garde des portes et des murs, habitait près
du port. Le couvent devait posséder une galère qui allait chercher
à Byzance les denrées pour l'entretien de la communauté; tout cela
nécessitait des bras puissants habitués aux rudes travaux; sans
compter que ces hommes avaient parfois à défendre les nonnes contre
les attaques toujours possibles des brigands. Du côté de la mer, il y
avait un grand mur, dont les bases sont encore visibles et qui devait
régner tout le long des bâtiments à une hauteur défiant toute attaque;
ces murs étaient sans doute crénelés et donnaient au couvent l'aspect
d'un redoutable château fort.
Le troisième groupe de ruines est constitué par une citerne cylin-
drique de 18™, 30 de diamètre intérieur, distante d'environ 120 mètres
de réglise, et dans l'axe de celle-ci. Actuellement, elle est comblée en
grande partie de terres ravinées, mais on distingue très bien l'escalier
qui aboutissait à une espèce de plate-forme intérieure. Elle devait être
couverte afin de pouyoir fournir le monastère d'eau potable, celle-ci
manquant totalement dans l'île de Prinkipo. Entre la citerne et l'église,
quelques pans de murs isolés, des colonnes et d'autres débris paraissent
çà et là. C'est dans cet espace que devait se trouver le cimetière; il fut
plusieurs fois profané, et peut-être que des fouilles heureuses nous
feraient retrouver la tombe d'Irène, respectée par les Latins, mais pro-
fanée par les conquérants qui les suivirent, ainsi qu'une foule de stèles
LE COUVENT BYZANTIN DE FEMMES A PRINKIPO 20^
de nobles dames qui finirent leur vie dans la pénitence et la contrition.
L'histoire nous apprend que le couvent de femmes de Prinkipo fut
élevé sous Justin dans le courant du vi« siècle, et restauré par la grande
Irène vers la fin du viii^ siècle. 11 est hors de doute que la restauration
d'Irène fut aussi un agrandissement; en tous cas, les substructions
visibles des « Camarès » portent bien l'empreinte du vi« siècle. Les
briques des arcs, au lieu de continuer régulièrement à rayonner jusqu'à
la retombée du montant des portes, s'arrêtent à une inclinaison de
30 degrés et deviennent horizontales. On rencontre cette façon de
construire dans tous les bâtiments des vi«, vu* et viii* siècles, spécia-
lement à Odalar Djâmi, à Bodroum Djami, et même dans les grands
palais édifiés par Basile. Détail curieux : l'on remarque, dans les arcs
des portes, de grandes briques de 0^,50 X o^,}2, comme à Bodroum
Djamr. A part ces deux constructions, je n'ai jamais rencontré la brique
de o'Mj^G X 0^,32 nulle part ailleurs. Le bâtiment réservé à la domes-
ticité porte bien des traces du viii* siècle dans les lits de briques, de
sept briques, dont quatre apparentes, les trois autres étant en rétrait
de 5 centimètres et recouvertes entièrement avec du mortier. Un point
intéressant à noter également, c'est l'emploi des chaînages en bois pour
soutenir les murs maritimes. N'en déplaise à plusieurs byzantinistes,
qui ne se sont pas toujours donné la peine d'étudier sur place les
palais existants, si les Byzantins ont utilisé les briques pour chaîner
les murs en leur donnant une grande élasticité, ils employaient aussi
le chaînage en bois dans la maçonnerie. Ces chaînages en bois sont
constitués par des poutres de chêne d'environ 20 centimètres de côté,
placées toujours par paires d'une manière régulière dans le mur, de
telle façon que le mur soit divisé en cinq parties égales et que la force
des chaînages soit uniformément répartie. Ces chaînages sont le plus
souvent noyés dans le ciment; cependant, dans les tours carrées de
l'enceinte de Constantinople, les chaînages en bois sont enfermés dans
une armature de briques qui ajoute encore à leur puissance. De fait, je
n'ai jamais rencontré de chaînage en bois dans les murs droits. Cepen-
dant, au grand couvent de femmes de Prinkipo, tous les murs des
dépendances touchant au port sont chaînés; il n'y a rien là qui doive
surprendre, car partout où une poussée violente extérieure pouvait se
faire, on renforçait le mur par des chaînages de ce genre. Et que la
poussée soit faite au moyen de béliers ou de bombardes, comme c'était
le cas possible pour les tours de la ville, ou par les secousses violentes
des vagues de la jner, la nécessité de renforcer ces murs était évidente.
En tout cas, quoique la construction des murs soit faite dans le style
206 ÉCHOS d'orient
classique byzantin, l'appareillage des murs de soutènement de l'église
laisse un peu à désirer. Des fragments de briques sont fréquemment
intercalés, verticalement ou horizontalement, entre les assises de
pierres : ce qui atténue beaucoup la régularité rigide des belles cons-
tructions de l'époque. Cependant, telles qu'elles sont, les « Camarès »
constituent un des rares exemples de ces grands monastères qui eurent
tant d'influence sur la civilisation byzantine. A ce point de vue-là, et
dans le but d'illustrer aussi des études comme celles de Zhisman :
Das Stifterrecht ; de Nissen : Die Regelung des Klosterwesens in Romaër-
r-eiche; de l'abbé Marin : les Monastères de Constantinople ; de Ferradou :
les Biens des Monastères à By^^ance, il y aurait lieu d'exhumer, par des
fouilles intelligentes, les restes de ce grand couvent où tant de hautes
destinées sont venues s'éclipser de la scène du monde.
L'histoire intérieure de ce grand couvent ne sort guère de la vie
ordinaire de ces sortes d'institutions. Les auteurs byzantins n'ont pas
été très curieux de ce qui se passait derrière ces murailles saintes. Tou-
tefois, le monastère ayant été l'asile de très hautes pénitentes, grâce
à elles, on peut suivre son histoire à travers les siècles.
Le grand couvent fut construit sous Justin II, qui régna de 565 à 578..
Les fragments de briques retrouvés nous indiquent, comme date de
leur fabrication, la 6^ indiction. Or, Justin II monta sur le trône en 565,
c'est-à-dire entre la 13e et la 14^ indiction de la 17e série, et termina
son règne en 578, entre la ii^ et la 12^ indiction de la i8e série ; son
règne n'a eu qu'une seule indiction qui porte le rang de 6^, et cette
dernière se trouve dans la \^^ série, dans les années 572 et 573. Nous
concluons donc que, si les fragments de briques retrouvés appar-
tenaient à l'époque de la construction et non à la restauration d'Irène,
on est porté à fixer la date de la construction du monastère à 573-574
ou, en tout cas, peu après.
Ce point, qui a, certes, son importance, ne pourra cependant être
établi d'une manière définitive, que le jour où des fouilles méthodiques
nous mettront en possession de nombreux fragments de briques
variées.
De 573 au règne de l'impératrice Irène, le couvent ne fait pas trop
parler de lui. A quelle date la restauration eut-elle lieu? La découverte
de briques à inscriptions nous l'apprendra peut-être un jour; mais il
faut supposer que c'est vers la fin de la vie d'Irène, lorsque, minée par
la maladie, elle entrevit le terme de sa vie politique; elle voulut se
ménager une retraite qui fût à elle, la malheureuse ne, fit que se cons-
truire un tombeau. En août 797, après avoir fait lâchement crever les
LE COUVENT BYZANTIN DE FEMMES A PRINKIPO 2O7
yeux à son fils Constantin IV, Irène fit enfermer dans les murs du
grand couvent de Prinkipo sa petite-fille Euphrosyne, fille de l'Armé-
nienne Marie, première femme de son fils. Cette Marie elle-même était
enfermée dans un couvent des îles, mais il n'est point sûr que ce fût
à Prinkipo. Cinq ans après, en 802, après avoir usé et abusé du pou-
voir, cette même Irène était saisie dans sa villa d'Eleuthère, et après
avoir abandonné toute sa fortune au nouveau règne, elle se voyait
envover au couvent de Prinkipo par son triste successeur Nicéphore.
Celui-ci l'envoya ensuite mourir misérablement à Mitylène. Son corps
fut ramené en 803 au couvent de Prinkipo.
En 823, une nouvelle mention du couvent est faite. Michel le Bègue,
qui venait d'acquérir par un meurtre le trône impérial, après la tour-
mente sanglante qui avait emporté successivement Nicéphore, Michel
Rangabé et Léon l'Arménien dans l'espace de dix-huit ans, tomba
amoureux d'Euphrosyne, petite-fille de la grande Irène. Quoique marié
à Thécla, de laquelle il avait eu un fils, Théophile, qui lui succéda,
Michel ne recula devant aucun sacrifice pour épouser Euphrosyne.
Grâce à la complicité du Sénat et à celle du patriarche iconoclaste
Antoine de Sylée, il parvint à ses fins et fit retirer du couvent la chaste
Euphrosyne pour la mettre sur le trône de sa grand'mère. Cette union
stérile, qui dura six ans, fut brusquement terminée par la mort de
Michel. Théophile, son fils et successeur, n'eut rien de plus pressé que
de réexpédier l'impératrice Augusta dans le même couvent d'où elle
était venue; c'était en 829. Le 18 juin 860, les Russes firent une incur-
sion hardie dans la Marmara, ils pillèrent tous les monastères des îles,
tuant, massacrant, détruisant tout ce qu'ils ne pouvaient emporter. Le
couvent de Prinkipo eut beaucoup à souffrir de ces barbares. En 1041,
le monastère fut de nouveau illustré par une noble recluse. Michel IV
le Paphlagonien, deuxième époux de Zoé la Messaline, avait décidé
d'abandonner le pouvoir et de se retirer au couvent des Saints-Côme
et Damien, où il mourut au bout de quelque temps. 11 laissait sur le
trône sa femme Zoé et son ne^eu Michel le Calaphate, dont il avait
fait son fils adoptif. Michel, avide de gouverner, ne tarda pas à faire
saisir sa bienfaitrice et à la faire conduire au couvent de femmes de
Prinkipo. Elle n'y resta pas longtemps, réclamée qu'elle fut par la foule.
Michel dut se résoudre à la faire revenir pour calmer l'effervescence
populaire; mais la révolution grondait, qui obligea le Calaphate à se
réfugier à Saint-Jean de Stoudion, d'où il fut conduit sur le lieu du
supplice.
En 1060, le monastère hébergea pour quelques mois seulement
208 ÉCHOS d'orient
Anne Delassène, la mère des Comnènes, condamnée par l'indolent
Michel Vil. Cinquante-cinq ans après, en 1115, une autre Comnène,
l'impératrice Irène, épouse d'Alexis Comnène, vint habiter de sa propre
volonté le couvent de femmes pour être plus près de son mari dont
l'état de santé était fort précaire. L'année 1204, qui apporta la domi-
nation latine à Byzance, n'épargna pas les îles des Princes... Prinkipo
fut pillée de fond en comble; mais les croisés, par respect pour le
souvenir de la grande Irène, respectèrent sa tombe et son monastère.
11 faut arriver jusqu'en 1302 pour rencontrer un pillage en règle des
îles, et particulièrement des couvents. C'était sous Andronic Paléo-
logue; des galères latines, armées en course par les Vénitiens brouillés
avec l'empereur, vinrent jeter l'ancre devant les îles, brûlèrent maisons
et monastères, emmenèrent captifs les moines et les Sœurs. 11 fallut
que le vieil Andronic vidât son trésor impérial pour payer la rançon
de tout ce monde ecclésiastique.
On ne sait si le couvent se releva complètement de cette destruc-
tion et s'il resta encore longtemps prospère; mais en 1453, ^^rs de la
prise de la « ville bien gardée de Dieu », il disparut soit par la fuite de
ses nonnes, soit par leur captivité ou leur massacre.
La tâche de la génération actuelle, de ses archéologues, de ses savants,
est de tirer de l'oubli ce vénérable témoin de douze siècles d'histoire*^
elle doit lui arracher ses secrets, jalousement conservés et enfouis sous
une épaisse couche de terre. Ces cinq derniers siècles ont été pour
tous les monuments byzantins, à tous les points de vue, funestes.
Mais nous devons encore nous estimer heureux que leurs traces et
leur souvenir ne se soient point entièrement effacés. Si la grande guerre
a fait des pauvres et des malheureux, elle a fait aussi des riches; espé-
rons donc qu'un Mécène généreux voudra attacher son nom au sou-
venir de la grande Irène et permettra que ce coin sacré de l'antique
banlieue byzantine tressaille de nouveau sous les efforts intelligents de
pieux chercheurs.
«
Ernest Mamboury,
Péra, mars igig.
CHRONIQUE
/. Ji propos de Sainte- Sophie. — //. Etat actuel de la vie monas-
tique en Grèce. — ///. Le Séminaire Rhizarios d'Athènes.
— IV. Dans l'Eglise grecque. — V. Dans l'Eglise bulgare.
I. A propos de Sainte-Sophie
1. Une leçon d'histoire sur le philhellénisme des Papes.
Dans une revue athénienne de fondation récente, Tô MéA).ov
(= V Avenir), nous avons remarqué une série d'articles de M. P. Carolidès
ancien député, ancien professeur d'histoire à l'Université d'Athènes,
provoqués par la question de Sainte-Sophie et par de récentes tenta-
tives d'union entre OrthodoJJes et Anglicans (i). En voici la substance :
« Point de question de Sainte-Sophie aux yeux des Grecs et point
d'union possible entre Grecs et Anglicans », ne fait que répéter
M. Carolidès.
Point de question de Sainte-Sophie aux yeux des Grecs : cela veut
dire que cette question n'est pas purement du domaine religieux, mais
se rattache à la question plus générale de Constantinople. Et pourquoi?
Parce que Sainte-Sophie est le symbole de trois grandes idées : victoire
future de la Croix sur l'Islam, grandeur de l'hellénisme, et union
panhellénique de demain. Or, ces trois aspects sont inséparables, car
chez nous, dit notre publiciste, religion, politique et nation ne font
qu'un. Conclusion : Sainte-Sophie revient aux Grecs.
Autre conséquence, que M. Carolidès adresse à des hauts person-
nages ecclésiastiques grecs qui ont fait beaucoup de bruit autour de
cette question : Si la Grèce ne réclamait que Sainte-Sophie, ce serait lui
faire tenir ce langage absurde : « Je ne suis pas difficile, aussi suis-je
toute disposée à sacrifier le gros morceau — entendez Constantinople
(i) Tb MeXXov = L'Avenir, revue des sciences politiques et sociales (Athènes,
rue Nikis, 28), t. I, anné 1919, d'avril à décembre : P. Carolidès, Ta iul Tr,v 'Ayc'av
i^ocpi'av 6ixatw[j.a(Ta tou 'EXXriVcy.oû Févou; (:= Les droits de la nation grecque sur
Sainte-Sophie), p. Sii-SaS; Tô Ç-iÎTYiîJia tt,; évaxTcw;... (= La question de l'union des
Eglises...), p. 677 et suiv., 75i, 878, 971, i023; cf. t. II (décembre 1919), p. 154-157.
Dans ce dernier article, M. Carolidès aborde à sa manière la question du Filioque;
il est absolument inutile que nous le suivions sur ce terrain.
2 10 ECHOS D ORIENT
— pourvu qu'on me livre la merveille de Justinien. » « Parler ainsi,
c'est ni plus ni moins ouvrir la porte à l'usurpateur », observe
M. Carolidès. Quant à lui, si par hasard il recevait le mandat de faire
valoir les prétentions de son pays, il parlerait net à ces messieurs de
la Conférence : « Le gros morceau d'abord! » De cette façon Sainte-
Sophie deviendra sûrement nôtre, — major pars trahit ad se minoreni,
qui a le tout a la partie.
Au lieu d'un mandat, M. Carolidès a reçu du ciel ce minimum de
modestie qui l'empêche de se mêler des affaires confiées à la compé-
tence d'autrui. Mais, par malheur, ce grain de sagesse est rare, même
chez des personnages de l'importance de S. G. le métropolite d'Athènes,
Mgr Mélétios Métaxakis, et de celui que M. Carolidès appellerait presque
son mauvais génie, l'archimandrite Chrysostome Papadopoulos, direc-
teur du Séminaire Rizarios. Ils firent naguère, l'un et l'autre, au cours
d'un voyage en Europe et en Amérique, un assez long séjour parmi
leurs amis anglicans. Le métropolite en revint chargé de vœux plato-
niques et rayonnant d'espoir. Son enthousiasme lui délia même la
langue, il parla d'union entre orthodoxes et protestants, non sans
glisser d'ailleurs, dans l'exposé de ses impressions, des réflexions à
tout le moins peu obligeantes à l'adresse des catholiques. Quant
à l'archimandrite, historien et écrivain plutôt qu'homme d'action, il
renouvela sa provision de fiel et aborda la tribune du Messager ecclé-
siastique, bulletin hebdomadaire de la métropole. La vérité historique
en sortit avec des entorses et des éclaboussures. Dans l'intention de
jeter le ridicule sur les prétentions du Vatican à la possession de
Sainte-Sophie, il osa écrire : « Au lendemain de la prise de Constanti-
nople par les Turcs, le Pape fut au comble de la joie. » (i) Le men-
songe est révoltant. Aussi M. Carolidès écume d'indignation., A lire
les pages serrées de sa réplique, ses phrases enchevêtrées au point
d'en devenir parfois obscures, on se prend à regretter qu'une si noble
cause, la défense de la vérité historique, n'ait pas inspiré à son loyal
champion plus de sobriété littéraire. Toujours est-il qu'il s'estime très
heureux de donner une leçon sur l'histoire des Papes à son adversaire
de circonstance (a).
(ij Chrys. Papadopoulos, dans le Messager ecclésiastique, 1919, p. 198.
(2) P. Carolidès, loc. cit., p. 5i8-522. Le langage du fougueux polémiste laïque va
souvent jusqu'à une violence qui étonne des lecteurs catholiques, mais qui n'effa-
rouche pas tellement les lecteurs orthodoxes. « Ils s'intitulent théologiens », écrit-il,
par exemple, au sujet de M" Mélétios et de l'archimandrite Chrysostome Papado-
poulos, « ils s'intitulent théologiens, et ils ne sont que de simples amateurs de
théologie politicisante». La phrase grecque dont nous venons de traduire la. substance
CHRONIQUE 2 I I
Le Pape, accusé par ce dernier d'avoir applaudi à la nouvelle de la
chute de Constantinople, s'appelle Nicolas V, le même qui venait pré-
cisément d'expédier une armée au secours de la ville menacée. La flotte
n'eut pas le temps d'arriver avant la catastrophe, car la mer était très
mauvaise. La sinistre nouvelle jeta le Pape dans la consternation et ne
fit que précipiter sa fin. Mais avant de descendre dans la tombe, il tint
à inviter auprès de lui des savants grecs pour leur confier le commen-
taire de leurs auteurs classiques. A cette invitation magnanime il ajouta
les dons de sa libéralité. Son amour de la science et des arts était
remarquable; il fit sonner toutes les cloches de Rome pour célébrer la
découverte de l'Apollon du Belvédère. Enfin il eut la joie d'obliger les
princes italiens à s'équiper pour aller délivrer Constantinople. Pie II
était sur le point de mettre à exécution ce projet, en allant, prendre lui-
même le haut commandement des troupes hongroises et vénitiennes,
lorsqu'il mourut à Ancône. 11 était réservé à Pie V de frapper un grand
coup dans la bataille de Lépante (1571). Le Pape insista pour qu'on
poussât jusqu'à Constantinople, mais il ne fut pas écouté. A peine sur
le trône pontifical, Léon X fonde un gymnase grec au pied du Capitole,
son rêve est d'en faire un foyer de l'hellénisme. Les réfugiés de Byzance
sentent leurs espoirs renaître, le Pape est à leurs yeux le grand ami
des Grecs, leur père, celui de qui dépend le salut de la race hellène.
Pie VII n'a qu'un regret, celui de ne pas être assez libre pour favoriser
davantage la nation naissante. Durant la révolution de Crète, Pie }X fait
appel à la générosité des souverains en faveur des réfugiés qui affluent
en Grèce; mais il n'y a que lui et le roi de Roumanie à venir en aide aux
malheureux. Que dire de Léon XIII? Son souvenir évoque à nos esprits
« l'ami de tout ce qui est grec, l'admirateur et le panégyriste des Pères
est plus dure encore dans les termes: ÛTroYpàçovTai OsoXôvoi ot ttjç TroXtTixoXoyixr,;
tiEoXoYt'aç àOeoÀoYriTOt âpaaTac. (L'Avenir, Th MéXXov, août-septembre 1919, p. 891.)
Lisez encore les lignes suivantes, et vous aurez de nouveau le ton de cet ensemble
d'articles: « Malheureusement, le très docte archimandrite nous a fourni une nou-
velle preuve de l'absence, en lui, d'humilité chrétienne et de sincérité dans l'aveu.
11 a dit des mensonges et des calomnies contre le Pape (ou contre la Papauté, comme
il veut), des choses indignes d'un savant qui se respecte. Il a été réfuté par nous.
Et maintt-nant, au lieu de garder un silence d'or... » [Ibid., p. 892-893.) Notons enfin,
pour achever de nous édifier, les réflexions ci-après : « Sainte-Sophie ni n'est en
péril de la part du Pape, ni ne sera sauvée par M»' Mélétios. 'II 'Ay'* — oyta o<J-r£
C/Tiô Toy XlaTta /hvô-j/î-js'. où'ts Jttc» toj — s^. MEXe-rtou o-wÇsxat... La mégalomanie et la
vaine prétention de grandes entreprises e^t cause de beaucoup de maux. 'II (A£YaXo(xavta
xal ri x£v6ôo?o; jjL£Ya).o7rpaY|J.oo"ûvr| ttoXàwv ytveTac aÎTt'a xaxtôv. Chacun doit s'en tenir
à sa vocation. 'ExaiTo; irpsires va 7:£p'.op'.cr9rj ziç tT|V xXf|0-iv aÙTOj » (L'Avenir, avril 1919,
p. 524.) Et un peu plus bas, M. Carolidés va jusqu'à rappeler la phrase cinglante de
saint Augustin : Habent mercedem suam vani vanam. (Ibid.)
212 ECHOS D ORIENT
de notre Église » (i); selon la tradition des grands Papes, il fut un
philhellène.
C'est un Pape qui fit illuminer la ville de Rome, lorsque, vingt-sept
ans après la prise de Constantinople, il apprit la mort de Mahomet le
Conquérant; — Sélim 11 en fit autant, quelque cent ans plus tard, à la
mort de Pie V. Peut-on dire, enfin, qu'ils manquent de sympathie à
notre égard, ces Pontifes qui, depuis des siècles, permettent à des
Grecs de suivre leur rite, en pleine Italie, et favorisent de tout leur
pouvoir le déploiement de la liturgie byzantine au célèbre monastère
de Grottaferrata?
La leçon de M. Carolidès se termine par une considération de cir-
constance : si chacun s'occupait des affaires de son ressort, le monde
n'en irait que mieux. D'autant, ajoute-t-il par manière de transition,
que, « pour offrir un encens d'adulation au clergé anglican, on calomnie
ignominieusement la Papauté, non pas simplement comme pouvoir
ecclésiastique, mais même comme personnalité historique, et on la
dénigre par la falsification de l'histoire » (2).
2. Union des Églises: orthodoxes et anglicans.
« Les hiérarques de l'anglicanisme auraient-ils donc, par hasard, fait
plus et mieux que les Papes pour la cause de l'hellénisme? » se demande
M. Carolidès, non sans une pointe de malicieuse ironie. 11 est vrai,
répond-il, qu'ils ont reçu avec courtoisie et écouté avec bienveillance
S. Exe. le métropolite d'Athènes. Mais ce n'est point là une chose
tellement nouvelle et dont Mg"" Mélétios doive faire un cas tellement
personnel. » Et là-dessus, notre écrivain aborde la question de l'union
des Églises, à laquelle sont consacrés ses six autres articles.
Ce n'est pas la première fois, on le sait, que les autorités' de l'Église
grecque essayent un rapprochement avec les Anglicans. M. Carolidès
ne compte que sur une union purement d'estime et de respect, qu'il
appelle union morale. L'histoire du passé et la situation des deux Églises
justifient assez cette façon de voir. « C'est tout ce qu'on peut faire
pour le moment, et il faut savoir s'en contenter. Dieu fera le reste,
c'est-à-dire l'unité de foi. » D'ailleurs, aux yeux de l'auteur, cette unité
est moins qu'une nécessité, ce n'est qu'un souhait, même quand il
s'agit d'union avec l'Église catholique. En attendant, M. Carolidès ne
(i) P. Carolidès, loc. cit., p. 522.
(2) Ibid.
3
CHRONIQUE 213
croit possible que l'union dans le Christ et dans l'amour de tous les
chrétiens entre eux. Qu'il nous permette une simple réflexion : nous
voudrions bien savoir en quoi consiste au juste l'union dans le Christ
qui ne comporte pas l'unité de foi (i),
3. Un regard sur le clergé catholique : l'archevèq.ue latin
d'Athènes.
A propos des démarches inopportunes de Mg»' Mélétios, M. Carolidès,
comme pour humilier davantage son pasteur, se répand en éloges au
sujet de la valeur morale et intellectuelle du clergé catholique. 11 ne
peut assez admirer « la science ecclésiastique, étendue, sérieuse, remar-
quable et profonde des prêtres catholiques. Les moindres dignitaires
de cette Église sont des hommes d'une science complète, tant profane
que sacrée » (2). C'est alors qu'il invite le vénérable métropolite
à imiter l'exemple de labeur paisible et assidu donné par l'archevêque
(i) Nous ne pouvons pas suivre ici dans le détail cette longue discussion d'un
laïque orthodoxe avec de hauts personnages ecclésiastiques, touchant l'union des
Eglises. Voici seulement quelques citations qui en donneront le ton général. « Pour
comprendre la grandeur morale, l'idée élevée et le sens profond d'une telle union, son
influence bienfaisante et salutaire sur la vie chrétienne, il faut s'élever soi-même à la
hauteur morale et spirituelle de l'idée de l'Eglise; il faut comprendre, embrasser cette
idée et s'y conformer dans le secret de la conscience. » (L'Avenir, octobre 1919, p. 971.)
Ecoutez maintenant l'application immédiate que fait M. Carolidès de ce principe, en
lui-même tiès juste : « La première et la plus grande faute de M" Mélétios est qu'il
ne comprend, ni ne cherche à comprendre, ni n'étudie l'idée de l'Eglise... Il va pro
clamant que l'Eglise est une simple assemblée ou association de clercs et de laïques
qui dogmatisent au sujet de l'Eglise, comme si celle-ci était une institution humaine
et terrestre, soumise dans ses dogmes aux suffrages de clercs et de laïques, et non
point une institution basée sur les dogmes de la révélation divine. » (Ibid.)
En ce qui concerne spécialement l'union entre orthodoxes et anglicans, après un
examen historique des essais de rapprochement maintes fois tentés, iM. Carolidès
résume ainsi son avis : « 1° Il ne peut exister, entre l'Eglise anglicane et l'Eglise ortho-
doxe, d'autre union que l'union morale existant depuis l'époque du patriarche Gré-
goire VI. [En dehors de cette union morale], ni l'Eglise anglicane n'en veut d'autre,
ni elle ne peut en vouloir, et notre Eglise pas davantage. 2.' M" Mélétios ne connaît
pas l'histoire des relations entre Eglise anglicane et orthodoxe, il ne sait pas et ne
comprend pas ce qu'est l'Eglise anglicane, il n'a même pas une notion claire et objec-
tive de l'union sollicitée par lui; mais il est poussé... simplement par des mobiles
subjectifs, qui sont tout à fait étrangers à la vérité objective, au point de vue religieux,
scientifique et moral. 3' En conséquence, l'union ainsi recherchée menace de troubler
l'unité morale... » [L'Avenir, juillet 1919, p. 762.) Dans la livraison de novembre 1919,
p. io32-io33, M. Carolidès revient encore, sous forme de conclusion et de récapitulation,
à son appréciation d'ensemble sur ce qu'il affectionne d'appeler « une théologie
pseudo-théologique politicisante ». Nous laissons aux hellénistes le soin de goûter
eux-mêmes toute la saveur de l'original : Oî... iL^ySoOso/.ÔYO'. Oia^w-rat to-j çypàtiaTo; -r,-
(xpc[i3t<Tiv 01; ùiZz K-Jpto; £V(Ty.T,ça(jr|Ç iv (xÉao) tq-j £Û<7£poû; opOoôôïoy ""EXÀriViy.oO Xxoû)
'JysuôoôeoXoYtxf,; uoXiT'.xoXoYf/.r,; ÔîoXoYtaç...
(2) Me'XXov, novembre 1919, p. 1026.
214 ECHOS D ORIENT
catholique d'Athènes, Mgr Petit. « Comparez seulement N[s'^ Mélétios
avec l'archevêque des Latins », qui se livre avec tant de calme à sa
tâche pastorale et scientifique. «... Cet homme a complété, pour la partie
qui concerne l'Église orientale, le colossal monument de Mansi (Col-
lection des Conciles); il a écrit l'histoire contemporaine de notre Eglise
sous le premier patriarcat de Joachim 111 avec une impartialité et une
objectivité inconnues parmi nous; il s'occupe assidûment d'éclaircir
l'histoire de la hiérarchie orientale {évéchés et évèques), avec une patience
et une persévérance qui excitent notre admiration... » (i)
Rappelant la solennité donnée par l'Église catholique aux fêtes du
quinzième centenaire de saint Jean Chrysostome, célébrées avec tant
d'éclat à Rome et ailleurs en 1907-1908, M. Carelfdès fait remarquer
que l'Église grecque a gardé, par contre, un silence qui étonne.
De cette polémique, parfois assez violente, soutenue par un savant
laïque contre des dignitaires ecclésiastiques, il ressort nettement que
l'Église grecque souffre de plus en plus du désarroi et de l'isolement.
En haut, en fait de dogme et de morale, on est devenu éclectique ; en
bas, le respect du clergé est chose inconnue et inconcevable. 11 faut la
main de Dieu pour régénérer les âmes, au fond religieuses encore pour
la plupart, mais laissées trop exclusivement à elles-mêmes.
II. État actuel de la vie monastique en Grèce
(2)
Le rôle joué dans l'Église par les Ordres monastiques a été reconnu
et célébré par les voix les plus autorisées. L'Orient fut, jusqu'à la
consommation du schisme, un foyer très riche où la vie religieuse était
souvent pratiquée dans sa perfection et où l'orthodoxie est allée, aux
heures graves des hérésies et des dissidences, prendre ses défenseurs-
et ses champions.
C'est ce que paraît reconnaître le métropolite d'Athènes dans un
récent mémoire au saint synode sur les moines du royaume hellénique,
paru dans les colonnes du Messager ecclésiastique . L'éloge quasi forcé
qui coule de §a plume est noyé dans le blâme. Oui, sans doute,
semble-t-il dire avec un demi-sourire, les moines ont rendu des ser-
vices à la religion, l'histoire d'ailleurs le reconnaît, mais on exagère
(i) Ibid., p. 1027.
{2) 'ExxX'/jffiadTtHÔç Kripu? (= Messager ecclésiastique), bulletin religieux hebdoma-
daire de la métropole d'Athènes, i" janvier 1920, p. 2-5. Extrait du mémoire de
M" le Métropolite au Saint-Synode ; Le clergé monacal.
CHRONIQUE 215
et il y a une tache : les moines ont privé l'empire byzantin d'armées
plus nombreuses d'ouvriers et de soldats, car à cette époque-là on
préférait les consolations de la vie contemplative aux ennuis du ménage
et de la caserne. Heureusement pour le prestige du monachisme, ajoute
Mo»" Mélétios, ce grand tort a été redressé par les honneurs et la pro-
tection tombés du trône de Mahomet et de ses successeurs; grâce à ces
faveurs inattendues, les moines ont bien travaillé et mérité... de la
patrie (i).
Signalons également, tout de suite, cette autre réflexion initiale du
mémoire sur laquelle il y aura lieu de revenir plusieurs fois au cours de
ces quelques pages. Le clergé paroissial est chargé de diriger les âmes
dans les voies de la vie chrétienne; le moine, lui, a l'obligation
d'atteindre à la perfection morale enseignée par le Christ. La perfection
chrétienne n'est donc plus du ressort de celui qui a charge d'âmes, et
pourtant le sacerdoce est un état qui réclame une haute vertu.
Quelle est la situation actuelle du monachisme grec?
D'après le mémoire mentionné, on constate une décadence lamen-
table du monachisme dans le royaume hellénique; en voici la preuve
et la cause. La preuve est péremptoire. En 1833, on comptait en Grèce
3000 moines et 593 couvents; aujourd'hui on ne compte plus que
I 462 moines ou moniales et 217 novices, répartis entre 131 monastères.
Voici la statistique du mémoire (2).
Métropole d'Athènes : monastères, 4; moines, io3; novices, 8.
ÉVÉCHÉS DE
MONASTÈRES
MOINES
NOVICl
Acarnanie.
4
16
3
Arta.
5
21
5
Argolidc.
3
i5
3
Gortyne.
Dèméiriade.
4
3
23
24
3
2
Naupacte.
Zante.
3
5
14
63
6
6
Elia.
Thèbes.
4
6
33
68
9
25
Thessaliotide.
2
22
7
Théra (Saniorin).
4
3i
2
Céphalonie.
Corfou.
10
4
129
3o
4
5
Corinthe.
2
54
17
Calavryta.
9
178
25
A REPORTER :
68
p. 3.
721
122
(i) Ibid., p. 2 et 3.
(2) Messager ecclésiastique,
2l6 ÉCHOS d'orient
ÉVÊCHÉS DE
MONASTÈRES
MOINES
NOVICES
Report :
68
721
122
Larissa.
I
2
I
Leucade.
6
20
I
Messénie.
4
3o
8
Mantinée.
12
71
10
Monembasie.
5
34
5
Paros-Naxos.
2
42
6
Patras.
7
43
9
Syra.
7
179
10
Triklca.
li
64
18
Hydra.
3
28
2
Phthiotide.
7
25
4
Phocide.
3
42
i3
Chalcis.
9
58
II
Gytheion.
0
0
0
Cythères.
0
0
0
Total : i5i 1462 217
Les couvents d'hommes sont au nombre de 143, avec un personnel
de I 180 moines dont 900 résident dans les monastères; quant aux
280 autres, ils remplissent diverses charges ecclésiastiques. Parmi
les 900 reclus, on en trouve plus de 450 qui sont plus que sexagénaires»
En moyenne, il y a un monastère pour 10 moines ou moniales ou
novices. Ajoutons les 90 couvents de la nouvelle Hellade qui dépendent
du Conseil ecclésiastique de Salonique, et les 30 monastères de Crète
et de Samos régis par des « épitropies » indépendantes.
Pour mitiger l'impression pénible produite par la constatation de
cette triste réalité, le statisticien escalade le mont Athos, le pic du Sinai,
pénètre au Saint-Sépulcre ; et, de cette chasse aux chiffres, il revient
avec les résultats suivants : 8 000 moines grecs de l'un et de l'autre
sexe, dont la moitié appartiennent aux couvents du mont Athos, du
Sinai ou du Saint-Sépulcre. Les 4000 moines du royaume hellénique
passent, paraît-il, leur existence à s'occuper des biens du monastère,
pour pouvoir, à la fin de l'année, verser au budget du culte la somme
de deux millions de drachmes. En définitive, pour en revenir à la sta-
tistique relative à la Grèce, en 1830, sur une population d'un million
on avait 3000 moines; aujourd'hui, sur une population de plus de
deux millions et demi on n'en a que i 650; donc, à cette époque,
100000 habitants donnaient 300 sujets, et de nos jours moins
de 70 (i). Est-il besoin d'ajouter, d'ailleurs, que la quantité n'est point
compensée par la qualité ?
(i) Ibid., p. 4.
CHRONIQUE 217
Le métropolite va lui-même nous indiquer les causes de cette déca-
dence. Le développement de la société, les dures conditions de la loi
militaire et, avant tout, l'absence chez le moine d'un but d'ordre supé-
rieur ont paralysé la vie monastique. Ne pas admettre aux exercices
de l'ascèse un jeune homme qui n'a pas satisfait à l'obligation du ser-
vice militaire, c'est sagesse; mais ne pas soumettre le religieux à une
discipline vigoureuse et négliger absolument de l'entretenir dans des
sphères supérieures, c'est ni plus ni moins faire comprendre qu'on
n'entend pas le premier mot de la vie cénobitique. Alors pourquoi
va-t-on au cloître? Pour prendre soin des biens temporels du monastère.
Chaque couvent est donc conçu comme une ferme, le budget du culte
en profite pour grossir. Que deviendra, par conséquent, le monachisme
le jour, peut-être proche, où l'on aliénera les propriétés monastiques?
Une institution inutile. C'est l'avis du métropolite. Car « le but prin-
cipal de la vie religieuse n'est pas l'administration des biens temporels,
qui ne sont qu'un moyen de subsistance pour les moines », mais bien
tout autre chose, comme on nous le dira tout à l'heure.
On alléguera peut-être que le moine devrait néanmoins continuer
à séjourner dans son couvent pour faire rayonner autour de lui les
exemples d'une vie austère, pauvre, chaste dans l'obéissance, la prière
et la charité fraternelle. Mais le métropolite ne se fait pas illusion
là-dessus : la réalisation de cet idéal n'est point le fait de la grande
majorité.
Très rares sont les communautés religieuses où l'on suive le cérémonial des
offices liturgiques et les règles de la vie cénobitique. L'union intérieure et réelle
fait totalement défaut dans la plus grande partie de ces communautés : ce ne
sont que disputes et factions continuelles, que batailles autour de la fonction
d'higoumène. Les dénonciations entre frères parviennent tellement nombreuses
aux deux pouvoirs religieux et civil que le saint synode, en vue d'amoindrir cet
abus, a décidé, en chaque accusation, de commencer par dépouiller le dossier
de l'accusateur. On n'observe même plus les règles élémentaires de la vie
cénobitique : comme il n'y a pas de table commune, chacun s'improvise cuisi-
nier. On rencontre des moines qui vivent hors du couvent, vrais chefs de
famille entourés de parents, de beaux-frères, de belles-sœurs. Ils revoient une
fois par an le monastère pour toucher le pécule. On en voit qui vont porter
plainte auprès des tribunaux civils contre leur propre monastère jusqu'à dix-
huit fois de suite... (i)
A quoi bon maintenir l'état religieux s'il est le foyer de tant de
désordres et d'abus? 11 ne recouvrera le droit à l'existence que le jour
(i) Messager ecclésiastique, p. 4.
2l8 ÉCHOS d'orient
OÙ « il deviendra de nouveau le refuge des âmes pieuses que la vie
a blessées, la maison où les gens honorables peuvent se livrer à la
méditation, où l'on exerce la philanthropie et l'apostolat extérieur, où
l'on se livre aux études théologiques, aux travaux artistiques, bref, le
jour où la vie monastique nous sera présentée comme le type du
sacrifice volontaire, de la chasteté et de la prudence ; alors personne
n'osera la déclarer une institution inutile ».
Ne voyez-vous pas, continue le métropolite, cette même Eglise
anglicane, qui fut si longtemps partisan des idées antimonastiques des
protestants, admettre dans son sein, depuis soixante ans, les Ordres
religieux?
C'est par milliers que l'on compte aujourd'hui, dans cette Église les per-
sonnes qui se livrent avec une énergie admirable aux œuvres de la prédication
et de la philanthropie. Nous-même, nous avons eu l'occasion de visiter en plein
Londres des couvents de femmes où des centaines d'orphelins reçoivent l'en-
tretien et l'éducation. Nous n'oublierons jamais les vingt-quatre heures passées
dans le couvent de Saint-Jean l'Évangéliste, à Oxford, habité par « les prêtres
de la Prédication » savants théologiens et ministres zélés de la parole évangé-
lique. Leur règle n'est que la copie des prescriptions de l'ancienne Église grecque
avec cette unique addition que pour être admis au noviciat on doit être doc-
teur en théologie.
Devant ce renouveau monacal constaté dans l'anglicanisme, pré-
tendre que la vie monastique est un anachronisme, ce serait
une ineptie, poursuit le métropolite revenant à son sujet. Mais son
exposé, on n'aura point de peine à le remarquer, présente ici une
certaine incohérence.
Il existera toujours des hommes prêts à renoncer au droit « de mener avec
eux une femme comme compagne » {ICor. ix, 5) (i), ainsi qu'à d'autres droits
légitimes, en vue de l'œuvre du royaume de Dieu.
Il incombe donc à l'Église, à l'État et à la société l'obligation de réprouver
les abus de l'heure présente et de rendre le monachisme de nouveau utile
(i) Allusion à un passage où saint Paul répond aux attaques portées contre lui par
des Palestiniens judai'sants. « N'avais-je pas le droit, dit l'Apôtre, de vivre aux frais
des fidèles comme les autres apôtres et de me faire accompagner d'une femme chré-
tienne chargée de me servir? » D'après cette interprétation générale, qui ne fait pas
de doute puisque saint Paul n'était pas marié (/ Cor. vu, 7), le métropolite emploie
ici à contre-sens, croyons-nous, l'expression qu'il cite de la première épître aux
Corinthiens. Nous avons tenu à le signaler, par respect pour le texte sacré et pour le
délicat sujet du célioat ecclésiastique dont le sens manque tant, héiasl dans l'ortho-
doxie orientale. Mais au demeurant, malgré cette importante inexactitude d'exégèse,
le lecteur comprend que le métropolite entend désigner ici la vie religieuse par le
renoncement spontané au droit du mariage.
CHRONIQUE 219
à l'Église grecque. Ce qui doit nous porter à opérer cette réforme, c'est encore
notre propre intérêt.
En effet, c'est à l'état monastique qu'appartiennent la plupart de nos digni-
taires ecclésiastiques, de nos prédicateurs, de nos chanceliers épiscopaux et de
nos curés, tant en Grèce que dans la Dispersion. Cette influence de l'état reli-
gieux est représentée chez nous par plus de deux cents moines constitués dans
les charges mentionnées. Nous devons cependant noter que cette influence ne
représente qu'un aspect de la vie monastique, le célibat.
En dernière analyse, la vie monastique est en baisse, néanmoins c'est
encore elle qui fournit les meilleurs prêtres, mais ces moines n'en
sont pas de vrais, ils sent célibataires et pas plus. Est-ce bien logique
tout cela ?
Nous reprenons les citations; ce qui suit est significatif.
La plupart de ceux-ci (des moines exerçant une charge ecclésiastique) sont
inscrits dans les registres d'un couvent — cette loi atteint tous les clercs non
mariés, — mais en réalité il n'y a jamais eu pour eux ni vie de communauté,
ni noviciat, ni tonsure monastique. D'autres ont sans doute satisfait à ces obli-
gations; mais une fois leurs études théologiques terminées, ils se consacrent
au ministère paroissial après avoir eu soin de couper leurs communications
avec le monastère et l'état religieux. Une seule chose les inquiète désormais : la
perspective du retour forcé à leur cellule, tant est insupportable le commerce
de frères sans instruction ! Et pourtant ce séjour hors du couvent des moines
instruits — plus ou moins justifié — n'a fait que précipiter la décadence inté-
rieure des monastères et par. contre-coup produire des irrégularités dans l'exer-
cice du ministère paroissial. En effet, si un, clerc non marié est à même de
remplir les fonctions de ministre de la parole sacrée, d'aumônier militaire, de
professeur, de protosyncelle, de secrétaire d'un synode ou d'un évêque, il n'est
pas possible de le considérer comme étant bien à sa place dans les fonctions de
curé de paroisse.
La raison? la mentalité de la hiérarchie orthodoxe permet au lecteur
de la deviner d'avance; la voici formulée par le métropolite: le minis-
tère paroissial requiert un clergé marié ! Ecoutez, d'ailleurs, pour
continuer de nous édifier, sur quel ton absolu ces choses-là sont dites.
L'Église orthodoxe, fidèle à suivre dès le commencement le juste milieu rela-
tivement à la liberté chrétienne, nourrit un égal respect pour le genre de vie
du clerc marié et du clerc non marié. Cependant la logique même des choses
veut que la charge du ministère paroissial revienne au prêtre vivant dans l'état
matrimonial, pour cette raison prépondérante que celui-ci possède l'expérience
personnelle de l'administration domestique — femme et enfants, — qualité
à laquelle l'apôtre saint Paul attache une grande importance. Du reste, même
au point de vue monastique, c'est détruire l'idée de l'état religieux que de vouloir
confier une paroisse à des moines. C'est pourquoi également les prêtres séculiers
qui ont ensuite embrassé la vie monastique sont écartés désormais du ministère.
220 ÉCHOS d'orient
Cette coutume, quoique sanctionnée par décret royal et passée en loi, n'a pas
encore reçu son application, à cause des nécessités présentes, on attend des
circonstances plus favorables. Toutefois, les moines-curés ne doivent pas se
considérer comme stables ou inamovibles.
11 ressort de cet extrait du mémoire — nous ne le possédons pas en.
entier — que M^'' Mélétios n'a pas à se féliciter des moines grecs :
nombre quasi dérisoire, vie religieuse à peu près nulle. Les considéra-
tions tombées de si haut et les réformes ou plutôt les velléités
de réformes révèlent une mentalité antimonastique assez prononcée,
renforcée d'une prédilection marquée pour le clergé marié; les
protestations d'égal respect — manière de parler d'ailleurs purement
diplomatique — en sont une preuve décisive. Enfin, l'évocation, en
termes émus, de souvenirs récents d'un voyage en pays anglican nous
renseigne amplement sur les dispositions du métropolite à l'égard
d'autres dissidents; par malheur, 11 n'est pas allé au delà de l'écorce.
Assurons-le cependant — et il aurait pu s'en rendre compte, même
à Londres ! — que le jour ou la vie monastique reprendra ses traditions
de discipline et d'austérité sera aussi le jour où les moines non catho-
liques auront mis fin et à leur vagabondage et à leur éloignement de
l'Église vraie, qui, grâce à Dieu, peut offrir des exemples de science
et de sainteté aptes à faire vibrer toutes les âmes sincèrement reli-
gieuses. Or, pour cela, il faudrait aller voir. Mais on trouve que le
chemin qui mène à Rome est plus étroit que celui qui mène à Londres
ou à New-York.
III. Le Séminaire Rhizarios d'Athènes (1844-1919) ^''
Soixante-quinze années d'histoire
d'une Ecole ECCLÉsiASTiauE orthodoxe
L'histoire de l'Ecole Rhizarios est une véritable odyssée de soixante-
quinze années. Le directeur actuel, l'archimandrite Chrysostome Papa-
dopoulos, en est le premier historien. Dans un volume de 250 pages
il retrace la vie des fondateurs, la fondation de l'école et sa marche
générale de 1844 à nos jours. Il suffit d'être tant soit peu au courant des
(1) Papadopoulos (Chrysostome), 'laxopta xr^i; Pt^^apet'o-j èy.y.>, r,(Tta(TTiXTiç SxoXrjç inl tt)
£^So|jLYixovTaTC£VTa£Tr,pt6t a-jTT^ç =: Histoire de l'École ecclésiastique Rhizarios, à l'occa-
sion de son soixante-quinz^ième anniversaire. Athènes, 1919. Imprimerie Pétrakou,
in-8°, 248 pages. Prix : 10 drachmes.
I
CHRONIQUE 221
choses grecques pour remarquer que certaines œuvres d'intérêt général
et absolument nécessaires sont, par la force même des choses, qui
s'appelle là-bas incurie de l'Etat, l'affaire des citoyens de bonne volonté.
Le gouvernement se charge du reste : contrôle ou opposition. L'his-
toire du Rhizarion (i) est loin de donner un démenti à ce phénomène.
Les deux frères Rhizarios, Matthieu et Georges, quittent de bonne
heure l'Épire, leur pays natal, pour aller pérégriner à travers la Russie
où ils gagnent des roubles et des sympathies. S'ils ont la main
heureuse, ils ont également un patriotisme généreux. On est en pleine
révolution en Grèce, le Turc doit être chassé; les deux Rhizarios
n'épargnent pas leur finance. On a aussi les yeux sur le lendemain de
l'indépendance conquise à la pointe de l'épée. Aussi voyons-nous
Georges, au jour de la mort de son frère (1824), héritier d'une grande
fortune et d'une noble idée : la fondation d'une école en Épire. Homme
de peu d'instruction, mais d'une remarquable hospitalité pour les
idées d'autrui, l'héritier des Rhizarios élargit la conception de son
frère aîné : Athènes va avoir une école ecclésiastique. Vers 1836, il se
rend à la capitale du nouveau royaume. Après les achats de terrain
nécessaires et une revision scrupuleuse de son testament, Rhizarios
meurt (i 841) sans avoir pu assister à la réalisation de son rêve.
Par son testament Rhizarios laissait à l'école future sa fortune, une
organisation et une ébauche de programme. 11 est évident que le grand
Evergète n'a pas pu tout prévoir : l'expérience des choses ecclésias-
tiques ne s'acquiert pas précisément dans le maniement des affaires.
Ainsi, pour ne signaler que le vice radical de l'institution, le tort du
fondateur est d'avoir livré son œuvre entre les mains de deux maîtres
fort peu au courant de la théologie, mais, en revanche, fort habiles dans
l'art de ne jamais s'entendre : le Conseil des laïques qui règle tout, et
l'Etat qui a l'œil sur ces messieurs. Or. quand on passe son temps à des
disputes et des explications^ on risque fort de ne pas avancer.
Aussi l'État n'a pas pu, dans l'espace de soixante-dix ans, trouver
l'occasion d'opérer la suppression d'un autre défaut de l'œuvre de
Rhizarios. Le jeune homme passe cinq années dans la nouvelle école,
après quoi on lui indique la porte de sortie; et le candidat au sacer-
doce, qui, selon les « divins et saints canons », ne sera prêtre qu'à
trente ans, n'a qu'à choisir. Est-il riche et suffisamment sérieux ? 11 ira
probablement frapper à la porte de l'Université. Est-il pauvre, au con-
(i) Nous emploierons indifféremment, pour désigner le même établissement, le
substantif neutre Rhizarion ou l'adjectif Rhizarios joint au mot École.
222 ECHOS D ORIENT
traire ? Il n'a qu'une chose à faire : primum vivere, se servir de ses bras.
Alors, adieu l'autel! Du reste, la seule lecture du testament de Rhizarios
fait pressentir un avenir tourmenté, tandis que l'apathie gouvernemen-
tale laisse entrevoir pour ce grave problème une solution qui se perd
dans le chaos des contingences futures.
Rhizarios mort, on se met aux travaux de la fondation. En 1844, on
inaugure le cycle scolaire. Le programme de ce prétendu Séminaire ne
dépasse pas les exigences d'un collège. La cinquième année, la seule
qui ait une teinte théologique, n'a qu'un inconvénient, c'est qu'on peut
la faire au Rhizarios ou ailleurs. En somme, en suivant les indications
du programme, on arrivera, tout au plus, à former de bons institu-
teurs primaires.
Autre inconvénient, non prévu par les règlements, mais conséquence
nécessaire du vice radical signalé tout à l'heure. Le premier directeur
est nommé par le Conseil d'administration; comme il n'a pas l'honneur
d'être du goût de M. le ministre de l'Instruction publique, il a aussitôt
un rival, un vieillard tout cassé, l'archimandrite Néophyte Doucas, qui
accepte la charge pour avoir le plaisir de démissionner. Misaël Aposto-
lidès, le premier directeur, continue à diriger, mais il reste dans les
-coulisses (1845). Tout ce tapage des contestations autour de l'école finit
par faire naître les distractions et les mutineries qui aboutissent à une
rébellion (1852). La force publique réduit les élèves récalcitrants, elle
directeur s'empresse de les remercier. Du coup, la maison se vide.
On profite du calme pour élaborer un nouveau règlement et donner
au programme une franche couleur théologique. Mais à quoi bon,
puisqu'on n'a pas sous la main un seul professeur de dogmatique? Des
jeunes étudiants s'en vont alors en Russie, pour en revenir docteurs
en théologie. En attendant, les diplômés du Rhizarion se livrent pour
la plupart à un métier lucratif, et des parents sérieux y envoient leurs
fils afin de leur assurer une instruction solide et une bonne formation
morale. Le gouvernement s'agite aussi; il nomme un directeur, Denys
Cléopas, qui n'a qu'un défaut : il préfère sa chaire de théologie univer-
sitaire aux tracasseries de l'administration.
Entre temps, on reçoit des externes, des offrandes et des plaintes.
On imagine de nouvelles réformes, de nouvelles constructions, un
nouvel éclairage : l'âge de l'huile est passé, on en est à celui du pétrole.
Enfin, en 1863, ^^ ^ ^^ nouveau la bonne fortune de vivre sous une
direction, celle de Socrate.Koliastos, ancien Rhizarite, prêtre zélé, qui a
de bons yeux et qui s'en sert. Les jeunes gens fuient l'état clérical. Quoi
d'étonnant? répond-il. Nos prêtres risquent tous les jours de mourir
CHRONIQUE 223
de faim. Cette réflexion laisse à penser sur la mentalité des candidats
au sacerdoce. Et puis, il reste toujours la question de l'intervalle entre
la fin des études et le jour de l'ordination. Directeur, professeurs,
membres de l'administration, remuent ciel et terre pour obtenir du
gouvernement des diplômes d'instituteurs pour les Rhizarites dénués
de moyens de subsistance. Peine perdue, on se heurte à l'insouciance
personnifiée.
Malgré ces multiples épreuves, l'œuvre fait de réels progrès. L'au-
teur les enregistre avec une certaine emphase. Il se laisse aller sur les
ailes de Pégase et, naturellement, il rencontre sur son chemin le cheval
de Troie : le Rhizarion fournit des apôtres de lumière, tandis que le
monstre de bois ne crachait que de vulgaires hoplites!
De nouvelles constructions et améliorations matérielles font ouvrir
les bourses, mais tout cela ne réconcilie pas le directeur et les messieurs
du Conseil, par hasard encore brouillés. Le bruit du canon de 1870
arrive jusqu'à Athènes; des Rhizarites s'évadent pour aller se mesurer
contre le Prussien. Où étais-tu, Constantin?
Enfin éclate la crise inévitable. La surexcitation et le méconten-
tement sont à leur comble. Au Heu de s'entre-dévorer, on préfère licen-
cier l'école et mettre à la porte le personnel dirigeant, pour élever de
nouvelles bâtisses. La même année, 1882, on reprend la vie normale;
le nouveau directeur (par le plus grand des hasards, il y en a un!) est
feu et flamme; l'indifférence de ces messieurs du Conseil refroidit son
zèle, et Mgi" Ambroise de Platamona les laisse à eux-mêmes (1883).
On en était encore, après quarante années d'existence, à se poser la
banale question de savoir ce qu'on voulait faire au juste. Un collège,
un Séminaire? Le ministre de l'Instruction publique opine pour un
Séminaire et accouche d'un programme nouveau. Son successeur en
fait autant. On se remet sérieusement au travail, l'évolution suit sa
marche lente, mais sûre; l'œuvre prend conscience de son but, sa
physionomie d'école ecclésiastique s'accuse de plus en plus. En outre,
grâce à des instances et à des réclamations, les directeurs ont fini par
obtenir les diplômes tant désirés; ils sont valables pendant cinq ans.
Le programme actuel répond suffisamment aux exigences d'une for-
mation ecclésiastique. Durant la cinquième année on initie à la péda-
gogie (quatorze heures par semaine) les Rhizarites qui seront obligés
de se livrer à l'enseignement jusqu'au jour de l'ordination sacer-
dotale. Pour permettre au lecteur de se rendre compte du progrès
réalisé, nous donnons ici deux programmes, celui de 1844 et celui
de 19 19.
224
ECHOS D ORIENT
PROGRAMME DE 1844
PREMIERE ANNEE
Langue grecque
Langue latine
Introduction à la géographie générale
et à la géographie de la Terre Sainte.
Histoire sainte
Calligraphie, Dessin
Arithmétique
Musique sacrée
Heures
par
semaine.
DEUXIEME ANNEE
Grec
Catéchisme
Histoire générale . . . .
Géographie politique.
Algèbre
Latin
Dessin
Musique sacrée
Heures
par
semaine.
TROISIÈME ANNÉE
par
semaine.
QUATRIÈME ANNÉE
Heures
par
semaine.
Grec
Eloquence
Latin
Géographie
Histoire générale.. .
Morale évangélique
Français
Musique sacrée
Grec
Latin
Hébreu
Débit
Musique sacrée.
CINQUIÈME ANNÉE : Introduction à l'Ecriture Sainte. — Histoire ecclésiastique.
Dogmatique. — Morale. — Droit Canon. — Pastorale. — Littérature patristjque.
PROGRAMME ACTUEL (1919)
MATIERES
Histoire sainte et herméneutique.
Catéchisme
Introduction biblique, A. T. Her-
méneutique
Introduction biblique, N. T. Her-
méneutique
Histoire de l'Eglise
Dogme
Morale
Eloquence sacrée
Liturgie
Cérémonies
Pastorale, Droit Canon
Commentaire des Pères
Grec
Latin
Français
Histoire
Géographie
Mathématiques
Physique, Hygiène, Science agri-
cole
Science agricole. Hygiène
Pédagogie
Pédagogie, Psychologie et Logique.
Droit
Musique et chant
Calligraphie et dessin
Travaux et métiers
Gymnastique
1" ANNEE
Heures.
2« ANNÉE
Heures.
3
3« ANNEE
Heures.
4« ANNÉE
Heures.
les deux
sections.
Heures.
5' ANNÉE
Section
gique.
Heures.
Section
prépara-
toire.
Heures.
CHRONIQUE 225
L'historien du Rhizarion, préoccupé de traiter à fond son sujet, croit
devoir dire tout ce qu'on peut en dire. Certains paragraphes sont de
vrais registres où l'on voit défiler tous les noms propres possibles et
imaginables. Plus de concision, moins de digressions, plus de réserve
au sujet de la question financière (car on est riche au Rhizarios, six
millions de fortune!), et parfois un peu moins de rhétorique auraient
probablement permis à l'auteur de nous initier à la vie intime de
l'école, classes, méthodes, examens, relations entre les différents
membres de l'établissement, etc. Pour avoir une idée de l'intérêt que
présenteraient ces détails, le lecteur peut se référer à un article paru
dans la revue Échos d'Orient, 1908, t. XI, p. 27-35, au sujet de l'Ecole
théologique Sainte-Croix à Jérusalem. Cette simple note suggère certai-
nement un complément au livre de l'archimandrite Chrysostome
Papadopoulos : à savoir un tableau de ce qu'a été la vie spirituelle et
intellectuelle du Rhizarion.
En résumé, l'école Rhizarios a donné quelques bons résultats, em
même temps qu'elle a prouvé l'impuissance où se trouve l'Eglise
séparée de former un clergé à la fois instruit, zélé, pieux et prêt à faire
face à toutes les éventualités. Hors de la véritable Eglise, on ne fait
que végéter, malgré tous les efforts accumulés.
IV. Dans l'Eglise grecque
Les renseignements que nous allons donner sont pris dans une
revue grecque intitulée « Zwr,, Vie », revue religieuse, hebdomadaire,
numéros de janvier 1920.
Projet de réformes du gouvernement de l'Église de Grèce. — L'Eglise
autonome de Grèce est entrée dans l'ère des réformes. Voici quelques
points du projet que Mg^ Mélétios Métaxakis, métropolite d'Athènes,
a proposés au saint synode, concernant le gouvernement de son
Église.
1 . Autorité suprême. — Elle est entre les mains du synode de tous-
les évêques de Grèce, qui tient deux séances par ah.
2. Nombre et étendue des diocèses. — Autant de départements civils,,
autant de diocèses ecclésiastiques. Chaque diocèse comprend plusieurs
épitropies. A la tête de l'épitropie se trouve un épitrope revêtu de
la dignité épiscopale. Un inspecteur diocésain sera chargé de l'in-
spection de la vie ecclésiastique et religieuse.
3. Conseil paroissial. — Les membres du Conseil paroissial sont
Échos d'Orient. — T. XIX. 8
226 ÉCHOS d'orient
élus par les paroissiens eux-mêmes. Le président du Conseil paroissial
n'est autre que le curé.
4. Le curé est nommé par l'évêque, sur la proposition des parois-
siens. Ne sont stables dans leur bénéfice que les curés engagés dans
l'état matrimonial. Leur pension est assurée par les fonds du trésor
épiscopal.
5. Communautés religieuses. — Chaque communauté religieuse devra
se fixer un but d'utilité formellement et concrètement sociale. Le
supérieur du couvent, qui sera élu comme par le passé, sera stable.
Les moines pratiqueront la vie religieuse dans la continence et la
communauté de biens. Ils mèneront la vie cénobitique.
6. La justice ecclésiastique est attribuée à un tribunal épiscopal ou
diocésain, composé de trois membres, à une Cour d'appel ecclésias-
tique pour toute l'Église, composée de trois évêques, et enfin au tri-
bunal suprême, juge des délits épiscopaux çt qui n'est autre que le
saint synode.
7. Élection de l'évêque. — Les représentants du clergé diocésain et du
peuple présentent trois candidats, et le synode des évêques choisit
parmi les trois. L'élection du métropolite a lieu dans l'assemblée des
évêques, des membres du Conseil de la métropole, des représentants
de tous les Conseils épiscopaux, du président et des membres du Con-
seil des ministres et d'autres personnages ecclésiastiques ou laïques.
Voyages en Amérique, Divorce, Organisation des communautés grecques
en territoire turc. Commissions ecclésiastiques. Académie de Halki. —
Depuis quelque temps déjà, les yeux se tournent du côté de l'Eglise
anglicane d'Amérique, et nombre de pappas grecs passent l'océan pour
aller créer des embarras à l'épitrope synodique établi dans le Nouveau
Monde. Aussi, pour couper court à toutes les irrégularités, le saint
synode vient de prohiber, par circulaire, tout voyage de prêtres grecs
en Amérique, sans autorisation préalable de ce même saint synode.
Autre intervention du saint synode à propos des lois sur le divorce.
Il demande ou plutôt il a décidé de demander au ministère de la Justice
une modification de l'article 5, touchant le divorce, et l'addition d'un
nouvel article concernant les sujets grecs deia dispersion. Mais le Con-
seil ecclésiastique de Salonique n'est pas de cet avis. 11 prétend qu'avant
de modifier il faut réfléchir.
Le ministre hellénique des Affaires étrangères s'adresse au patriarcat
de Constantinople pour avoir une réponse autorisée à la question sui-
vante : « Quel est le meilleur système de gouvernernent à demander
(sans doute, à la Conférence de la Paix) pour les communautés grecques
CHRONIQUE 227
qui seront soit en territoire turc, soit dans un État indépendant, soit enfin
dans la péripiiérie du futur royaume autonome de Constantinople? »
Le patriarcat a eu, comme de juste, recours aux lumières d'une Com-
mission, présidée par le métropolite des Dardanelles et comprenant le
premier secrétaire du saint synode et trois laïques. Les résultats des
travaux de la Commission seront soumis aux divers patriarches, qui
communiqueront leur avis au gouvernement grec. En dehors de cette
Commission, le patriarcat de Constantinople en a nommé une autre»
composée des métropolites d'Amasé, des Dardanelles et de Séleucîe,
du premier secrétaire du saint synode et des professeurs de théologie
de l'Académie de Halki. La Commission est chargée de délibérer sur la
réforme de la prédication sacrée dans les églises de Constantinople.
De son côté, le Conseil ecclésiastique de Salonique, allant plus loin,
a déposé aux bureaux du ministère des Cultes la demande suivante. On
devrait ménager, à Constantinople même, une réunion de tous les chefs
de l'Église orthodoxe pour régler, de concert avec les représentants de
la nation grecque, les grandes questions ecclésiastiques.
Le II décembre 191 9, l'nicole théologique de Halki, transformée en
Académie de théologie, a inauguré ses cours par une allocution du
métropolite de Séleucie.
Mémoire sur les relations de l'Église grecque autocéphale avec le patriarcat
œcuménique. — Un journal grec d'Athènes, le Courrier des Balkans,
a publié l'an dernier un document « très important à tous les' points
de vue » et relatif aux rapports entre l'Église autocéphale de Grèce et
le patriarcat œcuménique. Ce mémoire, qui date du mois de février
1913, est de la main du métropolite actuel d'Athènes, M&r Mélétios
Métaxakis, rapporteur à cette époque d'une Commission chargée de
l'étude des questions suivantes, soulevées par les suites de la guerre
balkanique: 1° Situation, au point de vue ecclésiastique, des pays qui
vont être détachés de la Turquie; 3° Position à tenir vis-à-vis du
schisme bulgare; y Sauvegarde de la nationalité des Grecs qui ne
seront pas englobés dans le royaume hellène; 4° Dispositions qui
s'imposent aux Grecs qui vont continuer à demeurer sous la domination
ottomane ; 5° Régler le sort du Mont Athos en tenant compte des pré-
tentions russes; 6° Manière de fortifier la position du patriarcat œcu-
ménique, considéré comme institution nationale.
Voici la substance du mémoire.
Le canon s'est tu, l'Europe essaye un nouvel équilibre; le gâteau turc
est entamé, des nations nouvelles surgissent qui ont besoin de chefs
religieux et civils. Quelle doit être la situation, au point de vue cano-
228 ÉCHOS d'orient
nique, des populations qui vont être soustraites à la domination du
sultan? Question compliquée s'il en fut. Mgr Mélétios présente deux
solutions possibles. Les pays libérés du joug turc passeront sous la
juridiction de l'Eglise autocéphale de leur nouvelle patrie, ou bien ils
continueront à vivre sous la juridiction du patriarcat œcuménique de
Constantinople. Le métropolite donne ses préférences à la seconde solu-
tion, mais non pas précisément, comme on va le voir, pour des raisons
d'ordre religieux. 11 s'efforce d'étayer sa thèse sur la critique de la pre-
mière solution et sur les avantages de la seconde.
La première solution pourrait se réclamer du principe qui veut que
la répartition de la juridiction ecclésiastique soit calquée sur celle de la
juridiction civile. Marche parallèle entre l'Église et l'État; autant d'auto-
nomies politiques, autant d'autocéphalies religieuses. Or, ce principe
n'est pas absolu dans son application. En fait, dans l'empire byzantin,
-on n'a pris pour base les « thèmes » que pour créer des sièges
métropolitains et épiscopaux, et non pour constituer des Églises autocé-
phales. Si le principe était absolu, pourquoi la juridiction des quatre
patriarches s'étendait-elle au delà des frontières de l'empire des basileis?
En conséquence : a) Ne renfermons pas une Église dans les frontières
de l'État; b) Pas d'obligation pour le patriarche œcuménique à renoncer
à étendre sa juridiction sur des sièges métropolitains qui lui sont léga-
lement soumis. A plus forte raison, ne doit-il pas laisser le diocèse de
Thrace échapper à son autorité, sous peine de contrevenir au 28® canon
du quatrième concile œcuménique. Outre ces raisons, qui militent en
faveur du maintien de la juridiction intégrale du patriarche œcuménique,
il en est d'autres plus convaincantes. Continuer à morceler la juridic-
tion du patriarcat œcuménique, c'est, ni plus ni moins, saper par la base
-les institutions fondamentales de l'Église orientale, c'est même, faute
plus grave, aller contre les intérêts de la nation hellène. Que devien-
dront, en effet, et le prestige du patriarcat œcuménique, institution
essentiellement grecque, et les millions de ses sujets passant sous la
juridiction des Églises autocéphales de Bulgarie et de Serbie? Prestige
du patriarcat et nationalité des Grecs dispersés n'existeront plus que
de nom.
Accepter, au contraire, la seconde solution, c'est du même coup
obvier à tous les inconvénients précédents et servir la cause de l'hel-
lénisme. Cette solution veut que tous les Grecs, où qu'ils soient, con-
tinuent à dépendre du patriarcat œcuménique. Le métropolite souhaite
(ou plutôt souhaitait, car le mémoire était écrit en 19 13) que l'Église
iiutocéphale de Grèce se remette sous la tutelle spirituelle du patriarche
CHRONIQUE 229
de Constantinople, car de cette façon elle sera plus près de la tète et,
par elle, plus voisine de l'Anatolie. Il est donc clair comme de l'eau de
roche que l'hellénisme a tout intérêt à ce que le patriarche congédie
tous les quémandeurs qui viennent l'importuner avec leurs prétentions
à l'autonomie ecclésiastique. Nul doute, au point de vue canonique et
surtout national, M^"" Mélétios est pleinement satisfait de sa solution.
En va-t-il de même au point de vue politique?
Que les Grecs du royaume, que les Bulgares et les Serbes ne s'ima-
ginent pas qu'on leur va demander de renoncer à leurs droits d'ingé-
rence, déjà reconnus, dans les affaires ecclésiastiques de leurs Eglises
respectives. Il vaut sans doute mieux, pour éviter tout malentendu,
avoir recours à ce qu'on pourrait appeler des concordats. L'opération
sera d'autant plus aisée que le patriarche œcuménique ne procédera
à ces démarches qu'animé des sentiments d'un esprit franchement
libéral. Les métropolites qui devront être ordonnés par lui auront à faire
mémoire de sa personne dans la sainte liturgie et reconnaîtront son
autorité judiciaire. Voilà la nouvelle juridiction du patriarche. Il est
à souhaiter que le retour au système des sièges métropolitains entraîne
également la célébration annuelle de synodes, auxquels le métropolite
convoquerait ses suffragants. Voici comment on pourrait d'après les indi-
cations de Mgr Mélétios, organiser les nouveaux sièges métropolitains.
Pour le royaume de Grèce :
1° Siège métropolitain de la Macédoine orientale, Salonique ;
20 Siège métropolitain de la Macédoine occidentale, Bérée;
30 Siège métropolitain de l'Épire, Janina;
40 Siège métropolitain de l'archipel septentrional, Mitylène;
50 Siège métropt)litain de l'archipel méridional, Rhodes;
6° Siège métropolitain de Crète, Héraclion (nom grec de la ville de
Candie).
Pour la Bulgarie, deux sièges métropolitains, Andrinople et Drama.
Pour la Serbie, un seul siège métropolitain, celui de Monastir.
Pour l'Albanie autonome, un seul siège également.
L'élection du métropolite revient au patriarche et à l'Etat.
Le saint synode du patriarcat de Constantinople choisit trois can-
didats, et le gouvernement se prononce entre ceux-ci. Quant à l'évêque,
il est élu par les évêques du diocèse métropolitain et par le gouver-
nement. Le métropolite devra être toujours grec, tandis que les
évêques, dans le cas de populations mixtes, pourront être d'une autre
nationalité, conformément à la majorité de l'élément prépondérant.
Ainsi, en Serbie, on n'aura que des évêques serbes, mais le métropolite
2 30 ECHOS D ORIENT
de Monastir sera Grec. II est entendu que ces dix métropolites n'au-
ront pas à intervenir dans le gouvernement du patriarcat œcuménique,
ils prendront cependant part à la célébration des synodes généraux de
tous les chefs hiérarchiques. II est évident aussi que si ce projet est mis
à exécution, l'Eglise autocéphale de Grèce sera ramenée sous la juri-
diction du patriarche œcuménique. Ce sera la- réalisation du désir de la
nation, d'autant plus que ce retour à une dépendance légitime, loin de
nuire au peuple grec, est tout à fait dans la logique de ses intérêts.
N'est-il pas certain, en effet, que la Sublime Porte verra d'un mauvais
œil ces relations de dépendance, après tout ce qu'elle a fait contre
l'exarchat bulgare?
Mgi' Mélétios nous apprend que dans le sein de la Commission dont
il fut rapporteur, certains membres ont émis la même opinion : retour
à la juridiction du patriarcat œcuménique et répartition nouvelle des
sièges métropolitains. Il y aura en tout de douze à quinze sièges métro-
politains pour tout le royaume de Grèce. La Grèce d'avant 191 2 compren-
drait les sièges métropolitains suivants : Athènes, Syra, Corinthe, Patras,
Monembasie, Corfou et Larissa. Si la Grèce (qui a tout à gagner) agit
ainsi vis-à-vis du patriarcat œcuménique, pourquoi son exemple ne
pourrait-il pas être suivi par les Eglises slaves? Pour réveiller les
bonnes volontés, il faudrait accorder aux métropolites de tous ces pays
une part active au gouvernement du patriarcat œcuménique; autrement,
ce retour à l'unité serait tout à fait désintéressé, c'est-à-dire impossible.
De son côté, le gouvernement grec devrait toucher à la Constitution,
qui est contraire à la réalisation du projet proposé. L'Eglise autocéphale
du royaume, entourée de ses filles de l'ancienne et de la nouvelle Grèce,
irait se prosterner aux pieds du patriarche œcuménique pour le recon-
naître comme son chef hiérarchique. Voilà qui est clair, mais la loi s'y
oppose. Il faut changer la loi. Qui veut la fin veut les moyens. Il est
juste de souhaiter la cessation du schisme et méritoire d'en indiquer
les moyens; mais si l'intérêt national venait à en souffrir, il faudrait
s'abstenir d'en parler et même souhaiter la continuation de la sépara-
tion. Tout Grec devrait raisonner ainsi. Or, il est antinational de pro-
mouvoir le retour à l'unité de l'Eglise autocéphale bulgare. Une fois le
schisme éteint, l'exarque bulgare renoue ses relations avec le patriarcat
œcuménique et quitte Constantinople pour la Bulgarie; il a désormais
sous sa juridiction les Grecs habitant son pays. N'y a-t-il pas là un grave
danger pour la nationalité de ces Hellènes dispersés? Tout l'intérêt
ne se trouve-t-il pas du côté bulgare? En conséquence, le patriarche ne
peut-il pas se reconnaître le droit de poser certaines conditions à cette
CHRONIQUE 231
faveur qu'est le retour à l'unité? N'est-ce pas avec raison qu'il pourrait
réclamer une garantie personnelle pour les métropoliteâ grecs actuels
de Bulgarie et leur maintien à vie, la non-reconnaissance de la part de
l'État bulgare de tout métropolite schismatiqueet la réparation des dom-
mages spirituels et temporels qui sont le fait du schisme. Tous ces
problèmes angoissants ont reçu une solution de la part des membres
d'une autre Commission fonctionnant à Constantinople.
En tout cas, il est indispensable de parer au péril qui menace les
Grecs fixés en Bulgarie, en Serbie et en Albanie. D'où nouvelles études
et intéressantes trouvailles. Mg"' Mélétios, pasteur très patriote, propose
de choisir un des trois moyens suivants pour la sauvegarde de la
nationalité des Grecs dispersés : 1° Se rattacher personnellement à la
mère-patrie et constituer des communautés à part, régies par les lois
civiles de la nation grecque et soumises au point de vue ecclésiastique
au métropolite du pays qu'ils habitent; 2° que les gouvernements bul-
gare, serbe et albanais reconnaissent à ces populations le droit de
former des groupements homogènes, composés de personnes suijuris,
avec des établissements pédagogiques et ecclésiastiques propres sous
l'autorité d'un Conseil central. Leurs prêtres seront élus par Ja com-
munauté et soumis à l'évêque du lieu. Les établissements ecclésias-
tiques seront sur le même pied d'égalité que ceux du pays, dans la
mesure où ils se conformeront, pour l'instruction à donner, aux pro-
grammes officiels, en ce sens que leurs sujets diplômés auront entrée
libre dans les écoles supérieures de l'Etat et les fonctions publiques.
L'instruction sera donnée dans la langue nationale, sans pourtant
négliger l'étude suffisante du parler officiel. Liberté absolue dans le
choix des manuels scolaires, toujours, bien entendu, dans les limites
du respect dû au régime établi. Quant à la direction des écoles, elle
sera l'œuvre de la communauté, toujours sous la haute inspection du
gouvernement; y les États bulgares, serbe et albanais auront à recon-
naître les établissements publics déjà existants, comme propriété natio- .
nale du royaume hellénique, et à ce dernier le droit de procéder à la
fondation et à l'entretien de nouveaux établissements dans l'intérêt de
ses nationaux.
Les préférences de Mg^" Mélétios' vont à la première solution, c'est-à-
dire à une utopie. Ses raisons, paraît-il, sont très opportunes et, par-
tant, très convaincantes.
Un peu plus loin, le métropolite réformateur développe les lignes
d'un projet « étendu et méthodique » sur la situation des chrétiens
qui pourraient rester sujets ottomans. Suit une étude détaillée de la
2J>2 ECHOS D ORIENT
question du Mont Athos, couronnée par des considérations sur le ren-
forcement de l'autorité du patriarche œcuménique. Voici le plus urgent,
en ce qui concerne cette dernière question. Que les éparchies ecclé-
siastiques de Thrace, de Macédoine, d'Epire et des îles continuent
à dépendre du pouvoir patriarcal de Constantinople; que dans le traité
de demain le patriarcat trouve la garantie de ses privilèges en Turquie,
pour lesquels il lutte depuis des siècles, et la liberté d'action nécessaire
à sa reconstitution et au développement des forces nationales dont il
est le dépositaire; que l'on prenne enfin les mesures nécessaires pour
lui assurer des revenus en rapport avec son rang. Le royaume grec
pourrait pourvoir à cela, vu les obligations des sièges métropolitains,
compris dans son territoire, vis-à-vis du patriarcat œcuménique. Dans
le même but, le métropolite met en avant la célébration « plus fré-
quente » (!?) des synodes généraux. Quels avantages moraux pour
toutes les Eglises et en particulier pour le patriarcat œcuménique, qui
ne manquerait pas alors « de paraître » comme le chef de toute l'Église 1
A ces mesures « en quelque sorte externes », on pourrait en ajouter
de purement internes. Mais c'est déjà beaucoup d'avoir indiqué ce qui
précède ; aux hôtes du Phanar de compléter le mémoire de Mgr Mélétios.
Allocation annuelle du gouvernement hellénique au patriarcat de Con-
stantinople. — M. Vénizélos vient d'ajouter quatre cent mille drachmes
aux quatre cents versées jusqu'aujourd'hui au Phanar comme tribut,
annuel par l'Eglise de Grèce. Espoir donc, devrait conclure Mg^ Mélétios !
Projet de réformes ecclésiastiques à Constantinople. — Le vent de la
réforme ecclésiastique souffle également sur les rives du Bosphore.
Voici un projet élaboré par le métropolite d'Éphèse en réponse à la
question que lui avait posée le métropolite d'Enos, rapporteur des
réformes ecclésiastiques auprès du saint synode de Constantinople.
10 Abréger tous les longs offices, épouvantail et cause de fatigue
pour le peuple chrétien. Commencer par la Messe, l'office du Jeudi-
Saint dit des « Douze Evangiles », celui du Vendredi-Saint dit des
« Heures Royales », et les invocations récitées à genoux le jour de la
Pentecôte (il suffit d'en garder une seule).
2° Abréger également les prières des sacrements de Baptême et de-
Mariage, qui ne sont qu'un « verbiage fatigant et insupportable ».
3° Réforme du système actuel du jeûne. Abstinence de viande deux
fois par semaine pour des raisons hygiéniques. Xérophagie et absti-
nence de toute boisson alcoolisée, aux temps suivants : la semaine pré-
paratoire à la fête de Noël, la Semaine Sainte, les trois jours qui pré-
cèdent l'Assomption — pour permettre aux fidèles d'approcher de la
CHRONIQUE 233
Table sainte, — la vigile de l'Epiphanie et le jour de la Décollation de
saint Jean-Baptiste.
40 Les empêchements de mariage. Pour la consanguinité, les res-
treindre jusqu'au quatrième degré inclusivement; et pour l'affmité,
jusqu'au second inclusivement.
50 L'acceptation du calendrier grégorien s'impose pour une double
raison. Outre que ce calendrier est plus exact, il est vraiment déplacé
que tous les chrétiens ne célèbrent pas aux mêmes jours les grandes
fêtes de la religion chrétienne. Toute fête du Seigneur et de la Vierge
doit être transférée au dimanche suivant. Il faudrait en faire autant
pour les fêtes des saints qui sont vraiment célébrées comme telles.
6° Le célibat ecclésiastique (i) est en partie la cause des médisances,
justifiées ou non, contre le clergé. Les raisons qui imposaient cet état
de choses ont disparu, il serait donc nécessaire de permettre à tous les
membres dp clergé, aussi bien avant qu'après leur ordination, de con-
tracter mariage.
70 Notre habit clérical, « dépourvu de toute esthétique, est aussi peu
commode qu'embarrassant » en toute saison. 11 faudrait adopter l'habit
porté par ceux de nos prêtres qui résident en Europe, et ne réserver le
vêtement actuel que pour les fonctions liturgiques.
8° 11 faudrait également abattre le kalimafki, supprimer le chignon
et adopter un couvre-chef convenable.
90 Le règlement de l'Ecole de théologie est aussi à retoucher, con-
formément aux circonstances nouvelles. Il nous faut des prêtres d'une
instruction solide au point de vue social, afin de remédier au désarroi
actuel, produit de l'infériorité du clergé.
Il est évident que la réforme touchera à d'autres points; mais enfin
les vues du métropolite d'Ephèse aussi bien que celles de Mg»" Mélétios,
les intentions mises à part, tendent à faire sortir l'Eglise grecque de
l'ornière de ses traditions. Nous pensons que le renouveau qui
serait à désirer et à réaliser sur des points autrement essentiels sera
facilement, tel qu'il est prôné, désastreux pour une Eglise hors de la
vérité et en rupture avec l'autorité. On ira très loin.
Faculté de théologie de l' Université d'Athènes. — Le métropolite
i'Éphèse se plaignait tout à l'heure que l'École de théologie constanti-
nopolitaine ne forme pas des clercs bien armés pour les luttes sociales
présentes. Et pourtant, les programmes sont magnifiques. Voici celui
(i) Point n'est besoin d'attirer l'attention des lecteurs catholiques sur la triste men-
talité que suppose, chez nos frères séparés, le présent paragraphe.
2 34 ECHOS D ORIENT
de la Faculté de théologie de l'Université d'Athènes, tel qu'il a été
publié dans le Messager ecclésiastique àt la métropole, en janvier 1919,
no 187. Les chaires régulières sont au nombre de huit : 1° Introduction
et Herméneutique pour l'Ancien Testament et langue hébraïque;
20 Introduction, Herméneutique et critique pour le Nouveau Testament;
30 Histoire générale de l'Église; 40 Patrologie et Archéologie chrétienne ;
50 Dogme et Morale; 6° Droit Canon et Pastorale; 7» Eloquence sacrée
et art catéchétique; 8^ Apologétique chrétienne et Encyclopédie théo-
logique.
Chaires extraordinaires : 1° Histoire des confessions anglicanes et
catholiques; 2» Archéologie, Paléographie et Art chrétiens : y Histoire
de la Bible, Histoire des dogmes et Histoire des religions. Ajoutons la
chaire auxiliaire suivante : Histoire de l'Eglise grecque, de l'Apostolat,
c'est-à-dire de la propagation du christianisme et de la littérature de
l'Eglise grecque depuis le ix« siècle. Les étudiants sont tenjus de suivre
également des cours de philosophie et de langues grecque et latine.
On voit que le travail est abondant, mais malheureusement on n'y con-
sacre que quatre années. Dès lors, quoi d'étonnant que la majorité
n'arrive pas à parcourir le programme honnêtement! Voici comment
sont réparties les différentes matières pour les quatre années.
Première année : Langue hébraïque. Encyclopédie de la théologie, Intro-
duction au Nouveau Testament, Liturgie, Archéologie chrétienne. Grec,
Latin, Histoire de la Philosophie, Psychologie, Logique et Pédagogie.
Deuxième année : Langue hébraïque, Introduction et Herméneutique
pour le Nouveau Testament de même que l'Herméneutique critique.
Éloquence, Histoire delà Philosophie, Latin, Grec, Pédagogie et Histoire.
Troisième année : Herméneutique de l'Ancien Testament, Hermé-
neutique du Nouveau Testament, Histoire ecclésiastique, Patrologie^
Morale, Pastorale et Art catéchétique.
Quatrième année : Herméneutique de l'Ancien Testament, Hermé-
neutique du Nouveau Testament, Histoire ecclésiastique, Patrologie,
Droit Canon, Dogmatique et Apologétique.
Une concurrente de la Société des nations. — L'idéaliste M. Wilson est
supplanté par le directeur de l'école Rhizarios d'Athènes, l'archiman-
drite Chrysostome Papadopoulos fM(?ssa^^r ^f^/^'sî^5/z^M^^ 1919» "° I93)«
L'idée réalisée (?) de la Société des nations, écrit-il, nous place à un
tournant de l'histoire et nous reporte à cette société des chrétiens si
florissante avant le schisme de l'Église de Rome (?). Mais la société
des chrétiens et des nations chrétiennes est sans déclin. C'est une
société au sens large, bien entendu, puisqu'elle subsiste malgré les
i
CHRONIQUE 235
divisions survenues et toujours entretenues; mais c'est une société,
car il y a toujours des nations qui ont même foi ; il existe une Église,
une, sainte, apostolique et catholique, qui n'est autre que la « société
des Églises ». Grecs, Russes, Roumains, Serbes, Bulgares forment la
« société des nations chrétiennes ». Les Églises de Constantinople,
d'Alexandrie, d'Antioche, de Jérusalem, de Chypre, de Roumanie et
de Grèce forment une « société idéale » dans une unité respectueuse
de leur indépendance. Cette société compte deux chefs, Jésus-Christ
et le patriarche de Constantinople.
Voilà ce qui est... dans le domaine des abstractions. Voici qui pour-
rait habiter le royaume de l'Utopie.
Une nouvelle « société des Églises » serait possible, ce serait la
« supersociété » des Églises orthodoxes et hétérodoxes. L'auteur accor-
derait volontiers à l'évêque de Rome le titre de chef suprême de cette
société; mais ce dernier, obstiné « malheureusement » dans ses idées
d'un absolutisme diamétralement opposé à l'esprit démocratique du
nouvel organisme, n'est pas en état de prendre la direction de la vaste
« confrérie». Force nous est donc de retourner sur les rives du Bosphore
et de faire du patriarche œcuménique un superpatriarche. Ce dernier
emboucherait la trompette et sonnerait un appel à tous les chrétiens de
la terre. Conséquences inévitables de cette fraternité universelle : prépara-
tion immédiate de l'union tant désirée des Églises, occasion pour l'Église
orthodoxe d'éclairer les égarés et de se délivrer des missions catho-
liques en Orient, etc. Bref, le monde serait ravi d'admiration devant un
nouvel organisme avec un corps robuste, la « Société des nations »,
pétrie par les mains d'un petit-fils de l'oncle Sam, et une âme, la « super-
société des Églises » infusée par un archimandrite. Nous ne connaissions
pas M. C. Papadopoulos architecte pour châteaux en Espagne !
V. Grégoire.
Athènes, avril 1920.
V. Dans l'Eglise orthodoxe bulgare
Depuis trois mois on parle beaucoup, en Bulgarie, du projet du saint
synode de réunir un concile national pour la réforme de l'Église et en
particulier pour la réforme de la loi organique qui, sous le nom de
« Statut de l'Exarchat », régit l'Église nationale.
Un pareil projet était à l'ordre du jour depuis fort longtemps et bon
nombre de ligues ecclésiastiques ou « fraternités » (comme on les
2}6 ÉCHOS d'orient
appelle en Bulgarie) n'attendaient que le futur concile pour faire valoir
leurs droits démocratiques contre le haut clergé ou « aristocratie cléri-
cale » qui, disaient-ils, les tyrannisait.
Une des revendications les plus bruyantes était le droit aux secondes
noces pour les prêtres demeurés veufs. On sait, en effet, que si l'Eglise
orientale a coutume de conférer le sacerdoce aux gens déjà mariés, elle
s'est toujours refusée, par contre, à reconnaître la validité du mariage
des prêtres une fois ordonnés.
Mais les réformateurs ont bien d'autres exigences que celle-là. Nous
citons, à titre d'exemple, les suivantes, tirées d'un récent mémoire
adressé à la Commission du concile que préside, paraît-il, Mgr Siméon,.
métropolite de Varna. On y verra un curieux état d'esprit de bolche-
visme religieux.
I o Rejeter résolument la dure loi romaine de la paternité dans la famille
et la remplacer par le principe plus élevé et plus chrétien du culte de
la mère. C'est le sentiment maternel et le droit sacré de la maternité
qui doivent tout régir.
2° Faciliter le divorce, tout en faisant garantir par l'époux divorcé
l'entretien de la mère et de l'enfant.
30 Permettre le divorce par consentement mutuel. Le mariage doit
être un lien de coordination et non de subordination.
40 Légitimer les enfants naturels en leur imposant le nom de la mère.
L'Église doit combattre cette appellation barbare d '« enfants illégi-
times » et relever par la maternité la femme déchue. Naturellement,
il faut prévoir des mesures sociales pour venir en aide à ces « nou-
velles ennoblies de la maternité »,
50 Contrôle médical sévère avant tout mariage.
60 Tout mariage -demeuré stérile après une durée de trois ans est
annulé de droit sur la demande de l'une des parties. (Journal Zora,
7 mars 1920.)
Malheureusement pour le moderne bogomile dont nous venons
d'exposer le programme, il paraîtrait que le saint synode de Bulgarie
aurait perdu depuis 1895 le droit de convoquer des conciles nationaux»
Les réformes proposées n'ont donc pas de chances d'aboutir.
L'ancien statut de l'exarchat donnait bien droit aux conciles par son
article 134, mais ce statut ayant été revisé par la Chambre des députés
ouSobranié, en 1895, on oublia ou retrancha alors le fameux article 134,
et l'Eglise orthodoxe de Bulgarie se trouve n'avoir plus droit aux con-
ciles, à moins que le Sobranié ne vote une nouvelle loi pour cela.
En fait de lois nouvelles, la Chambre des députés bulgare serait
CHRONIQUE 237
plutôt disposée à voter la séparation radicale de l'Église et de l'État, en-
la faisant suivre, bien entendu, de la série de spoliations qui ont accom-
pagné cette mesure chez la plupart des nations occidentales. Un député
ne proposait-il pas dernièrement de confisquer le palais même du saint
synode pour en faire un hospice d'invalides? Les derniers biens des"
monastères, déjà si durement décimés, ne sont pas moins menacés.
X.
Rome, mai 1920.
BIBLIOGRAPHIE
M. JuGÏE, A. A., Le plus ancien recueil canonique slave et la primauté du Pape
(Extrait du Bessarione). Rome, 1918, in-8% 11 pages.
Dans cet article de la revue Bessarione, notre savant confrère et collaborateur
souligne avec clarté et précision le relief spécial que reçoit l'argument de tra-
dition en faveur de la primauté du Pape, du très explicite témoignage renfermé
dans le plus ancien recueil canonique slave, compilation due à la plume de
saint Méthode, le grand apôtre des nations slaves. Celui-ci fit cette rédaction
quelque^ mois avant sa mort (6 avril 885), sur un Nomocanon grec de cinquante
titres, différent du Nomocanon en quatorze titres dont Photius ou un de ses
disciples donna, en 883, une édition revue et augmentée. Or, le recueil slave, tout
comme le manuscrit grec du xii® siècle trouvé à Florence, et qui a dû servir
de base à la traduction, contient un article « sur les privilèges du très saint siège
de Constantinople », mais avec ce que le canoniste russe Pavlov appelle très
justement « deux additions importantes ».
Il s'agit d'un court commentaire du 28® canon de Chalcédoine. Voici les
« deux additions importantes » dont le recueil slave fait suivre ce commentaire;
on n'aura pas de peine à voir qu'elles constituent, du point de vue catholique,
la plus magistrale réfutation du fameux principe du schisme posé par le
28« canon et par son commentateur grec. Le traducteur slave écrit donc :
// faut savoir que cette décision (le 28* canon de Chalcédoine) ne fut pas
acceptée par le bienheureux pape Léon, qui occupait alors le siège de l'ancienne
Rome. Il n'approuva pas sur ce point le saint concile de Chalcédoine, mais
il lui écrivit de ne pas accepter une pareille proposition due à l'initiative du
douteux Anatole, alors évêque de Constantinople. Quelques-uns des évêques qui
assistaient au concile ne souscrivirent pas non plus à ce canon. Et il n'est pas
vrai, comme l'affirme ce canon, que les saints Pères ont accordé la pritnauté
à l'ancienne Rome parce qu'elle était la capitale de l'empire, mais c'est d'en
haut, c'est de la grâce divine que cette primauté a tiré son origine. A cause
du degré de sa foi, Pierre, le plus élevé des apôtres, a entendu ces paroles de
la bouche même de Notre-Seigneur Jésus-Christ :«, Pierre, 7n' aimes-tu? Pais
mes brebis. » C'est pourquoi il possède parmi les hiérarques le rang prééminent
et le premier siège. Car si, comme l'affirme la décision précitée, c'est parce
qu'elle était capitale que l'ancienne Rome possède la primauté, c'est évidemment
Constantinople, actuellement capitale de l'empire, qui a hérité de cet honneur.
Mais tout le monde sait que, bien que les empereurs aient siégé à Milan et
à Ravenne, et que leurs palais s'y trouvent jusqu'à nos jours, ces villes n'ont
pas reçu pour cela la primauté, car la dignité et la prééminence de l'ordre
sacerdotal n'ont pas été établies par la faveur du pouvoir civil, mais par le
choix divin et l'autorité apostolique. Si donc les saints Pères, voulant honorer
la ville de Jérusalem à cause du Roi des rois Notre-Seigneur Jésus-Christ, et
de sa Passion digne de toutes louanges, lui confirmèrent bien le rang de
métropole, mais ne lui donnèrent pas les privilèges patriarcaux, parce qu'il
ne leur était pas possible de changer les bornes fixées par les prédicateurs de
la vraie foi, comment serait-il possible, à cause d'un empereur terrestre, de
déplacer les dons divins et les privilèges apostoliques, et d'introduire des
innovations dans les prescriptions de la foi immaculée?
C'est pourquoi les privilèges de l'ancienne Rome sont inamovibles jusqu'à la
BIBLIOGRAPHIE 239
fin; ainsi pensent toutes les Eglises. A cause de sa primauté, le Pontife de
Rome n'est pas obligé de se rendre à tous les saints conciles œcuméniques;
7nais, sans sa participation manifestée par l'envoi de quelques-uns de ses subor-
donnés, tout coticile œcuménique est inexistant, et c'est lui-même qui ratifie ce
qui a été décidé dans le concile. S'il y a quelqu'un qui paraisse opposé à ce
que nous disons, qu'il veuille bien examiner ce que le même très saint pape
Léon écrivit à Marcien et à Pulchérie, de pieuse mémoire, ce qu'il écrivit aussi
à l'évêque de Constantinople déjà nommé, Anatole, et il sera convaincu de la
vérité de ces choses.
Le texte slavon de ces importantes déclarations a été publié par A. Pavlov,
dans la revue Vi^antiishii Vremennik, t. IV, 1897, p. i5o-i52. Le canoniste
russe croirait volontiers que, dans ces déclarations tout comme dans le reste de
sa compilation, saint Méthode n'aurait été que le traducteur d'un original grec,
lequel, par conséquent, aurait été plus complet que le manuscrit florentin du
XII® siècle. Le R. P. Jugie pense, au contraire, que ce magnifique témoignage sur
la primauté romaine appartient en propre à saint Méthode. Il lui semble même
« qu'il y a comme une leçon discrète adressée à Photius et à ses partisans dans
la finale du morceau: S'il y a quelqu'un, etc ». L'hypothèse du P. Jugie nous
paraît bien préférable à celle de Pavlov.
Au demeurant, comme conclut très justement notre confrère, « la question
de savoir si saint Méthode a fait ici œuvre originale ou s'il a été simple traduc-
teur reste secondaire. L'important, c'est que l'apôtre des Slaves ait inséré le
passage dans le recueil canonique qu'il livrait à ses enfants spirituels. Or, le fait
de cette insertion est incontestable et il est gros de conséquences». Il dissipe tous
les nuages qui, au dire de certains auteurs tendancieux, auraient enveloppé « le
catholicisme » des dernières années de saint Méthode. En outre, le recueil
méthodien a été en usage chez les peuples slaves jusqu'au xiii* siècle; et même
après cette époque, des extraits importants en ont passé dans les recueils posté-
rieurs, tel le passage sur la primauté romaine que l'on trouve encore dans une
Konntchaïa ou Pidalion du xv* siècle et dans une autre du xvi® siècle.* Ce fait,
conclut le R. P. Jugie, nous montre que les copistes bulgares, serbes et russes
n'ont pas été trop effarouchés par l'affirmation des privilèges de Pierre et de ses
successeurs. Il nous permet en même temps, en terminant, d'inviter nos frères
séparés de Russie et des Balkans à relire et à méditer les écrits authentiques de
leurs Pères dans la foi. Ils pourront constater qu'en suivant Byzance schisma-
tique ils se sont éloignés de l'antique tradition. » C'est une conclusion que
nous soulignons très volontiers, en signalant à l'attention de nos lecteurs ces
pages du savant professeur de l'Institut romain d'études orientales.
S. Salaville.
Mémoires de l'ambassadeur Morgenthau. Paris, Payot, 1919, in-8', 848 pages. Prix :
10 francs.
Les Français qui quittèrent Constantinople à l'automne 19 14, après l'entrée en
guerre de la Turquie, se souviennent avec reconnaissance de tout ce qu'ils
durent, en ces heures critiques, à l'ambassade américaine. Ils liront avec passion
ces Mémoires dont certaines pages ont été vécues par eux, d'autres par tant de
leurs amis. Mais l'intérêt de ce livre déborde de toutes parts ce cercle étroit;
il acquiert une portée générale immense par tout ce qu'il révèle sur la politique
de guerre allemande, dont la clé de voûte fut longtemps Constantinople.
Arrivé en cette ville vers la fin de 191 3, M. Morgenthau a pu, pendant plus de
deux ans, observer comment la Turquie a été amenée à nous déclarer la guerre.
240 ÉCHOS D ORIENT
comment elle a repoussé avec succès les premières attaques de l'Entente,
comment elle a célébré son triomphe provisoire par le massacre d'une nation
chrétienne, 11 manque à cette œuvre un tableau : le déclin, la catastrophe. Le
retour de M. Morgenthau en Amérique (janv. 1916) l'a empêché de l'écrire.
Tous le regretteront.
L'auteur, bien entendu, ne fait pas une histoire. Il se contente de relater les
scènes dans lesquelles il a eu un rôle important à jouer. Comme sa situation lui
donnait un crédit spécial, tant parmi les Turcs que chez les Allemands, ses récits
sont pleins d'aperçus nouveaux, de traits révélateurs. Il donne, brossé de main
sûre, un portrait authentique de Talaat, Enver, Djemal, ces sinistres assassins
qui ont conduit la Turquie aux abîmes après l'avoir plongée dans le sang de
centaines de mille de victimes innocentes. En relations continuelles avec eux tant
pour les affaires courantes de son ambassade que pour la défense des étrangers
dont l'Amérique avait assumé la protection et celle des malheureux Arméniens
dont, par un sentiment d'humanité qui l'honore, M. Morgenthau essaya, inuti-
lejnent du reste, d'adoucir le martyre, il eut cent occasions de connaître leurs
projets, de leur arracher des aveux.
Les principaux agents de la politique allemande à Constantinople y sont
aussi finement pénétrés, et leurs basses intrigues mises à nu par un homme
qui en a percé tous les dessous. Entre tous, l'ambassadeur de Guillaume II,
Wangenheim, ce super- Allemayid, y est caractérisé par des faits suggestifs,
résumés en traits cinglants, dont voici le dernier, écrit quelques jours avant sa
mort: « il est la parfaite image de Wotan ». De ses relations avec lui ressortent
clairement pour M. Morgenthau — et pour le lecteur — deux certitudes, celle
de la préméditation allemande de la guerre, et celle de la complicité tacite du
gouvernement impérial dans l'extermination méthodique de la race arménienne.
Cette affirmation n'est pas le fruit d'une simple conjecture. Elle est la conclusion
logique de l'étude de faits nombreux et de confidences importantes reçues par
un homme dont les Allemands ne se méfiaient pas, le regardant presque comme
un des leurs : M. Morgenthau est d'origine allemande, devenu citoyen américain
à l'âge de dix ans. A l'heure où la question des responsabilités se pose, ses
Mémoires ont une valeur de tout premier ordre.
La traduction française que nous présentons ici est parfaite de tout point, et
rend agréable et facile la lecture de cet ouvrage composé par un écrivain de
talent.
Jean Daubray.
V. CoLOCOTRONis, La [Macédoine et l'hellénisme. Etude historique et ethttologique.
Paris, Berger-Levrault, 1919, in-8°, xxiii-658 pages, avec 24 planches ou cartes hors
texte. Prix : 3o francs.
M. V. Colocotronis, directeur du Bureau de la presse au ministère des
Affaires étrangères d'Athènes, vient d'ajouter un ouvrage fort complet à l'énorme
Uttérature de la question macédonienne. Il nous est impossible d'aborder ici un
examen détaillé de ces 65o pages. Bornons-nous à en présenter brièvement le
contenu. Le volume comprend deux parties : le domaine historique (p. 3-454)
et le domaine ethnologique (p. 457-616). La première partie se subdivise en trois
sectionSj à savoir : I. L'antiquité: la Macédoine avant l'apparition des Bulgares;
II. Le moyen âge : les Bulgares et la Macédoine; III. Le joug ottoman : Grecs
et Bulgares. La seconde partie, après avoir exposé la physionomie ethnique
actuelle de la Macédoine, étudie successivement les éléments grec et slave, la
propagande slavo-bulgare, et enfin les statistiques. Voici la conclusion générale,
que nous citons à titre documentaire :
BIBLIOGRAPHIE 24 1
« L'histoire ne donne aux Bulgares aucun appui à leurs revendications
macédoniennes; bien plus, lorsqu'on évoque tout ce que ce malheureux pays
a dû subir à cause d'eux, tant au moyen âge que dans les temps modernes,
elle s'élève comme une barrière morale à toute extension bulgare sur cette terre.
La conclusion, d'autre part, qui se dégage de l'étude ethnologique de la Macé-
doine n'est ni moins nette ni moins catégorique. Nous croyons avoir suffi-
samment établi que les populations slavophones de Macédoine, revendiquées
comme leurs par les Bulgares, n'ont pas avec eux d'autre rapport que le
rapport artificiel créé par l'activité de la propagande bulgare. Mais, même si
nous considérons comme Bulgares les Ma'cédoniens qui ont adhéré à l'Exarchat
bulgare, les statistiques officielles, la statistique bulgare comprise, sont toujours
loin de donner la majorité à cet élément artificiellement bulgarisé et sont, au
contraire, unanimes à reconnaître la majorité de l'élément grec, lequel constitue
au surplus l'élément civilisateur du pays. » (P. 617.)
Le volume se termine par une liste bibliographique qui ne comprend pas
moins de trente pages. Il faut aussi remercier l'auteur d'avoir reproduit, parmi
les planches hors texte, un bon nombre de cartes anciennes des xvi*, xvii^ et
xviii* siècles, ainsi que les cartes ethnographiques de Bianconi, de Stanford,
d'Amadore-Virgili, de Kiepert.
Que l'on adopte ou non toutes ses conclusions, l'ouvrage de M. Colocotronis
mérite de retenir l'attention de tous ceux qui fréquentent les milieux politiques
€t économiques. Pour donner seulement un exemple des réserves qui s'imposent
parfois à la critique d'un lecteur averti, je noterai ici l'impression que m'a
produite la mention et l'utilisation de deux études, l'Histoire de la Bulgarie,
par M. G. Songeon, et le Monastère de Notre-Dame de Pitié en Macédoine,
par M^"^ Louis Petit. L'Histoire de la Bulgarie, quels qu'en soient les défauts
et les lacunes, est, en vérité, beaucoup trop longuement prise à partie. (Voir
p. 140-264.) Quant au monastère de Notre-Dame de Pitié, voici l'argument
qu'en tire M. Colocotronis. « Près de Stroumnitza fut fondé en 1080 le monas-
tère de Notre-Dame de Pitié, dont plusieurs documents furent publiés, il y a
quelques années, par l'archevêque catholique d'Athènes, M^' Louis Petit. Ces
documents, rédigés tous en grec, témoignent de l'activité et de l'importance de
la population hellénique de cette région et ne font absolument aucune mention
ni de Slaves ni de Bulgares. » (P. 469.) A ce compte-là et si l'on doii reven-
diquer pour l'hellénisme tous les pays où existent des documents en langue
grecque, chacun sait que les «Macédoines » se multiplieront à foison. Ajoutons,
à titre de précision bibliographique, que la mention de la revue I^vestija, oh
a paru la publication de Ms"" Petit, est vraiment un peu trop vague. (Voir aussi
p. 640.) C'est comme si l'on disait : la revue Bulletin; or, il s'agit du Bulletin
de l Institut archéologique russe de Constantinople, t. VI (1900), p. i-i53.
D. Servière.
S. Zankow. Die Verfassung der bulgarischen orthodoxen Kirche {= La constitution
de l'Eglise bulgare orthodoxe). Zurich, 1918, Leemann et C'% éditeurs, in-8°, xxii-
223 pages. Prix : 6 francs.
M. Stéphane Zankow, docteur en théologie et en droit, a présenté une partie
de cet ouvrage comme thèse de doctorat en droit public à l'Université de Zurich.
Le volume lui-même constitue le premier livre d'un travail plus complet. Ce
complément, annoncé comme de publication très prochaine (p. xix), sera inti-
tulé : « L'administration de l'Eglise orthodoxe bulgare ■» : entendez « adminis-
tration » au sens le plus général du mot, conformément d'ailleurs à l'usage
protestant et orthodoxe. C'est dire que M. Zankow s'est proposé de nous
242 ECHOS D ORIENT
donner sur l'Eglise bulgare une monographie juridique « exhaustive ».
La première partie, celle que nous présentons aujourd'hui à nos lecteurs,
comprend quatre sections: 1° Introduction renfermant un aperçu historique
depuis la christianisation des Bulgares jusqu'à nos jours (p. i-5o), puis un
bref examen des sources documentaires du droit ecclésiastique bulgare; 2» Les
bases delà constitution de l'Eglise : notion de l'Eglise, ses propriétés, son
unité, son caractère national; les membres de l'Eglise, le domaine de l'Eglise,
le pouvoir ecclésiastique, la forme de la constitution ecclésiastique; 3" les organes
du pouvoir ecclésiastique : concile œcuménique, concile particulier, assemblée
des évéques, saint synode, exarchat,' évêques diocésains et leurs auxiliaires,
autres organes ecclésiastiques; 4° l'Eglise et l'Etat.
Plusieurs des matières traitées dans ce volume, on le voit par la simple énu-
mération ci-dessus, ne sont pas spéciales à l'Eglise bulgare, mais bien com-
munes à toutes les Eglises de l'orthodoxie. De ce fait, le livre eût sans doute pu
être allégé d'un certain nombre de pages, dont on trouve aisément ailleurs
l'équivalent. Toutefois, l'auteur voulant être complet, on comprendra qu'il ait
suivi point par point le programme qu'il s'était tracé. Ceux-là même qui sont
suffisamment renseignés touchant les éléments communs à toute l'orthodoxie
trouveront du moins des indications utiles dans les références bibliographiques
à un grand nombre d'ouvrages russes, bulgares ou serbes, assez peu accessibles
à l'ensemble des travailleurs occidentaux.
A signaler, en vue de leur utilité documentaire, les divers tableaux statistiques
insérés à la fin de l'aperçu historique (p. 43-5o). Nous y relèverons seulement
les chiffres ci-après, établissant les répartitions de la population du royaume
en 1910. Population totale: 4 337 5i3; Orthodoxes : 3643 i36; Catholiques : 32 149;
Protestants: 6254; Arméniens grégoriens: 12270; Israélites: 40070; Mahomé-
tans : 602 084. Au chiffre des catholiques du royaume, il faut ajouter celui des
Bulgares unis de Macédoine qui, en igob, étaient 2432 (p. 43 et 46). Sur la
question du « schisme » de 1872, JVl. Zankow a beau jeu pour parler du pha-
risaïsme des Grecs (p. 73), pour rappeler l'union persistante des autres Eglises
orthodoxes (sauf le Phanar et l'Eglise hellénique) avec la « schismatique »
Eglise bulgare, en dépit des anathèmes du synode « anticanonique » de 1872
(p. 75). Détail piquant: au cours de la guerre balkanique 1912-1913, on put
voir des ecclésiastiques et même des évêques bulgares concélébrer avec des
ecclésiastiques grecs, voire avec des métropolites du patriarcat; ce qui prouve,
conclut l'auteur (p. 76, en note), que l'acte synodal et patriarcal de 1872 est de
fado un acte sans valeur. Toutefois, M. Zankow reconnaît loyalement que
« la position interecclésiastique de l'Eglise bulgare comme Eglise autocéphale
orthodoxe n'est pas encore légalisée », faute de l'approbation ou «bénédiction»
du patriarcat (p. 77). Il attend, comme une des conséquences de la guerre, la
solution de cette question (i).
(1) Les lignes ci-dessus étaient déjà écrites, lorsque j'ai lu dans un journal athénien^
l'fiestia du 11 novembre 1919, « l'assignation » suivante, que je traduis textuel-
lement : « L'archimandrite Bessarion Tzonani, ex-curé de la communauté grecque de
Sofia (Bulgarie) et actuellement de domicile inconnu, est cité à comparaître devant
nous dans le délai de trente jours à partir d'aujourd'hui, pour être soumis à un inter-
rogatoire, accusé qu'il est, devant le saint synode, de concélébration avec des schis-
matiques. Athènes, le i" novembre 1919. Par ordre synodal :
» Le premier secrétaire du saint synode,
» Archimandrite Alex. Papadopoolos. »
On voit par là que la question du « schisme » gréco-bulgare garde toujours son
actualité.
BIBLIOGRAPHIE 243
Quelle que soit la valeur de l'ouvrage de Burmof sur le différend ecclé-
siastique bulgaro-grec (Sofia, 1902), il ne sera jamais facilement accessible et
utilisable hors de Bulgarie, pas plus d'ailleurs que « les journaux grecs de 1872
à Constantinople » ou même les brochures auxquelles on renvoie le lecteur
(p. 70, note 3). Il eût été plus simple et, somme toute, plus scientifique de
renvoyer à la continuation de VAtfiplissima Conciliorum Collectio de Mansi: le
tome XLV renferme tous les documents de cette affaire, publiés par le R. P. Louis
Petit, aujourd'hui M^"^ Petit, archevêque d'Athènes. Il a même paru quelques
tirés à part sous ce titre : Acta dissidii ecclesiastici grœco-bulgarici, Paris,
A. Welter, 1911, in-fol., 662 colonnes. L'ombre assomptioniste du savant
prélat catholique aurait-elle effarouché l'orthodoxie de M. Zankow? Je n'ose
pas le penser. En tout cas, les lecteurs des Echos d'Orient ont droit, plus que
quiconque, à ce rappel d'un recueil que la plupart des grandes bibliothèques
permettent d'aborder. Puisque l'occasion s'en présente, j'en profiterai même pour
suggérer discrètement que les détenteurs de la série complète de notre revue
pourront y trouver, dispersés à travers les dix-huit volumes, une quantité
assez considérable de renseignements sur l'Eglise bulgare. Signalons notam-
ment, aux tomes XIII et XIV la publication des statuts de l'Exarchat, au
tome II une étude de Théarvic (=J. Pargoire) sur « l'Eglise bulgare », aux
tomes XII et Xlll un travail de C. Armanet résumant l'histoire du mouvement
des Bulgares vers Rome en 1860, au tome XIV un substantiel chapitre de
S. Vailhé sur la « formation de l'Eglise bulgare », etc., sans compter un bon
nombre de « chroniques ». Si je relève ces quelques indications, ce n'est point
par vaine complaisance de rédacteur de revue ou par esprit de solidarité avec
les auteurs que je viens de mentionner. Mais, rendant compte d'un livre dont
la bibliographie est faite, à peu près tout entière, de références à des publi-
cations allemandes ou slaves, il m'a paru utile de rappeler — en attirant
l'attention sur le petit coin que nous sommes plus à même de connaître —
qu'il existe aussi, grâce à Dieu, sur ces matières, des travaux de langue
française et d'esprit catholique.
Cet esprit catholique, il est vrai, ne nous permet pas de souscrire à telles
et telles déclarations de M. Zankow : par exemple, que Jésus-Christ est
l'unique chef de l'Eglise (p. ii5); que l'idéal de la constitution ecclésiastique
n'est pas réalisé par la « forme monarchique » de l'Eglise catholique romaine,
mais bien par l'Eglise orthodoxe bulgare « à forme coUégialo-épiscopale, avec
collaboration du clergé et des laïques » (p. 120-124). Sur le rôle de ces derniers
dans l'Eglise, le lecteur catholique n'aura point de peine à remarquer les
opinions erronées de M. Zankow (p. 90-93). Nous ne pouvons pas, au surplus,
ne point voir la contradiction manifeste qui existe entre l'enseignement
de notre auteur touchant le « domaine » de l'Eglise bulgare (comme de toute
autre Eglise nationale), d'une part, et l'idée de la catholicité, même telle que
la professent les théologiens orthodoxes (p. 96-97).
Sur la question des relations entre l'Eglise et l'Etat, je rends volontiers justice
à M. Zankow : son étude contient des pages loyales et justes concernant les
conséquences déplorables de la dépendance de l'Eglise bulgare par rapport
à l'Etat, notamment à propos de l'enseignement religieux (p. 219-222). « On peut
soutenir, écrit-il (p. 218), que l'Etat bulgare contemporain, en principe, n'est
pas en relation plus particulièrement étroite avec l'Eglise bulgare dominante
qu'avec l'Eglise catholique romaine ou avec l'islamisme. » Quant à l'avenir, les
vœux de M. Zankow semblent bien tendre très nettement à la séparation. Son
livre se termine sur la belle parole de saint Paul : « Là oîi est l'Esprit du
Seigneur, là est la liberté. » (// Cor. m, 17.) Nous souhaitons de tout cœur que,
au sein de l'Eglise bulgare comme dans toute l'orthodoxie, beaucoup d'âmes
244 ECHOS D ORIENT
se pénètrent de cet Esprit de Dieu — vraiment libérateur — et que, sous
l'influence de la grâce, elles arrivent à en comprendre la signification totale^
pour aboutir à la complète libération. Puisse l'ouvrage de M. Zankow y con-
tribuer efficacement!
S, Salaville.
D. C. Marmion, Le Christ vie de l'âme. Conférences spirituelles. Septième édition..
Abbaye de Maredsous, par Maredret (Belgique), 1919, in-12, xvi-626 pages-
Prix : 6 fr. 5o.
Id. — Le Christ dans ses mystères. Troisième édition. Abbaye de Mared.sous, 1919,
in-i6, xn-6i2 pages. Prix : 6 fr. 5o.
Le Christ vie de l'âme et Le Christ dans ses mystères exposent, en une
double série de très substantielles conférences, un sujet dont les épîtres de saint
Paul et de saint Jean contiennent les éléments essentiels, et qui a souvent fourni
à la littérature patristique ou théologique le thème de féconds développements.
Il est intéressant par exemple de signaler que, vers le milieu du xiv® siècle, sous
le titre de La vie dans le Christ, un ouvrage en sept livres était publié par un
byzantin, Nicolas Cabasilas, celui que Bossuet appelait avec raison « un des
plus solides théologiens de l'Eglise grecque depuis trois à quatre cents ans, et
au reste grand ennemi des Latins ». (Bossuet, Explication de quelques diffi-
cultés sur les prières de la messe à un nouveau catholique.)
Cette coïncidence, qui ne paraît pas avoir été connue par l'auteur des deux
volumes que nous recommandons, nous fournit occasion d'appeler l'attention
de nos lecteurs sur les trésors de l'ancienne littérature ascétique et mystique
grecque, dont le De vita in Christo de Cabasilas demeure une des plus belles
productions.
Les conférences spirituelles du Rme abbé Bénédictin de Maredsous ont reçu,
dès leur publication, même en pleine guerre, un très encourageant accueil,
puisque le premier volume (préfacé par S. Em. le cardinal Mercier) a atteint
en moins de deux ans sa septième édition, et le second est arrivé à sa troisième
en huit mois. Un tel succès à notre époque, et sur un pareil sujet, est certai-
nement significatif. Exposer les caractères fondamentaux de la vie chrétienne,
qui est « essentiellement surnaturelle et ne peut se puiser que dans le Christ,
modèle unique, prix infini et cause efficiente de notre sainteté » : tel est le but
que l'on s'est proposé. Le succès de librairie obtenu montre que sous la pres-
sion des événements bien des âmes se sont recueillies pour se tourner vers ce
Christ qui est la Voie, la Vérité et la Vie. Sincèrement désireux de voir repa-
raître en Orient les floraisons de vie chrétienne que les siècles passés ont connues
et que, même après le schisme, Cabasilas décrivait encore, nous souhaitons
bien volontiers que ces deux volumes aillent exciter ce désir dans un grand
nombre de nos frères et les préparer, ne fût-ce que de loin, à en favoriser peu
à peu la réalisation.
S. Salaville.
M. Landrieux, Un légat à Jérusalem au xix' siècle: cardinal Langénieux (i8g3).
Paris, Feron-Vrau, 5, rue Bayard [1914]. in-i6, gS pages. Prix : o fr. 60.
Cette plaquette, imprimée peu de jours avant qu'éclatât la grande guerre,
vient seulement de tomber sous mes yeux. Malgré le retard où nous sommes
par rapport à la date de publication, nous croyons devoir signalera nos lecteurs
cette brochure, oh. un ecclésiastique distingué qui fut secrétaire du cardinal
Langénieux et vicaire général de Reims, qui est devenu depuis évêque de Dijon,
BIBLIOGRAPHIE 245
M»"^ Landiieux, a réuni, avec quelques pages très littéraires sur la physionomie
du Congrès eucharistique de Jérusalem en iSgS, les deux discours du cardinal
légat pour l'ouverture et pour la clôture, ainsi que le rapport présenté aussitôt
après au pape Léon XIII. A un moment où la question des Eglises orientales
se pose avec plus- d'intérêt que jamais, il y a dans ces documents des consi-
dérations éloquentes et des données précises qui méritent lecture et attention.
S. Salaville.
G. ScHLUMBERGER, RécUs de By^ance et des Croisades. Paris, Plon-Nourrit, 1916,
in-i2, 36i pages. Prix : 3 fr. 5o.
Sous ce titre assez large, M. Gustave Schlumberger a réuni un certain
nombre d'articles publiés par lui à diverses époques dans le Journal des
Débats, le Gaulois, le Temps et la Revue hebdomadaire. « Presque tous,
écrit-il lui-même, sont consacrés à la tragique histoire de Byzance ou aux
actions héroïques des guerriers de la Croisade. Le lecteur... trouvera peut-être
quelque intérêt à ces récits de sièges et de combats fameux illustrés par
la vaillance de nos pères, les Francs de la Croisade, aux rives lointaines du
saint royaume de Jérusalem, comme à ceux des luttes courageuses des basileis
byzantins durant tant de siècles contre tant d'ennemis acharnés d'Occident
ou d'Orient. » Ajoutons cependant que les cinq « récits d'époques diverses »,
qui terminent le recueil, débordent le cadre de Byzance et des Croisades. Je
dois un spécial merci à M. Schlumberger pour l'aimable citation qu'il a bien
voulu faire (p. 336) d'un article des Echos d'Orient, à propos des prisonniers
de guerre en Turquie à l'époque des guerres napoléoniennes.
S-. Salaville.
G. Schlumberger, Jean de Chateaumorand, un des principaux héros français des
arrière-Croisades en Orient à la fin du xiv' siècle et à l'aurore du xv*. Paris,
Société littéraire de France, 10, rue de l'Odéon, 1919, in-S», 52 pages.
Le titre même de cette notice suffit à en faire deviner le haut intérêt. On sait
d'ailleurs la compétence supérieure de M. Gustave Schlumberger, membre de
l'Institut, à l'égard de ce que l'on a appelé l'histoire de l'Orient latin. Or, voici
comment il présente lui-même l'opportunité de la présente brochure : « Bien
peu de personnes, même parmi les plus cultivées, connaissent avec quelque
détail l'action militaire française incessante en Orient, non point seulement à
l'époque des grandes Croisades, mais bien jusqu'à la fin du moyen âge. Nous
nous figurons volontiers, dans notre ignorance extrême, que nos aïeux, empê-
chés par les extraordinaires péripéties de tout déplacement à cette époque,
demeuraient presque constamment sédentaires. Erreur profonde! Jamais on n'a
plus voyagé qu'en ces temps agités. Jamais plus qu'en ces années lointaines les
routes innombrables de l'Europe, les rivages de l'Afrique du Nord, de l'Asie
Mineure, de la Syrie, les flots de la Méditerranée ne furent sillonnés par de plus
hardis et patients voyageurs : guerriers, pèlerins ou trafiquants, dédaigneux des
difficultés infinies, des périls sans cesse renaissants, des obstacles en apparence
insurmontables. Pour peu qu'on étudie avec soin les chemins parcourus au
milieu de mille combats, de mille embûches, entre Marseille, Constantinople,
la Syrie et l'Egypte par un Jean de Brienne, un Pierre I", roi de Chypre, un
Boucicaut, un Chateaumorand, l'étonnement et l'admiration deviennent grands
de ces espaces immenses si facilement traversés parmi tant de vicissitudes, sur-
tout des grandes actions innombrables à l'éternel honneur de la vaillance fran-
çaise. » (P. 5-6.)
246
ECHOS D ORIENT
Le chanoine Reure, professeur à la Faculté catholique de Lyon, a pu tout
récemment écrire, au sujet de Chateaumorand, un article sous ce titre très
suggestif: «.Jean de Chateaumorand a-t-il retardé de cinquante ans la prise
de Constantinople ? » C'est en utilisant les notes érudites du chanoine Reure
que M. Schlumberger a rédigé la présente notice. Jean de Châtelus-
Chateaumorand, né vers i355, fut le compagnon fidèle du duc de Bourbon et
son historiographe attitré. Nous lui devons un livre charmant, la Chronique
du bon duc Loys de Bourbon, où « il se cite naturellement à chaque page aux
côtés de son maître ». Nous pouvons ainsi, ei également grâce au Livre des
Faicts du maréchal de Boucicaut, le suivre sans peine: dans une curieuse
expédition de Barbarie (Algérie et Tunisie) en iSgo; puis en Orient, à Constan-
tinople et à Brousse en iSg/, pour négocier la rançon des chevaliers français faits
prisonniers après la terrible défaite de Nicopolis; de nouveau à Constantinople,
de iSgg à 1402, sous les ordres de Boucicaut d'abord et, après son départ, comme
son lieutenant, pour secourir Constantinople enserrée par une armée turque.
C'est à ces derniers événements que fait allusion le titre, cité plus haut, d'une
étude du chanoine Reure. « Cette merveilleuse défense passa en Occident pour
une espèce de miracle. Chateaumorand devint fameux par toute la France.
Christine de Pisan, dans un de ses poèmes, parmi les héros qui avaient bien
mérité de la religion et de la France, citait Chateaumorand,
Qui en armes sur les Sarrazins veille
En la cité de Constantin, qu'il conseille,
Aide et garde, pour la foy Dieux travaille.
Cil doit avoir
Pris et honneur, car il fait son devoir.
Un chroniqueur contemporain, Juvénal des Ursins, a soin de noter, lui, l'im-
pression de réconfort éprouvée par les Byzantins : «... Le mareschal Boussicaut
s'en partit, et laissa ledit Chateaumorand, vaillant chevalier. Lequel très volon-
tiers y demeura, dont les Grecs, encore qu'ils feussent peu de gens, furent
grandement réconfortez. » 'Rappelé en France au mois d'août 1402, quelques
jours après la fameuse bataille d'Angora, Chateaumorand ne tarda pas à rega-
gner Constantinople, où il assista « au retour quasi triomphal » de Manuel
Paléologue dans sa capitale (1403). Il prit part à l'attaque du château turc « de
l'Escandelour », dans la baie de Sattalie, sur la côte de Pamphylie, puis a
une campagne contre les Sarrasins sur les côtes de Syrie. Fait prisonnier
par les Vénitiens le 7 octobre 1408 dans les eaux de Modon, il fut libéré le
26 mars 1404. Les renseignements sur notre héros deviennent ensuite plus
rares, et d'ailleurs moins intéressants pour nous. En 1429, il rédige la Chro-
nique du bon duc Loys, et il meurt le 3o novembre 1429, à l'âge de soixante-
quatorze ans.
C'est assez dire que les pages de cette mince plaquette dépassent de beaucoup
la portée d'une simple notice d'érudition historique. On y retrouve en réalité,
dans la peu banale physionomie de ce hardi chevalier qui, suivant sa fière
devise, venait en Orient « quérir honneur par armes », — on y retrouve un des
plus beaux aspects de l'éternelle « âme de France » si noblement décrite par
Edouard Montier dans un livre récent (i).
S. S.
(i) Edouard Montier, L'âme de France. Paris, Bloud et Gay, 1919, in-12,
vn-277 pages.
BIBLIOGRAPHIE 247
S.-Ch. Sakellariadès, Ihçtl to-j èv ©eacraXovtV.r, vopioçûXaxo; y.al xptTOÛ K. 'Ap[j.cvouoyXou
(Bto; xal È'pYa) = Constantin Harmenopouïos, nomophylax et juge à Thessaloniqiie
(Vie et ouvrages). Athènes, 1916, imprimerie J.-B. Vartsou, 21, rue Praxitèle; in-8%
40 pages. Prix : 2,5o drachmes.
Ce fascicule de 40 pages, étude sommaire de la vie et de l'œuvre d'Har-
menopoulos, est un hommage offert au Syllogue « ami de l'instruction » de
Salonique. Constantin Harmenopouïos, juriste byzantin connu même du héros
des Plaideurs {«. Harmenopule in Prompt »), est né à Constantinople, vers
l'an i320, d'une famille apparentée au basileus Jean Cantacuzène; il connaît
à fond la littérature grecque et latine. Agé de vingt-huit ans, il écrit un opus-
cule sur les lois; deux ans après, il est sur le pavois, car nous le voyons siéger
au tribunal suprême et présider les Conseils royaux. Il est même nommé
« nomophylax », c'est-à-dire grand chancelier et directeur d'une école de légistes
fondée en 1046 sous Constantin MonomaqUe. En i36o, il est président du haut
tribunal de Salonique. Sa vie s'écoule dans le calme et la prospérité, en la com-
pagnie de son épouse, la riche Bryennia, et il meurt à soixante ans (i383). Ses
principaux ouvrages imprimés sont VHexabiblos ou Manuel des lois; {'Abrégé
des saints canons; un Traité des sectes hérétiques et de la foi orthodoxe ;
{'Ordonnance de l'empereur Constantin au Pape de Rome ; un recueil sur les
trois tomes synodiques; Nicolas Comnène Papadopoulo lui attribue, en outre,
le Tomos contre Grégoire Palamas édité par Allatius. Sont encore inédits
un traité sur le Carême et les jeûnes, un Catalogue des dignités politiques et
ecclésiastiques, un Lexique des verbes grecs. En dépit de la parenthèse « Vie
et œuvres » contenue dans le titre de sa brochure, M. Sakellariadès se borne
à l'analyse de VHexabiblos. Ce Manuel se compose de six livres, subdivisés en
titres, où il est traité successivement des principes du droit civil, de la justice,
des crimes, des héritages, etc. Le tout est flanqué d'une théorie sur le droit et
d'un appendice à quatre titres sur divers sujets, comme par exemple les ordina-
tions des prêtres et des évêques; M. Sakellariadès les tient pour authentiques.
L'ouvrage, paru dans une époque de décadence au point de vue juriste, a reu;
contré un accueil des plus bienveillants de la part des éditeurs, des traducteurs
et des gens de robe. Les Grecs, sujets ottomans, en ont fait le code des tribu-
naux ecclésiastiques; tandis que les Hellènes, par vote du 18 décembre 1828,
en ont fait le guide obligatoire des tribunaux civils.
L'auteur ne manque pas de faire le geste si familier aux Grecs : il termine en
jetant des fleurs. C'est une hymne entonnée en l'honneur de la civilisation hel-
lénique. On aurait peut-être mieux fait de creuser davantage le sujet et de tirer
un plus grand parti des sources. Au point de vue scientifique, on s'attendait
à plus et à mieux.
V. Grégoire.
M'' SOPHRONE EusTRATiADÈs, Pa)[;.avbç ô MeÀtoSb; xal ô 'Axà6t(7Toç (= Romain le Mélode
et l'Acathiste). Salonique, librairie Pantélis et Xénophontidés, 1917, in-8% 64 pages.
Prix : 5 drachmes.
Cette brochure, tirage à part d'un travail publié par la revue Grégorios
Palamas, est une contribution importante à l'histoire des origines de i'hymno-
graphie byzantine. Elle reprend le fameux problème de la « chronologie roma-
nienne » et lui donne la solution qui paraît bien s'imposer : Romanos le Mélode
a vécu au vi* siècle, et c'est sous le règne de Justinien qu'il faut placer l'âge d'or
de la poésie religieuse byzantine.
J'ai lu et relu attentivement le travail de MK"" Eustratiadès. Il est écrit con
amore. Il est plein des regrets très légitimes qu'inspire à l'auteur l'oubli cou-
248 ÉCHOS d'orient
pable, de la part de ses compatriotes, des gloires littéraires chrétiennes du passé.
11 a donc un but patriotique.
Il a surtout, comme son titre l'indique, un but scientifique. Romanos le
Mélode et l'Acathiste: sujet difficile, matière à controverses aiguësl Et pour-
tant Mer Eustratiadès m'a presque convaincu. Il y a tout lieu de croire, après
l'avoir lu, que la grande hymne liturgique est vraiment l'œuvre du diacre
byzantin. Les preuves sont bonnes et fortes, de valeur très inégale pourtant.
C'est ainsi qu'on est en droit de rester dans le doute devant l'explication un
peu forcée, me semble-t-il, du caractère belliqueux du kontakion initial. Certes,
les troubles politiques qui éclatèrent sous Justinien et auxquels on veut que
l'hymnographe ait fait allusion furent exceptionnellement graves. Suffisent-ils
cependant à expliquer « ces chants de victoire » entonnés par la Cité gardée de
Dieu, en l'honneur de la Théotokos, ou cette image guerrière de Viniép\).oi.xoi
arpatriféç? Quand nous. Latins, agenouillés devant l'Hostie, nous chantons:
Bella premunt hostilia, plus heureux que nos frères séparés d'Orient quand
ils entonnent leur Acathiste, nous savons quel sens donner à nos vieux vers.
Les meilleures preuves de Me'' Eustratiadès, les meilleures et les plus originales,
celles qui emportent l'adhésion du lecteur érudit, ce sont les rapprochements
philologiques sérieux autant qu'habiles, établis par lui entre le texte de l'Aca-
thiste (ce texte fait l'objet d'une bonne édition) et les autres chants de Romanos.
Ces rapprochements présentent le plus vif intérêt, et, comme je viens de le dire,
ce sont des pièces à conviction. Je souhaite à M»' Eustratiadès de pouvoir en
poursuivre l'étude et de leur donner de plus beaux développements encore. Il y
a dans cette dernière partie de sa brochure, il y a en germe, tout un lexique
romanien qu'il ne déplaira pas aux philologues et aux hellénistes de lire et
d'étudier.
Je souhaite encore à M»"^ Eustratiadès d'amasser de nouveaux documents (il
semble en avoir de bien précieux à sa portée) à l'appui d'une thèse aussi impor-
tante. Si Romanos le Mélode a vraiment vécu au vi* siècle, les origines de
l'hymnographie byzantine nous deviennent claires. J'en indique déjà les prin-»
éipaux points à qui voudra les approfondir : période de la psalmodie respon-
soriale et antiphonée, apparition des oeuvres grecques (traduites du syriaque)
de saint Ephrem, préhistoire du kontakion byzantin, âge d'or de la poésie reli-
gieuse byzantine, apparition de Romanos le Mélode au vi® siècle.
A. Emereau.
H. Pernot, Etudes de littérature grecque moderne. 2" série : Le roman crétois d'Ero-
tokritos, André Kalvos, Autobiographie d'André Laskaratos. Paris, librairie Gar-
nier, 1918, in-12, 277 pages. Prix: 3 fr. 5o.
Les Echos d'Orient ont précédemment annoncé (juillet 1919, t. XVIII, p. 429-
43i) la première série des Etudes de littérature grecque moderne et ils en ont
alors indiqué le caractère général et la méthode. La deuxième série contient
trois chapitres seulement, mais qui sont d'un très vif intérêt.
C'est d'abord l'Erotokritos qui nous est présenté, roman et poème qui, «pen-
dant longtemps, a été le livr e de prédilection du peuple grec ». Un grand nombre
de paysans, surtout en Crète, en savent par cœur de très longs passages ; « et
l'on a pu dire, sans trop d'exagération, semble-t-il, que si, à l'heure actuelle,
tous les exemplaires imprimés ou manuscrits en venaient à disparaître, il serait
possible de reconstituer le poème dans son intégrité, en s'adressant à la seule
mémoire des villageois ». Etudier l'Erotokritos, c'est donc « faire œuvre psy-
chologique dans une certaine mesure » : car un tel livre, ainsi conservé à tra-
vers les siècles, était évidemment, « par des points qui du reste apparaissent
BIBLIOGRAPHIE
249
pour la plupart à la simple analyse^ en conformité avec l'âme du peuple». Pour
la question de date et d'origine, deux opinions sont en présence. D'après
M. Poliiis, le poème primitif a été probablement écrit au xiv® siècle, peut-être
hors de Crète, en un pays grec non soumis aux Latins, puis remanié par un
Cretois, qui n'était pas le Vincent Kornaros mentionné aux derniers vers. Ce
Vincent Kornaros serait un simple copiste et n'aurait introduit dans le texte
que des modifications sans importance. D'après M. Xanthoudidis, au contraire,
VErotokritos a été composé en Crète, un peu avant 1669, et par Vincent
Kornaros lui-même. M. Pernot, après examen attentif des données historiques
et littéraires du problème, adopte une solution intermédiaire : « Un poème basé
sur une vieille tradition populaire, rédigé au plus tard au début du xvi* siècle
par un Cretois qui connaissait la littérature italienne, telle est, dans ses grandes
lignes, la conclusion à laquelle nous arrivons. » (P. 90.) Quant au jugement
littéraire à porter sur cette œuvre, M. Pernot, après avoir signalé les longueurs
qu'il renferme, résume ainsi son appréciatioa : « C'est sans hâte, peu à peu,
dans la nouvelle et si complète édition de M. Xanthoudidis (Candie, Imprimerie
Alexiou, 191 5, in-8*», cxc-784 pages), qu'il faut lire aujourd'hui VErotokritos.
On arrive alors à la conviction qu'à l'exception peut-être du Sacrifice
d'Abraham, aucune œuvre Cretoise ne saurait lui être comparée. Dans une
période littéraire qui est loin d'avoir été obscure, VErotokritos brille d'un éclat
tout particulier. Ce poème, à notre goût, est une des meilleures productions de
la littérature grecque moderne à ses débuts. » (P. 92.)
Le poète André Kalvos, auquel M. Pernot consacre le second chapitre de son
volume, né à Zante en avril 1792, fit ses études en Italie sous l'égide de son
compatriote Foscolo, suivit ce dernier en Suisse, puis en Angleterre, vécut
quelque temps à Paris en 1826, puis vint habiter Corfou jusqu'en 1859. A cette
date, il reprend le chemin de Londres, « malade, pauvre et désillusionné »; il
y meurt en 1867, à l'âge de soixante-quinze ans, La meilleure de ses œuvres
est VOde à Zante. Notons, avec M. Pernot, que deux des sujets traités par
Kalvos (Canaris et les massacres de Chio) l'ont été aussi en 1828 par Victor
Hugo, qui d'ailleurs avait pu lire en traduction les odes du poète zantiote. Que
faut-il penser de ce poète et de son œuvre? Voici la réponse de M. Pernot :
« ... Il est un nom qui reparaît dans tous les articles consacrés à cet auteur et
que prononcent tous ceux qui le lisent ou l'entendent pour la première fois;
c'est celui de Pindare. Par la couleur de son style, Kalvos fait songer à Ronsard
et, dans un sens, aussi à Chénier; par l'harmonie du vers, il rappelle bien
souvent Lamartine. Ses qualités l'empêcheront toujours d'être le poète de la
foule; mais il deviendra sans doute de plus en plus le poète des délicats. Ses-
défauts, d'ailleurs, sont assez graves : il lui arrive d'être inégal, de manquer de
souffle, d'écrire des vers qui exigent, pour être bien compris, une certaine ten-
sion d'esprit. Mais, lorsqu'on l'a une fois goûté, on le relit volontiers, et l'on
a, de temps à autre, le plaisir d'y découvrir quelque fine nuance, quelque
beauté nouvelle. » (P. 129.)
Plus étendu que chacun des deux précédents, le chapitre sur André Laska-
ratos, poète céphalonien (1811-1901), est aussi le plus intéressant. Telle sera,
du moins, l'impression des lecteurs occidentaux: car, à raison de la persistante
causticité de l'auteur des Mystères de Céphalonie, un grand nombre de Grecs
ont beaucoup de peine à rendre justice à l'homme et à l'écrivain.
Un des grands mérites de l'écrivain est d'avoir employé avec persévérance
et sans réserve ce qu'il appelait « la langue nationale », et'non pas ce « com-
posé artificiel fabriqué dans laurs bureaux {dans les bureaux des « logiotati »
ou « savantissimes i> pédants), espèce de mannequin littéraire, corps sans âme,,
sans vie, une langue telle qu'en se mettant à l'apprendre dans les écoles de
250 ÉCHOS D ORIENT
grammaire qui pullulent en Grèce, ils désapprennent leur langue vivante et en
perdent le goût » (p. 261-262). Ses vers n'avaient rien de ce caractère fossile,
« et l'harmonie n'en pouvait être sentie par des oreilles doublées de couenne »,
explique-t-il en son énergique langage. Il ne se faisait pas illusion, du reste,
sur la valeur poétique de ses œuvres; mais on ne saurait lui dénier la légitimité
et la noblesse de sa revendication quand il déclare que ses publications seront
« aujourd'hui un aiguillon pour le génie grec endormi, et demain ou après,
des témoignages du temps présent » (p. iSg). C'est ainsi qu'il s'exprimait en
une préface intitulée Bout de conduite et où il s'adressait directement à ses
« chers poèmes », pour leur dire, entre autres choses : « ... Par-dessus tout,
n'ayez pas l'outrecuidance de vous prendre pour des poésies. Vous n'êtes pas
tels. Votre valeur poétique est minime, bien minime, et elle dépend des cir-
constances. Le génie de la Grèce dort aujourd'hui d'un profond sommeil et rêve
de sornettes. Le pédantisme paralyse et ruine les esprits. Vous êtes de ceux, peu
nombreux, qui ne pédantisent pas. Quand l'esprit de la Grèce, l'esprit hellé-
nique, se réveillera, et qu'il se réveillera non plus pédant, mais grec, déplorant
le temps perdu et le papier gâché, il ne trouvera que bien peu d'écrits rédigés
dans sa langue. Vous serez parmi ceux-là; et c'est, et ce sera votre seule valeur
littéraire. Mais je n'entends pas que vous soyez timides pour autant : car, à côté
de votre minime personnalité littéraire, vous avez quelques qualités que je ne
veux pas vous cacher. Vous êtes de mes écrits; et je n'ai guère produit qui
ne dise quelque chose sur le caractère de notre époque. Peut-être un jour vous
interrogera-t-on, pour vous demander un peu plus que ce que vous dites main--
tenant à ceux qui vous lisent en guise de passe-temps... » (P. iSS-iSg.)
Tel est l'écrivain, et il semble bien que l'on puisse s'en tenir à son propre
jugement sur lui-même.
L'homme, lui, vaut aussi la peine d'être étudié en Laskaratos. Ici encore,
d'ailleurs, l'étude nous est grandement facilitée, puisque nous possédons de lui
une autobiographie assez détaillée, jusqu'ici inédite, et dont M. Pernot publie
une traduction française (p. 146-276). Une dame-auteur parisienne. M""® Lamber,
qualifia un jour de « batailleur » le poète céphalonien. Celui-ci accepta le qua-
lificatif, et voici comment il justifiait cette sorte de résumé de sa vie : « Un
homme apathique et de caractère froid aurait laissé tranquilles tous ces nids de
guêpes; il aurait laissé les trompeurs de peuple libres de faire leur besogne; il
ne se serait point exposé à .l'insolence des parvenus qui, même abattus,
ravalent un adversaire honnête, etc.! Mais je n'ai jamais esquivé un différend.
M"*® Lamber a raison. Le caractère du batailleur est un peu le mien, et je le
place au commencement de mes Caractères, comme ceux qui, en tête d'un de
leurs livres, mettent leur portrait. » (P. 141.)
Les Souvenirs biographiques de Laskaratos furent d'abord rédigés en italien,
pour satisfaire à un désir exprimé par le colonel Witthingam. Une partie fut
écrite en i883; plus tard, l'auteur y fit quelques légères retouches. La fin date
de 1896. Lors d'un séjour à Céphalonie, en igiS, M. Pernot reçut de M. Géra-
sime Laskaratos, fils du poète, l'autorisation d'utiliser le manuscrit même de
son père. « Ces Mémoires, dont des considérations étrangères à leur contenu
ont seules empêché la publication en Grèce, écrit l'éditeur, sont, par bien des
passages, une œuvre violente, comme beaucoup de celles qu'a écrites Laskaratos.
On y retrouve à la fois les qualités de l'auteur et ses défauts, qui ne sont sou-
vent que l'excès même de ces qualités. Laskaratos s'y montre tel qu'il fut; c'est
là « une œuvre de bonne foy ». On y fera la part de son caractère batailleur et
des outrages immérités dont il a été souvent l'objet; ce qui tempérera la sévérité
de certains de ses jugements... Je publie ces souvenirs, uniquement parce qu'ils
me semblent caractériser un temps, un lieu et une personnalité. » (P. 143.)
BIBLIOGRAPHIE 25 1
Nous ne pouvons songer à suivre Laskaratos dans tous les détails de son
autobiographie. Signalons seulement, au passage, les traits le plus nettement
accusés. C'est d'abord, après les trois années d'études à Paris et à Pise, le frois-
sement de cet homme cultivé en face de la civilisation — encore un peu pri-
mitive à cette époque — des îles Ioniennes; son horreur des Logiotati ou
« savantissimes » pédants. En i85i, écrit-il, « dégoûté de la société de Cépha-
lonie, j'essayai de trouver à vivre dans un pays plus civilisé et plus chrétien »
(p. 182). Il partit pour Londres, d'où il revint à Argostoli en 1854. Il publie,
en i856, les Mystères de Céphalonie, ou réflexions sur la famille, la religion
et la politique à Céphalonie. Dans nos entretiens de famille, dit-il pour expliquer
l'origine de ce livre devenu fameux, « nous réfléchissions sur nos coutumes
semi-barbares, sur une religion d'apparat, sans âme, sans souffle divin, etc., etc.
Je pus ainsi mettre en ordre et donner à l'impression ce recueil » (p. 188). On
devine la tempête que souleva une telle satire. Elle valut à l'auteur une excom-
munication ecclésiastique, qui devait peser sur tout le reste de la vie de Laska-
ratos pour détourner de lui ses compatriotes et pour augmenter en lui le dégoût
et le dépit déjà tant accumulés. Notons ces lignes, qui paraissent bien sincères :
« Je cherchai à les calmer [les prêtres, alarmés par le cri : « Ne faites pas de la
maison du Seigneur une maison de commerce »]. Je leur demandai de me
montrer où se trouvaient mes blasphèmes, offrant de les désavouer quand ils
me les auraient fait voir; mais ce fut inutile. Ces offres, par lettres adressées
à l'évéque, restèrent sans réponse, et quelques jours après on m'excommunia
solennellement, à grand bruit de clo:hes, car toutes celles de la ville sonnèrent
à mort, de 6 heures à midi!... » (P. 192.)
Le 16 mars i856, il se réfugie à Zante, où il signale l'accusation de protestan-
tisme lancée contre lui par un ecclésiastique à l'occasion de son insistance sur
« la religion du Christ » par opposition aux « déviations » orthodoxes. M. Pernot
insère ici lui-même une note qu'il nous paraît utile de reproduire : « L'obser-
vation était juste; les adversaires de Laskaratos lui firent souvent crime de ce
protestantisme qui, en revanche, lui conquit des sympathies en Angleterre et
en Danemark. » (P. 196.)
« Désespérant alors de pouvoir demeurer plus longtemps dans les Iles », il
partit pour Londres. Il y écrivit, dès son arrivée, sa Réponse à l'excommunica'
tion, qui ne devait être publiée qu'en 1868. Il revient dans les Iles en janvier
1867 et habite Zante, où il commence un petit journal intitulé Le Lurnignon.
Les persécutions qu'il subissait entretenaient sa verve : « Toute calomnie,
écrivait-il, est pour moi une ânesse dont le dos me sert. » (P. 2o5.) Condamné
à trois mois de prison, à la suite d'un procès, il alla les faire à Céphalonie, puis
s'établit à nouveau dans cette ville. L'opposition contre lui s'était un peu apaisée,
mais ses sentiments à lui demeuraient identiques. Ecoutez-le : « En 1862,
j'envoyai à l'exposition de Corfou mon excommunication de i856, comme un
produit de l'industrie de Céphalonie; preuve évidente que, dans la lutte com-
mencée en i856 contre l'Imposture, je me trouvais alors maître du champ de
bataille. A ce dernier défi il n'y eut plus personne pour oser répondre. Le bon
sens et la conscience de la population commençaient à la convaincre que ses
prêtres n'étaient pas des vases d'élection, ni ses charlatans politiques des héros. »
(P. 211.)
A propos des observations sur la mort et les enterrements à Lixouri —
réflexions où la satire a, comme en tout le reste, une trop grande part, — on
ne sera pas surpris de nous voir noter avec une certaine satisfaction la réponse
topique que fait Laskaratos à un absurde préjugé très répandu en Orient contre
le clergé catholique. « C'est, chez nous, un des préjugés du vulgaire que les
prêtres catholiques hâtent, dans certains cas, le décès des moribonds en leur
2^2 ECHOS D ORIENT
mettant une corde au cou. La haute classe de notre so:iét' est libérée, à vrai
dire, de ce préjugé grotesque. Mais il est étrange qu'on ne s'aperçoive pas que
ce sont, au contraire, nos prêtres orthodoxe-; qui hâtent le décès de nos mori-
bonds, sinon par une corde au cou, du moins par des peurs et des affres
répandues sur le lit du malheureux qui agonise. » (P. 214.)
En i865, il donna i ne seconde édition de son excommunication de i85o.
« Je l'ai fait, écrit-il, parce que j'avais besoin d'un exemplaire et ne le trouvais
pas. J'ai tiré à 400 exemplaires, par la vente desquels a été payé l'imprimeur. »
{P.,234.) A propos de sa Réponse à l'excommunication, publiée en 1878, il note,
toujours non sans ironie, des indications psychologiques qu'il est intéressant
de souligner : « Elle contient des impulsions et des sentiments religieux qui,
j'en suis certain, serviront à l'infime fraction du genre humain que forme ma
nation. Ces t un devoir de laisser quelque chose d'utile sur la terre qui nous
a nourris. Il faut recompenser l'hospitalité. » (P. 239.) Le résultat fut un procès
avec le Saint Synode.
En 1873, il se présenta à la Loge maçonnique de Corfou. « On m'y aurait
accueilli avec plaisir parce qu'on m'avait sollicité; mais je ne pouvais accepter
le premier article des devoirs que l'on m'imposait : le secret absolu. » (P. 263.)
Il refusa.
Les dernières pages de l'autobiographie ont trait plutôt à des préoccupations
littéraires. Laskaratos rappelle, par exemple, que, dans un travail sur ['Art de
composer, il a mis tout son coeur, « parce que les Logiotati (pédants d'Athènes)
me désespéraient avec leur jargon ». (P. 271.) 'Et M. Pernot transcrit en note
cet avis inséré entête du premier numéro du Lumignon : « Le journa' sera
rédigé en grec, mais on y admettra des articles en italien et en français. Les
articles écrits en « langue savantissime » ou autres dialectes ne seront imprimés
qu'après avoir été traduits en grec. » On conçoit que pareille fermeté de prin-
cip es n'ait pas préparé de gros succès, dans la capitale hellénique, aux publi-
cations de Laskaratos. « On dit aussi qu'à Athènes il y a une Société « d'ad-
miration mutuelle » composée de quelques auteurs qui sont convenus de
s'entre-louer dans les journaux; mais je n'en faisais pas partie. » (P. 262.) Et,
après avoir signalé certains faits, « pour montrer la moralité présente de notre
société », il nous présente une statistique de librairie au, sujet de son ouvrage
Les Caractères, en 1886. « Plus d'un mois après [la mise en vente], on en avait
vendu cinq exemplaires, alors qu'un marchand d'oiseaux, venu à la même
époque avec cent canaris, les avait écoulés en moins d'une matinée, à i5 francs
l'un. » (P. 274,)
La question religieuse reparaît à la page finale des Mémoires, par le refus de
rapprochement avec l'Eglise orthodoxe, que Laskaratos oppose en 1895 à une
proposition de l'évéque. « Je refusai immédiatement..., disant que, depuis que
nctre Eglise m'avait éloigné d'elle, j'étais en bonne situation, et devant ma.
conscience et dans l'opinion des hommes, que j'étais content ainsi et ne dési-
rais rien de plus... Deux jours après, je lui adressai par la poste un écrit où je
lui disais que je reviendrais avec plaisir au sein de notre Eglise, quand celle-ci
redeviendrait chrétienne... » (P. 275.)
Et l'on ne peut se défendre d'un sentiment de sympathie à la fois et de tris-
tesse, à lire la conclusion de cette autobiographie : « Maintenant, pour faire le
résumé de ma longue existence, je dirai : Etant doué de ce qu'on appelle un bon
naturel, j'ai été bien vu et aimé de tous ceux qui m'ont connu de près. Assu-
rément, j'ai eu des déboires, des désastres et des insultes, dans cette longue
existence; mais, grâce toujours à ce bon naturel, je me suis relevé moralement
€t me suis trouvé relativement content et heureux. Aujourd'hui, dans la quatre-
vingt-septième année de ma vie, je remercie Dieu de tout ce qu'il m'a accordé
BIBLIOGRAPHIE 2^3
dans Ci monde, et j'espère en sa paternelle bienveillance pour ce qui sera de
moi après la mort. » (P. 276.)
On trouvera sans doute que je me suis beaucoup attardé à la vie et à l'œuvre
d'André Laskaratos. J'ai pour excuse le très spécial intérêt que présente cette
étude au point de vue — très important et néanmoins trop peu considéré — de
ce que l'on pourrait appeler la psychologie du peuple grec, et notamment en
matière religieuse. Quoi qu'il en soit, très volontiers je fais mien le souhait
formulé par M. Pernot : « Un jour viendra où les susceptibilités s'apaiseront
à Céphaionie même, et où l'île s'honorera d'avoir donné le jour à un homme
tel que lui. » (P. 143.)
Le lecteur se sera rendu compte, par l'étendue de cette recension et par son
contenu, combien précieuse est la contribution qu'apporte M. Pernot à l'ana-
lyse de l'âme hellénique par la publication de ses Etudes de littérature grecque
moderne.
S. Salaville.
M. JuGiE, A. A., La prière pour l'unité chrétienne. Motifs spéciaux de prier pour le
retour des chrétiens dissidents d'Orient à l'unité catholique. Paris, Bonne Presse,
5, rue Bayard [1920], in-16, ix-356 pages. Prix : 6 francs.
Science et piété ont toujours été associées en un très intime parallélisme dans
l'œuvre d'apostolat du clergé catholique. Le R. P. Martin Jugie, professeur
à l'Institut pontifical oriental de Rome, et dont nos lecteurs connaissent la
haute compétence en matière de théologie et de controverse, nous donne, par
la publication du présent opuscule, une nouvelle preuve de cette alliance
caractéristique du zèle et de l'érudition. « Inviter les enfants de l'Eglise
à recourir à cette force (la prière) pour détruire les vieux schismes d'Orient,
qui tiennent encore éloignés du centre de l'unité environ i3o millions de
baptisés; leur exposer ensuite les principaux motifs qui doivent les pousser
à prêter à l'Eglise, leur Mère, une collaboration filiale pour la restauration de
l'unité chrétienne et le salut de leurs frères séparés d'Orient : tel est le but de
cet ouvrage. » (P. vi.) Les événements actuels soulignent mieux que des paroles
l'opportunité d'une si pieuse entreprise.
Le livre comprend deux parties : I. De la prière pour le retour des chrétiens
dissidents à l'unité catholique considérée en elle-même; II. Des motifs de prier
pour le retour des chrétiens dissidents d'Orient à l'unité catholique; plus un
supplément sous ce titre : « Recueil de formules et documents relatifs à la
prière pour l'unité chrétienne ». Il faut qu'on lise ce volume, et nous ne
saurions prétendre en résumer ici la doctrinale et apostolique substance.
Toutefois, et précisément en vue d'en suggérer plus instamment la lecture,
nous allons dérouler en une série de simples assertions successives le contenu
de ces chapitres très logiquement enchaînés les uns les autres.
Le schisme est un grand mal, qui s'oppose directement aux desseins de Dieu
dans l'œuvre du salut des hommes : c'est le mal de la haine et de la division,
contre l'amour et l'unité. La destruction du schisme est donc pour l'Eglise
catholique une œuvre capitale à laquelle tout fidèle doit prêter son concours.
La prière étant nécessaire pour toute œuvre surnaturelle en général, et pour les
œuvres d'apostolat en particulier, elle l'est spécialement pour la destruction du
schisme, en raison des graves obstacles qui s'y opposent. Cette prière doit
revêtir un caractère d'universalité : les bienfaits communs s'obtiennent par
une prière commune. Il existe des formules et des associations pieuses invo-
quant à cet efiFet Notre-Seigneur, la Sainte Vierge, saint Pierre : elles se
recomm andent d'eiks-mémes au zèle des bons chrétiens. La prièrepour la
2 54 ECHOS D ORIENT
destruction du schisme est enfin considérée par rapport à l'Eglise triomphante
des saints du ciel, puis par rapport à l'Eglise souffrante du purgatoire, et par
rapport aux grandes dévotions catholiques; et l'on conclut sans peine à l'effica-
cité assurée de la prière persévérante pour l'unité chrétienne.
Parmi les motifs de cette prière, le P. Jugie signale : la glorification de la
Sainte Trinité; le développement du culte eucharistique en Orient; le relèvement
du sacerdoce chrétien; le resplendissement des notes de l'Eglise, unité, sainteté,
catholicité, apostolicité; l'ordre de la charité, suivant lequel, après les catho-
liques nos frères, les dissidents orientaux sont nos plus proches devant Dieu :
or, leur grave nécessité spirituelle nous oblige à leur venir en aide. Prier pour
l'Orient dissident est, d'ailleurs, pour l'Occident catholique, un devoir de recon-
naissance à cause des bienfaits reçus dans le passé; c'est même à certains égards
un devoir de justice (et ici l'auteur vise certaines responsabilités historiques du
côté des latins). C'est en tout cas une pratique sainte, excellente en avantages
personnels de mérite et de sanctification; bien plus, c'est un signe de prédesti-
nation à laquelle on peut appliquer la belle parole de saint Augustin : « Avez-
vous sauvé une âme? Vous avez prédestiné la vôtre. * Enfin, les circonstances
providentielles de l'heure présente sont un motif des plus pressants de prier pour
l'unité chrétienne; à la prière il faut joindre le sacrifice sous toutes ses formes,
afin de lui assurer une plus grande efficacité.
Dans le recueil de formules et de documents, on remarquera les spéciales
« Litanies des Saints, composées principalement d'invocations aux saints de
de l'Eglise d'Orient ». En rédigeant ces litanies, le P. Jugie a obéi à une très
heureuse inspiration; qu'il nous permette seulement de lui faire remarquer —
détail de pure forme — que le vocatif de l'adjectif numéral None, dans l'invo-
cation à saint Léon IX, Sancte Léo None, nous a produit l'impression de
quelque chose d'insolite en style liturgique.
Il était difficile d'éviter absolument quelques redites dans le développement
des considérations dont on vient de lire le sommaire. Mais ces redites mêmes
auront leur utilité, si elles contribuent à mieux enraciner dans les âmes l'amour
de cette prière si instamment recommandée. Je souhaiterais volontiers voir ce
petit livre devenir comme le manuel d'apostolat de toutes les âmes pieuses que
travaille le saint désir de l'unité chrétienne, tant en Orient qu'en Occident.
S. Salaville.
M. A. DuBOSCQ, Syrie, Tripolitaine, Albanie. Paris, F. Alcan, 1914 (Collection:
Bibliothèque d'histoire contemporaine). Un vol. in-12 de 220 pages, avec deux
cartes hors texte. Prix : 3 fr. 5o.
M. Duboscq publie en volume des articles relatifs aux trois questions : Syrie,
Albaijie, Tripolitaine. Ce sont de simples « notes rédigées à la suite de diverses
missions et encore sous l'impression du voyage ». Les post-scriptum se rappor-
tent à la situation de igiS, les divers voyages ayant eu lieu en 1912 et igiS. La
grande guerre a remis tout en question, et la Conférence nous aura donné un
traité de paix turc qui, espérons-le, contiendra des solutions justes et nettes.
M. Duboscq commence sa tournée en Syrie par Beyrouth qui, du bord du
« Lotus », ne paraît que féerie. A terre, le charme est rompu. La politique,
ennemie née des mœurs paisiblement patriarcales, défraye toutes les conversa-
tions. Le mouvement arabe n'est, paraît-il, qu'un cliquetis de mots; il est sans
avenir et il végète, puisqu'il lui manque le premier élément du succès, l'union.
Les agents de Constantinople s'efforcent d'étouffer le t ouvement en entretenant
soigneusement cette incohérence de visées locales. Les choses ont l'air d'avoir
changé de face depuis que les Anglais ont occupé la Syrie et que l'émir Faïçal
BIBLIOGRAPHIE 255
a paru sur la scène politique. M. Duboscq pensait qu'il est de l'intérêt des
grandes puissances, et principalement de la France, d'aider les indigènes
à obtenir satisfaction de leurs revendications. A propos des écoles, l'organe
véritable de l'influence française en Orient, l'auteur constate que les écoles
confessionnelles jouissent d'un crédit énorme auprès des indigènes. L'école
laïque est plutôt déconsidérée. D'où provient cette inégalité de succès? Il n'y
a pas que le désintéressement au point de vue politique qui peuple les écoles
confessionnelles, la religion y est pour beaucoup. L'indigène se défie du maître
qui se pose en libre penseur, en indépendant sur le terrain religieux. De l'avis
de M. Duboscq, les deux écoles sont utiles. Erreur; même au point de vue
influence exclusivement française, l'école confessionnelle est le meilleur organe
de la diffusion de notre civilisation. C'est la France catholique qui a le secret
de la véritable influence, c'est la France catholique que l'on veut voir en Orient.
Ce désir a été constaté et, pratiquement, il existe même chez le Grec orthodoxe.
L'accueil fait récemment à la mission française, composée d'éminents prélats
de l'Eglise de France, devrait servir de leçon à nos hommes d'E.tat.
V. Grégoire.
Félix Sartiaux, L'Asie mineure grecque. Extrait de l'ouvrage « La Grèce devant le
Congrès ». Publié par la Ligue française pour la défense des droits de l'hellénisme.
Paris, Imprimerie Chaix, 1919, in-8% 93 pages, avec une carte hors texte.
M. Sartiaux a soin de nous avertir qu'il écrit en philhellène, nous ajouterions
et en panégyriste. Il sait aussi qu'il est Français, il sait que la' France jouit
d'une influence considérable dans le Levant; mais ce qu'il ne sait pas ou mieux
ce qu'il feint d'ignorer, c'est que les établissements catholiques sont pour une
bonne part dans cette influence. M. Sartiaux se propose de prouver que l'Asie
Mineure est une terre essentiellement grecque. L'auteur retrace à grands traits
toute l'histoire des colonies grecques de l'Asie. Rien de bien neuf dans tout
cela, sinon que M. Sartiaux commet des oublis regrettables. Dans son enthou-
siasme pour l'idéal de la civilisation païenne, il passe à pieds joints sur les bien-
faits de la religion chrétienne ou plutôt il ne mentionne le christianisme que
pour nous prouver qu'il n'a pas assez creusé les origines de l'Eglise. Après
avoir affirmé que l'idée de justice, base de la civilisation, est un produit essen-
tiellement grec, il passe en revue les autres civilisations appuyées sur des
gouvernements théocratiques pour nous faire croire que si nous pouvons nous
estimer peuples civilisés c'est uniquement grâce à cette invention merveilleuse,
éclose sous le ciel de l'Ionie, que la justice dérive de la raison et du droit. Il est
bien sévère pour « la petite peuplade sémitique, qui, sur les bords du Jourdain,
s'est posée (d'après les découvertes historiques de M. Sartiaux) en élue de son
dieu despotique ». On ne saurait être un peuple civilisé tant qu'on n'a pas
connu les douceurs de la fraternité et de l'égalité de la démocratie, M. Sartiaux
en est profondément convaincu. Autre découverte. Les fondements du dogme
et du culte de l'Eglise n'ont été formés que par la fusion d'idées grecques, juives,
gnostiques et iraniennes, opérée par les membres des grands conciles. Ici l'auteur
confond histoire et poésie.
M. Sartiaux est heureux de signaler combien l'élément laïque est prépondérant
dans le gouvernement ecclésiastique des Grecs ariates. Cette organisation
a, pense-t-il, empêché la religion d'entraver le progrès, par des moyens oppres-
sifs, comme cela a eu lieu en Occident, L'Inquisition a été l'ennemie de la
civilisation: que ne le dit-on pas plus clairement? Il paraît que les Grecs ne
sont pas gens fanatiques; sauf cependant quand on a le malheur de leur parler
de catholicisme. M. Sartiaux n'a pas fait assez d'expériences sur ce point-là.
2S6 ÉCHOS d'orient
Le dernier chapitre est consacré aux souffrances des Grecs d'Asie Mineure.
Il s'agit des déportations et des massacres de 1914-1918. L'auteur était à Phocée
au moment où les bandes turques, paysans armés jusqu'aux dents, ont accompli
leurs barbaries et leurs massacres. « La population atteinte avait été, en mai-
juillet 1914, de i5o à 200000, dont i à 2 pour 100 de morts; elle s'est élevée
pendant la deuxième période de 700 000 à 800 000, dont plus de 5o pour 100 de
morts. »
De concert avec l'Allemagne et la Bulgarie, la Turquie avait décidé l'anéan-
tissement des Grecs de l'Asie Mineure. Enlever le commerce des mains des
Grecs, rompre toute relation commerciale avec eux, réduire les privilèges du
patriarche, défendre l'enseignement du grec à l'avenir, convertir de force
à l'Islam la population des groupements chrétiens, im poser les mariages mixtes,
telles étaient les clauses de l'accord turco-bulgare. « En résumé, conclut
M. Sartiaux, on a la certitude que 460 000 Grecs ont été déportés et sont morts,
que i5oooo furent enrôlés dans les bataillons des travailleurs et sont morts,
que 25o 000 se sont enfuis d'Asie Mineure et de Thrace en Grèce et que 35o ooo-
furent déportés après les guerres balkaniques et avant la grande guerre. Et ces
événements tragiques continuent à se dérouler. »
V. Grégoire.
333-20. — Imp. P. Feron-Vrau, 3 et 5, rue Bayard, Paris, VIII*.
Où en est la question
de la procession du Saint- Esprit
DANS L'ÉGLISE GRÉCO-RUSSE?
Tout le monde sait que la question de la procession du Saint-Esprit
a été, depuis l'époque de Photius, un grand sujet de discorde entre
l'Orient et l'Occident. Depuis plus de mille ans qu'elle dure, la con-
troverse n'est pas encore éteinte, et de nos jours comme aux siècle
passés, c'est toujours un lieu commun de la polémique ànticatholique
en Orient d'affirmer que la doctrine latine de la procession du Saint-
Esprit et l'addition du Jilîoque au symbole ont été la principale cause
de la séparation des Eglises. Certains théologiens dissidents, il est vrai,
mettent actuellement en première ligne, comme cause fondamentale
du schisme, l'orgueil des Pontifes romains; mais tel ne fut pas le point
de vue qui domina à Byzance pendant tout le moyen âge ni celui qui
se rencontre le plus souvent chez les théologiens de l'époque moderne.
La thèse classique de la théologie gréco-russe est que l'addition du
'Jilioque au symbole et la doctrine qu'elle exprime ont été, dans le
passé, le vrai motif de la séparation, et qu'elles constituent, dans le
présent, l'un des plus graves obstacles à l'union avec l'Eglise romaine.
11 serait étonnant que depuis un si long temps que, de part et d'autre,
on s'occupe de cette question, on ne soit pas arrivé à la tirer au clair.
Que d'ouvrages n'a-t-on pas écrits là-dessus, surtout en Orient! Quel
est le Grec sachant tant soit peu manier la plume qui n'ait pas donné
son rispl TY^ç r/-op£'ja-£c.); 7oCi àylo'j lIvîjijLaTo;? Beaucoup de ces produc-
tions ont été publiées et sont accessibles à tout lecteur capable d'un
certain degré d'héroïsme. Un plus grand nombre sont encore inédites,
et doivent être cherchées dans les manuscrits des bibliothèques. Ce
serait une erreur de croire que les traités inédits renferment des trésors
cachés, dont on ne trouverait nulle trace dans ceux qui ont vu le jour.
En parcourant, en effet, les échantillons de toutes les époques qui sont
à la portée de tous, on s'aperçoit qu'ils sont tous taillés, ou à peu près,
sur le même patron. Pour la preuve scripturaire et le raisonnement
théologique, Photius reste le maître incomparable qu'on reproduit mot
à mot ou qu'on tourne en mille façons ingénieuses. Pour l'exégèse des
textes patristiques, on ne dit rien de nouveau depuis la grande con-
troverse du xiii« siècle occasionnée par les tentatives d'union sous Michel
Echos d'Orient. — 20' année. — -V° 11 g. Juillet-Septembre ig20.
2^8 ÉCHOS d'orient
Paléologue. A partir de cette époque, après les éclatantes expositions
de la véritable doctrine des Pères grecs écrites par Nicéphore Blemmidès
et Jean Veccos, les partisans du photianisme rigide se trouvent tout
à fait en mauvaise posture et sont condamnés aux plus misérables
ergotages. C'est alors qu'ils découvrent une dizaine d'interprétations
différentes de la formule : ctA Taire per filium procedit. Ce n'est plus
le souci de la vérité, mais la préoccupation de ne pas se rendre, qui
domine les débats. De nos jours encore, bon nombre de polémistes
nient que les Pères latins, à commencer par saint Augustin, aient
enseigné la doctrine catholique du filioque, et répètent l'accusation de
falsification des textes patristiques, déjà lancée timidement par Photius
contre les Occidentaux.
C'est qu'en effet le témoignage de la tradition patristique, sur lequel
le père du schisme avait glissé si rapidement, ne soufflant même pas
un mot sur le Sià toû Tloû des Pères grecs, se trouve être fort gênant
pour quiconque veut tenir les positions défendues dans la Mystagogie
du Saint-Esprit (i). La procession du Saint-Esprit du Père et du Fils, ou
du Père par le Fils, n'est pas un de ces dogmes contenus seulement
d'une manière implicite dans l'ancienne tradition. C'est une des vérités
les plus clairement et les plus souvent exprimées dans les écrits des
Pères tant orientaux qu'occidentaux. 11 est établi que la formule A Paire
Filioque apparaît en mêftie temps, en Orient et en Occident, au iv siècle,
que les Pères alexandrins l'affectionnent particulièrement, tandis que
des Pères latins ne font nulle difficulté d'employer la formule A Paire
per Filium. Plus tard, en plein septième concile œcuménique, on entend
le patriarche de Constantinople, saint Taraise, proclamer dans sa pro-
fession de foi que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils, et peu de
temps après, le pape saint Adrien I'"'" défend la légitimité de la formule
grecque contre Charlemagne, qui trouve à cette formule une saveur
arienne. Sans doute, pendant la période patristique, la doctrine catho-
lique de la procession du Saint-Esprit n'a pas encore acquis toutes les
précisions que la controverse lui fera donner dans la suite; mais le
fond du dogme est clairement formulé. Saint Augustin a dit, et les Latins
répètent après lui, que si le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, c'est
comme d'un seul principe, et que le Père reste l'unique principe primor
dial de qui le Fils reçoit, avec sa propre existence, le pouvoir spirateur.
Aussi quand Photius, en plein ix" siècle, vient enseigner que le Saint-
(i) On sait que la Mystagogie du Saint-Esprit est l'ouvrage principal de Photius
sur la procession du Saint-Esprit, qu'il composa dans les dernières années de sa vie
ou EN EST LA QUESTION DE LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT 259
Esprit procède du Père seul, qu'il n'y a aucune communication vitale entre
le Fils et le Saint-Esprit, mérite-t-il le nom à' inventeur de nouveaux dogmes
que lui donne, à plusieurs reprises, le huitième concile œcuménique.
La doctrine photienne.de la procession du Saint-Esprit dxi Père seul
a-t-elle été dans le passé, et est-elle encore de nos jours un dogme
proprement dit de l'Eglise gréco-russe? A-t-elle été enseignée cons-
tamment et unanimement dans cette Eglise, depuis le ix« siècle, ou, si
l'on veut, depuis le xi«? Telle est la question à laquelle nous allons
essayer de répondre dans cette étude, qui, d'ailleurs, n'a pas la préten-
tion d'épuiser le sujet, mais seulement d'en indiquer les grandes lignes.
Pour procéder avec plus de clarté, donnons tout de suite la conclusion
à laquelle a abouti notre enquête. Elle tient en ces deux propositions:
Première proposition : La doctrine d'après laquelle le Saint-Esprit pro-
cède du Père seul, à l'exclusion de toute participation du fils dans la pro-
duction de la troisième personne de la Trinité, ne peut pas être considérée
comme un dogme proprement dit de l'Église gréco-russe, et cette doctrine
n'a jamais été reçue unanimement dans cette Église.
Deuxième proposition : La doctrine en question a été dans le passé et
demeure dans le présent seulement l'opinion la plus communément admise
dans la même Église.
Ces deux affirmations vont quelque peu à rencontre de l'idée qu'on
se fait communément en Occident de l'enseignement de l'Église orientale
sur cette fameuse question de la procession du Saint-Esprit. Les théo-
logiens catholiques sont portés généralement à considérer l'Eglise gréco-
russe comme une société religieuse ayant une doctrine bien arrêtée et
bien définie sur certains points, qui ont fait l'objet d'ardentes contro-
verses. Cette conception ne répond pas à la réalité des faits. Quand on
étudie de près l'histoire de la théologie dissidente, on n'y trouve rien
de fixe et de permanent, même sur les questions qui ont été les plus
remuées par la polémique. Tel est le cas pour la procession du Saint-
Esprit. Essayons de le démontrer.
I. La doctrine d'après laquelle le Saint-Esprit procède
du Père seul n*est pas un dogme de FEglise gréco-russe.
A. — TÉMOIGNAGE DES CONCILES ET DES CONFESSIONS DE FOI
Pour que la doctrine photienne sur la procession du Saint-Esprit pût
être considérée comme un dogme proprement dit de l'Eglise gréco-
russe, il faudrait qu'elle eût été solennellement définie ou, du moins,
clairement enseignée par une autorité tenue unanimement ^o\ix mhWWhXt
26o ÉCHOS d'orient
par les membres de cette Église. Or, cette autorité fait absolument
défaut. Celle-ci ne pourrait être, dans le fait, que l'un des sept premiers
conciles œcuméniques, ou, si l'on veut, des huit, puisqu'il faut toujours
compter le concile in Trullo. Le concile œcucnénique est; en effet, la
seule autorité doctrinale infaillible reconnue de nos Jours (i) par tous les
théologiens gréco-russes. Si ceux-ci ne s'entendent pas sur le nombre
exact des conciles œcuméniques, comme nous l'avons établi dans un
précédent article (2). ils sont du moins d'accord pour accepter les sept
premiers, plus le Quinisexte. Or, on aura beau parcourir les définitions
portées par ces assemblées, on n'y trouvera nulle part formulé le dogme
photien : le Saint-Esprit procède du Père seul. Et si l'on se donne la
peine de lire les actes de ces conciles dans leur intégrité, on y décou-
vrira plus d'un passage qui insinue ou même dit tout le contraire :
par exemple, l'approbation générale donnée par le cinquième concile
œcuménique à la doctrine des Pères latins : Hilaire, Ambroise, Augustin
et Léon, qui tous les quatre ont enseigné explicitement le Filioque; ou
encore, la profession de foi du patriarche Taraise, lue au second concile
de Nicée, et dont nous avons déjà parlé.
A côté des conciles œcuméniques, il y a bien ce qu'on est convenu
d'appeler les livres symboliques de l'Église gréco-russe, c'est-à-dire
tout spécialement le catéchisme ou Confession orthodoxe de Pierre Moghila
et la Confession de Dosithée. Ces deux documents sont mis par un certain
nombre de théologiens sur le même pied que les définitions des conciles
œcuméniques. Mais c'est là une opinion particulière, qui est de plus
en plus abandonnée de nos jours. La grande majorité des théologiens
actuels ne reconnaît à ces confessions de foi qu'une valeur relative.
On les déclare entachées de latinisme. On y découvre même, et non
à tort, de petites contradictions, et l'on ne se gêne pas pour s'écarter
de leur enseignement. D'ailleurs, chose curieuse, ces deux pierres de
touche de l'orthodoxie, comme les appelle le théologien Macaire, ne
disent pas explicitement que le Saint-Esprit procède du Père seul, et
ne s'opposent pas directement au dogme catholique. Elles affirmen
simplement que le Saint-Esprit procède du Père : c'est le cas de la Con-
fession de Dosithée (3); ou qu'il procède du Père seul en tant que celui-c
(i) Je dis « de nos jours », parce qu'il n'en fut pas toujours ainsi. Pendant un siècle,
en Russie, on nia communément l'autorité absolue du concile œcuménique, et l'on
proclama l'Ecriture Sainte l'unique règle de foi.
(2) Voir Echos d'Orient, janvier 1919.
(3) \hn~j\}.a. ûlytov èx to-j Ilarpo; âx7topîuô[jL£vov. (Cap. i.) On sait que la Confession de
Dosithée a pour but de réfuter point par point la confession calviniste de Cyrille
Lucar. Celui-ci avait écrit: lIv£-j!J.a àytov H roO Harpo; 5i' Y(ou Tiposp/^oiicvov. Il est
ou EN EST LA QUESTION DE LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT 26 1
est la source et le principe de la divinité : c'est la doctrine de la Confession
orthodoxe de Moghila (i);' doctrine qui est susceptible d'une bonne
interprétation; car il est bien vrai que le Père est l'unique source pri-
mordiale de la divinité. Pour appuyer cette doctrine, Pierre Moghila
cite, il est vrai, un texte embarrassant du pseudo-Athanase, où il est
dit que le Saint-Esprit a pour principe de sa procession le Père seul, et
qu'il est envoyé dans le monde par le Fils (2). Mais de ce témoignage,
qui est encadré au milieu d'autres tout à fait anodins, l'auteur ne retient,
dans sa conclusion, que le côté positif:
« Qu'il nous suffise, dit-il, de croire d'une foi ferme ce que le Christ nous
a enseigné et ce que l'Église orientale, catholique et orthodoxe croit et a confessé
au second concile œcuménique, en approuvant le symbole sans l'addition: et
du Fils. Contre ceux qui avaient ajouté ces mots et du Fils protestèrent tant
l'Église orientale, orthodoxe et catholique, que l'Église occidentale de Rome :
témoin les deux plaques d'argent portant gravé en latin et en grec le symbole
sans l'addition « et du Fils» que le Pape de Rome, Léon III, fit suspendre dans
l'église Saint-Pierre, en l'an du Christ 809, comme le dit Baronius. C'est pour-
quoi quiconque demeure ferme dans cette croyance a l'espoir assuré de se sauver,
parce qu'il ne s'écarte en rien de la doctrine commune de l'Église.
Moghila, on le voit, s'arrête, en définitive, à la simple affirmation
de l'Évangile et du symbole: Le Saint-Esprit procède du Père. 11 ne for-
mule pas la doctrine de l'Église orientale par la proposition exclusive :
Le Saint-Esprit procède du Père seul. Il avait agi de même dans une
réponse précédente, en parlant du mystère de la Trinité en général :
Le Saint-Esprit procède du Père de toute éternité (3). Et il reproduisit
des textes de saint Jean Damascène et de saint Grégoire le Théologien
qui disent que le Père est le principe des deux autres personnes et que
lui-même ne tire son origine de personne.
Aux conférences de Bonn, en 1875, Dœllinger voyait juste quand il
déclarait :
Les confessions de foi éditées dans le recueil de Rimmel et composées après
la séparation des Églises par les prélats ou les synodes locaux de l'Église orien-
tale, ne contiennent rien au sujet du Saint-Esprit, autant que je m'en rends
compte, que nous ne puissions accepter. La confession de Cyrille Lucar, il est
vrai, est rejetée par l'Église orientale, mais ce n'est sans doute pas à cause de
remarquable qu'à cette formule patristique Dosithée n'oppose pas la formule photienne :
ïv. u.6vo'j To-j lia-rpo; èy.iropsuôfjiîvov, mais la simple affirmation évangélique.
(1) Tb nv£Û[J.a TO avtov ixTtopeiiîTa'. ïv. [jLOVoy to-j Ilarpo;, w; 7:r,yf,; xal àp/f,; tt,; Oîôry.To;.
(I p., q. Lxxi.)
(2) 'E/. [j.ôvo'J ToC IlaTpô; aÎT'.aTÔv xal èxTtopî'jTÔv, ctà ok toC YîoC àv to) y.ôatxfi) i-r-^tn-O -
/ vj-îvciv. [Ibid.]
(3) IIvîC[j.x ày.ùv ait' aùovo; ây.7îoj;ï*j6[i.£vov iv. Ilarpo;. (Q- ix.)
202 ÉCHOS d'orient
son enseignement sur le Saint-Esprit. En tous cas, la confession qu'on appelle
orthodoxe (celle de Moghila) est généralement acceptée, et nous pouvons admettre
ee qu'elle dit, et même cette proposition que le Saint-Esprit procède du Père
seul, pourvu qu'on ajoute en tant que le Père est le principe et la source de la
divinité, comme le fait la confession (i).
Le recueil deKimmel, auquel vient de faire allusionDœllinger, contient
d'autres pièces qui sont loin d'avoir la même valeur dans la théologie
gréco-russe que les deux confessions précédentes. Plusieurs théologiens
attachent cependant une grande importance à deux expositions de la
foi chrétienne, composées par le patriarche œcuménique Gennade
Scholarios, à la demande du sultan Mahomet II, après la prise de Cons-
tantinople. De ces deux morceaux, le premier se présente sous forme
de dialogue; le second est rédigé à la manière d'une confession de foi
et comprend vingt articles (2). L'un et l'autre sont conçus du point de
vue apologétique, et expriment le même fonds de doctrine, celui-ci
d'une manière plus développée, celui-là plus brièvement. Le but de
Gennade est d'exposer à un infidèle, aussi clairement que possible, les
croyances fondamentales de la religion chrétienne, et spécialement les
deux mystères de la Trinité et de l'Incarnation. 11 faut reconnaître qu'il
s'en tire à merveille. Avec beaucoup d'à-propos, il choisit les compa-
raisons les plus propres à rendre accessibles, dans une certaine mesure,
à la raison humaine, nos dogmes les plus mystérieux. Ce qu'il y a de
plus remarquable, et qui va à notre sujet, c'est que les comparaisons
employées pour donner une idée du mystère de la sainte Trinité sug-
gèrent toutes la doctrine du Filioque. C'est le soleiL le rayon et la lumière;
c'est l'âme, la parole et le souffle; c'est le feu, sa chaleur et sa lumière;
c'est même l'analogie augustinienne et thomiste de l'âme spirituelle et
de ses deux facultés, l'intelligence et la volonté:
« Dieu n'a pas seulement l'idée des créatures qu'il a faites; il a aussi, à plus
forte raison, l'idée de lui-même; il se connaît lui-même. Et voilà pourquoi il
a un verbe et une sagesse, par laquelle il se saisit lui-même. De même Dieu ne
veut pas seulement; il n'aime pas seulement ses créatures; mais il se veut aussi,
il s'aime aussi lui-même. C'est pourquoi sortent de Dieu de toute éternité le Verbe
et son Esprit, et ils sont éternellement en lui. Et ces deux choses avec Dieu sont
un seul Dieu. » (3)
(i) On sait que les Conférences de Bonn réunirent des théologiens de l'anglicanisme,
du vieux-catholicisme et de l'orthodoxie orientale. Les vieux-catholiques se montrérenij
disposés à sacrifier l'addition du Filioque, mais tinrent ferme sur le fond même d<
la procession du Saint-Esprit ab utroque.
(2) Ces deux pièces se trouvent dans Migne, P. G., CLXX, 333-352. Voir ce qu'e
dit le P. Palmieri, Theologia dogmatica orthodoxa, 1, p. 434-452. .
(3) Gennadii Confessio II, c. iv.
ou EN EST LA QUESTION DE LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT 26}
Dans l'Exposition dialoguée, Gennade va jusqu'à employer la formule
latine : Â Paire Filioque :
De même qtie le disqtie solaire engendre le rayon, et que du soleil et de
ses rayons procède la lumière, ainsi Dieu le Père engendre son Fils et Verhe,
et du Père et du Fils procède (ex-opsûsTa-.) le Saint-Esprit (i).
On a contesté, dans ce passage, l'authenticité des mots : et du Fils,
qui sont, en effet, surprenants sur la plume de Gennade. Mais outre
que nous savons que celui-ci n'a pas toujours eu une attitude uniforme
à regard du Filioque, et qu'il se distingua,' à Florence, dans le groupe
des unionistes, qu'on veuille bien faire attention que le contexte exige
impérieusement le « xal sx toj Vloù ». Seul le témoignage indubitable
des manuscrits pourrait établir l'existence de l'interpolation (2). Au
demeurant, Gennade répète après saint Jean Damascène que le Père seul
est principe, piôvoç avTio? 6 na-rr^p. Mais tout l'ensemble de son exposé
insinue qu'il s'agit du principe primordial qui n'a pas lui-même de prin-
cipe. Somme toute, les confessions de Gennade, loin d'enseigner la
procession A Pâtre solo, sont plutôt favorables au dogme catholique.
Si maintenant nous interrogeons le catéchisme de Philarète dont
l'autorité est souveraine en Russie, et qui a cours également dans les
autocéphalies de langue grecque, nous n'y trouvons pas non plus for-
mulée la doctrine photienne. Voici ce que nous y lisons :
D. — D'où savons-nous que le Saint-Esprit procède du Père?
R. — Nous le savons par les paroles suivantes de Jésus-Christ lui-même:
Lorsque le Paraclet que je vous enverrai d'auprès du Père, l'Esprit de vérité
qui procède du Père, sera venu, il rendra témoignage de moi. {Jean, xv, 20.)
D. — La doctrine touchant la procession du Saint-Esprit du Père doit-elle
subir quelque changement ou quelque complément?
R. — En aucune façon. Premièrement, parce que l'Église orthodoxe, en
enseignant cela, répète les propres paroles de Jésus-Christ. Or, les paroles de
Jésus-Christ sont sans aucun- doute l'expression suffisante et parfaite de la
vérité. Secondement, parce que le second concile œcuménique, qui eut pour but
principal de définir la vraie doctrine sur le Saint-Esprit, exposa, sans aucun
doute, d'une manière satisfaisante cette doctrine dans le symbole de la foi. Et
(i) Kal totJTztp à Si'axo; ô f,).taxb; yevvâ ttiv à)CTtva, xal Ttapà roû f,).to\j xal rAv àxTtvwv
EXTropE-jcTat TÔ 9<oc' o'jtw xal ô 0îbç xal IlaTfip ysvvâ tbv Yîôv xal Ad^ov aOxoy, xal 1% tov
Ilarpô; xal l'to-j cXTtops-jeTat tô TTvEÙiJia tô ârtov. (P. G., CLXX, 321.)
(2) Gennade serait-il revenu, pour la circonstance, à la doctrine définie à Florence?
L'hypothèse ne présente rien d'invraisemblable, surtout quand on a lu ses explications
embrouillées de la procession du Saint-Esprit dans les traités imprimés dans Migne,
en grec seulement (P. G., t. CLXX, 665-714 et 714-732). Il y adopte tour à tour les
diverses théories soutenues par les théologiens dissidents qui l'ont précédé, y compris
la théorie de la traversée par le Fils. Celle-ci, du reste, était suffisante, à elle seule,
pour lui permettre l'emploi de la formule latine.
264 ÉCHOS d'orient
l'Eglise catholique reçut cet enseignement d'une manière si catégorique, que le
troisième concile œcuménique, dans son huitième canon, défendit de composer
un nouveau symbole de foi.
C'est pourquoi saint Jean Damascène écrit : « Nous disons que le Saint-Esprit
est du Père, et nous l'appelons l'Esprit du Père. Nous ne disons pas que l'Esprit
est du Fils (ex Filio), mais nous déclarons qu'il est le propre Esprit du Fils. »
La position prise par Philarète est très nette. Il rejette également et
l'addition photienne et l'addition latine. 11 ne veut pas aller au delà de
la simple affirmation : « Le Saint Esprit procède du Père. » Mais cette
attitude même tourne à l'avantage de la thèse catholique, par le fait
qu'elle laisse intacte la question débattue depuis Photius entre Grecs et
Latins. C'est d'ailleurs une position intenable au regard de la tradition
patristique et de la doctrine de saint Jean Damascène lui-même, qui
déclare en plusieurs endroits de ses écrits que le Saint-Esprit procède
du Père par le Fils. De cette dernière formule Philarète ne souffle mot.
Prises en rigueur, ses paroles la condamneraient. Mais arriver à cette
extrémité serait grave pour un « orthodoxe ». 11 faudrait du même coup
lâcher presque tous les Pères grecs. On ne peut croire que le métropolite
de Moscou soit allé jusque-là, au moins dans sa vieillesse; car dans sa
jeunesse nous savons qu'il avait lâché jusqu'à l'autorité infaillible des
conciles œcuméniques. Quel qu'ait été le fond de sa pensée, toujours
est-il que dans son catéchisme il ne veut pas qu'on dise : « Le Saint-
Esprit procède du Père seul », mais bien : « Le Saint-Esprit procède
du Père ».
La doctrine du catéchisme de Philarète se retrouve dans la formule
d'abjuration imposée par l'Eglise russe aux catholiques qui veulent
entrer en communion avec elle et devenir ses fidèles. Au nouveau pro-
sélyte on pose la question suivante :
« Renonces-tu à la fausse doctrine qui prétend que le dogme de la procession
du Saint-Esprit n'est pas suffisamment déclaré par les paroles du Sauveur: Qui
procède du Père, et qu'il est nécessaire d'ajouter à ces paroles les mots suivants :
et du Fils?
Et un peu plus loin, dans le même office, il est dit simplement que
le Saint-Esprit procède du Père.
B. — TÉMOIGNAGE DES LIVRES LITURGIQUES
Plus encore que la doctrine des confessions de foi et des catéchismes
dont nous venons de parler, le témoignage des livres liturgiques mérite
d'être pris en considération dans toute question touchant à la foi. Ces
livres, en effet, dans la plus grande partie de leur contenu, remontent
ou EN EST LA QUESTION DE LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT 265
à une haute antiquité. En bien des cas, ils nous portent l'éciio de la voix
de l'ancienne Eglise d'Orient unie au centre de l'unité. Si l'Église gréco-
russe garde cet héritage du passé, si elle prie et exprime sa croyance
avec les antiques formules, nous sommes en droit de juger de sa doc-
trine officielle d'après ces formules et de les préférer à d'autres expres-
sions moins authentiques et plus récentes de son Credo. Or, que nous
disent les livres liturgiques de l'Eglise orientale dissidente sur la pro-
cession du Saint-Esprit?
Tout d'abord, ils célèbrent en termes magnifiques les grands docteurs
de l'Orient et de l'Occident qui ont exprimé d'une manière explicite et
en propres termes la procession du Saint-Esprit du Père et du Fils : tels
saint Epiphane de Salamine et saint Cyrille d'Alexandrie, et les deux
grands papes saint Léon l«f et saint Grégoire l«r. Écoutons, à titre
d'exemple, les éloges que ces livres donnent au pape saint Léon, le
1 8 février :
A l'office des Vêpres, ce docteur est salué comme la tour inexpu-
gnable de la religion, le guide de l'orthodoxie, le flambeau de la terre,
la lyre du Saint-Esprit. A l'office de VOrtbros ou des Laudes, on le pro-
clame l'héritier du trône de Pierre le Coryphée, son successeur enrichi
de sa primauté, qui a redressé dans l'Église la colonne de l'orthodoxie.
On le compare à un lion qui a poursuivi les renards brouillons, et par
son rugissement royal a frappé de stupeur les cerveaux des impies.
C'est tantôt une aurore, tantôt un soleil resplendissant qui s'est levé
de l'Occident et qui a lancé partout les rayons de la pure doctrine.
Comme un nouveau Moïse, il est apparu au peuple de Dieu portant
gravés sur des tables écrites par la main du Seigneur les enseignements
de la piété. Véritable patriarche, il a dressé sa tente là où se trouvent
les prélatures et les trônes des patriarches. Et on le prie de veiller, du
haut du ciel, sur Son troupeau, et d'obtenir à tous la grande miséricorde
du Christ.
Dans le livre appelé Euchologe et qui correspond au Rituel des Latins,
se lisent deux professions de foi que l'évêque récite à la cérémonie de
son ordination. Ces deux professions de foi affirment simplement que
le Saint-Esprit procède du Père. Dans la première, il est dit :
« Le Fils est engendré du Père seul, sx {jlovoj toj Ilarpés, et le Saint-
Esprit procède du Père, xal tô ITvî'jixa 70 aytov Èx-opeûs-ra'. èx toû Fla-pô;.
Et je professe ainsi un seul principe, et je reconnais une seule cause
du Fils et de l'Esprit, à savoir le Père. Kal ou-w p/lav àpyTjV Tcpso-^îiio),
xal £v a'-Tiov ETr'.v'.vcjTxto xôv Ilaxspa, V'.oû xal nvîjp.aTo;. »
Quand elle parle du Fils, la profession de foi dit qu'il est engendré
266 ÉCHOS d'orient
du Père seul, mais du Saint-Esprit elle affirme simplement qu'il procède
du Père, sans ajouter l'épithète seul. Et sans doute le Père est déclaré
l'unique principe et source des deux autres personnes, mais la rela-
tion d'origine entre le Fils et le Saint-Esprit n'est pas exclue; elle reste
seulement dans l'ombre. On peut mêmeavancer qu'elle est discrètement
sous-entendue par le fait qu'on évite de dire : procède du Père seul.
La seconde profession de foi se tient sur la même réserve :
« Je croîs au Saint-Esprit procédant du Père lui-même, tô è; aù-roù -roCi
lla^po; èxTîopsuôjjLSVov » (i).
Mais d'autres textes disent davantage et enseignent explicitement,
à la suite de la plupart des Pères grecs, que le Saint-Esprit procède
éternellement du Père par le Fils. C'est la voix de l'ancienne Eglise que
nous entendons. Les bornes posées par Philarète sont dépassées, et
Photius est condamné.
A l'office des Vêpres du jeudi après la Pentecôte, nous rencontrons
le passage suivant :
« Le Saint-Esprit est reconnu Dieu, consubstantiel au Père et au Verbe, et
partageant leur trône. Lumière supraparfaite jaillissant de la Lvim^éfe, procédant
du Père parfait sans principe et par le Fils. » (2)
11 s'agit bien ici de la procession éternelle et non d'une mission du
Saint-Esprit aux créatures. On remarquera l'emploi du verbe briller,
jaillir comme une lumière, èx}.àijL'!/a;, pour exprimer cette procession
éternelle. C'est la condamnation de l'exégèse fantaisiste donnée par un
grand nombre de théologiens photiens à certains textes patristiques
dans lesquels le verbe « £xÀà[j(.7rsiv » se rencontre pour marquer la
relation d'origine entre le Fils et le Saint-Esprit. A en croire ces théolo-
giens, £x)vàjjL7r£t.v ne désignerait jamais la procession éternelle, mais
seulement la mission temporelle. Ici, ce verbe signifie sans doute
possible la sortie éternelle du Saint-Esprit de la Lumière, qui est Dieu,
c'est-à-dire du Père — cela est sûr — et aussi du Fils, considéré comme
ne faisant qu'un avec le Père — cela est très probable^ car le Fils aussi
est Lumière. — Qu'on fasse attention également à l'emploi de la pré-
position « ex » pour désigner la relation du Saint-Esprit au Père, et
à celui de la préposition « ô'.à » pour marquer le rapport au Fils. Kx
fait remonter à l'origine première, à la source primordiale; o'.à indique
(i) Voir ces professions de foi dans Goar, Rituale Grœcorun, édition de Venise,
lySo, p. 253, 255.
(2) Tb llv£-j[jia TÔ âyiov Beoç. T-jjjiç-jk; xal TÛvOpovov Ilarfil xal' Adyoi yvwpt^sTa'., ^m;
■JTrepTE'Xetov ex çoitoç âxXâa'liav, èE àvâpy(oy T£>.£toy IlaTpbç /.al St' Tîoy 7Tpo£px6;ji.£vov.
ou EN EST LA QUESTION DE LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT 267
bien que le Fils n'est pas source indépendante, et qu'il reçoit du Père
le pouvoir spirateur.
Un texte non moins clair sur la procession éternelle du Saint-Esprit
du Père par le Fils se rencontre dans le livre appelé Octoïkhos ou
Paraklitiki, qui contient le propre du temps des principales heures
canoniales et de la Messe pour tous les jours de l'année. A V Ikhos ou
ton troisième, dans le théotohion de l'ode neuvième, nous lisons cette
prière adressée au Fils de Dieu :
Dans ta miséricorde, accorde-nous l'Esprit communicateur des hiens
célestes, qui par toi procède du Père (i).
La tactique des théologiens dissidents, pour enlever toute force
à l'argument des théologiens catholiques tiré de la mission du Saint-
Esprit par le Fils, a été de prétendre que la mission se rapportait uni-
quement aux grâces spirituelles distribuées aux âmes par le Saint-
Esprit, et que la troisième personne elle-même n'était ni envoyée ni
donnée. Dans le passage qu'on vient de lire, le Saint-Esprit est nette-
ment distingué de ses dons. C'est lui en personne qu'on demande au
Fils de nous envoyer, lui qui procède du Père par le Fils.
Aux Vêpres du mercredi après la Pentecôte, nous relevons cette
autre prière également adressée à l'Homme-Dieu, au f)câvOpw-o; :
« O source éternelle, qui débites éternellement le fleuve ineffable
de la bonté, qui émets fans cesse, qui verses de ton propre fonds
l'eau vivante, arrose mon âme de ses bouillons. » (2)
Le fleuve ineffable de la bonté, l'eau vivante que la source éternelle
qui est le Fils fait jaillir éternellement de son fonds, c'est, d'après
Jésus lui-même {Jean, vu, 38), la personne du Saint-Esprit, qui nous
a été donné. Impossible, du reste, de rapporter aux dons spirituels
considérés en eux-mêmes cette eau vivante qui jaillit éternellement
d'une source éternelle.
Nous passons sous silence les textes nombreux où la liturgie grecque
parle de la mission du Saint-Esprit par le Fils. 11 nous suffira de trans-
crire celui-ci, qui dit explicitement que la personne du Saint-Esprit
nous est donnée réellement et substantiellement par la médiation du
Fils. Il se trouve aux Vêpres du jeudi après la Pentecôte :
« Ce n'est pas comme autrefois, alors qu'il brillait dans les pro-
phètes sous l'ombre de la loi, c'est substantiellement que le Saint-
(2) 'H Trriyïi i\ àtBioç, àsvv^o); f, ^p-jourra îroTafiôv àvï'xçipa<7T0v àya66Tr,To;, O'ôwp to j^wv
ki: ^A-j'ci'JTa, TUsx;fyTWî npoyéryjaoi. rat; a'^TO-J ÈTrippoa;; tTiV 'h'^yr^v ij.o'J y.arapôe-JTOv.
268 ÉCHOS d'orient
Esprit nous est donné maintenant par la médiation du Christ. » (i)
Ce n'est donc pas la doctrine photîenne mais bien la doctrine catho-
lique que nous trouvons dans les livres liturgiques dont l'Eglise gréco-
russe se sert encore de nos jours (2). Sans doute, un grand nombre
de polémistes antilatins ont leurs manières à eux d'entendre le per
Filium. Mais nous pouvons leur opposer un bon nombre de théolo
giens se disant orthodoxes comme eux, qui, à toutes les époques, ont
interprété cette formule dans le sens catholique, ou tout au moins lui
ont donné un sens opposé au dogme photien. De ces théologiens il
nous faut maintenant parler. Ils se divisent en trois catégories :
Les uns ont rejeté expressément la théorie photienne de la proces-
sion du Saint-Esprit a Pâtre solo et ont enseigné au moins en termes
équivalents le dogme catholique.
Les autres ont mis sur le même pied et la thèse de Photius et la thèse
catholique et les ont rangées toutes les deux dans la catégorie des
opinions théologiques ou des « théologoumènes », comme s'expriment
les théologiens russes contemporains.
D'autres, enfin, ont admis une certaine participation du Fils dans
l'acte éternel par lequel le Père produit le Saint-Esprit, expliquant cette
participation de diverses manières, dont aucune n'est satisfaisante au
regard du dogme catholique.
Ecoutons d'abord les premiers.
C. — THÉOLOGIENS FAVORABLES AU DOGME CATHOLIQUE
Depuis que le schisme a été consommé entre l'Eglise catholique et
l'Église gréco-russe, il est curieux de constater qu'à toutes les époques
et jusqu'à nos jours, il y a eu un certain nombre de théologiens de
marque qui, sur cette question de la procession du Saint-Esprit, ont
enseigné, sinon toujours en termes exprès, du moins en termes équi-
valents, tout l'essentiel du dogme si clairement exposé et défini au
concile de Florence. Ces théologiens rejettent sans doute communément
l'addition du mot Filioque au symbole. Ils repoussent même souvent
la formule latine A Paire Filioque procedit comme inexacte et pouvant
(1) Tô llv£-j[j,a TO àytov, ovy_ Mcmzçi to Trpôxepov tt, Ty.tâc toù vôjj.oy ).otpL'|/av iv upoç^riTai:,
oOaiwSoi; oï vûv y|(itv t/; [jL£(Tt7£ta XptiTToû 8sSo)pr|Ta!.
(2) Pour être complet, nous devons dire que la formule a Pâtre solo s'est glissée
dans le Synaxaire du lundi de la Pentecôte, dii, parait-il, à Nicéphore Calliste Xan-
thopoulos, écrivain du xiv' siècle. Ce texte isolé ne saurait contre-balancer les
passages que nous avons cités. Il se trouve, en effet, dans la partie la moins officielle
et la plus récente de l'office liturgique. Les Synaxaires correspondent aux légendes du
Bréviaire romain. Leur autorité est certainement inférieure aux prières proprement
dites qui entrent dans la trame de l'office proprement dit.
ou EN EST LA QUESTION DE LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT 269
faire croire que le Père et le Fils constituent deux principes distincts
de la procession du Saint-Esprit. Mais la manière dont ils expliquent
la formule patristique a Pâtre per Filium fait voir, à n'en pouvoir
douter, que leur pensée est conforme à la doctrine catholique. Nommons-
en quelques-uns, en suivant l'ordre chronologique.
Le premier que nous rencontrons est Nicétas de Maronée, archevêque
de Thessalonique, qui vivait probablement dans la première moitié du
xiF siècle, en tout cas pas plus tard (i). Ce personnage, dont la vie
est encore à peu près inconnue, est l'auteur de six dialogues sur la
procession du Saint-Esprit, dont quatre seulement ont été publiés
intégralement jusqu'à ce jour (2). Nicétas a fait de la doctrine des
Pères grecs une étude attentive. 11 connaît bien les principaux arguments
apportés par les latins en faveur du Filioque. Après une discussion
serrée entre le Grec et le Latin, le Grec finit par concéder à son adver-
saire que la doctrine qui enseigne que le Saint-Esprit procède du Père
et du Fils est vraie, et qu'elle concorde avec l'enseignement des Pères
grecs affirmant que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils. Mais il
ne veut pas capituler sur l'addition aiî symbole. 11 déclare cette addition
illicite et demande aux Latins de la supprimer.
Un contemporain de Nicétas de Maronée, Eustratios, métropolite de
Nicée, écrivit de nombreux opuscules sur la procession du- Saint-
Esprit, parmi lesquels quatre ont été publiés par Andronnic Demetra-
kopoulos. 11 attaque rudement les Latins, mais il a tout l'air de se battre
contre un fantôme, quand il écrit :
Le Saint-Esprit procède par le Verbe comme l'éclat de la lumière par les
rayons... Les Pères disent que l'Esprit est produit du Père (= ex Pâtre) par le
Fils, comme, chez nous, le souffle de la voix vient de l'esprit par la parole. Ils
veulent montrer que le Père, le vo-:;:, est le principe premier et propre des deux
autres personnes. Les adversaires, au contraire, font du Verbe le principe
premier (tt^ûixrc) àpxr,v) du Saint-Esprit, et ce ti'est que par l'intermédiaire du
Verbe que, d'après eux, le Père est aussi principe de l'Esprit, de sorte que,
(1) M" L. Petit, dans sa dernière étude sur le Synodicon de Thessalonique (Echos
d'Orient, mai, 1918, p. 253), fait vivre Nicétas de Maronée vers l'an 1020. J'ai de la
peine à le croire si vieux pour des raisons de critique interne qui sont loin d'être
apodictiques. En tout cas, Nicétas avait déjà écrit ses dialogues antérieurement au
pontificat du pape Alexandre III (i 159-1182), puisque Hugues Ethérien cite cet ouvrage
dans son De hœresibus quas Grœci in Latines devolvunt (P. L., t. GCII), dédié
à Alexandre III.
(2) Les quatre premiers dialogues ont été récemment publiés dans le Bessarione
avec une traduction latine (à partir du n* 119, 1912) par N. Festa. On trouve dans la
Patrologie grecque de Migne, t. CXXXIX, 169-222, tout le premier dialogue et des
extraits des autres.
2-jO ECHOS D ORIENT
dans ce cas, le Père est principe du Saint-Esprit non par lui-même ni en
premier lieu, mais accidentelle?nent et indirectement (i).
On voit comment la pensée latine est ici travestie; mais on voit aussi
qu'Eustrate, mis en présence du « Sir, 'roù VloG » des Pères grecs,
accepte, en somme, leur conception, et admet la participation du Fils
dans la production du Saint-Esprit. Ce qu'il rejette, c'est la production
du Saint-Esprit par le Fils considéré comme principe premier, immédiat,
distinct et indépendant du Père (2).
Andronic Camatéros, dans son Arsenal sacré, composé dans la
seconde moitié du xiP siècle, paraît raisonner, en certains endroits du
moins, comme Eustrate de Nicée. 11 accentue la nuance de sens qui
existe entre les prépositions o'.à et s/, dans la formule grecque : Le
Saint-Esprit procède du Père par le Fils. 'Ex marque bien le principe
primordial qui n'a pas de principe; Stâ, au contraire, montre que le
Fils reçoit du Père d'être principe avec lui de la troisième personne.
C'est pourquoi il se refuse à dire que le Saint-Esprit procède ex toG
riaT-pô*; xal toG TloG ; mais il accepte la formule : Du Père par le Fils.
Au Latin, qui lui objecte le passage de saint Cyrille d'Alexandrie : Le
Saint-Esprit est produit (mot à mot : répandu) physiquement du Père par
le Fils (3), il répond :
Remarque qu'en cet endroit aussi est enseignée la production physique du
Saint-Esprit ex Pâtre per Filium, mais non ex Filio (4).
Dans ce passage, Camatéros reconnaît donc que le Fils n'est pas
étranger à la production physique, essentielle, réelle du Saint-Esprit.
Mais il est préoccupé, comme la plupart des Grecs, de conserver au
Père sa qualité de principe primordial. C'est pourquoi il ne veut pas
de la préposition ex devant le Fils.
(i) Atà TO-j Aôyou tô llvô-jrj.a T^posp/STat, oi; r, è/.).a[;.'i/t; 5tà twv à/.Ti'vwv llaTî'pî; èx
ToC Ilarpôi; çadt 6t' Tioy tô ]Iv£-j[j,a TrpopàÀÂeaôat, w; âç' rjfj.wv èx. tou vo-j Stà toû Àôyou
70 Tcvsyjxa Tf,L, £xcpa>vr|(T£wç, tô; ôïjXoùaÔat TrptorriV y.at otxet'av àp^'^jv éxarépou tov irarepa xal
vci-jV ot 5È TcpwTrjV à.pyjiy çaat tÔv Aôyov -roy llvsiifj.a-roç, 6tà 5è [lécro-j a-jToy xal tôv IlaT-Epa,
o)Z sîvat Tov ria-rÉpa [j.t, xaO' a-JTOv [i.-qoï upoi-w;, â>,Xà xaxà (T\iiJ.^B^r^v.o; xal xa-râ xt a>,).o
àp/jiV TO-j nv£-j[j,aTo;. (Oratio i. Démetrakapoulos, 'ExxXriO-taaTixr, ptjî/,to6r|Xr,, p. 54,56-57.)
(2) 11 faut reconnaître, du reste, comme le fait remarquer Hergenrœther, Photius.
m, 800-80), qu'Eustrate mêle d'une manière étrange le point de vue photien et la
conception patristique.
(3) 'Ex llatpo; TO rivcu[j.a 6t' Tto-j TTpoy£6u,£vov ç-jatxw;.
(4) S-r,[i£twcrat xàvTa-j6a xr^v qp-jaiXTiv to-j llv£-j[j,aTO; irpôjcjaiv èx toC IlaTpb; 8oY[;.aTt'o[x£vr,v
S'.à Tou TEoO, o-j \).i\-i xal ix toû TtoO. (Cité par Jean Veccos, De depositione sud, oratio u,
P. G., LXLI, 989 B.) NicÉPHORE Blem.midès reproduit un autre passage de l'Arsenal
sacré qui donne la même impression que le précédent. La préposition èx et le verbe
£X7:op£y£a-0ai y prennent un sens qui ne peut bien se dire que di; Père par rapport
au Saint-Esprit. (Epistola ad Jacobum Bulgariœ episcopum. Laemmer, Scriptorum
Grœciœ orthodoxœ biblioiheca selscta, i, p. 112-115.)
ou EN EST LA QUESTION DE LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT 27 I
La logomachie latente qu'on découvre dans les écrits de certains
polémistes du xii« siècle fut mise à nu, au xiir siècle, par le savant
Nicéphore Blemmidès, qui ayant étudié à fond la doctrine des Pères
grecs, et ayant eu l'occasion de discuter à plusieurs reprises avec des
théologiens latins très versés, eux aussi, dans la connaissance des
Pères, exposa à merveille le sens de la formule grecque eA Pâtre per
filîum, dans deux lettres dogmatiques adressées l'une à Jacques,
archevêque nommé de Bulgarie, et l'autre à Théodore II Lascaris,
empereur de Nicée (i). Nicéphore ne se contente pas d'expliquer avec
toute la clarté désirable la véritable pensée des Pères grecs, saint Jean
Damascène non excepté. Il réfute aussi les fausses interprétations
du per Filimn que les partisans du photianisme pur. cornmençaient
à mettre en circulation :
« La procession du Saint-Esprit du Père par le Fils, dit-il, fut de
tout temps et jusqu'à nos jours confessée par les orthodoxes. C'était
un dogme universellement reçu et enseigné dans l'Église de Dieu. Mais
voici que depuis peu de temps il est arrivé à quelques-uns une aven-
ture tout à fait ridicule, il faudrait plutôt dire déplorable. En voulant
se débarrasser complètement du Filicque (xô ex toG VLoG), ils ont
supprimé en même temps le pe>' filium (to S»,' Vlo'j)\ Une doctrine
enseignée par des saints si nombreux et si illustres, ils l'ont dénaturée,
toutes les fois que le texte a fourni le plus petit moyen de recourir
à une échappatoire; quand cela a été absolument impossible, à cause
du contexte, ils l'ont ouvertement rejetée. Là où ils ont trouvé que le
Saint-Esprit jaillit, sort du Père {ti-t -jrpoysïa-ôa'., sI'ts itpoépysTQa!,), ils
ont entendu ces verbes de la procession; mais là où les Pères emploient
les mêmes expressions en ajoutant : par le Fils, ils ont prétendu que
cet épanchement, cette sortie ou tout autre mot ayant le même sens,
ne désignait que la grâce, le don du Saint-Esprit (2).
Ce passage est d'une grande importance pour l'histoire de la pro-
cession du Saint-Esprit dans l'Église grecque. Au témoignage de Blem-
midès, jusqu'au xm^ siècle, malgré les affirmations contraires contenues
dans les écrits de certains polémistes, c'était une vérité communément
(i) Les deux lettres de Nicéphore Blemmidès furent d'abord publiées par AUatius
dans la Grcccia orthodoxia . C'est l'édition d'Allatius que reproduit la Patrologie
grecque de Migne au tome CXLIL Laemmer en a donné une édition critique dans sa
Bibliotheca selecta scriptorum Grceciœ orthodoxœ, i, 109-186.
(2) Tô Se Tr,v Toy à'^iryj riv£u[j(,aTO; iy.-nô^vjrstM 81' Ylo\i stvas Trapà Ilarpo; ôjjloXovo-jjxîvov
r,v àv£xa6îv v.olX ew; r^[LCi^ toÏç sùirspâ'di, y.bd Trpecrpî'jôfjievov xal oTa ôôvjjia xotvbv àvaTcÔît-
y.îvov -f^ £xy./.r|iTta to-j 0so-j' xatpô; 8'oy ttoXÙc, i% oii t'.vîç c-a66v ti Y£).otÔ7àTOv, r, [xà/.Xov
iîTtcïv, â6/,iwTaTov x. f. À. (Epist. ad Theodorum Lascarius, 3. Laemmer, op. cit., 162-163.)
272 ECHOS D ORIENT
reçue à Byzance que le Saint-Esprit procède du Père par le Fils. Et
cette formule était entendue dans le sens où l'explique Nicéphore
Blemmidès, c'est-à-dire dans le sens même de la définition du concile
de Florence. Car il suffit de lire les deux lettres du théologien grec
pour s'apercevoir qu'il parle comme va parler Jean Veccos, son fidèle
disciple. 11 reconnaît que les prépositions ùi6l et sx, d'après l'usage qu'en
font l'Ecriture Sainte et les Pères en parlant des personnes divines, ont,
au fond, le même sens (1), et que si saint Jean Damascène ne dit pas:
A J^atre et Filio, mais préfère le <i Taire per filium, c'est uniquement
pour signifier que le Fils n'est pas principe premier et primordial dans
la Trinité. Ce Père n'aurait pas refusé de s'exprimer ainsi : « Le Saint.
Esprit procède 4u Père (comme principe premier) et du Fils (comme
principe venant après le Père et tenant de lui d'être principe) » (2),
Nicéphore va plus loin. Il accepte comme pleinement fondé. l'argument
que les théologiens latins tirent de la mission du Saint-Esprit par le
Fils pour établir qu'il existe une relation d'origine entre la seconde et
a troisième personne. La simple consubstantialité des personnes
divines, dit il, ne suffit pas à expliquer les expressions qui dans l'Ecri-
ture Sainte et les Pères marquent les rapports entre le Fils et le Saint-
Esprit (3). 11 faut de toute nécessité admettre que le Saint-Esprit reçoit
du Fils^ c'est-à-dire par le Fils, tout ce qu'il a. Supprimer le lien d'ori-
gine entre le Fils et le Saint-Esprit, c'est les séparer l'un de l'autre en
plaçant le Père au milieu, c'est introduire le schisme dans la divinité
et faire disparaître ce par quoi le Fils et le Saint-Esprit se distinguent
l'un de l'autre (4).
C'est en lisant les dialogues de Nicetas de Maronée et les ouvrages de
Nicéphore Blemmidès que Jean Veccos, d'abord hostile à la doctrine
catholique, s'échappa des mailles de la sophistique photienne et devint
l'ardent défenseur et l'apologiste hors pair de la procession ab utroque.
Dans une série d'érudites dissertations, il montra l'accord parfait des
Pères orientaux et des Pères occidentaux sur cette question, et l'équi-
(i) TauTÔv yàfi ôûvaxat f| Stà TtpôSEcrt; xal r^ i'ç' xal to-jto aûvriOe; xal «Ct-Àj -rrj ypaçr,, xat
ToTç âyt'oi; Tta-rpdtdiv o-jx àyvooûtJievov. [Epist. ad Jacobum, 6. Laemmeb, p. 116-117.)
(2) 'O [j.£VTOt Aai^aa^Yivôç 'Iwàvvriç tô ex Ilaxpbç 'ki'^MV w; âx TipwTTi; àp)(f|î xal TipoiTT,;
atTta;, O'jx èx toû Tioù, çr,criv, w? èx TvpwTv-,; àpyf,i;, xal oùx àTTriyopiViffS ~h èx toO Tîov,
wç èx Tou Tipocreyoûç, r,TOc 8ià roy TTpoasyoyç eï 8e wç âx TiptoTr,; aiTtaç. xal èx toù Y[o\,
"ké^oi Ts;, oTrep sÎTre-wv àyi'wv oyôelç, xal àvTtyOeyËatTO xal [/.èya ^OTiffet. (Ibid.)
(3) llw; av è'xot ô Ytbc x°P^T^''' "° IlveùfAa, \i.-f\ xaxâ Ttva oyiai^ kiiççiiv xr,; Ô(j.oo"Jti&t/|To;
(oxEtwjjL^vov aytô. (Epist. ad Theodorum, i5. Laemmer, p. i83.)
(4) M-^i yàp S'.à Toy Aoyoy uapà Toy Ilarpo; èx7top£yo[A£voy toy IIv£y[iaTOç, \j.i>70z àv £•'•/■
ô IlaT-Tip Ttap' èxârspa çÉpwv Aôyov xal nv£y!j,a' wfxoXôyriTai Se xal f, àpy.ï), xal z'iizt^ «o;
è| Oi^yr\z Toy Ilaipoç Aoyoç xal HvEyfjia [J-yj 6ià OaTE'poy OàtEpov. SsaïpsaK EÎTayETai tti;
0£ÔTr,TOç, àuEt'ri 6È xal to àvTi6tT,pr|[Ji£va Etvai Aôyov xal Ilvîypia. {Ibid., p. i83.)
ou EN EST LA QUESTION DE LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT 273
valence foncière des deux formules : A Paire per Filimii, A Paire
Filioque. Il réfuta en même temps avec- une maîtrise incomparable
les arguties des polémistes photiens, qui essayaient de toute manière
de fermer les yeux à l'évidence des témoignages patristiques. Son cou-
rageux amour de la yérité lui attira de cruelles persécutions. Il mourut
en prison, en 1298, véritable martyr du dogme catholique.
11 ne fut pas le seul à défendre, à Byzance, dans la seconde moitié
du xiiie siècle, la cause de la vérité et de l'union des Églises. Il eut de
fidèles disciples, qui combattirent comme lui, par la plume, le photia-
nisme, et partagèrent son exil et ses souffrances. 11 faut nommer parmi
eux Constantin Mélitiniote et Georges le Métochite. Les traités de ces
deux théologiens sur la procession du Saint-Esprit sont remarquables
et méritent de figurer à côté des savantes dissertations de leur maître ( 1 ).
Georges Acropolite, qui avait d'abord écrit contre le dogme catho-
lique, se rallia bientôt au parti unioniste et défendit la même thés ■ que
X'eccos dans un traité, qui fut condamné aux flammes sous Andronic II,
et qui, pour ce motif, ne nous est pas parvenu.
On se tromperait si l'on se figurait que la concorde doctrinale régnait
dans le camp des adversaires de l'union au temps de Michel Paléologue
et plus tard. Nous parlerons plus loin de la théorie nouvelle sur la
procession du Saint-Esprit inventée par Georges de Chypre. Certains
antilatins, comme l'historien Georges Pachymère, paraissent ne différer
des unionistes que par la terminologie et continuer une vieille logo-
machie. Allatius a publié de Pachymère, dans sa Grœcia orihodoxa, un
petit traité sur la procession du Saint-Esprit, qui est sûrement hostile
à la doctrine photienne, mais qui reste trop vague, après l'apparition
de la théorie de Georges de Chypre, pour qu'on puisse le dire avec
certitude favorable au dogme catholique (2). L'auteur y repousse résolu-
ment deux explications du per 'Jiliiim données par les Photiens rigides,
à savoir celle qui fait signifier à la formule la simple consubstantialité,
et celle qui l'entend de la mission temporelle. \ù. toj VIoj marque
sûrement, d'après lui, une relation éternelle entre le Fils et le Saint-
Esprit. Mais est-ce la véritable relation d'origine affirmée par la doctrine
catholique ou la manifestation éternelle de Georges de Chypre? Voilà
le point qui reste obscur.
Au xive siècle, l'influence de la théologie catholique se fait de plus en
plus sentir à Byzance, grâce à de nombreuses traductions d'ouvrages
(i) Voir ces traités dans Migne, P. G., t. CXLI.
(2) Voir ce petit traité dans la Patrologie grecque, t. CXLIV, p. 923-9?o.
Échos d'Orient. — T. XIX.
274 ECHOS D ORIENT
latins, et aussi aux écrits des unionistes du siècle précédent. Maxime
Planude traduit le De Trinitate de saint Augustin. Démétrîus Cydonès
révèle aux Grecs saint Thomas et saint Anselme. De savants Francis-
cains et Dominicains prennent contact avec les dissidents. Barlaam fait
parler de lui durant tout le siècle, et sa conversion au catholicisme émeut
plusieurs des nombreux amis qu'il a laissés à Thessalonique et à Cons-
tantinople. Nous savons par les écrits de Démétrius Cydonès que la foi
à la procession du Saint-Esprit du Père seul était bien peu ferme dans
les esprits les plus distingués de l'époque. Si plusieurs ne se ralliaient
pas à l'union, c'était pour des motifs qui n'avaient rien de théologique.
Démétrius lui-même nous fournit en sa personne un exemple de la
liberté avec laquelle on traitait les dogmes de l'orthodoxie officielle.
Ecrivant à Barlaam en 1347, alors qu'il n'était pas encore catholique, il
exposait avec une impartialité surprenante les arguments respectifs des
Grecs et des Latins sur la doctrine du Filioque et ne cachait pas ses
préférences pour la thèse catholique (i). Voici en quels termes il
s'exprimait :
Tout d'abord, je trouve qu'il est plus téméraire de nier que le Saint-Esprit
procède aussi du Fils que de tenir l'opinion contraire. Dans son livre : -D^'5
noms divins, saint Denys dit, en effet, qu'il faut se garder d'affirmer de la
Sainte Trinité autre chose que ce qui est clairement exprimé dans les Saintes
Ecritures. Or, ceux qui prétendent que le Saint-Esprit procède du Père seul
enfreignent celte sage prescription, car ils osent assurer au sujet de Dieu ce qui
ne peut être établi en aucune façon par les saintes Lettres.
De même, la présomption n'est pas petite de préférer, dans les questions
dogmatiques sur la Trinité souveraine, son opinion personnelle à l'enseignement
de grands et saints docteurs. Or, celui qui avance que le Saint-Esprit procède
du Père seul se déclare par le fait même plus sage et plus pieux que beaucoup
de grands saints, parmi lesquels saint Augustin et saint Cyrille, qui enseignent
longuement et clairement la doctrine contraire. Les Latins, au contraire, sont
exempts d'une pareille témérité, car aucun saint Père n'a dit expressément et
sans aucun doute possible que le Saint-Esprit procède du Père seul.
Supposons maintenant que les uns et les autres se trompent. De quel côté
y a-t-il plus de sécurité et moins de péril? Je trouve que c'est du côté des Latins.
Leur doctrine, en effet, même si elle est fausse, n'enlève rien à Dieu et ne lui
ajoute rien qui ne soit digne de lui. Elle n'abaisse en rien le Saint-Esprit, qui
n'en reste pas moins l'égal du Fils. Par contre, elle a l'avantage de n'enlever
rien au Fils ni rien au Père de ce qu'il a déjà; elle attribue seulement à celui-ci
(i) La lettre de Démétrius Cydonès à Barlaam ne nous est parvenue qu'en traduction
latine. Son authenticité ne paraît pas contestable, bien qu'elle révèle chez son auteur
une connaissance approfondie de la théologie latine sur la procession du Saint-Esprit,
à une époque où il n'avait pas encore appris le latin. Elle se trouve â&nsXa. Patrologie
grecque, t. CLL i283-i3oi.
ou EN EST LA QUESTION DE LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT 275
quelque chose de plus : le privilège d'engendrer un spirateur, tout en restant
lui-même spirateur parfait. Mais si ce que disent les Grecs est faux, quelle grave
injure pour Dieul Leur doctrine, en effet, n'ajoutant rien d'honorable pour les
personnes divines, rabaisse le Fils en lui enlevant le pouvoir de produire le
Saint-Esprit et amoindrit aussi le Père en le dépouillant de l'honneur d'engendrer
un spirateur. C'est comme si, par rapport au récit évangélique sur la résurrection
de Lazare, les uns disaient que Lazare n'était pas réellement mort, mais souffrait
seulement d'une maladie de cœur, dont le Seigneur le délivra quatre jours
après; et les autres que le même était mort depuis plus de trente jours lorsque
Jésus le ressuscita. Les deux affirmations seraient fausses; mais la première
amoindrirait le miracle, tandis que la seconde le ferait paraître plus grand.
La culpabilité ne serait pas égale des deux côtés.
Restant dans la même hypothèse de la fausseté de deux doctrines, lequel des
deux partis pourra faire valoir les excuses les plus raisonnables au tribunal de
Dieu? Ici encore je trouve que le Latin a l'avantage. 11 pourra alléguer, en effet,
pour sa défense, d'excellentes circonstances atténuantes. Il dira qu'il y avait
dans les divines Écritures bien des passages d'où l'on pouvait conclure cela;
qu'il a été poussé à affirmer cette doctrine par le zèle, la dévotion, l'amour qu'il
avait pour le Seigneur, craignant de l'oflFenser en refusant de croire que le Saint-
Esprit procédait de lui. Il ajoutera quebeaucoiip de saints, qui ont été agréables
■ au Jugé, ont enseigné ouvertement et avec insistance la même chose; qu'enfin,
telle a été la doctrine constante de la Mère de toutes les Églises. La partie
adverse, au contraire, ne pourra présenter au Juge aucune de ces excuses et ne
trouvera, pour se justifier, aucune raison valable.
Une dernière considération l'incline encore davantage du côté des
Latins. Remontant aux origines du schisme, il remarque que ce sont
les Grecs qui ont commencé l'offensive contre l'Eglise romaine pour se
débarrasser d'une autorité importune et empêcher que, suivant l'antique
usage, on fît appel à cette Eglise en cas de conflit. Pour justifier leur
désobéissance au Pape, ils ont cherché à diffamer l'Église dont il est le
chef. Le résultat a été que l'empereur, après séparation, s'est arrogé
sur l'Eglise un pouvoir despotique qu'il n'avait pas auparavant, et que
le patriarche de la nouvelle Rome, peu satisfait d'occuper le second
rang, s'est hissé jusqu'au premier. Au contraire, aucun motif d'intérêt
propre ne paraît avoir poussé les Latins à enseigner que le Saint-Esprit
procède aussi du Fjls. Et Démétrius de terminer par ces mots :
« Bien que je ne croie pas encore devoir ajouter foi au dogme des Latins, celui-ci
me paraît cependant beaucoup plus raisonnable que la doctrine des Grecs. Ne
refuse donc pas de nous faire connaître ce qui t'a amené à tenir pour certain
que le Saint-Esprit procède aussi du Fils et à regarder comme hérétiques et
schismatiques ceux qui rejettent cette doctrine.
Démétrius a soin de nous dire qu'il a lu cette lettre audacieuse à ses
amis, avant de l'envoyer, et que ceux-ci l'ont pleinement approuvée.
276 ÉCHOS d'orient
Il n'était donc pas le seul à penser de la sorte, et cela n'a rien d'étonnant.
La thèse photienne, depuis Nicéphore Blemmidès et Jean Veccos, était
définitivement ruinée et intenable. Pour la soutenir encore, il fallait
ignorer la tradition des Pères ou fermer les yeux à l'évidence. Une fois
devenu catholique, Démétrius Cydonès la soumit de nouveau aux
assauts d'une logique implacable et d'une érudition consommée. Son
ami et disciple, Manuel Calecas, qui se fit Dominicain, rivalisa avec lui
de zèle pour traquer l'erreur dans les derniers retranchements que les
Palamites avaient élevés pour sa défense, et mit au service de la vérité
catholique toutes les ressources de la scolastique latine.
Grâce à ces œuvres maîtresses, le nombre des théologiens latinophrones
augmenta au xv^ siècle. A Florence, ils eurent le dessus. Le fougueux
champion du photianisme, Marc d'Éphèse vit bien du premier coup qu'il
ne pouvait qu'être battu sur le terrain dogmatique. Aussi porta-t-il
tous ses efforts sur la question de l'addition au symbole, voulant qu'on
commençât par là les débats. Pendant quatorze longues sessions, il
imposa aux Pères du concile d'ennuyeuses et stériles discussions sur la
question de savoir si l'Eglise universelle avait, au concile d'Ephèse,
renoncé pour toujours au droit d'ajouter un seul mot, une seule syllabe
au symbole de Nicée-Constantinople (i). Dès qu'on aborda la question
dogmatique, les Grecs furent bientôt obligés de se rendre et de recon-
naître que la thèse défendue au xin« siècle par Nicéphore Blemmidès et
Jean Veccos était la vraie, à savoir que le Filioque des Latins et le per
'Jilium des Pères Grecs exprimaient, au fond, la même doctrine. Si plu-
sieurs des trente-sept signataires du décret d'union chantèrent bientôt
la palinodie, on a de bonnes raisons de penser que d'autres raisons que
les théologiques produisirent ce changement. Un bon nombre, du reste,
et des plus distingués par le savoir et le caractère, firent honneur
à leur signature. Qu'il nous suffise de nommer Isidore de Kiev,
Bessarion et Grégoire Mammas, qui justifièrent dans des écrits remar-
quables leur adhésion au dogme catholique. D'autres unionistes, tels
Manuel Chrysoloras, Maxime Chrysovergès, Joseph de Méthone, le
moine Isaïe de Chypre, Jean Argyropoulos, Georges de Trébizonde, se
signalèrent, au cours du xv« siècle, par leur ardeur à défendre la vraie
doctrine des Pères sur la procession du Saint-Esprit contre les partisans
(i) La thèse défendue par Marc d'Ephèse et les siens était celle-ci : « Nosse voluviiis
Reverentram vestram a nobis facultatem fianc [aliquid addendi ad symbolum] negari
universœ Ecclesiœ et synodo etiam œcuinenicœ: negamus autem non ipsi a nobis,
sed arbitramur hoc Patriim decretis negari ». (Mansi, Ampliss. Collectio Concil.
t. XXXI, col. 6io. Cf. col. 519, 534, 583, 6o3, 607, 626, 678, 679.)
ou EN EST LA QUESTION DE LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT 277
arriérés de Photius. Au moment où s'ouvrent les temps modernes,
la question soulevée par le père du schisme est bien vidée. On pourra
continuer à discuter. On ne dira rien de nouveau. L'érudition moderne
ajoutera seulement quelques textes de plus à ceux qu'on connaissait
déjà pour établir que le dogme défini à Florence fut bien la croyance
universelle de l'Église des huit premiers siècles.
Rome.
{Â suivre.) M, Jlgie.
UÉPIPHANIH
Les fêtes préparatoires à la solennité des Épiphanies
L'Orient chrétien préludait à la grande solennité des Épiphanies par
un régime de commémorations sanctorales d'un caractère exceptionnel,
qui prennent rang, dans le calendrier de l'Eglise, parmi les plus
anciennes fêtes « catholiques ».
Saint Grégoire de Nysse, dans son oraison funèbre de saint Basile,
prononcée en 379, à Césarée de Cappadoce, dit que l'usage était de
célébrer, après la Nativité de Notre-Seigneur et avant le premier janvier,
les commémorations des saints Etienne, Pierre, Jacques, Jean et Paul (i).
Ce témoignage est confirmé par le ménologe syriaque publié par
M. Wright d'après un manuscrit daté de 412 (2). Ms^ Duchesne a
étudié l'origine de ce texte et démontré « qu'il n'est qu'un abrégé fait
sur un martyrologe grec d'Asie Mineure, dont une rédaction plus
complète est entrée dans la compilation latine appelée martyrologe
hiéronymien. Le martyrologe grec est de la fin du iv* siècle (3); il
est donc, en somme, du même temps et du même pays que saint
Basile et saint Grégoire de Nysse. Or, voici ce qu'il contenait pour les
Jours après Noël :
Décembre, 26, S. Etienne.
— 27, SS. Jacques et Jean.
— 28, SS. Pierre et Paul (4).
La coïncidence n'est pas isolée. Les Eglises nestorienne et armé-
nienne accusent dans leurs calendriers respectifs l'existence de cet
usage. 11 y a plus. Les Arméniens semblent même avoir maintenu
l'antique tradition dans toute son intégrité; ils n'ont pas accepté la
solennité de Noël, ils célèbrent à la fin du cycle annuel les quatre
fêtes suivantes :
(i) Cf. MiGNE, P. G., t. XLVI, col. 720.
(2) Journal of Sacr. Litt., t. VIII. Londres, i865-66, p. 45, 423.
(3) Cf. DtjcHESNE, les Sources du martyrologe hiéronymien, dans les Mélanges de
l'Ecole de Rome, i885. L'auteur a publié depuis ce ménologe syriaque dans les
Acta SS. novembris, t. II, p. [lu].
(4) Cf. Duchesne, Origines du culte chrétien, 2' éd., p. 254-255.
l'Epiphanie 279
Décembre, 25, S. David et S. Jacques, frère du Seigneur.
— 26, S. Etienne, protomartyr.
— 27, SS. Pierre et Paul, coryphées des apôtres.
— 28, SS. Jacques et Jean, fils de Zébédée (i).
Dans le calendrier de Carthage, on lit, au 27 décembre : S. Johannis
Baptistœ et Jacobh quem Herodes occidit : mais, suivant la judicieuse
remarque de Mgr Duchesne, il y a manifestement ici une faute de
copiste : Baptistœ pour Evangelistœ.
Le pape Sirice, écrivant en 385 à Himérius, évêque de Târragone,
fait une allusion évidente à cette série de fêtes sanctorales en parlant
des Natalitiis Christi seu Apparitionis, nec non et Apostolorum seii
martyrum festhitatibus (2). L'Eglise romaine commémore très régu-
lièrement la fête de saint Etienne, protomartyr, le 26 décembre, et celle
de saint Jean l'Evangéliste, le 28 du même mois. A la date du 27, elle
a substitué le culte des saints Innocents à celui des glorieux apôtres
Pierre et Paul dûment honorés, dès le iv^ siècle, le 29 juin, à l'anni-
versaire de la translation de leurs reliques ad Catacunihas, au troisième
mille de la voie Appienne (3).
Cosmas Indicopleutes atteste que l'Eglise de Jérusalem, fidèle à la
tradition primitive, célébrait encore de son temps la mémoire de saint
David et de saint Jacques, frère du Seigneur, le 25 décembre (4). Selon
toute vraisemblance, ce ne fut que vers la fin du vie siècle que cette
antique métropole s'associa à la pratique universelle de l'Eglise en
adoptant la solennité de Noël. Encore est-il que, pour sauvegarder la
forme essentielle de son institlition, elle se borna à reculer simplement
d'un jour le régime entier de ses commémorations sanctorales du
cycle des Epiphanies, comme il résulte d'une homélie de l'évêque saint
Sophrone (5), qui fixe la fête de saint Etienne au 27 décembre, et au
28 celle des saints apôtres Pierre et Paul. Cette pratique est pleinement
confirmée par le Kanonarion de Jérusalem (6) du codex géorgien de
(i) Les Arméniens-Unis, ayant adopté la Noël au xiv' siècle, continuèrent à célébrer
ces commémorations traditionnelles suivant l'ordre établi, exception faite pour celle
des saints David et Jacques, anticipée et placée avant la fête de la Nativité de Notre-
Seigneur.
(2) Jaffé, 255.
(3) Cf. Duchesne, Origines, p. 265-266.
14) « Mrjvot[Ô£]oî 'IcpoaoX-jfASTai âx<TToy_aa-[AO-j ztôovoy, oCy. àxptowç Sa, T:o!0-j<Tt xoîç 'Eutsa-
;-.'i'.;' Ty^ ôè /.£vvx u.vr|jjLr,v â7riT£/.oy<T'. toO Aa^ucô xal 'laxwooy toO ?7rO(Trô).ou. » Topogra-
phia christiana.'Ùh. v. Migne, P. G., t. LXXXVIII, col. 197. — Photius (Bibl., cod.
2-b) parle d'un discours d'Hésychius de Jérusalem (V siècle) en l'honneur de Jacques,
frère du Seigneur, et de David, « aïeul de Dieu ».
i5) Cf. MiGNE, P. G., t. LXXXVII, col. 336i.
(6) Ce Kanonarion ou ordo de l'Eglise de Jérusalem a été récemment découvert
28o ÉCHOS d'orient
Latal. Conformément à ses prescriptions, l'Église ibérienne célèbre
encore actuellement :
Décembre, 26, SS. David et Jacques, frère du Seigneur.
— 27, S. Etienne, protomartyr.
— 28, SS. Pierre et Paul.
— 29, SS, Jacques et Jean, fils de Zébédée.
La Grande Église de Constantinople observait primitivement la
même coutume, car elle reporte la fête de saint Etienne au 27 décembre.
Le 26 devait être consacré aux saints David et Jacques, alors qu'il se
trouve réservé aujourd'hui à une commémoration de la Sainte Vierge
et de saint Joseph. Cette double commémoration prend son origine
au x-^ siècle. Elle est mentionnée dans les manuscrits de cette époque
au dimanche qui suit la solennité de Noël (i).
Quant à l'Église de Cappadoce, il résulte de l'énoncé d'un discours
de saint Grégoire de Nysse sur saint Etienne, le 26 décembre, qu'en
adoptant la Noël elle substitua purement et simplement cette fête à
celle des saints David et Jacques, frère du Seigneur : Ecce enim diem
festum in die festo et gratta pro gratia accepimus. Heri Dominus universi
nos fovit, hodie Dominus imitaior (2).
Dans toutes les Églises chrétiennes, les fêtes des saints étaient, à
l'origine, des anniversaires de martyrs indigènes célébrés sur leurs
tombeaux dans les cimetières suburbains, tout comme les anniver-
saires des défunts de chaque famille. Seules les commémorations
sanctorales du cycle des Épiphanies échappent à cette règle. De tous
les saints personnages, remarque Mg»" Duchesne, « il n'y a que Jacques,
fils de Zébédée, dont la mort puisse être reportée à une époque de
l'année plutôt qu'à une autre. Or, il fut décapité vers le temps de
Pâques, et non au mois de décembre » (3).
dans la commune de Latal, district de Kal, en Petite Svanétie. Il a été édité avec, en
regard, une traduction russe par l'archiprêtre Corn. C. Kékélidzé : lerousalimskiy
Kanonar \u péka (grouzinskaïa versia) := Kanonarion jérosolymitain du vu' siècle
(version géorgienne). Tiflis, 191 2, in-S", vii-346 pages.
(i) J'ai notamment relevé cette mention dans un manuscrit du x" siècle, en cursive,
avec notation ekphonétique, appartenant à M. A. Tubini (Constantinople), manuscrit
dont j'ai reproduit une page dans mon ouvrage: Origines byzantines de la notation
neumatiqiie de l'Eglise latine, pi. n* 3. — Actuellement dans l'Eglise grecque, au
dimanche après Noël, on fait mémoire de Joseph, « le fiancé », de David, « l'aïeul
de Dieu », et de Jacques, « frère du Seigneur ».
(2) MiGNE, P. G., t. XLVI, col. 701-702.
(3) Cf. Duchesne, op. cit., p. 256.
L EPIPHANIE 251
Ces fêtes, prises chacune en particulier, ne coïncident donc point
avec un dies natalis : d'où il ressort logiquement qu'elles relèvent
d'un principe spécial qu'il importe de découvrir, afin de mettre en
lumière la signification mystique et la portée réelle de cette insti-
tution.
Saint Grégoire de Nysse croit découvrir la raison déterminante de
la création de ces fêtes dans cette déclaration de saint Paul aux Corin-
thiens : Dieu a établi dans l'Église premièrement des apôtres, secondement
des prophètes, troisièmement des docteurs, etc. (/ Cor. xii, 28.) Une telle
assertion se défend mal. Le régime des fêtes préparatoires à la solennité
des Épiphanies ne répond pas d'une manière adéquate à l'ordre fixé
par saint Paul; les commémorations du saint roi David et de saint
Etienne s'y opposent. Le véritable principe et la signification apologé-
tique de ces observances festales me semblent plus exactement indiqués
par la leçon prophétique assignée par le Kanonarion de Jérusalem pour
la Messe de la fête primordiale des saints David et Jacques, frère du
Seigneur. *^
Cette leçon liturgique est empruntée au premier livre des Paralipo-
mènes (xi, 1-7) :
Tout le peuple d'Israël, rassemblé auprès de David à Hébron, vient
se mettre corps et âme à sa disposition, déclarant le reconnaître comme
son unique souverain. Les anciens de la nation contractent alliance
avec lui et le sacrent roi, conformément à l'oracle de Jahvé au prophète
Samuel. David décide incontinent de marcher à la tête de ses nouveaux
sujets contre la place forte des Jébuséens, et, dans le dessein d'en-
flammer le courage de ses guerriers, il proclame solennellement que
le premier qui frappera le Jébuséen sera constitué chef. Or, le premier
qui monta sur la citadelle avait nom Joab, fils de Servie, et, confor-
mément à la parole jurée, il fut fait chef. La forteresse de Sion, emportée
d'assaut, devint la cité de David. Suit, en éternelle mémoire, la liste
des hommes forts qui combattirent valeureusement pour seconder
David dans son entreprise : Jesboam, fils d'Hachamoni, Eléazar, etc.
L'allusion est on ne peut plus manifeste. L'Eglise de Jérusalem s'est
ingénieusement inspirée de cette leçon pour instituer un rôle de fêtes
dans le dessein de préconiser la gloire de ses origines et la prééminence
honorifique de saint Jacques, frère du Seigneur, telle que la maintenait
la tradition particulière fondée sur VÉvangile selon les Hébreux.
Nouveau David, Jésus-Christ et Messie de Dieu vient ici-bas établir
son royaume et fonder la Jérusalem nouvelle dans la lutte sanglante
de sa Passion. Après le triomphe de sa résurrection, saint Jacques le
282 ÉCHOS d'orient
Juste devient le chef suprême de la cité du sanctuaire, le premier
évêque de Sion. Saint Etienne, protomartyr, les saints Pierre et Paul,
princes des apôtres, Jacques et Jean, les fils du tonnerre, tels sont
également les noms à jamais mémorables des hommes forts qui ont
vaillamment combattu les bons combats du Christ pour assurer l'éta-
blissement de sa souveraineté spirituelle dans l'Eglise, dont ils ont été
considérés, dès l'origine, comme les plus fermes « colonnes ».
Ainsi donc, les saints David, « aïeul de Dieu » (GsoTiaTtop), et Jacques,
« frère de Dieu » (7.oîA'j;ô8£o;)(i), n'ont pas été honorés, en l'occurrence,
en raison exclusive de leur parenté avec le Christ, mais à titre de
figures allégoriques et de coopérateurs du Messie dans l'établissement
du Royaume. Par suite, la commémoration de ces illustres person-
nages, jointe à celle des principaux coryphées du christianisme, se
rattachait à la solennité des Epiphanies, qui en consacrait la haute
signification.
]]
La solennité des Epiphanies.
Les données historiques concernant l'origine de la solennité des
Epiphanies ont été recueillies par Mf.'>' Duchesne dans ses Origines du
culte chrétien. Après les avoir rappelées brièvement, nous rechercherons
avec soin quelle est la véritable signification de cette fête et quelles
sont les raisons de convenance qui ont motivé son institution au
6 janvier. Enfin, à la faveur de la Peregrinatio ad loca sancta, nous
aborderons la description et l'explication des rites symboliques par
lesquels l'Eglise de Jérusalem rehaussait l'éclat de cette commémo-
ration au ive siècle.
I. Origine et signification de la fête des Epiphanies.
Après la Pâque du Seigneur et la Pentecôte, qui en est le complément
ou l'apodose, la plus antique, la plus grande, la plus somptueuse des
solennités chrétiennes en Orient est celle des Epiphanies, « mystère
de la piété » et fête de la foi, célébrée à la date du 6 janvier.
« Le plus lointain indice qui se rapporte à cette fête nous est fourni
par Clément d'Alexandrie. Il raconte que les Basiliens célébraient le
jour du baptême du Christ par une fête précédée d'une vigile ou veille
(i) Termes honorifiques par lesquels l'Eglise grecque désigne ces deux saints
petsonnages.
> •
L EPIPHANIE 2»^
passée à entendre des lectures (i). Ils variaient cependant sur la date;
les uns célébraient la fête le lo janvier, les autres le 6. On ne sait au
juste à quel moment cet usage fut accepté des Églises orthodoxes
d'Orient, mais il est sûr que, dans le courant du iv^ siècle, la fête du
6 janvier y était universellement observée. On y célébrait une triple
commémoration : celle de la naissance du Christ, celle de son adoration
par les Mages, enfin celle de son baptême. La plus ancienne mention
qui en soit faite se trouve dans la passion de saint Philippe, évêque
d'Héraclée en Thrace, à propos d'un événement du temps de la persé-
cution de Dioclétien (2). Elle était observée aussi dans les pay-s de
rite gallican. Amien Marcellin (3) rapporte que, en 361, Julien, déjà
en état d'hostiljté contre Constance, mais dissimulant encore ses sen-
timents païens, assista publiquement au service religieux chrétien,
à Vienne, le jour de l'Epiphanie, feriarum die quem célébrantes ianuario
christiani Epipbania dictitant. Le Concile de Saragosse (380) la men-
tionne (c. IV) aussi comme une très grande fête. » (4)
Le terme 'ET'.cpàvî'.a (= les Épiphanies) désignait ch*ez leys païens les
sacrifices accomplis en mémoire de la venue d'un Dieu sur la terre.
Dans le langage chrétien, ce vocable se présente grammaticalement
tantôt sous la forme d'un singulier, t, sir'.cpàvsia, tantôt sous la forme
d'un pluriel, -rà È-'.-^àvs'.a ou ^à è7:!,5âv'.a. Pris au singulier, il spécifie
indistinctement l'une ou l'autre des deux parousies du Sauveur. La
première, dans « la grâce et la bénignité », accomplie au temps marqué
par les prophètes. La seconde, dans la gloire du Père céleste au jour
insigne du jugement des nations. {Tite, 11, 1 1-12.) « Ecoutez, dit saint
Justin, ce qui a été dit des hérauts de sa doctrine qui ont annoncé son
Epiphanie. » (5) — « Aujourd'hui, après l'Epiphanie du Christ, nous
vivons ensemble, nous prions pour nos ennemis, nous cherchons
à gagner nos injustes persécuteurs, afin que ceux qui suivront les
sublimes préceptes du Christ puissent espérer la même récompense
que nous de Dieu, le maître du monde. » (6)
Employé sous forme d'un pluriel, le mot Épiphanies s'applique à la
(Sîrom., I, 145, 146.)
(2) RUINART, Ch. II.
(3) XXI, 2.
(4) XXI a XVI Kal. tan. usque in diem Epiphaniœ qui est VIII id. ian. continuis
diebus, nulli liceat de ecclesia absentare. (Texte et références de M" Duchesne :
Origines du culte chrétien, 2" éd., p. 248-249.)
(5) « 'Ay.où<TaTc et Trw; xal Tiîpi twv x-jp-j^âvTwv Tr,v lioiyr,'* aCro-j ■/.%': (xriVJdàvxwv tt.v
èir-.yivstav TtpoeppsÔr,. » (I ApoL, XL, i.)
(6)«...vjv (j.îTà trjV èptoavs'.av toO XpiTtovi ôaoot'aiT^i y;vôaîvo;.. y..T./,. » (/ Apo/., xiv, S.}:
284 ÉCHOS d'orient
solennité par laquelle l'Église célèbre le double avènement du Sauveur.
Dans cette acception, il ne saurait se traduire en français que par
celui de « manifestations», parce qu'il détermine non seulement l'appa-
rition mais la déclaration formelle de la messianité du Christ.
Le baptême de Jésus conféré sur les bords du Jourdain par « Jean,
héraut de la parousie » (i), a été l'occasion providentielle de la pre-
mière manifestation du Sauveur dans le monde. Jusque-là, le Fils de
Marie était resté inconnu de ses propres concitoyens et de tout le
peuple juif. Saint Jean lui-même avouait à deux reprises ne l'avoir
pas encore distingué, et que tout l'objet de sa mission de baptiste était
de le discerner de la foule afin de le produire au grand jour comme
V « agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde » (Jean, i, 29, 16):
« Je ne le connaissais pas, mais c'est afin qu'il fût manifesté à Israël
que je suis venu baptiser d'eau. Jean rendit ce témoignage : J'ai vu
l'Esprit descendre du ciel comme une colombe et s'arrêter sur lui. je
ne le connaissais pas, mais celui qui m'a envoyé baptiser d'eau,
celui-là m'a dit : Celui sur qui tu verras l'Esprit descendre et s'arrêter,
c'est celui qui baptise du Saint-Esprit. Et j'ai vu, et j'ai rendu témoi-
gnage qu'il est le Fils de Dieu. » (Jean, i, 31-34.)
L'unique mission du saint précurseur était donc de manifester le
Christ, de le déclarer Fils de Dieu, et comme tel juge suprême au jour
de la Parousie.
« Comme le peuple était dans l'attente, et que tous se demandaient
en eux-mêmes si Jean n'était pas le Christ, il leur dit à tous : Moi, je
vous baptise d'eau; mais il vient celui qui est plus puissant que moi,
€t je ne suis pas digne de délier la courroie de ses sandales. Lui, il
vous baptisera du Saint-Esprit et de feu. Il a son van à la main;
il nettoiera son aire, et il amassera le blé dans son grenier, mais il
brûlera la paille dans un feu qui ne s'éteint point. » {Luc, m, 15-17.)
Ce magnifique témoignage reçoit incontinent une sanction toute
divine.
« Tout le peuple se faisant baptiser, Jésus fut aussi baptisé; et pen-
dant qu'il priait, le ciel s'ouvrit, et le Saint-Esprit descendit sur lui
sous une forme corporelle, comme une colombe. Et une voix fit
entendre du ciel ces paroles : Tu es mon Fils bien-aimé ; en toi j'ai
mis toute mon affection. — Jésus entrait (alors) dans sa trentième
année environ. » {Ltic, in, 21-23.) (^)
{i) « 'IwâvvTi; y-Tip-j^ aOxoj Tr,; uapo-^Tta;. » (S. Justin, Dial., Lxxxviii, 2.)
(2) « Kai a-jTÔ; /jV ô 'Ir^ryo-j: mgcI ïtôjv t^ tixovTa àpy6[j.îvo; », passage que saint Irénée
a grand soin de souligner (Cont. Hœr. 1. II, 148. — Migne, P. G., t. V, col. 701).
l'Epiphanie 285
Ainsi, le baptême du Sauveur est le grand événement qui marque
les débuts de son ministère évangélique en consacrant par de célestes
prodiges, au jour anniversaire de sa naissance temporelle, sa messianité
divine. L'Esprit-Saint, porté par l'emblème de la douceur, de l'amour et
de l'innocence, descendit dans une effusion de lumière qui embrasa les
eaux mêmes du Jourdain (i) afin de manifester Jésus comme Christ,
en couvrant sa tête adorable de ses ailes de paix, cependant que le Père
révélait la génération éternelle de son Fils et déclarait « qu'il était
engendré pour les hommes au moment où on devait commencer à le
connaître » (2).
Telle est l'idée fondamentale dans laquelle se résume le véritable
argument de la solennité des Epiphanies. Saint Méthode l'exprime
excellemment en ces termes : « Cette adjonction : Je t'ai engendré
aujourd'hui, signifie : toi qui étais dans les cieux avant les siècles, j'ai
voulu t'engendrer au monde, c'est-à-dire. Toi qui étais auparavant
ignoré, j'ai voulu te faire connaître aux hommes. — Pour les hommes
qui méconnaissaient le trésor de la sagesse de Dieu, le Christ n'était
pas né, il demeurait inconnu et sans aucune apparence; il n'avait pas
encore été manifesté. » (3)
Saint Jean Chrysostome développe à son tour le même thème en
insistant sur la double acception du mot Epiphanie : « Ce que nombre
de chrétiens ignorent, chose bien capable de les exposer à la confusion
et à la risée, dès lors qu'ils célèbrent chaque année une fête sans en
connaître le véritable objet ! » (4)
■/.xti/.OovTO; TO-j 'Ir.ToC k~\ to •i/ôtuo y.xl 7;Cp X'n,:;.'lr^ év -m 'lopSivr,. » (S. JlSTlN, DiaL,
Lxxxviii, 3.) Saint Justin est le premier à mentionner ce détail qui introduit dans Ja
solennité des Epiphanies le symbolisme du Lumen Christi. On le trouve encore
1° dans le Diatessaron de Tatien, d'après Ephbem (Cf. Zahn, Geschichte des NTlichen
kanons, i, 55o); 2* dans quelques manuscrits latins de Mx. (Voir Zahn, Ibid.); 3' dans
l'apocryphe intitulé Pauli Prœdicatio (cité par l'auteur du De Prebaptismate, xvii,
C\-priani opéra CSEL, III, p. 90); 4° dans l'Evangile des Ebionites (cité par Epiphane,
Hœr., XXX, xiii. — Migne, P. G., t. XLl, col. 429); ici l'apparition du feu est placée
non à la descente du Christ dans l'eau du Jourdain, mais à sa sortie : w; i-n}.>Tv/ irco
-'j\j -joa-ro;.... sCOv; -tç.'.ù~y.wlt tôv to-ov sto; ;j.î--a. C'est manifestement au récit de l'ap-
parition de l'étoile et à cette tradition qu'il faut faire remonter la désignation de la
solennité des Epiphanies sous le nom générique de Fête des lumières.
(2 « ToTî vÉvîT'.v x-l-f/j aî'ywv yvnnhx'. to;; 5tv0po)7:O'.;. è* ôtou r, yvcôd'.; aOroO àixe).).;
Vi'vi'jOa'.. » (S. Justin, DiaL, lxxxvih, 8.)
(3) « Tb Sk 'Eyôj 'jr^\j.ic,rf) ';z';iv'rr^-A.i <tz. oti IIpoovTa r,6r, nçio to)7 aicivtov èv toc; oôpavoï;,
ioo'j).r,6r,v xal tw -/.otiiao '(vr/r^nx'.. 0 Sr, l'y-'.' upodôîv àYvoovfxîvov vvwptiTai. 'Ajxî'/.e: toïç
y.r.ôs7:w T(ï)v àvÔpwTTwv T'jvy.TOriac'vjt; Tr,v Tro/.VTtofx'.Xov <Toq;tav to-j ©îoy 6 XptdTo; ouSeirw
YîVt'vvT,-rs'.' OTZzÇj i'j-zvr oÔoî'tto) lyvâcTÔy,, o-j5î'7ro3 irssavcUWTat, ovSfir.'o âçàvr,. » (Conv., oraf.
Vl'll, c. X. — Migne t. XVIII, col. i5i.)
(4) Migne, P. G., t. XLIX, col. 365.
286 ÉCHOS d'orient
Cette grande scène des Epiphanies a son épilogue dans l'acte solennel
par lequel Jésus déclara lui-même au peuple juif sa vocation messia-
nique. « Revêtu de la puissance de l'Esprit {Luc, iv, 14), il se rendit
à Nazareth où il avait été élevé, et selon sa coutume, il entra dans la
synagogue, le jour du Sabbat. Il se leva pour faire la lecture (i) et on
lui remit le livre du prophète Isaïe. L'ayant déroulé, il trouva l'endroit
où il était écrit :
» L'esprit du Seigneur est sur moi,
» Parce qu'il m'a oint pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres :
» 11 m'a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, pour pro-
clamer aux captifs la délivrance,
» Et aux aveugles le recouvrement de la vue;
» Pour publier une année de grâces du Seigneur.
» [Et le jour de la vengeance de notre Dieu.] (/s., lxi, 12.) (2)
» Ensuite il roula le livre, le remit au serviteur, et s'assit. Tous ceux
qui se trouvaient dans la synagogue avaient les regards fixés sur lui.
Alors il commença à leur dire : « Aujourd'hui, cette parole de l'Ecriture
que vous venez d'entendre est accomplie. » {Luc, iv, 16-21.)
La liturgie grecque soutient une troisième interprétation du terme
« Epiphanies », en proclamant par la voix de ses Mélodes que le caractère
religieux de cette fête est d'un ordre essentiellement théologique,
qu'elle a pour but de consacrer la première et solennelle déclaration du
mystère insondable de la Trinité, eu égard à la manifestation multi-
forme des trois hypostases divines au moment du baptême de Notre-
Seigneur Jésus-Christ. A la cérémonie rituelle dé la bénédiction de l'eau
par le baptême de la croix, le pontife, après chacune des trois immer-
sions, chante le tropaire suivant :'
« Lors de ton baptême dans le Jourdain, Seigneur, l'hommage de la
Trinité entière s'est manifesté : la voix du Père t'a rendu témoignage,
en t'appelant son Fils bien-aimé; et l'Esprit, sous la forme d'une
colombe, s'est porté garant de l'infaillible parole. O Christ Dieu qui
t'es manifesté et qui as illuminé le monde, gloire à toi ! »
Ce magnifique point de vue, qui est également celui où se place
(i) Notre-Seigneur Jésus-Christ s'étant lui-même autorisé de l'argument prophétique
oour établir sa qualité de Messie, il est »ssez vraisemblable d'augurer que les
Bîsilidiens se soient appuyés sur ce fait pour instituer l'ordre des lectures solen-
nelles par lesquelles ils célébraient, dans la nuit du 5 au 6 janvier, les manifesta' ions
du Christ.
(2) La finale de ce passage d'isaïe n'est pas reproduite dans saint Luc, mais elle
était virtuellement présente à tous les esprits.
l'Epiphanie 287
saint Jérôme (i), ne saurait cependant se rattaclier à la tradition pri-
mitive, car la doctrine trinitaire, à peine ébauchée par les écrivains de
la seconde moitié du ii« siècle, ne devait être solidement établie
qu'après un siècle de controverses et de luttes théologiques..
L'objet véritable de la solennité des Epiphanies est donc bien,
à l'origine, le mystère de la double parousie du Christ. La première,
dans la grâce et la bénignité, signalée au monde par l'étoile miracu-
leuse qui apparut aux Mages, prémices de la gentilité (2). La seconde,
déclarée au peuple d'Israël par Jean le précurseur et l'envoyé de Dieu,
à l'instant solennel du baptême de Jésus.
La commémoration de ce grand événement amena de bonne heure
les Églises d'Orient à sanctifier ce jour, comme celui dé Pâques, par la
bénédiction des eaux baptismales et l'administration du sacrement de
la régénération spirituelle aux néophytes chrétiens. Les fidèles repor-
tèrent, dès lors, toute leur attention sur le baptême, reléguant ainsi
au second plan le souvenir de la naissance temporelle du Verbe et la
perspective de son dernier avènement.
Cependant, l'Église romaine recueillait avec soin ce haut ensei-
gnement dont elle fit le sujet spécial de la fête de Noël. Au début du
ve siècle, elle acceptait également de célébrer, le 6 janvier, la solennité
de l'Epiphanie, mais au seul titre complémentaire dé mémorial de la
manifestation du Christ aux Gentils dans la personne des Mages (3).
2. Établissement de. la fête des Epiphanies au 6 janvier.
Cette date, comme celle de Noël, n'est pas historique; elle a été
déterminée par des considérations exégétiques et symboliques dont le
résultat est l'établissement d'un rapport entre la naissance et le bap-
tême de Jésus coïncidant avec le jour de sa Passion en laquelle nous
sommes tous baptisés pour marcher en nouveauté de vie {Rom. vi, 3-4).
(i) Mysterium Trinitatis in baptismale demonstratur, Dominus baptisatur,
Spiritus descendit in habitu columbœ, Patris vox testimojiium, Filio perhibentis
auditur. (S. Jér. in cap. iv, Mathei. Cf. Const. aposiol. 1. VIII, c. xxxiii; I. V, c. xiii.)
(2) Le prodige de l'apparition de l'étoile primait encore le fait de la venue des
Mages considérés comme les premières puissances soumises à l'autorité souveraine
du Christ, suivant la prophétie d'Isaïe : Quia antequam sciât puer vocare patrem
suum et tnatrem suam, auferetur fortitudo Damasci et spolia Satnariœ coram rege
Assyriorum. (Is., vin, 4.) Cf. S. Justin, Dial., lxxvii, 3; lxxviii, 9. — S. Ignace, Ep.
aux Ephes.,xix : « Ilwç o-jv i-^avïpwôr, toî; aiwrrtv ; 'Atty-iP èv o-jpavw â/.aïA'l/sv Cmàp TiâvTx;
TCi-jç à(7-£[>a;, xal xb çw; aùtoû àvsy.XàXTjtov riv. xal ÇcVic7[j(,ôv •KO.pBiy^z^ y] y.aivÔTiri; aOTCi-j.«
IlaXatà oaT'./îta Sic'^ôetpôTw, Q-o\t àv6p(07i!vw; çavsprj-jfAevou îï; xaivo7r|Ta àïôto-j '^(•yf^:. »
(3) Dans les six sermons qu'il prononça le jour de l'Epiphanie, saint Augustin
a uniquement en vue l'Adoration des Mages (Serm. 199-204). Le Sacramentaire gélasien
ne traite pas d'autre sujet dans l'ensemble des pièces liturgiques qu'il consacre
à cette solennité.
ECHOS D ORIENT
Ce rapport est déjà nettement évoqué par saint Ignace martyr :
« Notre Dieu Jésus-Christ, qui a été conçu dans le sein de Marie, de la
semence de David, par la vertu du Saint-Esprit, suivant l'économie du
plan divin, naquitet fut baptisé afin de purifier l'eau par sa Passion. »(i)
Nous savons que les basilidiens ne s'entendaient pas tous pour
célébrer la solennité du baptême du Seigneur; les uns la fixaient
au 6, les autres au lo janvier. Cette divergence avait apparemment
son origine dans une certaine diversité touchant le point de départ
de leur comput pascal.
Les premiers assimilaient sans doute au jour initial de la création
du monde le premier jour du mois judaïque, nisan, et l'échéance de
réquinoxe de printemps fixé par eux au 24 mars :
Semaine génésiaque / i. 2. 3. 4. 5. 6. 7.
i Nisan
i*"" mois judaïque ) i 11 m iv v vi vu viu ix x xi xii xiii xiv
j Mars Avril
Calendrier Julien / 24. 25. 26. 27. 28. 29. 3o. 3i. i. 2. 3. 4. 5. 6.
I Equinoxe
M&i" Duchesne a signalé dans cet ordre d'idées que « Sozomène (2)
mentionne une secte de montanistes qui célébraient la pâque le
6 avril au lieu du 25 mars en vertu de cette considération que le
monde ayant été créé à l'équinoxe, c'est-à-dire, selon eux, le 24 mars,
la pleine lune du premier mois avait lieu quatorze jours plus tard, le
6 avril. Or, entre le 6 avril et le 6 janvier, il y a juste neuf mois
comme entre le 25 mars et le 25 décembre » (3).
Les seconds paraissent avoir fait état d'un raisonnement analogue
à celui que nous trouvons formulé à un siècle de distance, par l'auteur
anonyme du De Pascha computus, à savoir : que le comput judaïque
étant fondé sur un cycle lunaire, il ne convient pas d'identifier le pre-
mier jour du premier mois, nisan, avec le jour initial de la semaine
génésiaque illustrée par la création d'un equinoxe divin, mais avec la
quatrième férié en laquelle Dieu créa le soleil et la lune qu'il « plaça au
firmament du ciel pour présider au jour et à la nuit, et servir de signe
dans la démarcation des saisons, des jours et des années ». (Gen., i, 17.)
Les Israélites et les anciens ayant coutume de compter leurs jours
d'un coucher du soleil à l'autre, celte quatrième férié se trouvait effec-
tivement chevaucher sur un double quantième; elle commençait le 4
(1) Ep. ad. Eph. xviii : « ... 0; irvrn^br^ y.x\ èSa-TiTOr,, hy. -.m tixOî: to -jôwf -/.aÔaptV/-, ».
(2) H. E., VII, 18.
(3) DucHESME, Origines..., p. 253-254.
I
l'Epiphanie 289
au coucher du soleil et se terminait le 5 au retour du même phéno-
mène astronomique. De la sorte, le 14 nisan par rapport au calendrier
Julien se trouvait coïncider avec un 10 avril.
Semaine génésiaque [ '• '^- ^- 4* 5- "• 7-
l NlSAN
) I II m IV V VI VII vin ix x xi xii xm xiv
1" mois judaïque ] Mars Avril
[ 24. 25. 26. 27. 28, 29. 3o. 3i. I. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10.
Calendrier Julien \ equinoxe
Le texte arméno-syriaque édité par M. Marr, texte dont nous avons
déjà fait mention en traitant de la fête de Noël (i), nous révèle, semble-
t-il, sur ce point, le véritable fondement de l'interprétation exégétique
des anciens. Le disciple de saint Ephrem, qui s'y donne comme l'inter-
prète de l'enseignement de son maître, établit tout d'abord sur l'auto-
rité de l'argument apologétique de la prophétie, que le jour de la
Passion, aux termes de la déclaration de saint Paul (// Cor., v, 17-18),
réalise le principe d'une nouvelle création. De là, se référant aux pres-
criptions de la loi mosaïque sur l'institution de la Pâque {Exode, xii, 1-6),
il en tire cette conséquence : Si tout est symbole prophétique dans
l'Ancien Testament, prototype du Nouveau ; si la date du 14 nisan est
figurative de l'immolation du Christ, il en va de même incontesta-
blement de la date du 10 de nisan à laquelle il est prescrit de séques-
trer l'agneau du troupeau. Elle symbolise, en effet, dans l'ordre
spirituel, la conception de Jésus et sa réclusion volontaire pendant
neuf mois dans le sein virginal de Marie, sa mère. Or, en opérant une
conversion entre les mois du calendrier judaïque et ceux du calendrier
Julien, on est amené à constater que le 10 de nisan correspond au
6 avril et le 14 de nisan au 10 avril.
Ainsi, d'après ces conjectures fondées sur l'autorité des Livres
Saints, la date présumée de l'Annonciation fut portée au 6 avril et celle
de la Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ neuf mois après, jour
pour jour, le 6 janvier.
3. Rituel de la solennité des Épiphanies a Jérusalem.
L'insigne métropole du Christ, Jérusalem, célébrait le mystère
auguste des Epiphanies le 6 janvier, par des cérémonies et des rites
symboliques environnés de tout l'éclat d'une pompe royale. La des-
cription de ces splendides manifestations telles qu'elles se réalisaient
(i) Cf. J.-B. Thibaut, « La solennité de Noël », Echos d'Orient, avril-juin 1920.
Échos d'Orient. — T. XIX. 11
290 ECHOS D ORIENT
encore à la fin du iv^ siècle a été fidèlement consignée dans la Père-
grinatio ad loca sancta de la pieuse moniale Euchérie (1). Par un dom-
mage bien regrettable, le début du récit des fêtes de la Nativité pré-
Sente une importante lacune dans le manuscrit d'Arezzo découvert en
1887 par I. F. Gamurrini. Toutefois, étant données l'économie géné-
rale des stations hagiopolites et la citation caractéristique sur laquelle
s'ouvre le récit de la noble pèlerine, il nous sera facile d'y suppléer
avec assez de vraisemblance, en empruntant les données qui nous
manquent à l'ordo spécial de la procession type du dimanche des
Rameaux, circonstance en laquelle l'Église de Jérusalem célébrait éga-
lement une des principales manifestations du Christ en sa qualité de
Messie, fils de David.
Le jour de l'Epiphanie, la vigile a lieu à Bethléem. A la deuxième,
heure, J'évêque gagne son trône dans l'église de la Nativité. On récite
des hymnes, des antiennes et des lectures en rapport avec le jour et le
lieu de la cérémonie. Vers la quatrième heure, tout en interprétant
des hymnes, on descend à la Grotte au lieu où le Christ est né, et l'on
s'assied. On récite ainsi des hymnes et des antiennes entrecoupées de
lectures et d'oraisons. Sur le coup de la sixième heure, il est donné
lecture de l'Evangile, où il est rapporté que les enfants accoururent
au-devant du Seigneur avec des rameaux et des palmes, en disant :
« Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » A cet instant,
l'évêque se lève ainsi que tout le peuple, qui le conduit de la cité de
Bethléem à Jérusalem (2). Tout le peuple le précède en chantant
des hymnes et des antiennes, reprenant sans cesse ce répons : Béni
soit celui qui vient au nom du Seigneur ! et ce qui suit (3). Etant donné
qu'il est nécessaire d'aller lentement à cause des moines qui vont
(i) Dotn Férotin, O. S. B., a démontré de façon péreraptoire que l'auteur de la Pere-
grinatio n'est pas, comme on l'avait accepté jusqu'à présent, sainte Silvie d'Aqui-
taine, sœur de Rufin, mais bien une moniale espagnole dont le nom est diversement
orthographié, et que Dom Férotin appelle Etheria. Le R. P. Bouvy, des Augustins
de l'Assomption, a établi depuis, dans deux remarquables études, que l'illustre pèle-
rine se nommait Euchéria, et qu'elle était, selon toute vraisemblance, la fille du
consul d'Orient Eucherius (38), oncle paternel de l'empereur Théodose. (Cf. E. Bolvy.
« Le Pèlerinage d'Euchérie », Revue Augustinienne, i5 déc. igoS. — Euchérie et Silvie.
Ibid., janvier 1904.)
(2) Cf. Père grinatio, ap. Duchesne, op. cit., p. 486.
(3) S. Jean, xii, 12-16. — Les rapports que l'entrée du Christ à Jérusalem, monté
sur un modeste ânon, soutient avec la première parousie sont exposés d'une façon
fort originale par saint Justin (DiaL, mi, 12 ; Ibid., lxxxvih, 6) : « Kat y*? o-ùèï tô xaôeT-
ÔÉvra aÙTOV ovm ei(TÙ.bs.iv et; 'l£pO(7o).û[Jia, wç àTtESst'^afxsv 7rîrtpo?r|T£-j<i6at, Syvafxiv «Otm
èvETTOtet et; to XptffTOV Etvat, àHh. toTç àvÔpwuot; yvwptcriJLa Içspev on aÛTOff èffTiv ô Xptçtoç,
ovTTsp rpÔTTOV y.al âirt loô 'Iwàvvou êSet yvtipKifjia toïç àvôpwTtotç Etvat, otiwç iTTiYVûiTît rt;
è'TTtv ô Xptatôç. »
L EPIPHANIE 291
à pied, on parvient ainsi à Jérusalem à l'heure où l'on commence
à pouvoir distinguer une personne, c'est-à-dire à la naissance de l'aube,
mais toutefois avant qu'il fasse jour. Arrivé là. l'évêque avec ceux qui
l'accompagnent fait aussitôt son entrée à VAnasîasis où resplendit
extraordinairement un riche luminaire. Après avoir accompli un
psaume et une oraison, les catéchumènes reçoivent la bénédiction de
l'évêque ainsi que les fidèles, puis l'évêque se retire et chacun regagne
sa demeure pour s'y reposer. Quant aux moines, ils restent là jus-
qu'au jour en récitant des hymnes.
A la deuxième heure, le peuple, après s'être reposé, se rend à la
grande basilique élevée sur le Golgotha. Il est inutile de vouloir dépeindre
l'ornementation des églises en ce jour, soit à l'Anastasie. au sanctuaire
de la Croix, soit à Bethléem. On ne saurait y voir autre chose que le
resplendissement de l'or, des pierreries et de la soie; car, « remarques-
tu quelques voiles; ils sont brochés d'or et de soie; observes-tu des
tentures, elles sont pareillement brochées d'or et de soie. En ce jour,
tout le ministère sacré est accompli dans l'éclat de l'or et des pierres
précieuses. 11 est impossible de décrire et d'estimer le nombre et le
poids des chandeliers, des lustres, des candélabres et des objets du
culte ; car comment dépeindre la beauté de leur fabrication, quand, en
présence de sa mère, Constantin, épuisant toutes les ressources de son
empire, s'est appliqué à décorer d'or, de mosaïques et de marbres pré-
cieux aussi bien la Basilique majeure que l'Anastasis, le Sanctuaire de la
Croix et les autres Lieux Saints de Jérusalem? » Mais, pour en revenir
à mon sujet, le premier jour, le renvoi des fidèles a lieu dans la Basi-
lique majeure qui est sur le Golgotha. Pour lors, soit qu'on prêche,
soit qu'on accomplisse des lectures particulières, soit qu'on interprète
des hymnes, tout est en rapport avec la solennité du jour. Quand le
renvoi de l'église est prononcé, on se rend, comme d'ordinaire, à l'Anas-
tasis en chantant des hymnes. Là, le renvoi a lieu à la troisième
heure. Ce même jour, le lucernaire a lieu également selon la coutume
quotidienne.
Le jour suivant on se rend à l'église du Golgotha et le troisième jour
de même. Ainsi, pendant trois jours, tout le monde solennise avec
joie jusqu'à l'heure de Sexte, dans l'église érigée par Constantin. Le
quatrième jour, on se rend à VEléona, c'est-à-dire à l'église du mont
des Oliviers, laquelle est admirablement belle; toutes choses y sont dis-
posées avec art, et on y célèbre également. Le cinquième jour, la sta-
tion a lieu à l'église de l'Anastasis, le sixième à celle du mont Sion. Le
septième, derechef à l'Anastasis, et le huitième au sanctuaire de la
292 ECHOS D ORIENT
Croix. De la sorte, pendant huit jours, tous célèbrent la fête avec joie
et apparat dans tous les Lieux Saints que j'ai indiqués plus haut.
A Bethléem, durant tous les jours de cette octave, la fête est célébrée
avec éclat et dans l'allégresse par les prêtres et les clercs de cette ville
et par les moines qui y sont députés. Or, à l'heure même où tout le
monde revient de nuit à Jérusalem en compagnie de l'évêque, tous les
moines de l'endroit, quel que soit leur nombre, célèbrent la vigile
jusqu'au jour dans l'église de Bethléem en récitant des hymnes et des
antiennes. Quant à l'évêque, il est tenu durant tous ces jours de résider
à Jérusalem. A cause de cette solennité et de l'allégresse de ce jour,
une foule immense, composée non seulement de moines, mais de
laïques, hommes et femmes, se rassemble de toute part à Jérusalem (1).
Cette relation si pleine d'intérêt a l'inappréciable avantage de lever
pour nous les derniers voiles qui recouvraient le symbolisme et l'en-
chaînement doctrinal des solennités qui composent le cycle des
Epiphanies.
La fête des « Manifestations » du Christ célébrée en grande pompe
aux Lieux Saints le 6 janvier constituait en principe une heureuse
réduplication du « Jour du Seigneur » ayant pour but d'évoquer dans
les âmes chrétiennes le grand mystère de la foi, l'épopée divine de la
Rédemption. La station normale, en raison des difficultés topogra-
phiques, ne pouvait être assignée sur les bords riants du Jourdain,
l'Eglise hagiopolite préconisa en lieu et place la cité de Bethléem ber-
ceau du Sauveur, et Jérusalem la ville de son triomphe, dans le but de
commémorer la double parousie du Christ dans l'accomplissement de
son rôle messianique, la fondation de son Eglise et l'avènement de son
royaume céleste.
L'évêque de Sion, vivante personnification du Christ et de David,
son prototype, se rendait le 5 janvier à Bethléem, au milieu d'un
immense concours de peuple afin d'y célébrer la vigile de la fête (2).
Vers les 8 heures du soir, après l'office du Lucernaire (3), il prenait
place sur son trône dans l'église de la Nativité érigée par Constantin,
et, conformément à l'institution primitive des basilidiens, on procédait
alors à la récitation d'une longue série de psaumes, d'hymnes, d'an-
tiennes et de lectures en rapport avec le jour et le lieu de la cérémonie.
(1) Peregrinatio ad loca sancta, Duchesne, Origines... p. 478-480.
(2) Cette station à Bethléem et les deux suivantes, à l'Anastasis et au Golgotha,
ont été le principe des trois Messes stationales célébrées par l'Église romaine à la
solennité de Noël.
(3) Office des Vêpres, qui s'accomplissait d'ordinaire vers les 4 heures du soir.
(Cf. Peregrinatio, Duchesne, op. cit., p. 475.)
L EPIPHANIE 293
Autour de 10 heures, l'évêque, accompagné de son clergé et d'un
certain nombre de fidèles psalmodiant des hymnes sacrées, descendait
dans la grotte vénérée qui fut témoin de la naissance du Sauveur, où
se poursuivait le rôle des saintes lectures. Sur le coup de minuit,
heure mystérieuse où « le Verbe tout-puissant fondit des cieux du
trône royal sur la terre » pour y frapper de mort les premiers-nés de
l'Egypte, épargnant les fils d'Israël (i), heure où « le Verbe a été fait
chair, habitant parmi nous plein de grâce et de vérité », heure marquée
par la tradition apostolique pour le terrible événement de la dernière
parousie du Fils de Dieu, lecture solennelle était faite de la péricope
évangélique évoquant l'entrée triomphale de Jésus dans la Ville Sainte,
six jours avant sa Passion. Aussitôt après, un cortège se formait qui
précédait l'évêque sur la route de Jérusalem, symbolisant ainsi la venue
du Seigneur, nouveau David marchant contre la citadelle de Jébus,
pour y établir la capitale de son royaume.
Parvenue à Jérusalem à la pointe de l'aube, la théorie sacrée se diri-
geait directement vers V Anastasis, où Jésus avait affirmé sa victoire,
où il avait été « déclaré Fils de Dieu avec puissance, selon l'esprit de
sainteté par sa résurrection d'entre les morts » {Rom., i, 4), « d'après
ce qui est écrit dans le psaume 11 : Tu es mon Fils, je t'ai engendré
aujourd'hui ». {Actes, xni, 33.) Là, après avoir récité un psaume de
circonstance et s'être dévotement incliné sous la main bénissante du
pontife, les catéchumènes et les fidèles se retiraient dans leurs
demeures afin d'y prendre quelques instants de repos, cependant que
les moines prolongeaient la grande vigile jusqu'au jour dans le chant
des hymnes et des psaumes.
De 8 heures du matin à midi, un office liturgique, suivi de la Messe
solennelle du jour, était célébrée au milieu d'une affluence considé-
rable dans la Grande Eglise ou Martyrium du Golgotha, là même où
le Christ avait livré contre les puissances célestes et les dominations
de la terre son suprême combat, et surtout parce que c'est là encore
qu'au jour de la dernière parousie, les Juifs déicides « verront celui
qu'ils ont transpercé ». {Zacb., xii, 10. — Jean, xix, 37. — Apoc, \, 7.)
« C'est là qu'ils le verront avec sa chair couverte du vêtement écarlate,
et ils diront : N'est-ce pas Celui que nous avons autrefois crucifié, le
couvrant d'outrages, de meurtrissures et de crachats. En vérité, c'est
(i) Exode, XI, 4-5. — Sagesse, xvm, i5-i6. L'importance liturgique de ces textes est
encore soulignée par l'Église latine, qui les met en pleine lumière dans l'Introït de la
Messe du dimanche qui suit la fête de Noël : Dum médium silentium tenerent
omnia, etc.
294 ECHOS D ORIENT
bien celui-ci qui affirmait être le Fils de Dieu ! »(i) — «Us se plaindront
tribu à tribu, et considéreront alors celui qu'ils ont transpercé, disant :
Pourquoi, Seigneur, nous avez-vous fait errer loin de votre voie? La
gloire dont se prévalaient nos pères est devenue pour nous une
ignominie ! » (2)
Les solennités des Épiphanies duraient huit jours, comme celles de
Pâque et celles de la fête de la Dédicace dont elles suivaient l'ordre des
stations, avec cette particularité remarquable, que durant toute cette
octave, l'évêque de Sion était tenu de résider dans la Ville Sainte. Il
était, en la circonstance, la vivante personnification du Christ triom-
phant, dans rétablissement de son royaume en la nouvelle Jérusalem.
Telle est, sur la foi des témoignages historiques de l'antiquité chré-
tienne, la mystique et profonde signification de l'institution liturgique
des Epiphanies. « Elle nous enseigne à renoncer à l'impiété et aux
convoitises mondaines et à vivre dans le siècle présent selon la sagesse,
la justice et la piété en attendant la bienheureuse espérance et la mani-
festation de la gloire du grand Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ. »
{Tite, II, 12.)
J.-B. Thibaut.
(i) « 'ETCStôri o'J^ovrac aùxov tôts xr, r\]t.éçx xàv itoÔi^pTi i'/javxa. tbv xéxxivov Ttspt xr\y trâpy.x
•/.ai èpo-jitv oôx ouTO? èo-rtv, ôv tto-s f,jx£t; èo"raupw(7a[xev l^ouôsvi^iTstvxe; xai xaTaxEVTr,-
(TavTcc xai èixTrx-jaavTe; ; 'AXr|9(oç outo; r,v, ô t6t£ Xéywv, lautôv yîov ôeoû £tvat. » {Ep. de
Barnabe, vu, 9).
(2) « K6'];ovca'. çu),Y) upoç çyXvjv, xai rôre o-j/ovxat £Î? ov è^exevTYiaav, xai Èpo3<Ti' xt, xûptî
£îr).àvr,<Ta(; r,(j.a(; aTro Tf|Ç ôSo-j ffoy; 'H S6|a, i^v E-jXôyYio-av oJ Trax^pEç r)[Awv, âyEVïjÔYj r)|i.Tv v.;
ovciôo:. » (S. Justin, i, ApoL, lu, ii.) Cf. également, Dial. avec Tryphon (xiv, 8;
XL, 4) : « Kai XYÎç 8£UX£pa; 8k aûxoû Trapo'JTt'a;, ôxt àv xw aOxw xÔtiw xwv 'l£po(jo).û(jiwv
£t:'.yv(i)(T£6£. »
LE DIVORCE AU IV SIÈCLE
dans la loi civile et les canons de saint Basile
I. LÉGISLATION CIVILE. — I. Lots JuUennes sur le mariage. —
2. L'adultère: notion juridique; prescriptions d'Auguste; prescriptions
de Constantin. — }. Le divorce : notions; prescriptions d'Auguste sur
la répudiation; résultats; prescriptions de Constantin.
II. Saint Basile. — i. Doctrine des « Moralia ». — . 2. Les Lettres
canoniques en général; les peines portées contre l'adultère et la forni-
cation; indulgence pour le mari: canons 58, 59, 22, 77, 21. —
3. Le canon 9: texte et analyse; la coutume : sa nature, sur quoi elle
porte ; trois cas ; le mari abandonné par sa femme, le mari qui a
répudié sa femme adultère, la femme séparée de son mari peuvent-ils
se remarier? — Conclusion.
La connaissance précise, détaillée même, de la législation romaine
sur le divorce et l'adultère est indispensable pour saisir toute la portée
des décisions de l'Eglise et de la pensée des Pères, au iv^ siècle, sur
ce sujet. Mais plus qu'à tout autre, elle s'impose à celui qui veut com-
prendre la doctrine et la conduite de saint Basile. 11 est nécessaire d'en
donner un aperçu rapide au début de cette étude : c'est l'objet de la
première partie. La seconde développera l'ensemble des prescriptions de
saint Basile sur la séparation des époux, les causes qui l'autorisent,
les peines qu'ils encourent, mais dans le but très précis de savoir s'il
reconnaît aux époux divorcés, au moins dans certains cas, le droit
de contracter un nouveau mariage valide et approuvé par l'Eglise.
Je voudrais, en un mot, préciser la vraie nature du divorce qu'il
accepte, simple séparation de corps ou séparation totale cum solutione
vinculi.
L'importance de cette étude n'échappe à personne : elle intéresse
l'exégète, le théologien, le canoniste. Ceux qui ont parcouru, même
rapidement, les Lettres canoniques de saint Basile ont remarqué la
complexité des problèmes qu'elles posent au sujet du divorce. Ils sont
d'autant plus graves que ces Lettres reproduisent la pratique d'une
Eglise, celle de Cappadoce. Elles ont, d'ailleurs, été plus tard admises
au nombre des sources officielles du droit ecclésiastique oriental. C'est
par elles que les orthodoxes ont longtemps justifié la pratique de leurs
296 ÉCHOS d'orient
églises, qui font du divorce un usage si étendu. Les catholiques eux-
mêmes se sont divisés à leur endroit, et de nos jours encore l'accord
entre eux n'est pas fait. Il me semble, cependant, que cet accord est
possible autour de V interprétation que j'appellerai canonique, fondée sur
le but même des écrits en question, et qui ne regarde pas la sup-
pression ou l'absence de la peine comme une approbation, mais y voit
une simple indulgence d'ordre pratique.
Cette interprétation est ancienne et connue. Palmieri (i) la signale
dans son excellent traité du mariage. Mais si elle est incontestable en
principe, son application est fort complexe et se heurte parfois à des
difficultés telles qu'elles l'ont fait abandonner par un certain nombre
d'auteurs. Ceux-là mêmes qui l'admettent, d'ailleurs, en affaiblissent
parfois la force en l'étayant sur des traductions incertaines, ou ne la
mettent pas assez en valeur, faute d'en faire le centre de toute leur
explication. 11 ne sera donc pas inutile de reprendre, sur cette base,
l'étude des canons en question et de la développer avec toute l'am-
pleur qu'elle comporte. Ainsi seulement, j'essayerai de le prouver, on
peut rendre un compte rigoureux des textes, sans mettre saint Basile
en contradiction ni avec lui-même ni avec les Pères de son époque.
Je ne me flatte pas de dissiper toute l'ombre que projettent sur l'œuvre
si claire de l'archevêque de Césarée quelques-uns de ses canons. Je
voudrais, du moins, la circonscrire avec méthode et la ramener à ses
vraies proportions.
I — LE DIVORCE DANS LA LÉGISLATION CIVILE
Les auteurs qui veulent connaître la législation civile du divorce
à l'époque des Pères se contentent d'ordinaire de parler de Constantin
et citent sa constitution de l'an 331. Elle est fort importante, en effet,
mais elle n'est pas la seule loi qui existât alors; ce n'est même pas elle
qui eut le plus d'influence sur les mœurs. Si l'on veut se rendre bien
compte de la situation de fait devant laquelle se trouvait l'Église quand
elle commença à intervenir sur ce terrain, il faut remonter jusqu'à
Auguste et aux célèbres lois Juliennes {leges Julice).
G. Boissier (2) a très finement raconté par quel concours de circon-
stances Auguste fut amené à légiférer sur le mariage. A la fin de la
République, la licence, à Rome, était extrême, et le relâchement des
(i) Palmieri, De matrimonio christiano. Rome, 1896, p. iSg et 169.
(2) G. Boissier, la Religion romaine d'Auguste aux Antonins, t. I", p. 82-85.
I
LE DIVORCE AU IV^ SIÈCLE 297
mœurs devenait un vrai fléau public. Préoccupé des dangers que pré-
sageait à l'empire une dépopulation chaque jour grandissante et sou-
cieux de ménager à l'Italie comme aux provinces des bras pour tra-
vailler autant que pour combattre, il résolut, dès son arrivée au pouvoir,
d'y apporter remède. 11 essaya d'abord d'agir sur l'opinion par des
moyens détournés : les poètes, les historiens, les orateurs se transfor-
mèrent soudain, comme sur un mot d'ordre, en prédicateurs de morale,
« mais on s'aperçut vite que les exhortations des poètes ne suffisaient
pas pour rendre à ces efféminés le goût de coucher sur la dure ou de
conduire la charrue. 11 fallut employer des moyens plus efficaces, et l'on
essaya de contraindre ceux qu'on n'avait pas pu persuader ». Le Sénat
et la partie restée saine de l'opinion publique pressaient Auguste de sévir.
Lui cependant hésitait. 11 refusa en 732 la censure publique, qui lui
donnait le pouvoir de blâmer, mais il accepta, trois ans plus tard, la
direction des lois et des mœurs (morum et legum regimen), qui l'inves-
tissait d'une puissance plus grande, celle « de punir et de porter des
règlements nouveaux ». Par là, l'empereur se déclarait prêt à aller de
l'avant. De fait, en 736, probablement, dix-huit ans avant Jésus-Christ,
la plus importante des lois Juliennes sur le mariage était promulguée,
la Lex Julia de adulteriis et pudicitia.
Boissier raconte (i), non sans quelque malice, d'après Dion Cassius,
comment Auguste fut amené, presque malgré lui, à transformer en lois
d'Etat les conseils intimes qu'il donnait lui-même à l'impératrice Livie.
Ce code de morale avait été en quelque sorte préparé par les lois
caducaires {Lex Papia Poppœa, Lex Julia de maritandis ordinibus) et
fut suivi d'autres aussi importantes, Lex Julia de ""undo dotait, de
tiitela, etc.
Je ne puis donner ici, si intéressants qu'ils puissent paraître, aujour-
d'hui en particulier, les détails d'une administration savante où tout
est calculé pour favoriser les pères de famille et leur accorder des avan-
tages proportionnés au nombre des enfants, tandis que le célibataire
et la famille stérile y deviennent peu à peu la proie du fisc (2). Mais je
dois m'arrêter sur les mesures prises pour combattre l'adultère et
diminuer les divorces. Ces deux sujets se tiennent et se complètent.
Nous trouverons dans l'un et l'autre maint renseignement utile pour
l'intelligence de la législation ecclésiastique.
(i) G. Boissier, loc. cit., p. 83-84.
(2) F. DE Champagny donne quelques-unes de ces dispositions dans les Césars.
Paris, 1876, p. 248-252.
298 ÉCHOS d'orient
La plus grande partie des mesures prises contre l'adultère est restée
dans la Lex Julia de adulteriis coercendis du Digeste (i). Pour le lecteur
qui redouterait une promenade un peu aride dans le Corpus Juris, j'en
donnerai un bref résumé, d'après l'excellente analyse de G. Humbert,
dans le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines (2).
Retenons avant tout la définition, qui est fondamentale. L'adultère,
adulterium, est, d'après la loi, « le commerce de la femme mariée avec
un autre que son mari^>. Par suite, est adultère, adultéra, toute femme
mariée qui commet ce crime, et son complice, marié ou non, est
adulter (3). Ce dernier terme ne désigne donc pas, de soi, le mari infi-
dèle vis-à-vis de sa femme (cette infidélité n'était pas condamnée par la
loi, et la femme n'avait aucun droit de contrôle sur la conduite de son
conjoint), mais l'homme qui a fait du tort à un mari par des relatioas
illicites avec sa femme. Il en résultait que le mari n'était pas atteint par
les lois, s'il avait des relations avec une personne non mariée; il n'y
avait point la « violation légale de la foi conjugale ». Auguste maintint
cette notion traditionnelle. 11 prit cependant une mesure heureuse en
traitant comme adulter tout complice qui avait coopéré au crime par
conseil, aide ou abri donné pour l'accomplir.
11 restreignit l'ancien droit de vengeance personnelle, mais ne put
le supprimer. Le mari et le père avaient le droit d'immoler immédia-
tement les deux coupables s'ils les surprenaient sur le fait. Caton
l'Ancien s'en vante dans cette phrase d'une farouche énergie : in adul-
ter io uxorem tuam si deprehendisses, sine judicio impune necaref, et il
ajoute avec une fierté naïve : illa te, si tu adulter ar er e , digito non
auderet contingere, neque jus est (4). D'après la nouvelle loi, le père
ne conservera son droit qu'à certaines conditions : il fallait qu'il eût
gardé la puissance paternelle sur sa fille, qu'il surprît les coupables en
flagrant délit dans sa maison ou celle du mari, et enfin qu'il les tuât
tous deux ensemble. 11 était homicide si l'une des conditions manquait.
Quant au mari, il ne put désormais tuer sa femme ni son complice
(sauf le cas où celui-ci était de condition inférieure); mais il devait,
par contre, chasiser sa femme et, sous menace d'être lui-même pour-
suivi comme entremetteur de corruption, la dénoncer dans les trois
(i) Digeste, xlviii, 5. ■
(2) Dictionn. des Antiq. grecq. et rom., Daremberg-Saglio, t. I", art. « Adultère »,
p. 85-87.
(3) Pour éviter toute équivoque, j'aurai constamment recours aux mots latins adul-
tei'ium, adultéra, adulter, rendus en français par le seul mot adultère.
(4) BoissiER, loc. cit., t. II, p. 200.
LE DIVORCE AU IV« SIECLE 299
jours à l'autorité. La vengeance personnelle allait être de plus en plus
remplacée par l'action publique.
Le droit d'accusation resta, durant soixante jours, réservé au mari
et au père de la femme, mais, passé ce temps, durant les quatre mois
suivants, tout homme pouvait se porter accusateur et dénoncer,
ensemble ou successivement, Yadultera et son complice. La plainte
devait être écrite (inscripiio lihelli accusatorii) suivant certaines formes
légales, requises sous peine de perte du procès (inscripiio in crimen).
Enfin, il était nécessaire que l'action fût intentée dans les six mois pour
la femme, dans les cinq ans pour son complice.
La peine légale de l'adultère fut relativement bénigne, comparée
à celle des anciens Romains. La femme fut condamnée à l'exil dans
une île, ou peut-être, du temps d'Auguste, à cette sorte d'exil d'un
genre particulier qu'était Vinterdiciio aquœ et ignis; elle abandonnait
dans la maison de son mari la moitié de sa dot et le tiers de ses
biens; elle ne pouvait plus contracter de mariage « juste », c'est-à-dire
légitime, mais le concuhinatus lui restait permis; enfin, elle n'avait plus
le droit de porter la stola des matrones, mais elle devait revêtir la
toga des courtisanes.
L'adulter était exilé dans une île différente de celle de sa complice et
se voyait confisquer la moitié de sa fortune; certaines déchéances civiles,
incapacité d'être témoin, soldat, etc., complétaient son châtiment.
Ces prescriptions concernant l'adultère ne subirent que des chan-
gements de peu d'importance (i) jusqu'au iv^ siècle.
Constantin, sous l'influence des idées chrétiennes, plus que par
nécessité politique, les modifia sur plusieurs points, dans le sens d'une
plus grande rigueur, du moins pour la peine. L'adulter fut condamné
à la mort par le glaive et à la confiscation. Quant à la femme cou-
pable, elle n'était punie de mort que si son complice était son propre
esclave; hors de ce cas, l'exil restait sa peine principale. Cependant,
dans le but très louable d'éviter de fausses accusations, ne volentibus
temere liceat fœdare connubia, par une constitution de 326 (2). Con-
stantin réserva le droit de poursuite aux seuls proches parents, père,
frère, oncles (paternel et maternel), en dehors du mari, qui pouvait se
porter accusateur sur un simple soupçon.
Les fils de Constantin, Constant et Constance, par une constitution
du 29 août 339, aggravèrent encore la peine de l'adulter, en l'assimilant
(i) Code Justin., ix, 9: Ad legem Juliam de adulteriis et stupro.
(2) Code Just., IX, 9, 29.
300 ECHOS D ORIENT
aux parricides dont ils lui imposèrent le supplice, le culeus : le criminel
était jeté à la mer après avoir été cousu dans un sac de cuir avec un
chien, un singe, un coq et une vipère (i). Je renonce à donner le sens
mystique de ce rite.
Ce n'était pas assez, pour restaurer la famille et la rendre féconde,
de s'attaquer à l'adultère. 11 fallait lui donner plus de stabilité et mettre
un frein à l'abus des divorces. Auguste s'y employa également. A la
fin de la République, tous les mariages pouvaient être dissous, qu'ils
fussent légitimes {justœ nuptiœ) ou illégitimes {injusta matrimonia).
Des trois espèces de mariages « justes » (confarreaiio, coemptio, usus),
seul le premier, la confarreaiio, avait été indissoluble, on le croit du
moins avec quelque raison, sans doute à cause de la cérémonie reli-
gieuse qui l'accompagnait et lui donnait un caractère sacré. De bonne
heure, cependant, des exceptions furent admises et consacrées même
par la loi des Douze Tables. Du reste, la confarréation se perdit assez
vite, et avec elle le principe de l'indissolubilité du lien conjugal : elle
ne fut plus conservée que pour le flamine de Jupiter jusqu'au temps de
Dioclétien. Hormis ce cas, dès avant l'époque d'Auguste, tout mariage
légitime pouvait être impunément dissous. A plus forte raison les
mariages injustes bénéficiaient-ils de la même liberté. Le contubernium
(mariage des esclaves) fut toujours ignoré par la loi : il était dissous
comme il était contracté, sans qu'elle s'en mêlât. Quant au concuhinatiis
(mariage sans lien légal contracté entre personnes de condition libre),
il fut également longtemps hors la loi, toléré par elle, mais privé de
toute sanction officielle. Même quand, avec Auguste, il acquit un
certain droit de cité et devint une union presque légale, quoique d'ordre
inférieur, il ne fut évidemment pas plus stable que les justœ nuptiœ. Ils
étaient de fait, les uns et les autres, si souvent dissous et pour de tels
motifs qu'Auguste se crut le droit et le devoir d'intervenir.
La séparation se faisait de deux manières : par consentement mutuel
{divortium ex communi consensu ou de bona gratia)] c'était le divortium
proprement dit ou discidium; — par la volonté de l'un des conjoints
renvoyant l'autre; c'était le repudium.
Au divorce par consentement mutuel, l'empereur n'osa pas ou ne
voulut pas apporter la moindre entrave. Les Romains ne voyaient
dans le mariage qu'un contrat et n'auraient pas compris qu'il ne fût
|i) Digeste, xlviii, g, g.
LE DIVORCE AU IV*^ SIÈCLE 3OI
pas résiliable au même titre que tout contrat, par l'accord des deux
intéressés. Constantin lui-même devra s'abstenir de toute interdiction
contre cette pratique. Motta affirme, il est vrai, le contraire (1), mais
on ne voit pas bien sur quel texte il s'appuie, et il doit avouer que cette
défense dut être bientôt levée, il ne sait quand ni par qui. Au début du
V* siècle, l'ancien usage subsistait encore quand Théodose le Jeune (2)
le supprima, pour peu de temps d'ailleurs.
C'est le repudium seul, le renvoi d'un des époux par l'autre, qui fut
l'objet d'une première réglementation par la loi Julia de adulteriis et
la loi Julia et Papia Poppœa. Il ne fut plus autorisé que sur l'attes-
tation de sept témoins pubères, de condition libre, affirmant devant
le censeur, sur la foi du serment, que les motifs de séparation étaient
réels.
En pratique, il était toujours facile à l'intéressé, avant d'aller chez
le censeur, de s'entendre avec un groupe d'amis (3) sur les raisons
à invoquer, d'autant plus qu'aucun motif légal n'était fixé. Les autres
conditions imposées par Auguste sont incertaines. Pomponius et Ulpien
parlent de peines prévues par la loi contre celui des époux par la faute
duquel le divorce aurait été prononcé, par exemple, rétention sur
la dot de la femme, etc. En fait, ces mesures n'opposaient pas une
barrière infranchissable au libertinage, et il ne semble pas que les
répudiations aient diminué beaucoup à cause d'elles. Au début, tant
que la femme fut sous la puissance du mari, in manu viri, lui seul
avait le droit d'en user; plus tard, avec la diminution de la mamis, la
femme put répudier au même titre que le mari, quand elle était sui
juris, puis, par extension, même celles qui étaient in manu mariti
finirent par avoir ou prendre les mêmes libertés (4).
L'insuccès de la tentative d'Auguste est signalé par tous les auteurs.
Comme autrefois, plus qu'autrefois, on continua à divorcer, et pour
les motifs les plus futiles. Quelques rides sur le front, quelques taches
sur les dents, c'était assez, si Ton en croit Juvénal :
Très rugce subeant et se cutis arida laxet.
Fiant ohscuri dentés, oculique minores :
Collige sarcinul'as, dicet lihertus, et exi{^).
(1) Z)e Jure div., p. i5.
(2) Cod. Just., V, 17, 8.
(3) Aulu-Gelle, i. XVU, c. xxi.
(4) Baudry, art. « Divorce », dans Dictionn. des Antiq. grecq. et rom,
(5) Juvénal, Sat. vu
302 ECHOS D ORIENT
Moins que cela, le simple fait de se moucher trè's souvent aurait
servi de prétexte :
Jam gravis es nohis et sœpe emungeris; exi
Ocyus et properat. Sicco venit altéra naso ( i ).
Même la part faite à la satire, il reste de ces traits de Juvénal qu'on
se séparait même sans motif sérieux. Il fallait que le mal fût profond
pour que le grave Sénèque ait pu écrire cette phrase sévère : « Y a-t-il
encore une femme qui rougisse du divorce, quand on en voit d'illustre
et noble famille qui comptent leurs ans, non par consuls, mais par
maris, qui divorcent en vue du mariage, qui se marient pour divor-
cer? » (2) Faut-il s'en étonner? Le grand maître de la morale dans l'empire
se permit à lui-même trois divorces (3), et l'on ne peut compter ceux de
ses successeurs.
Mais le législateur seul n'était pas en défaut. La loi était insuffisante.
Sa plus grave lacune était de ne pas fixer avec précision les cas où le
divorce était permis et ceux où il était punissable. Constantin le com-
prit et y mit ordre par sa Constitution de 331. J'en donne le texte
entier; elle a une saveur qu'on ne trouve plus dans les codes modernes :
« Nous voulons {placet) que la femme ne puisse, au gré de ses ins-
tincts pervers, répudier son mari pour le premier prétexte venu, parce
qu'il est, par exemple, buveur, joueur ou débauché (miiliercularius),
et que les maris ne puissent, en toute occasion, renvoyer leurs épouses.
La femme ne pourra donner le repiidium que pour les crimes suivants
du mari, à savoir s'il est homicide, empoisonneur, violateur de sépulcres;
si elle en fait la preuve, elle recevra toute sa dot, mais si c'est pour
un autre que l'un de ces trois crimes qu'elle l'a répudié, elle devra
laisser dans la maison du mari jusqu'à la dernière épingle de ses
cheveux et,^ pour prix de son audace, être déportée dans une île. Quant
aux maris, ils ne pourront répudier leur femme que pour l'un des trois
crimes suivants; si elle est adultère, empoisonneuse, entremetteuse.
Si l'un d'eux renvoie la sienne innocente de ces crimes, il doit lui
restituer toute sa dot et ne pas se remarier; s'il le faisait, la première
femme aurait le droit d'envahir sa maison et de s'emparer, pour se
venger de l'injure subie, de toute la dot de sa rivale » (4), y compris,
sans doute, les épingles à cheveux!
(i) Juvénal, Ibid.
(2) Sénèque, de Benef., m, 16,
(3) Suétone en conte deux au ch. lxii in Augusi.
(4) Cod. Théod, m, 16, i.
LE DIVORCE AU IV^ SIÈCLE }0}
Voilà qui est parler net. Ici, du moins, il ne semble pas que le légis-
lateur ait la préoccupation de se réserver à lui-même quelque porte
de sortie, utile à l'occasion. Les causes légales du divorce se ramènent
à cinq crimes, celui d'empoisonneur, valable pour les deux époux,
ceux d'homicide et de violateur de tombeaux pour le mari, ceux
dadultère et d'entremetteuse pour la femme. On aura remarqué que
le crime d'adultère n'est considéré que du côté de la femme. Ce qui
a été dit plus haut en explique assez la raison. Même si le mari a des
relations coupables avec une autre femme mariée, il est bien adnlter
par rapport au mari de sa complice, mais non de sa propre compagne,
pour qui il ne sera qu'un muliercularius, et cela semble être regardé
comme une peccadille, en tout cas cela n'autorise nullement la sépara
tion. On le voit, la loi de Constantin reste dans la tradition païenne.
Le christianisme lui a inspiré plus de sévérité, mais n'a pas changé
chez lui l'ancienne conception sur la nature de ce crime.
11 fallait insister sur ces lois impériales, sur les lois Juliennes en
particulier. Ce sont elles qui, étendues à tout l'empire et appliquées
partout, façonnèrent peu à peu, grâce à la ténacité des agents de Rome
et à la science de ses magistrats, malgré les atténuations qu'elles
subirent avec le temps, les divers peuples soumis. L'Eglise devait en
tenir compte.
II. — LE DIVORCE
DANS LES LETTRES CANONIQUES DE SAINT BASILE
On ne peut aborder avec fruit l'étude de l'œuvre canonique de
saint Basile sans connaître son œuvre morale: le droit canon est, par
certains côtés, une dépendance de la morale. 11 ne serait pas sans danger
de vouloir extraire toute la pensée de saint Basile de documents qui,
par leur nature même, par leur destination, leur nom l'indique, ne
considèrent qu'un aspect*de la vérité, l'aspect juridique. Sans doute,
des dispositions simplement canoniques contiennent aussi un élément
théologique sur lequel elles s'appuient, mais encore faut-il ne pas en
tirer, par des généralisations que ne comportent pas des textes étroits,
spéciaux de leur nature, des conclusions qui les dépassent. Le meilleur
moyen d'éviter cet écueil, dans notre zone de recherches, est d'examiner
d'abord la pensée de saint Basile sur le divorce, dans les autres œuvres
qui nous restent de lui. Ce travail sera relativement aisé. En fait, il
n'y a qu'un autre passage dans lequel l'archevêque de Césarée aborde
304 ECHOS D ORIENT
ex professa cette question, c'est dans les Moralia, mais il le fait de façon
à ne laisser aucun doute sur le fond de sa pensée.
Cet ouvrage n'est, dans sa substance, qu'un recueil de textes scrip-
turaires, principalement des Evangiles ou dçs Epîtres. Ils sont groupés
en chapitres et précédés d'un résumé succinct. Les chapitres sont
à leur tour classés en règles, de longueur très inégale, selon la matière;
la 70® règle comprend 27 chapitres, alors que beaucoup d'autres n'en
ont qu'un. L'ouvrage entier compte 80 règles. Tout le travail de l'au-
teur a donc consisté dans le classement par matière des textes choisis,
et surtout dans l'addition en tête du chapitre de la petite phrase,
concise et pleine, qui en résume le sens et est souvent le meilleur des
commentaires. C'est le cas des deux chapitres qui nous intéressent,
le premier et le second de la règle 73, qui traite des devoirs de ceux
qui sont dans le mariage, Ilepl twv Iv Yà[j.co (i).
Le chapitre premier porte dans le titre « que le mari ne doit pas se
séparer de sa femme, ni la femme de son mari, sauf en cas d'adultère
de l'un d'eux ou d'empêchement pour cause de piété ». L'objet du
chapitre est donc exclusivement la séparation des époux. Les textes
qui le composent sont :
Les deux passages célèbres de saint Matthieu sur le divorce (2);
Un court extrait de saint Luc concernant le renoncement à la famille
exigé du disciple de Jésus-Christ (3);
Enfin deux versets où saint Paul interdit aux époux de se séparer (4).
L'objet du chapitre étant la séparation et la détermination des causes
qui l'autorisent, on s'explique que saint Basile ne cite pas les passages
où saint Marc et saint Luc parlent du divorce, mais où, préoccupés
surtout d'interdire le second mariage, ils ne signalent pas le cas unique
où le Christ permet la séparation, l'adultère; l'allégation de saint
Matthieu était de rigueur. C'est pour l'autre cause de séparation, la
(i) P. G., t. XXXI, col. 849-852. ^
(2) « Il a été dit aussi : « Quiconque renvoie sa femme, qu'il lui donne un acte de
divorce. » Et moi je vous dis : Quiconque renvoie sa femme, hors le cas d'impudicité,
la rend adultère; et quiconque épouse la femme renvoyée commet un adultère. »
Matth., V. 3i-32.) « Mais je vous le dis, celui qui renvoie sa femme, si ce n'est pour
mpudicité, et en épouse une autre commet un adultère, «t celui qui épouse une
femme renvoyée se rend adultère. » (Matth., xix, 9.)
(3) « Si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses
enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. »
Luc, XIV, 26.)
(4) «Quant aux p.Tsonnes marié es, j'ordonne, non pas moi, mais le Seigneur, que la
femme ne se sépare pas de son mari; si elle en est séparée, qu'elle reste sans se
remarier ou qu'elle se réconcilie avec son mari; pareillement, que le mari ne répudie
point sa femme. » (/ Cor. vu, lo-ii.)
LE DIVORCE AU IV SIECLE ^0=)
piété, qu'est rapportée la parole de Jésus sur le renoncement, mais,
évidemment, saint Basile avait aussi en vue le verset 5 du chapitre vu
de la k* aux Corinthiens : nolite fraudare invicem, nisi forte ex consensii,
ad iempus, ut vaccetis orationi. Est-ce à dessein qu'il a été omis, comme
suffisamment connu? Est-ce oubli? Ou bien est-ce que l'auteur, préoc-
cupé de bien préciser tout de suite la nature de la séparation permise
et de prévenir qu'elle n'autorise en aucune façon un nouveau mariage,
cite aussitôt le passage où saint Paul, au nom du Christ, l'interdit for-
mellement? 11 est difficile de le dire. 11 semble que le dernier verset
{y. Il) serait mieux à sa place au chapitre suivant. Du reste, pour être
anticipé, il ne perd rien de sa valeur.
Le chapitre 11 est consacré exclusivement au second mariage des
époux séparés. Tandis que, dans le chapitre précédent, il a signalé deux
causes qui autorisent la séparation, ici il interdit le nouveau mariage
sans la moindre exception. 11 enseigne « qu'il n'est pas permis au mari
qui a renvoyé sa femme d'en épouser une autre, ni à la femme qui
a été répudiée par son mari de s'unir à un autre » (oti où/. s'isaT». tcô
àTroXûtTavTi 'rr^'f éauTObi ^uvaixa yaixsw aXkr,'/^ outî Tr.v aTCOAeXufjiévTfiv ocTtô
àvSpôç éT£p(j) vaixe^TGa'.). Ce sont les paroles mêmes du titre du chapitre 11.
Elles servent d'explication à ce verset de saint Matthieu déjà cité plus
haut et reproduit ici : «Je vous déclare que celui qui renvoie sa femme.
hormis le cas d'irnpudiciié, et en épouse une autre commet un adul-
tère; et celui qui épouse une femme renvoyée commet un adultère. »
(Xéyw 5è 0(j.~.v oTi 0; àv àTioA'JTr, Tr,v yuvaïxa auTOJ, el [jlyi ÈtzI iropvsia,
xal ya|x-/,Tr, v!ïXry jjiotyâTa'., xal 0 à7ro).e);U{Ji.év7,v vaur'Ta^ ixoiyaTa!..)
{Matth., XIX. 9.) Ce texte a été cité au chapitre F'', qui traite la sépara-
tion des époux, à cause de la première partie du verset qui l'interdit,
sauf en cas d'impudicité, c'est-à-dire d'adultère : ces derniers mots ont
ici toute leur valeur. Le même texte est cité au chapitre 11, à cause de
sa seconde partie : « Celui qui épouse une autre femme (après avoir
renvoyé la sienne) est adultère; et celui qui épouse une femme renvoyée
est aussi adultère. »
Mais un point reste obscur et demande une explication. Est-ce que
les mots hormis le cas d'impudicité du début du verset gardent leur
valeur jusqu'à la fin de la phrase, de sorte qu'il faille la comprendre
ainsi : celui qui épouse une autre femme après avoir renvoyé la sienne
est adultère, sauf s'il l'a renvoyée en cas d'adultère; et celui qui épouse
une femme renvoyée est adultère, à moins qu'elle ti'ait été renvoyée en
cas d' adultère. Le texte de saint Matthieu ne dit pas cela; il suppose
plutôt le contraire. Cependant, à la rigueur, et si rien par ailleurs ne
3o6 ÉCHOS d'orient
s'y opposait, on pourrait, avec un peu de bonne volonté, le lui faire
dire. En tout cas, voilà le point à éclaircir, celui sur lequel saint Basile
doit faire porter son explication dans le bref résumé qu'il place en
tête du chapitre. Si les mots hormis le cas d'impudicité ga.r dent pour lui
leur valeur, il doit les mettre en évidence. Or, que fait-il? 11 les supprime
complètement dans sa phrase : « 11 n'est pas permis au mari qui
a renvoyé sa femme d'en épouser une autre, ni à la femme qui a été
répudiée par son mari de s'unir à un autre. » La seule différence notable
qu'il y a entre l'explication et le texte à expliquer est la suppression
des mots douteux. Quoi de plus éloquent pour dire qu'ils n'ont pas
de valeur ici? Et l'on ne peut supposer qu'ils sont sous-entendus.
D'abord, le simple bon sens ne peut admettre qu'un auteur, dans
l'explication d'une phrase obscure, a sous-entendu précisément les
mots les plus importants, alors surtout qu'il les a mis en vedette quand
le sens était évident et ne demandait aucun éclaircissement, au chapitre
premier. Mais de plus, si les mots sont sous-entendus, le second
chapitre n'a plus sa raison d'être, et ce qui y est dit rentrait dans le
cadre du premier, d'autant plus que le texte cité dans le second cas est
reproduit du premier. La division en chapitres distincts ne s'explique
que si les cas posés sont résolus de façon différente : la séparation des
époux permise dans deux cas; leur nouveau mariage interdit sans
exception. L'exégèse de saint Basile est parfaite et sa doctrine très ferme
et précise; le mariage n'est jamais permis à l'époux divorcé du vivant
de son conjoint.
Retrouverons-nous la même doctrine dans les Lettres canoniques?
C'est ce qu'il nous reste à voir.
Des nombreuses lettres qui nous restent de saint Basile à Amphiloque,
évêque d'iconium, trois ont reçu, dès l'antiquité, le titre de canoniques.
Ce sont : la lettre i88 (i), de l'an 374, 1^ Ep. canonique;
La lettre 199 (2), de l'an 375, 11« Ep. canonique;
La lettre 217 (3), de l'an 375, 111* Ep. canonique.
Pour les canonistes, ces trois lettres forment un tout, partagé en
85 canons (16 dans la première, 34 dans la deuxième, 35 dans la
troisième). Je suivrai cette méthode et me contenterai de citer le
(1) P. G. t. XXXII, col. 663 sq.
(2) P. G., Ibid., col. 715 sq.
(3) P. G., Ibid., col. 794 sq.
LE DIVORCE AU IV^ SIÈCLE 3O7
numéro du canon (selon l'édition de Pitra) (i), sans désigner l'Epître.
Un très grand nombre de ces canons se rapportent au mariage, et
plusieurs traitent directement du divorce, au point de vue qui nous
occupe. Ce sont surtout les canons 9, 2 1 , 22, 3 5, 46, 48, 58, 59, 77. Plu-
sieurs sont clairs par eux-mêmes; d'autres ont besoin d'explication.
11 faut les citer tous pour donner une idée exacte de la doctrine cano-
nique de saint Basile. Cependant, l'ordre historique n'est pas de
rigueur. Ce ne sera pas en fausser le sens que de commencer par les
plus clairs, afin de faire bénéficier les autres des renseignements qu'ils
nous fournissent. Le plus important de tous et le plus ancien, le
canon 9, est aussi celui qui offre le plus de difficultés. Je ne l'aborderai
qu'après avoir étudié, en guise d'introduction, la répartition des peines,
d'après les canons 21, 22, 58, 59 et 77.
En Orient, au iv« siècle, la pénitence canonique comprenait quatre
degrés par lesquels le pécheur devait passer avant d'être réconcilié
et admis à la communion. Il était tour à tour pleurant, à la porte
de l'église; écoutant, dans le vestibule ; prosterné, avec les catéchumènes;
consistant, avec les fidèles. Il n'y a pas lieu d'insister dans le détail
sur le temps passé dans chaque catégorie. C'est la durée totale de la
peine qui nous intéresse.
Le canon 58 (2) fixe à quinze ans la peine de Vadultère. Le 59e (3),
qui lui correspond, en impose sept au fornicateur, tandis que le
canon 22 (4) se contente de quatre ans pour la même faute. On s'est
demandé pourquoi ces différences de peines, quatre ans et sept ans,
pour la même fornication. L'explication communément admise depuis
Aristène, et qui paraît certaine, est que saint Basile reconnaît deux
sortes de fornications : l'une, simple, est le péché commis par des
personnes non mariées; l'autre, grave, est le péché du mari infidèle
qui a des relations coupables avec une personne non mariée. Ce dernier
cas est celui que les moralistes modernes appellent l'adultère simple.
Pour saint Basile, ce péché n'est pas classé dans l'adultère mais dans
la fornication, dont il constitue une espèce plus grave.
Et en effet, voici le cas proposé par le canon 77 (5) : « Celui qui
(i) Pitra, Juris, t. I, p. 576-601.
(2) Pitra, loc. cit., p. 596 : « 'O ij.oiy^£-j(7aç à; te' iTîitiv àxoivwvoiTOç- Ëa-xt tmv r,y'.oi.<j~
;j.7.Twv... » Suit le détail.
(3) Pitra, loc. cit., p. 5g^:* 'Ottôovo? èv itz-x i-cTtv àxoivwvoiTO; ÉTTat twv ây.aTjxaTtov...»
(4) Pitra, loc. cit., p. 589 : « 'E^rtl Se èv TÉo-TapTiv ststiv wpi(7u.î'vr, ro?? tîopve-jo-jT'.v
r, â7t:Tt'iJLr|<7t;... »
(5) Pitra, loc. cit., p. 599 : « 'O [xÉvtoi xaTaXifxiîxvMv -tjv vofitjxw; aûtw (juvaçôsÏTav
■vvaïxa xal èrspav àyô[iîvoç, xafà Tr,v toù xupto-j aTiôçac'.v, tw toÏç \ioiytî(xç -iTtoxîÏTat
/:,i[j.3.-:' xî/avôvidra: 2c Trapà tûv riatspwv TifjuiJv.,. »
3o8 ÉCHOS d'orient
abandonne sa femme légitime et en épouse une autre, dit-il, est bien
condamné comme adultère par le Seigneur; mais nos Pères ont réglé
que ceux qui commettent ce péché doivent être « pleurants » un an,
« écoutants » deux ans, « prosternés » trois ans, « consistants » la
septième année et être ensuite reçus à la communion s'ils se sont
repentis avec larmes. » Sept ans seulement de pénitence canonique
sont donc imposés à un péché qui est puni moins sévèrement par
les Pères que par l'Evangile. Quel est ce péché? C'est l'adultère commis
par celui qui se remarie après avoir quitté sans raison, c'est-à-dire
hors le cas d'adultère, sa femme légitime. S'il s'agissait du mari séparé
de sa femme coupable, le texte ne dirait pas : celui qui abandonne
(xaTa>«t.[jLTT:àvwv), mais celui qui renvoie (à7:o).Û!7aç, comme dans l'Evan-
gile^ ou àTcoTTÉfji'^aç, comme au canon 21). Les moines de Saint-Maur
qui ont édité les œuvres de saint Basile (i) trouvent, en faveur de
ce sens, un autre argument dans les termes qui désignent la femme :
« Celui qui abandonne la femme qui lui est unie légitimement »
(t-V/ vofx'lpLwç auTw o-uvacpQcTa-av) . S'il s'agissait d'une femme adultère,
elle ne serait pas appelée légitime, disent-ils, car saint Basile oblige le
mari à s'en séparer, ce qui suppose qu'il ne la considère plus comme
légitime après son péché. Nous verrons plus tard, en expliquant le
canon 9, que cette affirmation est exagérée et manque de fondement.
11 est évident, comme le font remarquer les Mauristes (2), que le
mari coupable a l'obligation de reprendre sa femme innocente et de
renvoyer sa complice avant de commencer sa peine. Et il doit s'estimer
heureux; il est traité avec indulgence : il a commis un véritable adul-
tère, et il n'est puni que comme les fornicateurs, dont le canon 59
fixe la peine à sept ans. (Il n'y a pas lieu d'insister sur une petite
divergence de détail entre ces deux canons dans la distribution des
degrés de la pénitence ; c'est le chiffre global qui importe.)
Le canon 21 présente un cas analogue de condescendance vis-à-vis
du mari coupable :
« Si un homme marié ne se contente pas de son mariage et tombe
(1) p. G., t. XXXII, col. 8o3, n. 29.
(2) PiTRA, loc. cit., p. 588 : « El àvrip yjva(y.t (luvotxwv, èustSàv (ay) àpxîaôîlç toi "i'àfio),
£t; TcopvEîav èY-Tiéret^, Ttôpvov y.pt'vojj.îv tôv rotoyrov xal, irXscov aûrôv- TtapaTcivoncV èv TOtç
èwiT-zitAtoi;, O'j [i.£VTOi £/o[j.£v xavova T(o T7Î? [/.oty_£iaç ixixw ii'KO.ya.feXv £YxXr,(xaTt, èàv £t;£),£u-
6c'pav l'âiio-J -1] à[xapTta •^ivr^oii' ôtÔTi r, [xoi^^aXt'c [i£v, (jLiatvofAiVr,, çrial, [xtavôriUETat, xal O'Jx
àva<7Tfi£'J;£i Tcpô; tôv avopa aurriç" xal ô xaTÉywv |jLOiy_aXéôa açptov xal à<T£êr|;. '0 [aevto'.
Ttopvsuca; o-jx à7rox).£ta6r,(7£tat ■:r^z upo? yyvatxa aûro-j o-Jvotxri(T£(«)ç, w<tt£ rj [i£v yuvï) ÈT^a-
v'.civTa àno rcopvîia; tôv avopa aÛTr,; TrapaSc'lîTa'.' ô oï àvr,p Tr,v (A(av6£t»Tav twv oixwv avToy
àTTOTtî'fJi. ^'ît. Kal ToyT(i)v ô /.oyo: où pi5io;* r, 5c rruvr/Jîta outco xîxpàTr,X£. »
LE DIVORCE AU IV'^ SIÈCLE 3O9
dans rinconduite, nous le condamnons comme fornicateur et nous lui
imposons de plus longues peines (qu'au simple fornicateur); nous
n'avons cependant pas de canon pour le soumettre (à la peine) du
crime d'adultère, si c'est avec une femme non mariée qu'il a péché.
L'Écriture dit bien, en effet, de l'adultère : « Elle sera impure et ne
reviendra pas vers son mari. » {Jer. m, i), et encore : « Garder une
adultère est d'un fou et d'un impie. » {Prov. xviii, 22); par contre,
elle n'interdit pas au mari fornicateur de vivre avec sa femme. Ainsi,
la femme devra recevoir son mari après son péché, et le mari chassera
sa femme de chez lui si elle a été souillée. Bien que la raison n'en soit
pas facile à donner, telle est la coutume qui a prévalu. » (i)
Le cas posé ici n'est pas tout à fait identique à celui du canon 77.
Là, il était question du mari qui quitte sa femme sans raison, pour se
remarier, et ici, du mari qui, sans se séparer de sa femme, vit dans
l'inconduite avec une autre. D'un côté comme de l'autre, il y a adul-
tère, d'après l'Evangile, et c'est la peine des fornicateurs qui est imposée.
Sa peine est cependant plus longue que celle du fornicateur simple.
Mais ce n'est pas seulement sur la peine que le mari infidèle jouit
d'un traitement de faveur, en vertu de la coutume ou des décisions
des Pères. Il est aussi avantagé au point de vue de h séparation. Le
Christ autorise la séparation (simple) des époux dans le cas d'adultère
{Matth. XIX, 9), mais il ne l'impose pas. Plus sévères que lui, certaines
Eglises anciennes firent une obligation au mari innocent de renvoyer
sa femme infidèle, tandis que la femme innocente pouvait et même
devait garder son mari coupable.
11 y avait là une inégalité flagrante qui n'est ni selon la lettre, ni
selon l'esprit de la loi évangélique, mais que les circonstances
expliquent. Il faut y reconnaître, sans aucun doute, l'influence de la
loi civile. Elle faisait au mari une situation si avantageuse que les
Pères, chargés de faire observer les lois évangéliques, ont estimé
prudent ou nécessaire de faire en sa faveur quelque exception, en
certains cas déterminés. On s'explique de même que, pour le renvoi
de la femme adultère par son mari, renvoi permis mais non imposé par
Jésus-Christ, l'Eglise, craignant de heurter les préjugés tant des con-
vertis que des païens eux-mêmes habitués à plus de rigueur sur ce
point, ait maintenu un usage qui, de soi, n'est pas contraire à la parole
du Christ. Je laisse aux historiens le soin d'ajouter à ce motif d'ordre
juridique d'autres causes qui appelaient ces ménagements, llsentrouve-
(:) PiTRA, loc. cit. Ibid.
3IO ECHOS D ORIENT
ront de nombreuses, en particulier, dans la situation très délicate que
créa à l'Église, au iv<^ siècle, l'entrée en masse dans son sein de païens
à demi convertis, qui, pour avoir reçu le baptême, n'avaient pas perdu
toutes leurs habitudes passées, et qu'il fallait ne pas décourager par
des exigences au-dessus de leurs forces. Ce n'est que progressivement
qu'on pouvait laisser tomber sur ces épaules délicates tout le poids de
la croix du Christ. Si la femme coupable ne bénéficiait pas des mêmes
adoucissements, c'est sans doute qu'elle était dans l'ensemble mieux
disposée et plus soumise, ou plutôt parce que les mœurs de Tépoque
comprenaient mieux la gravité de sa faute et se prêtaient à l'application
rigoureuse de la peine établie.
Il importe cependant de bien noter que l'indulgence de l'Eglise de
Césarée, d'après les canons cités plus haut, ne porte que sur le côté
extérieur de la discipline, pénitence ou séparation. Rien n'y prouve
que saint Basile autorisait et reconnaissait comme valide le second
mariage des époux séparés et, par conséquent, qu'il admettait la rup-
ture complète du lien conjugal par la faute de l'un des conjoints.
L'indulgence est toute d'ordre canonique et pénitentiel.
C'est d'après ces principes que doit être interprété le canon 9. 11 ne
contient rien de plus, ainsi que je vais essayer de le montrer.
Canon 9. En voici le texte intégral. J'ai cru devoir, pour orienter le
lecteur, ajouter la division en paragraphes et quelques mots entre
parenthèses, dont la raison ou est évidente, ou sera donnée en son
temps : (i)
« Le précepte du Seigneur — cela découle de sa nature même
(1) PiTRA, loc. cit., p. 582 : « '11 81 Tov /.vpt'ou aTtôçaat;, xaTa piîv Tr|V rr,; évvot'a; àxo-
AO'jôXav, eH i'<joy xal avSpaai y.at y^vatSiv àpp.o^et, Trepl to-j (ayj È|cïvat ^iaou k^ia-xabx'.,
TiapEXTo; Xôyo'j uopveta;. 'H 6È cuvvîOsia o-jy^ o-Jtwç eys'." àÀAx ÈTtl tj.'v/ twv Y'jvatxôv 7ro)./.r|V
£'jpt'axo[JL£v àxpiêoXoYt'av, to-j jjlèv à7tO(7TÔ).o'j Xé^ovroç, ôti ô xo/,>,o)[j.£vci; -i] irôpvr, Ev iTwij.dé
iTT'.' Toy ôè 'l£p£[i,tôy citt £ocv yé^niia.'. yjvrj àvSpt étÉpo). oùx z%i.izçié-bzi Tipb; tov avgpa «VTr,;,
â/./.à [j.iatvo(Ji£vr| [Aiav6r|i7£Ta!. Kat 7ia).iv. 'O è'ywv p.rjiyaHô(x, a;ppa)v xal à<T£êrjÇ. 'II Ô£ awr,-
'Jcta xal [j.O'.x£"'JOVTa? a-jôpa; xal âv 7iopv£tatç ovraç v.a.zéyt'jbxi -JTrô yuvaiXMV npoo'-i'jaîi'
MT-rs •/) T(p à'^ei[).é-^u> àvSpl ffuvotxoyTa, oûx oiSa Et ôûvaTxt tj.otyaXl: y_pripi.aT!^£tV 70 yàp
È'yx/.r.fjia èvraùôa xr,; àTro/ucriffriÇ tov avSpa auTETa'., xaTa Tcot'av aÎTsàv à7r£'<TTT) to-j yi[AO-j'
£'^T£ yàp TV7TT0[JI£VC| [j/r| çEpouaa Tac TtXriyàç, -J7ro[A£V£tv £Xp'f|V ;xà)./,ov y- 8',a^£-j/_0r|Vai to-j a-jvot-
xq-jvtoç" eI'te T-i-jV EÎç ta yç/ri\).a.TX î-/)[j,tav [j,-r| ^Épo-jaa, o-jôè a-jT-c, r^ Tcpô^paTi; àEiôXoyo;. Et oà
£'.à Tci £v TTOpvEta a-jTÔv l^r^'K oûx Eyo[ji.£v TO-jTO èv Tfj (7-Jv/-,9£ta T-/) èxx/-/;(7taTTixy) TÔ TTapaTr|pr|[Aa,
sûXa. -/.al aTitaTO-J àvSpb; j(0Jpi^£<7Gai où TtpoffETayôri y-jv-r, àA),a irapap-EVEiv' tia. to aSY)).ov T-rjÇ
lxoa<7£wç. Tt yàp otôa;, yjvai, eî tôv avSpa ffwaEtç; (a) dio-TS r, xaTaÀiTto-jaa. [xotyaXtç, £Î ètî'
a>,Aov -r|),6£v av5pa. 'O 6è xaTaÀEiçÔclç auyyvwaTÔç èaTs, xal r, o-^voixo-jcra tw toio-jtw o-j
xaxaxptvExai. Et [lÉVTOt ô àvrip àTroffTaç zf^ç yuvatxô:. ètt' aù.r^-^ r,X6£, xal (^'jto? [jiotxô;. ctOTt
TioiEÏ a-jT-r,v (j.ot5(£-j6rivai, xal -q ff-jvotxo-jaa a-jtw, jj.otyaAi'; 5tÔTt àXXÔTptov av8pa Tipo; Éa-^T-i'iV
aETECT-CiaEV. »
LE DIVORCE AU IV* SIÈCLE 3 I I
(xaTà rr.v àxoAO'jOiav -7,^ èvvoîa;), s'applique également aux hommes et
aux femmes: il ne leur est pas permis de rompre le mariage, hors
le cas d'adultère.
« Autre cependant est la coutume. Au sujet des femmes (adultères),
nous avons des ordres précis; car l'Apôtre déclare : «Celui qui s'attache
à la femme adultère est un seul corps avec elle. » (/ Cor. vi, i6); et
Jerémie : « Elle ne reviendra pas vers son mari, la femme qui aura eu
commerce avec un autre, mais elle sera impure. »(Jer. m, i); et ail-
leurs (l'Ecriture ajoute) : « Garder une femme adultère est d'un fou et
d'un insensé. » {Prov. xviii, 22.)
« Pour ce qui est, au contraire, des maris adultères, la coutume ordonne
aux- femmes de les garder, même s'ils persistent dans leur fornication;
au point que si l'un d'eux est abandonné, je ne sais si l'on peut traiter
d'adultère la femme qui ensuite s'unit à lui. Le coupable, en effet, ici,
c'est la femme. Pour quel motif s'est-elle éloignée.^ Etait-elle battue et
ne pouvait-elle endurer les coups? Elle devait les supporter plutôt que
de se séparer de son conjoint. Subissait-elle dans sa fortune des dom-
mages qu'elle n'a pu tolérer? L'excuse est encore insuffisante. Même
si cet homme s'adonnait à la fornication, nous n'avons pas, dans la
coutume de l'Eglise, cette observance (-apar/îpr.j/a). L'infidélité même
du mari païen n'est pas donnée comme motif de départ de la femme,
qui a, au contraire, le devoir de rester, mais uniquement l'incertitude
touchant le résultat : « Car, sais-tu, femme, si tu sauveras ton mari ? »
{l Cor. VII, 17.) (û). Ainsi, la femme qui se retire est adultère si elle
se remarie; le mari abandonné est excusable (s'il se remarie), et la
femme qui vit avec lui n'est pas condamnée.
« Cependant, si le mari se sépare de sa femme et s'il en épouse
une autre, il est lui-même adultère, car il fait commettre l'adultère à
sa femme légitime ; et celle qui vit avec lui est aussi adultère pour
avoir attiré à elle le mari d'une autre. »
Une analyse de ce canon s'impose avant tout.
\a) Mot à mot : « La femme n'a pas reçu l'ordre de se séparer de son mari infi-
dèle, mais celui de rester avec lui, à cause de l'incertitude du résultat. Car, sais-tu,
femme, si tu sauveras ton mari?» La fin de la phrase ainsi traduite n'a pas de sens.
Elle dit le contraire de ce que veut prouver saint Basile, ou elle donne au texte de
l'Epitre aux Corinthiens un sens opposé à celui que lui donne saint Paul. Sans
recourir à l'expédient trop commode d'une erreur de copiste ou d'une ligne oubliée,
on peut lui trouver un sens acceptable en mettant une séparation après -apaar/=-.v,
comme le fait Pitra, et en répétant, devant la seconde partie de la proposition, le
verbe de la première : à"/,),à /(ooi^TïTOx'. TTOOTîtà/Or, ôix ro à'ôr,).ov...
C'est le sens que j'ai adopté dans ma traduction. Du reste, cette phrase n'a qu'un
rôle accessoire dans l'ensemble du canon.
3 I 2 ÉCHOS D ORIENT
On y remarque d'abord une sorte d'introduction que j'appellerai
théologique, où est posée en principe, d'après l'Evangile, l'égalité de
condition des époux au point de vue de la séparation. Après ce préam-
bule commence le canon proprement dit, l'exposé disciplinaire. 11 com-
prend trois parties :
1. Défense pour le mari de vivre avec sa femme adultère, mais obli-
gation de la renvoyer, d'après l'Ecriture;
2. Obligation pour la femme de garder son mari adultère, même
s'il est brutal, dissipateur ou débauché; rien, dans l'Écriture ou la pra-
tique de l'Eglise, n'autorise ce départ, si bien que la femme innocente
qui se retirerait et se remarierait serait punie comme adultère, tandis
que le mari coupable et abandonné qui se remarierait ne serait pas
traité comme adultère pour cela ;
3. Défense au mari de se remarier, sous peine d'adultère, s'il se
sépare de sa femme.
Certains auteurs, Palmieri (i), Souarn (2), entre autres, entendent la
dernière phrase de tout mari qui se sépare de sa femme, innocente
ou adultère. Ils y trouvent ainsi un argument facile en faveur du
maintien absolu du lien conjugal et la réponse aux difficultés que les
phrases précédentes ont soulevées. Cette explication paraît la vraie.
Cependant, elle prête le flanc à des objections sérieuses qui lui enlèvent
une partie de sa valeur. En effet, lorsqu'il s'agit d'une femme adultère,
saint Basile ordonne au mari, au début du canon, de s'en séparer;
comment peut-il le lui reprocher à la fin du même canon, en l'accusant
« de la rendre adultère », c'est-à-dire de l'exposer à pécher (ovôrt
Tîo'-el aùrÀiv jJLoi')(_£u97^vai). Autyiv désigne certainement la femme légi-
time, car ce mot est opposé à r\ a-uvoixoOo-a auTcô qui désigne sa com-
plice. De plus, ces mots sont empruntés à saint Matthieu (v, }2), où
ils se rapportent certainement à l'abandon de la femme innocente,
puisque le sens de la proposition est restreint par TiapsxTÔç Àôvou
Tiopveiaç. On dit bien que, dans tout le canon 9, il est question
d'adultère; mais on répond : il est question d'adultère, soit du mari,
soit de la femme, mais non pas partout d'adultère de la femme. Toute
la deuxième partie, par exemple, est consacrée surtout à exposer ce
que doit faire la femme innocente en cas d'adultère de son mari. 11
peut en être de même de la troisième. Ces raisons n'enlèvent pas toute
probabilité à l'interprétation large qui voit, dans la dernière phrase,
(i) Palmieri, De Matrim. christ. Roma, 1897, p. 169.
(2) Souarn, art. « Adultère », dans Dict. theol. cath.
LE DIVORCE AU IV^ SIÈCLE 3I3
la condamnation de tout nouveau mariage du mari. Elle paraît seule
admissible, mais il faut le prouver. Le texte n'y suffit pas. A plus forte
raison, ne suffit-il pas à résoudre les problèmes multiples que pose
le canon.
Notre premier soin doit être de déterminer la nature de la coutume,
ajv/îQîia, au nom de laquelle parle saint Basile. Beaucoup d'auteurs
ont cru qu'il suivait ici la loi civile. Les mauristes l'affirment (1);
Pitra (2) l'accepte aussi, et d'autres après lui. A priori, cela n'est pas
impossible. Mais il est évident qu'une telle assertion doit être démon-
trée et ne peut être admise à la légère. Les Epîtres canoniques ne sont
pas un commentaire civil de lois impériales, mais un exposé de règles
ecclésiastiques. Et si brusquement on prétend qu'elles quittent le ter-
rain qui est le leur pour faire une incursion sur le territoire voisin,,
on a le devoir d'établir solidement ces manières de voir. Les ortho-
doxes, qui volontiers confondent loi civile et loi religieuse, sont portés
à prêter aux Pères du iv® siècle des habitudes qui sont d'un autre âge.
Certains catholiques ont, dans le cas présent, admis que saint Basile
abandonnait le point de vue ecclésiastique, parce que certains mots du
canon leur paraissent mal sonnants. Mais, d'un côté comme de l'autre,
ces raisons sont insuffisantes.
Je ne crois pas qu'on puisse prouver que saint Basile suit, ici, la
loi civile. Tout indique, au contraire, qu'il s'agit bien d'une coutume
de l'Église, ou, pour le moins, d'une Église particulière. — i. 11 n'existe
pas, dans le canon, la moindre mention de la loi civile ni dune auto-
rité civile quelconque. Au contraire, la coutume est formellement
appelée « ecclésiastique » (au milieu du canon). — 2. Les raisons par
lesquelles elle est justifiée sont tirées non des lois ou Constitutions
impériales, mais de l'Écriture, Ancien et Nouveau Testament, ou des
Pères. — 3. Le contenu, malgré un certain nombre de points de contact,^
contient des divergences importantes, en particulier en ce qui concerne
la femme, qui n'est jamais autorisée à se séparer, dans saint Basile,
tandis que la loi civile, la Constitution de 33 1 , par exemple, le lui recon-
naît formellement. — 4. Dans la même lettre, le canon 4 établit la
peine des trigames d'après une coutume qui est certainement ecclé-
siastique, l'autorité civile n'ayant jamais légiféré sur la question.
(i) P. G., t. XXXII. coL 674, n. 64.
(2) Pitra, loc. cit., p. 614, n. ii.
31^ ECHOS D ORIENT
!1 n'est pas admissible que saint Basile désigne tour à tour par le même
mot, sans le moindre avertissement, tantôt une coutume civile,
tantôt une coutume ecclésiastique. C'est la même qui est désignée
partout. Je ne prétends pas, d'ailleurs, qu'il n'y ait pas de rapports de
ressemblance entre les deux. J'affirme seulement que saint Basile ne
se réfère pas directement à l'autorité d'une loi civile, mais à celle d'un
usage ecclésiastique, qui a pu subir et a subi l'influence de l'autre,
nous avons vu tout à l'heure de quelle manière et jusqu'à quel point.
Sur quoi porte cette coutume? Aucun doute possible sur ce point:
elle détermine les règles à suivre au sujet de la séparation des époux
en cas d'infidélité de l'un d'eux : obligation pour le mari innocent de
renvoyer sa femme adultère; défense à la femme innocente de ren-
voyer son mari adultère. C'est exactement la doctrine que nous avons
vue exposée dans le canon 21, Cependant les termes dont se sert ici
saint Basile posent un problème très grave, celui de l'indissolubilité
du lien conjugal. Ils semblent supposer que la séparation en question
est totale, complète et autorise un nouveau mariage de l'un des
conjoints. Deux phrases surtout sont à étudier de près.
Après avoir défendu à la femme de se séparer de son mari, même
coupable, il ajoute : « De sorte que, si un mari est abandonné, je ne
sais si l'on peut traiter d'adultère la femme qui vit avec lui » ; et plus
bas : « de sorte que celle qui se retire est adultère si elle se remarie ;
mais celui qui a été abandonné est excusable (o-'jyyvwttô;), et la femme
qui vit avec lui n'est pas condamnée (où xaTaxpwsrai) ».
Je me contente de signaler, sans y insister, que ces deux proposi-
tions ne sont pas mises directement en rapport avec la coutume, mais
qu'elles en sont séparées par un oWx£, annonçant une déduction, une
sorte de conclusion personnelle. On aura remarqué aussi que, à là diffé-
rence de ce qui précède, l'affirmation est ici hésitante. La première
phrase est précédée d'un « je ne sais » qui rejaillit aussi sur la
deuxième et leur enlève une certaine partie de leur poids. Mais oublions
pour le moment ces détails, et ne retenons que la deuxième phrase,
qui est formelle et explicite. Que dit-elle exactement?
A première vue, il semble qu'elle n'a qu'un seul sens, celui-ci :
« Le mari abandonné est libre de se remarier, et sa nouvelle compagne
n'est pas adultère, mais légitime. »
Cependant, si l'on veut bien y regarder de près, on verra qu'un
deuxième sens est possible, celui-ci : ce mari ne peut pas être puni
comme adultère; la femme non plus ne peut pas l'être (parce qu'il
.n'y a pas de canons qui les atteignent dans ce cas).
LE DIVORCE AU IV' SIÈCLE 315
*
Et non seulement ce second sens est possible, mais il est le vrai, le
seul que l'on puisse avec certitude tirer du texte de saint Basile, le
seul acceptable dans le cas présent. Voici un certain nombre de raisons
qui l'insinuent ou qui le prouvent :
1 . Les termes, pris dans leur rigueur, ne disent pas ce qu'en extrait
la première traduction ; ils insinuent au contraire fortement la seconde.
Excusable, tuv^'^^cot-ôç, signifie digne d'indulgence et s'emploie non
d'une bonne action ni même d'une action entièrement libre et indif-
férente, mais d'une action mauvaise en soi et défendue; on dit qu'une
faute est excusable, qu'un crime est excusable; mais ce qui est permis
n'a pas besoin d'excuse. Du reste, saint Basile marque bien sa pensée
quand, cherchant un synonyme à excusable, il ne dit pas de la femme :
elle est libre ; elle est autorisée, mais : elle n'est pas condamnée. Les
termes donc, pris en eux-mêmes, supposent l'interdiction du second
mariage plutôt que la liberté.
2. L'objet propre, premier et immédiat des Lettres canoniques, est de
déterminer les peines dues à certains péchés et les cas pratiques dans
lesquels elles sont infligeables. Ce ne sont ni des cas de conscience
de morale ni des réponses théologiques. Elles ne s'occupent pas de
toutes les fautes, ni même des plus graves en soi, mais de certaines
jugées spécialement dignes de châtiment. On ne peut donc rien fonder
sur leur silence. Quant à ce qu'elles expriment, il faut l'interpréter
d'abord dans un sens pénal, et l'on n'en peut sortir que si l'auteur y
indique, au moins indirectement, son intention de généraliser la question.
3. La partie du canon qui nous intéresse est spécialement canonique,
et en particulier la phrase que nous étudions : la femme est déclarée
adultère si elle se remarie; le mari ne l'est pas dans le même cas. 11
est inadmissible que saint Basile parle ici du point de vue moral ou
théologique, puisqu'il vient de déclarer que, d'après l'Evangile, les
époux sont égaux; la différence ne peut exister qu'au point de vue
canonique, c'est-à-dire pénal ; c'est de la peine qu'il excuse le second
mariage. D'ailleurs, comment la emme qui se retire peut-elle être adultère
en se remariant sans que la réciproque soit vraie? L'adultère suppose
des liens, et des liens mutuels. Si la femme est liée, son conjoint l'est
également. Comment peut-il être excusé de se remarier? L'excuse ne
porte pas sur le second mariage lui-même, mais sur la peine qu'il mérite.
4. Le canon 46 (i) fournit, en faveur du second sens, un argument
qui paraît décisif. Il est ainsi conçu : « Celle qui a épousé, par igno-^
(;) PiTRA, loc» cit., p. 594.
3i6 ÉCHOS d'orient
rance, un homme, qui a été abandonné pour un temps par sa femme
légitime, et qui a été ensuite renvoyée à cause du retour de celle-ci
a bien commis une fornication, mais sans le savoir. On ne lui interdira
donc pas de se remarier. Elle fera mieux cependant de s'en abstenir. »
Nous trouvons ici exactement le cas qui nous intéresse : un mari
abandonné par sa femme. Celle qui s'unit ensuite à lui est déclarée
coupable de fornication, bien qu'elle soit excusée, par son ignorance,
de toute faute formelle. Son complice l'est donc également et sans
excuse, sauf l'excuse de la peine d'adullère, en vertu de la coutume.
On peut, il est vrai, objecter que le mari est ici abandonné ad tempus
et que le cas est différent; mais cette circonstance n'en modifie pas la
substance. Le retour de la femme a montré que son départ était pas-
sager, mais ce n'est pas ce retour qui a rendu irrégulière la situation
du nouveau mariage. Le péché existait parce que le lien persistait. Le
mari n'était donc pas délié par le départ de sa femme.
5. C'est admettre une contradiction formelle chez saint Basile que
d'accepter le premier sens. Saint Basile n'était pas exempt d'erreur; il
aurait pu se tromper sur un point particulier, ainsi que cela est arrivé
de fait à plusieurs Pères. Mais il est plus difficile d'accepter qu'il se
soit contredit expressément sur un point de l'importance de celui-ci,
et l'on ne doit s'y résoudre que devant l'évidence, sur des textes d'une
clarté telle que le doute soit impossible. Nous avons vu plus halit sa
pensée précise et nette sur le second mariage en cas de séparation.
Cela nous oblige à choisir ici, entre deux sens acceptables, celui qui
est conforme à cette pensée, c'est-à-dire le deuxième.
6. Enfin, cette interprétation est confirmée par la comparaison avec
ce qui se faisait en Occident, à la même époque, au sujet d'un cas
à peine différent que nous allons aborder dans un instant. Nous y
voyons le concile d'Elvire, vers l'an 300, dans son canon 9 (i),
défendre strictement à la femme de se remarier sous peine d'excommu-
nication. Par contre, quelques années plus tard, en 314, le concile
d'Arles, appelé à statuer sur la conduite des fidèles jeunes qui, du
vivant de leur compagne adultère dont ils sont séparés, contractent une
seconde union, n'ose les frapper d'excommunication; il déclare ce
mariage interdit, mais, sans fixer de peine, il demande seulement
que, « autant qu'il est possible, on leur conseille de s'en abstenir »
(canon 10) (2).
(1) Héfèle-Leclercq, t. I, p. 227.
(2) Ibid., p. 287.
i
LE DIVORCE AU IV'^ SIECLE 317
Et nous voilà, comme tout naturellement, ramenés au « je ne sais »
(oùx oVjo.), par lequel saint Basile aborde, dans notre texte, la question
du second mariage. 11 signifie sans doute : je ne connais pas de canons
qui s'appliquent à ce cas. Mais il rappelle plus encore, par l'indécision
qu'il trahit, la compatissante condescendance des Pères du concile
d'Arles.
De toutes ces raisons, je conclus que, sans approuver le second
mariage du mari abandonné, saint Basile se montre indulgent pour
lui, et, en vertu d'un usage établi dans son Eglise, suspend l'appli-
cation des canons pénitentiels qui les frappent d'adultère. Est-ce à dire
qu'il le dispense de toute peine canonique, et qu'il le reçoive à la
communion de l'Eglise dès qu'il a renvoyé sa complice? duoi qu'il
en soit de la possibilité d'une telle concession, il n'est pas prouvé
qu'elle ait existé de fait. On ne peut s'appuyer pour l'établir sur le
canon 35, qui ne s'applique pas à ce cas. 11 dit bien : « Dans le cas du
mari abandonné par sa femme, il faut considérer la cause de cet abandon ;
s'il est avéré qu'elle était partie sans raison, le mari est excusable; elle,
au contraire, doit être punie. L'excuse donne au mari le droit de
communier à l'église, (i) » 11 ne peut être question ici de la sépa-
ration suivie d'un nouveau mariage : le canon 46, cité plus haut, qui
accuse la femme de fornication dans ce cas, s'y oppose absolument.
D'ailleurs, le mari abandonné qui contracte une nouvelle union serait*"
au moins soumis à la peine des digames. Puisqu'il est reçu immédia-
tement à La communion de l'Eglise, il ne s'agit ici que de séparation
simple des époux. Rien ne s'oppose donc à ce que, dans le cas du
canon 9, le mari abandonné et excusé d'adultère soit cependant frappé
des peines imposées au fornicateur.
Il faut rapprocher du cas que nous venons d'étudier, celui du mari
innocent séparé de sa femme coupable, et conclure que lui aussi était
exempt de la peine canonique des adultères s'il se remariait. Si
le mari coupable, abandonné par sa femme, en était exempt, on ne
pouvait se montrer plus sévère pour un innocent justement séparé de
sa compagne. L'obligation qui était faite à ce dernier de la renvoyar
militait encore en sa faveur. Comme il arrive souvent, cette sévérité
excessive sur un point de discipline devait trouver son contrepoids
(i) PiTRA, loc. cit., p. 592 : « 'Et:1 Se toC /.aTa/.st^Ôc'vTO; àvôpô; JtîÔ -f^z yjvatxô;, 7r,v
îTTtv aEto;. T, Se ï-it'.-'.\xio-j' r, Zï ijui'yvovji.t, tovtw Trpo;' to xoivojvîTv -fj iy.x).-/i<Tta 8o6T|iïcTa'.-.»
3l8 ECHOS D ORIENT
dans l'adoucissement d'un autre. En condamnant le mari innocent
à se séparer de sa femme, on se mettait presque dans l'obligation
morale de lui imposer une pénitence moindre s'il succombait à la
tentation d'en prendre une autre, surtout s'il était jeune.
Peut-on aller plus loin et affirmer que saint Basile autorise le mari
divorcé pour cause d'adultère à contracter un nouveau mariage légi-
time? Rien ne le prouve. Ceux qui l'ont prétendu, les canonistes
orthodoxes du moyen âge;, et, parmi les catholiques, les éditeurs des
œuvres de saint Basile (i) suivis par quelques auteurs modernes, n'ont
apporté en faveur de leur dire que des présomptions vagues alors
qu'on est en droit d'attendre, pour une assertion de cette importance,
des preuves solidement établies. Qiie nous dit-on?
1. De ce que la loi romaine considérait le mariage comme annulé
par l'adultère de la femme, et de ce que saint Basile la suit dans le cas
en imposant la séparation au mari innocent, on conclut qu'il pense de
même. Mais je nie que saint Basile suive la loi civile; il suit la cou-
tume, ce qui est différent, même si elle est influencée par la loi. Les
textes qu'il allègue sont empruntés non aux jurisconsultes, mais
à l'Ecriture.
2. Ces textes scripturaires eux-mêmes ne prouvent pas que saint
Basile tienne le premier mariage pour annulé, mais seulement qu'il
fait au mari innocent un devoir de renvoyer sa femme coupable. (Je
n'examinerai pas ici la force démonstrative des textes cités; elle est
pour le moins douteuse. Je les prends comme simples témoins de la
pensée de saint Basile.)
3. Mais pourquoi impose-t-il cette obligation, sinon parce que, pour
lui, le mariage est nul? 11 l'accepte, dit-il, parce que c'est la coutume.
Soit. Mais pourquoi accepte-t-il cette coutume sinon parce que, pour
lui, il n'y a plus de vrai lien entre les deux anciens époux?
Pour que cette conclusion fût légitime, il faudrait que l'annulation
du mariage fût la seule raison qui ait pu incliner saint Basile à admettre
l'obligation de renvoyer la femme adultère. Mais cela est faux. 11 en est
d'autres et d'aussi fortes. Je viens d'en exposer quelques-unes; elles
ne sont pas les seules; on peut en trouver encore. Tant qu'on n'a
pas établi qu'elles sont toutes insuffisantes et que seule la dissolution
complète du premier mariage a pu justifier la décision de saint Basile,
on n'a rien prouvé.
4. Enfin, on a comparé le cas actuel à celui qui a été étudié précé-
(i) P. G., t. XXXII, col. 8o3, n. 29.
LE DIVORCE AU IV*= SIÈCLE 319
demment du mari abandonné par sa femme. Là, dit-on, saint Basile
autorise le second mariage; à plus forte raison doit-il l'admettre ici.
J'ai établi plus haut ce qu'il faut en penser. Je nie qu'il l'autorise, du
moins, on ne peut le prouver; il ne le punit pas comme adultère, ce
qui est différent. Il agit de même pour le mari qui a renvoyé sa femme
adultère; on ne peut rien prouver de plus.
Ainsi, un fait reste acquis et certain : on ne peut affirmer que saint
Basile, dans ses Lettres canoniques, permette au mari divorcé de con-
tracter un second mariage, licite et légitime devant l'Église, du vivant
de sa femme. Ils s'abstient seulement de le punir comme il le mérite
dans^ certains cas, ce qui ne constitue pas une approbation implicite,
mais est une simple tolérance.
Concède-t-il à la femme ce qu'il refuse au mari ? C'est la dernière
question qui nous reste à étudier.
*
* *
On pourrait répondre à priori que la femme, dont l'infidélité est
traitée par saint Basile dans toute sa rigueur, ne sera évidemment pas
plus favorisée que son mari, qui bénéficie parfois d'une grande indul-*
gence, et si le second mariage est refusé au mari divorcé du vivant de
sa femme, à plus forte raison le sera-t-il à la femme divorcée, du
vivant de son mari. 11 vaut la peine cependant d'entrer dans le détail
des décisions prises à son sujet.
Supposons d'abord la femme innocente. La question du second
mariage se pose pour elle dans deux cas : 1° elle est séparée de son
mari, parce que celui-ci entretenait des relations coupables, ou pour
une autre raison sérieuse et qu'elle Va abandonné; elle ne peut se
remarier sans commettre un adultère (can. 9), à plus forte raison en
serait-il de même si elle s'était retirée sans motif; 2» elle est séparée de
son mari parce que celui-^i Va abandonnée : elle ne peut pas se remarier
non plus. Le cas est posé et résolu par le canon 48, ainsi conçu :
« La femme abandonnée par son mari doit, à mon avis, rester dans
la continence. Le Seigneur a dit en effet : Celui qui abandonne sa femme,
hors le cas d'adultère, la rend adultère {Matth., v, 32); s'il l'appelle
adultère, c'est qu'il exclut son union avec un autre homme. Comment
serait-il coupable de causer l'adultère si la femme ne l'est pas (en se
remariant), quand le Seigneur l'appelle adultère si elle s'unit a un
autre? » (i)
(i) PiTRA, loc. Ci7., p. 594:« 'II lïïfy.T.-.oCkf.z^ii'JT. Tiapà toj àv2pô;. ■/.%-}>. -r;i litr^-i -p^oyar;/,
aï'vciv oçEt/.c!. Eî yip ô K-jpto; î'';rîv ôrt 'Eiv ti; xaTa/.t'TîTj yjva:/.x ixTo; À^yo-J Tropvsi'a;
!20 ECHOS D ORIENT
Voilà une exégèse très fine et irréprochable. Mais à qui ce canon
interdit-il de se remarier? Palmieri pense qu'il s'agit de la femme
adultère renvoyée. Je ne crois pas qu'on puisse le prouver. Tout
indique plutôt le contraire : i» le choix du texte évangélique; si saint
Basile avait eu en vue la femme renvoyée, il aurait dû alléguer le pas-
sage suivant, qui dimissam duxerit, qui n'est pas restreint comme l'est
celui qu'il cite par excepta fornicationis causa; 2° Tout le raisonnement
porte sur la culpabilité du mari qui n'existe pas dans le renvoi de
l'adultère ; y enfin le canon 9, dans la partie qui traite de la femme
adultère, parle sur un autre ton que celui-ci : là-bas, saint Basile trouve
dans l'Écriture des ordres précis et fermes ; ici, il n'en déduit la doc-
trine que par un raisonnement et il la propose comme son avis.
Il n'est donc pas prouvé ni probable que le canon 48 règle la con-
duite de l'adultère, et une argumentation qui supposerait ce sens
manquerait de solidité. On n'en peut tirer avec certitude que la
défense faite à la femme innocente et abandonnée par son mari de
contracter une nouvelle union.
11 reste le cas de la femme adultère. Elle peut être renvoyée, d'après
l'Évangile; elle doit l'être, d'après la coutume que suit saint Basile.
Peut-elle, une fois séparée, contracter une nouvelle union légitime et
reconnue comme telle par l'Église? Poser la question en ces termes (et
c'est ainsi qu'elle se pose), c'est la résoudre. On ne peut douter un
instant qu'il ne refuse à la femme coupable ce qu'il refuse à l'inno-
cente. Les textes cités au canon 9 le prouvent assez : « Celui qui s'at-
tache à la femme adultère est un seul corps avec elle », c'est-à-dire
est adultère comme elle. Sans doute, cette affirmation vise spécia-
lement le mari, que saint Basile est préoccupé d'obliger à se séparer
de sa compagne infidèle, mais elle est vraie à plus forte raison des^
autres; si la femme est impure pour son mari, comment ne le serait-
elle pas pour des étrangers ? On dit, il est vrai, que l'auteur du canon
suppose le mariage rompu par l'adultère; Mais j'ai dit plus haut que
rien ne le prouve. Et d'ailleurs, faute d'autre raison, l'influence de
la loi civile aurait pu se faire sentir ici comme en d'autres points.
Nous avons vu que l'adultère répudiée ne pouvait plus contracter de
mariage légitime. Comment admettre qu'une Église ait été plus con-
descendante sur ce point ? 11 est donc certain que la femme adultère
xotvwvta;. IIû; yàp SûvaTat ô (aèv àvr,p -JTTï-jOriVo; sîvac, w; ]i.oi-/da.^ atTvo?, r, 8e y\jvt)
àv£yx),r|TO; etvat, r, \s.niyjùAz Ttapà toù Ivjpt'ou Sià xf^z Trpb; ErEpov av8pa xoivwvtav Trpoo-a
yops-jOîtffa. »
LE DIVORCE AU IV« SIÈCLE ^2 1
renvoyée ne pouvait contracter une nouvelle union sans commettre un
nouvel adultère.
CONCLUSION
Notre enquête sur le divorce dans saint Basile est achevée. Sans
doute, la pensée du Saint reste, par bien des côtés, très obscure pour
nous. Mais au point de vue spécial qui nous occupe, savoir si saint
Basile acceptait une séparation telle qu'elle autorisât les époux à con-
tracter un nouveau mariage légitime, les points suivants restent
acquis :
lO'La doctrine de l'évêque de Césarée est très nette dans les Moralia :
le mariage est formellement défendu à l'un et l'autre des époux
séparés.
2° La pratique, d'après les Lettres canoniques, e;t moins ferme :
tandis que le mariage de la femme divorcée est toujours puni comme
adultère, celui du mari ne l'est pas dans certains cas, mais rien ne
prouve qu'il est autorisé et reconnu comme valide.
Ce n'est donc pas dans les canons pénitentiels qu'il faut chercher
l'expression pleine de la pensée de saint Basile, mais dans la petite
phrase des Moralia : « Il n'est pas permis au mari qui a renvoyé sa
femme d'en épouser une autre, ni à la femme qui a été répudiée par
son mari de s'unir à un autre. »
F. Cayré.
Rome, 1920.
Échos d'Orient. — T. XlX.
BUINES BYZAHTINEli DE MARA, ENTRE MALTÉPÉ ET BOSTANDilR
(I)
Si nous nous reportons par un effort de pensée vers ces temps
fabuleux de l'antique Byzance, dans cette époque si féconde du ix^ siècle,
qui vit s'éteindre cette grande lutte des iconoclastes et des iconolâtres,
et si nous nous promenons à travers cette charmante région de la
côte bithynienne, nous ne tarderons pas à glaner et à recueillir par-
tout, à travers les lentisques et les touffes de menthe sauvage, de pieux
souvenirs sur lesquels errent peut-être encore, avec la douce brise du
soir, les mânes des grands saints d'autrefois. Que de saints person-
nages ne foulèrent pas ce sol ! Que d'endroits fameux entre tous, dans
cette terre pourtant si fameuse, n'attirèrent pas le regard de toute la
chrétienté orthodoxe! Saint Auxence, Bendidianos, Grégoire, saint
Etienne le Jeune, et puis les couvents de Saint-Auxence, celui des
Trikhinaires, celui de Satyros, celui des Cinq-Saints, celui de Saint-
Michel archange et tant d'autres, qui firent de cette région une nou-
velle Thébaïde.
Le promeneur qui va de Bostandjik à Maltépé, c'est-à-dire de l'an-
cîenne Poléatikon ou du non moins ancien Bryas, ne tarde pas, après
vingt-cinq minutes de marche, à arriver à une maison isolée, ombragée
par de beaux arbres, auprès de laquelle coule une fontaine aux eaux
claires et abondantes. La maison qui est en bordure de la route, sur
la gauche, est un ancien café où s'arrêtaient volontiers, il y a quelques
années, les promeneurs et les chasseurs assoiffés. Le quartier s'appelle
Bachi Bûyuk Yalissi. Présentement, ja maison est habitée par des jar-
diniers qui cultivent les terres environnantes, terres très grasses et très
productives, car l'eau ne manque pas.
Si le promeneur s'arrête et lie conversation avec le Bostandji Bachi
(jardinier en chef), celui-ci ne tarde pas à lui conter des choses [âby-
leuses sur la région, des histoires de brigands, et en guise de péro-
raison il lui dira, en lui montrant d'un geste large un tumulus de
quelques mètres de hauteur situé à i 50 mètres sur la droite de la maison :
« Et si vous ne me croyez pas, allez voir les Mara, qui sont les ruines
du repaire des brigands. »
Allons avec le promeneur à travers les allées du jardin, et nous ne
tarderons pas à arriver à des ruines imposantes où le jugement popu-
(i) Conférence donnée le 3o mars 1919 au Syllogue littéraire grec de Constantinople.
RUINES BYZANTINES DE MARA, ENTRE MALTEPÉ ET BOSTANDJIK 323
laire a vu des chambres qu'il a appelées, dans son langage vulgaire
et imagé, des Mara, mot qui est, à n'en pas douter, de la même racine
que les Camarès que nous avons vues au couvent de femmes de Prinkipo.
Mara et Camarès, qui sont sans doute des corruptions du mot latin
ou grec Caméra, signifiant demi-coupole, voûte, servaient à désigner
tout espace vide sous terre en forme de voûte construite par la main
des hommes. Que peuvent bien être ces ruines? A quoi servaient-elles?
Questions auxquelles il est difficile de répondre de prime abord.
Avant de risquer un mot sur l'identification de ces ruines, avant
de mettre sur ;:es restes anciens un nom important et historique, fai-
sons quelques considérations sur ces restes de l'époque byzantine, que
Ion 'retrouve à chaque pas. Les Byzantins construisaient en maçonnerie
ou en bois. Les maisons d'habitation bourgeoise étaient toutes en bois,
et il n'y avait guère que les palais, les maisons officielles, les habita-
tions des riches, les églises et les couvents qui fussent en maçonnerie.
Les nombreux incendies qui détruisirent Byzance bien des fois d'une
mer à l'autre sont là pour nous prouver que' le bois jouait un rôle aussi
considérable que de nos jours. Par conséquent, comme déduction fort
simple, on est amené à considérer que toutes les ruines qui ont été
préservées d'une destruction définitive à Constantinople et dans ses
environs ont appartenu soit à des palais, soit à des églises, soit à des
couvents ou à des édifices publics. Nous pouvons également ajouter
que, vu la solidité des constructions byzantines maçonnées, il n'est pns
une de ces constructions qui ne soit parvenue jusqu'à nous, et que des
fouilles intelligentes ne puissent certainement mettre à jour. Pour moi,
tout ce que Byzance a produit comme bâtiment officiel ou religieux
est là, à Stamboul, sous une couche de 2, 4, 6, 8 ou 10 mètres de terre;
il ne s'agit que de se donner la peine de chercher pour le retrouver.
Nos restes de Mara ont donc appartenu à un palais, à une église ou
à un couvent. Constantin Porphyrogénète rapporte qu'il y avait des
palais impériaux à Hiéria, qui est le Phanaraki moderne, et à Bryas, qui
est l'actuel Maltépé. 11 nous dit aussi que le préfet de la ville était obligé
de se porter au-devant de l'empereur, au proasteion (faubourg) bithy-
nien de Satyros, lorsque celui-ci revenait des thèmes d'Anatolie. Comme
Constantin Porphyrogénète n'attache pas d'autre importance à ce der-
nier lieu, il est certain que la cour ne devait posséder là qu'un simple
pied-à-terre de peu d'importance. Donc, entre Bostandjik et Maltépé il
n'y avait pas de palais qui puisse cadrer avec nos ruines. Celles-ci sont
donc les restes d'une église ou d'un couvent, et leur examen attentif
nous prouvera sous peu que nous sommes en présence des ruines
524 ECHOS D ORIENT
d'un couvent. J'ai parlé du proasteion de Satyros, et je l'ai placé entre
Maltépé et Bostandjik, en me basant pour cette affirmation sur les
remarquables recherches du R. P. Pargoire (i). D'ailleurs, Théophane
et Constantin Porphyrogénète nous ont laissé la liste des proasteia
maritimes qui sont : Hiéria, Rufmianes, Poléatikon, Satyros, Bryas et
Kartalimen. De ces six proasteia, quatre sont absolument identifiés :
Hiéria était à l'emplacement de Phanaraki; Rufmianes était à Djadi
Bostan d'Eren Keuy; Bryas était à Maltépé ou dans les environs; Karta-
limen non seulement n'a pas changé d'emplacement, mais pas même
de nom; les Turcs l'appellent Kartal, et les Grecs Kartalimi. Restent
Poléatikon et Satyros à situer entre Djadi Bostan d'Eren Keuy et Maltépé.
L'un, Poléatikon, devait se trouver à Bostandjik ou dans les environs
immédiats, car de nombreux vestiges byzantins y sont visibles; et
l'autre, Satyros, devait forcément se trouver entre Bostandjik et Maltépé.
Or, exactement près des ruines de Mara, le bord de la mer est couvert
de ruines byzantines qui sortent sur la rive; ce sont des murs, des
départs de voûtes, des fragments de constructions où l'on croit recon-
naître ici une installation de bain, ailleurs un pont de débarquefnent, etc.
Il est plus qu'évident qu'un proasteion assez important devait se trouver
à cet endroit; et, d'après la liste laissée par les deux auteurs Théophane
et Constantin Porphyrogénète, Satyros devait se trouver avant Maltépé,
ce qui correspond bien avec l'emplacement de ces substructions.
D'ailleurs, comme le fait remarquer le R. P. Pargoire, les ruines de
Bachi Bùyuk Yalissi et le fait historique prouvant l'existence d'un couvent
à Satyros indiquent que l'on se trouve bien à l'emplacement du proas-
teion de Satyros. D'autres découvertes faites au cours d'études minu-
tieuses viendront encore appuyer cette manière de voir. Maintenant,
une preuve de géographie locale nous laisse entrevoir que les ruines
de Mara sont bien celles d'un couvent; un pont qui se trouve tout
près s'appelle Monastir Tasch Keupru, ou pont de pierre du monastère.
11 ne peut donc pas subsister de doutes pour nous que les ruines
de Mara sont bien celles d'un couvent, et que le couvent devait être
celui de Satyros. C'est ce que nous allons essayer de faire ressortir
par l'étude des ruines.
Actuellement, depuis la route de Bostandjik à Maltépé, qui passe
à 100 mètres environ des substructions, il n'est guère possible de se
(i) J. Pargoire, le Monastère de saint Ignace et les cinq plus petits îlots de l'a)--
chipel des Princes, dans le Bulletin de l'Institut archéologique russe de Constanti-
nople,x. VII, igoi, p.Sô-gi. Voir aussi J. Pargoire, Hiéria, la presqu^île des empereurs,
dans les Echos d'Orient, t. III, 1899-1900, p. 244.
RUINES BYZANTINES DE MARA, ENTRE MALTEPE ET BOSTANDJIK 32 î^
rendre compte des ruines; on aperçoit un tertre de 5 à 6 mètres de
hauteur de terre, recouvert en été de blé et agrémenté de deux bouquets
d'arbres. Ce tertre affecte la forme d'un carré de 65 mètres de côté
environ, qui recèle en son sein une citerne très intéressante. Une brèche
faite dans le mur ouest par les chevriers permet de pénétrer dans un
vaste espace ouvert de 14 mètres de largeur sur 26 mètres de longueur,
qui fut autrefois une citerne couverte de 18 colonnes, supportant
28 coupoles circulaires. Actuellement, les colonnes ont disparu et les
coupoles se sont effondrées, mais aux quatre angles notamment, et le
long des murs garnis de piliers en relief, les coupoles existent partiel-
lement; deux autres signes caractéristiques font bien voir qu'on a devant
soi une citerne : i» les quatre angles sont coupés ou arrondis et murés
jusqu'à la hauteur de la naissance des arcs, comme cela est visible dans
la plupart des citernes de Stamboul; 2° les murs sont recouverts d'un
enduit spécial qui ne permet pas à l'eau de s'infiltrer dans les murs:
cet enduit, formé de mortier de couleur rougeâtre, garnit les parois,
comme c'était la coutume, jusqu'à la hauteur des chapiteaux. Au-dessus
de cette citerne il devait y avoir une place recouverte de dalles, qui
précédait le narthex de l'église, et sur laquelle devaient s'ouvrir une
partie des cellules des moines.
Vers l'Orient, cette citerne couverte à colonnes communique au
moyen de deux ouvertures en forme de portes cintrées de i™,8o de
largeur, séparées par un pilier massif, avec une autre citerne actuel-
lement couverte. Cette citerne, qui affecte la forme d'un carré, est de
la même largeur que la précédente; seulement elle n'est plus à colonnes,
mais- à piliers. Dans un sens général, elle rappelle la forme d'une église
byzantine, et cela n'a rien d'étonnant, car, nous le verrons plus loin,
elle servait de base à l'église du couvent. Cette citerne est constituée
au milieu par une salle circulaire de 7^,45 de diamètre, surmontée
d'une très belle coupole. Sur les quatre côtés, de larges baies de 2™, 45
mettent en communication cette salle avec quatre couloirs voûtés, dont
les deux latéraux et celui du fond sont renforcés par quatre piliers
saillants. Cette division crée quatre gros piliers découpés de 7™", 50
de surface, d'une force extraordinaire, qui devait soutenir le gros
œuvre de l'église. Une porte à une certaine hauteur, dans le couloir
du fond, mais dans l'axe médian de l'édifice, livre passage à un
couleur étroit et long qui va ressortir à l'opposé des ruines. C'était le
passage par lequel on pénétrait dans la citerne pour vérifier l'état des
eaux, et l'orifice par lequel ces eaux étaient aérées. Le niveau actuel
du sol est d'environ 1^,50 plus bas dans cette citerne-ci que dans la
326 ÉCHOS d'orient
citerne à colonnes; cela est compréhensible et explique bien qu'il y a eu
éboulement du plafond dans celle-ci, tandis que dans celle-là il est
resté intact. Si l'on ressort de la citerne et que l'on monte sur le tertre,
on distingue très bien le départ de toute l'architecture supérieure.
L'église à plan carré à quatre piliers massifs soutenant la coupole, les
deux bas-côtés séparés de la nef par deux colonnes, un narthex don-
nant sur la place dallée, tout cela est visible et n'est point du domaine
de la fantaisie. On se trouve en face d'un plan commun à presque
toutes les églises byzantines, depuis que l'admirable Sainte-Sophie est
venue imposer son plan génial. Si l'effort pieux et intelligent d'un
noble mécène venait à notre aide, nous pourrions retrouver par des
fouilles tout un monde de choses intéressantes au premier chef. Nous
retrouverions sans doute la suite de l'inscription sculptée relative au
couvent, de laquelle nous avons découvert quelques débris, et qui
certainement terminerait toutes les discussions.
Le groupe de ces deux citernes, formant un rectangle de 41 mètres
sur 14^,50, est entouré de terres soutenues sur les bords par de grands
murs qui épousent une forme absolument carrée. Trois murs sont
visibles. A droite et à gauche du tertre, le premier mur est intérieu-
rement composé de 14 forts piliers éloignés d'environ 3"^, 30, et réunis
entre eux par des arcs plein cintre encore existants. Ce premier mur,
qui marque la grandeur et le nombre des cellules, est éloigné d'un
mètre d'un autre mur simple extérieur, qui devait être le premier mur
de protection et de défense. Un espace de 8^,50 sépare ce dernier d'une
troisième muraille extérieure en dedans de laquelle devaient se trouver
es différents services; c'était la muraille d'enceinte, celle qui devait
porter les créneaux et les mâchicoulis. Le premier étage du monastère
et les cellules ont disparu; le tertre n'est formé que des matériaux
ayant constitué l'étage supérieur, et c'est l'accumulation des débris du
couvent qui a fait cette colline artificielle. Mais en comptant 14 divi-
sions ou 14 piliers sur toute la longueur de l'édifice, et en admettant
qu'il y ait quatre séries de cellules, deux séries donnant sur l'extérieur
et deux donnant sur la cour intérieure, desservies par deux couloirs
centraux, on arrive à avoir un nombre de 56 cellules au moment de la
construction. La face Ouest de l'église est composée de murailles brisées
ayant soutenu des arcs et formant un péristyle. De nombreux tas de
pierres et des murs apparaissent à ras de terre, occupant plus à l'Ouest
une étendue égale à l'édifice proprement dit, soit 65 mètres, ce qui porte
à 130 mètres la longueur des ruines visibles sur 65 mètres de largeur.
C'est dans cet espace que devaient se trouver les dépendances, la
RUINES BYZANTINES DE MARA, ENTRE MALTEPE ET BOSTANDJIK 327
ferme, les greniers, et probablement le cimetière du couvent.
Le couvent devait être important, à en juger par les ruines et par la
capacité de la citerne; il devait contenir, lors de sa construction, une
soixantaine de moines, sans compter les Frères servants et les domes-
tiques. L'architecture est classique, elle appartient bien aux vnic et
ixe siècles. Les lits de briques succèdent régulièrement aux lits de
pierres taillées, et dans la citerne à coupole, l'appareillage des murs est
tout à fait du ix« siècle. Les arcs en briques sont caractéristiques, et
les briques qui les constituent ne rayonnent pas jusqu'à la ligne du
centre, mais s'arrêtent à environ 30 degrés, et deviennent absolument
horizontales. Nous avons ici un type de couvent différent de celui que
nous aVons vu à Prinkipo. Ici l'église est placée au centre.de la masse
entourée de tous les côtés des cellules des moines. La place est plu*»
exiguë, tout est plus concentré, on sent que le couvent est en même
temps une espèce de château fort; les murs sont épais, ils devaient être
hauts et crénelés. Combien de fois les pillards ne sont-ils pas venus
à Chrysopolis; il fallait tout prévoir, et le constructeur avait compté
comme si Byzance était éternelle. A 160 mètres en avant de la citerne,
sur la route, on voit encore un puits byzantin circulaire de 4 mètres
de diamètre, ombragé par un laurier plusieurs fois centenaire; les lai-
tiers des environs viennent y conserver leur lait. Ce devait être un pu-its
d'arrosage pour les jardins du couvent. En arrière du tertre, vers l'Est,
se trouve un cimetière turc datant de deux cent cinquante ans; les
tombes soht garnies de colonnes de granit de oi»,45 de diamètre, et de
blocs de marbre qui provenaient du couvent. Une colonne octogonale,
surmontée d'un chapiteau fixe à palmette, se voit sur une tombe.
Il n'y a donc pas de doutes que nous sommes en face d'un couvent
du vin'' ou du ix^ siècle. L'endroit correspondant assez bien avec le
proasteion de Satyros, la première idée qui nous vient à Lesprit, c'est
que ces ruines de Mara doivent être celles du couvent ignatien de
Satyros, construit par le patriarche saint Ignace en 873. Ce couvent,
dont Nicétas le Paphlagonien nous donne le nom, la date de con-
struction et l'emplacement, était dédié à saint Michel le grand Taxiarque,
l'archistratège, le chef des milices célestes. Ce couvent, que saint Ignace
construisit sur terre ferme après ses trois couvents insulaires, date de
sa dernière période patriarcale, qui va de 867 à 877. Siméon Magister
précise que la construction de l'église iou Archistratigou, élevée par le
patriarche Ignace à Satyros, fut faite à la sixième année de Basile.
Siméon Magister parle de l'église; il est donc probable que l'église ne
tarda pas à être appelée l'église de Satyros, du nom du proasteion.
328 ÉCHOS d'orient
Les auteurs ne sont pas d'accord à reconnaître le couvent tou Satyrou
dans les ruines de Mara; Paspatl le place à Djadi Bostari d'Erenkeuy.'
Sidéropoulo est du même avis; Tapéinos voit le couvent de Satyros;
à l'emplacement de l'église de Maltépé, ion Soutiras, par similitude de
nom. Le R. P. Pargoire identifie les ruines de Mara, sans toutefois l'af-
firmer d'une manière absolue, avec le couvent ignatien de Satyre (i).
De mon côté, voici ce que je puis apporter dans la controverse. Dans
les études que je fis sur place, en 191 7, je fus assez heureux pour
retrouver quelques inscriptions sur des briques; l'une était marquée
de la croix, suivie des mots Magnus Presbus. Tout d'abord, j'avais cru
que Magnus Presbus devait être une appellation servant à désigner le
patriarche; mais, après examen plus approfondi, il semble préférable
de lire : Magnus Presbyteros. Magnus devient alors un nom propre grec
au lieu d'être un adjectif latin, et l'inscription traduite veut dire :
Magnus prêtre. Magnus, un de ces noms latins qui continuèrent à être
employés à Byzance, n'est que le nom du prêtre qui, sans doute, diri-
geait la construction de l'église ou du couvent et qui avait lui-même
fait la commande des briques. Le briquetier, pour ne pas confondre
cette commande avec celle d'un autre client, avait cru devoir faire une
marque spéciale au nom du client, comme cela se faisait fort souvent
d'ailleurs.
Cette inscription de Magnus Presbus tiendrait donc à prouver que les
ruines de Mara proviennent d'un monument important construit par
les soins d'un prêtre, et qui ne pouvait être qu'un couvent. D'autre
part, une autre brique trouvée en plusieurs exemplaires porte la marque
en abrégé de l'indiction première, puis les deux lettres B A, puis les
deux autres A Y, et est terminée après un espace très élargi par les
deux lettres S A. L'année de la fondation de l'église de Satyre est 873,
qui est une sixième indiction; la brique marque première indiction (A),
d'où il faut déduire que la construction dura assez longtemps, ou que
cette brique provenait de la fondation de l'œuvre. Mais ce qu'il y a de
particulièrement curieux, ce sont ces deux lettres isolées S A. Est-ce
un pur hasard qui a fait mettre sur ces briques les deux premières lettres
de SatyrosPll y a deux hypothèses. Ou bien S A sont les deux premières
lettres du nom du briquetier, qui pouvait s'appeler Saporis ou Sava,
et qui mettait son nom en abrégé, comme c'est le cas dans un grand
nombre d'inscriptions de briques; ou bien S A sont les deux premières
lettres de Satyre. Fort souvent le briquetier marquait ses briques du
(i) J. Pargoire, loc. cit.
RUINES BYZANTINES DE MARA, ENTRE MALTÉPÉ ET BOSTANDJIK 329
nom du client qui les avait commandées, mais fort souvent aussi il les
marquait au nom de l'endroit où elles devaient être employées. Ainsi
j'ai trouvé deux briques marquées Megalis Ekklisias, dans les environs
de Sainte-Sophie; à n'en pas douter, elles portaient une marque dési-
gnant le lieu d'emploi. Dethier a relevé à l'église Polyandrou l'in-
scription d'une brique qu'il n'a pas comprise, parce qu'elle était ren-
versée (i). L'inscription rétablie est Poly; il n'y a aucun doute que
c'est l'abréviation de Polyandrou. Donc le S A pourrait bien être aussi
l'abréviation de Satyrou, ce qui serait d'une importance capitale pour
la détermination des ruines de Mara. Je me hâte de faire remarquer,
en passant, que l'étude des briques byzantines n'a pas encore été faite
d'une manière rationnelle, surtout parce que l'on ne possédait pas un
nombre d'inscriptions suffisant. Par de patientes recherches, et grâce
en partie à la destruction malheureuse — par les pouvoirs publics —
de nombreux vestiges byzantins durant ces cinq dernières années, je
fuis parvenu à collectionner environ 500 inscriptions de briques pro-
venciii: d'au moins trente endroits différents. Ces nombreux matériaux,
que je n'ai pas encore eu le temps d'étudier à fond, m'ont fourni cepen-
dant de nombreux renseignements. L'année prochaine, j'espère pouvoir
soumettre au Comité d'archéologie du Syllogue une étude aussi appl'o-
fondie que possible de ces modestes monuments céramiques, qui
joueront sans nul doute un rôle honorable dans les futures études
byzantines, soit pour connaître l'époque, soit pour connaître le con-
structeur de ces nombreux vestiges byzantins que l'on retrouve
à chaque pas.
En 1917, un de mes amis, M. Lehman, a trouvé dans les pierres qui
foisonnent aux environs des ruines un morceau de pierre portant en
relief les lettres « FEBROU ». Ces lettres devaient faire partie d'une
grande inscription qui devait régner tout autour de la cour intérieure
ou peut-être dans l'église. On ne peut pas risquer de conjectures sur
ce nom propre féminin, à cet endroit qui devait sans doute faire partie
de la dédicace de l'église.
Le couvent de Satyros connut des jours d'abondance et de grandeur,
et lorsque Ignace mourut, il y fut enterré en grande pompe. Ignace
avait sans doute largement doté son couvent, et celui-ci, après la mort
de son fondateur, continua à avoir un grand nombre de caloyers.
Subitement le silence se fait autour du couvent de Satyrou, et il faut
arriver en 11 24 pour avoir de ses nouvelles. A cette date, Jean II
(i) Dethier, le Bosphore et Consfantinople, p. 35.
330 ECHOS D ORIENT
Comnène dota le monastère constantinopolitain de Pantocrator d'un
Typikon par lequel on voit que le couvent de Satyros n'était plus qu'un
simple métokhion du Pantocrator, sous la dépendance de l'higoumène
de celui-ci; il était donc relégué à un rang inférieur. Le Typikon dit.
en parlant des monastères dépendant du Pantocrator : « Attendu que
chacun de ces monastères contenait jusqu'à présent des moines internes
et des moines externes, et comme ni la régularité voulue ni la con-
dition monastique n'était conservée par eux, nous avons ordre de faire
un registre de ceux qui y ont été trouvés et de le donner au supérieur
du couvent, afin que ce registre se conserve intact. Mais, dès à présent,
que nul moine interne ni externe ne soit classé dans un de ces mona-
stères, jusqu'à ce que la quantité de ceux qui y mènent la vie mona-
stique atteigne le nombre de... De même, dans le monastère de Satyre
seront dix-huit moines vivant dans leurs cellules, et chacun d'eux
recevra la somme qu'il recevait jusqu'à présent. »
C'était la décadence; depuis 1124 il n'est plus fait mention de
Satyros; il est certain qu'il ne tarda pas à souffrir de la prise de Con-
stantinople par les Latins, et que, s'il en échappa, il devint la proie
de ces expéditions d'aventuriers qui venaient rôder jusque dans les
environs de la capitale.
Espérons que les Mara de Bachi Bûyuk Yalissi seront bientôt fouil-
lées, et qu'elles livreront leurs secrets. Peut-être nous réservent-elles
des surprises; mais en tout cas, des fouilles pratiquées en cet endroit
seront excessivement fructueuses pour la topographie de la côte bithy-
nienne et pour la fixation de l'emplacement du couvent de Satyre.
Péra, mars 1919.
E. Mamboury.
CHRONIQUE UNIONISTE
A propos du mouvement pour FUnion des Églises
en Angleterre, en Amérique et en Orient.
Préoccupations unionistes en Angleterre et en Amérique (i). — Nombre
de personnes, catholiques et orthodoxes, très sincèrement désireuses
de voir un jour prochain toutes les communions chrétiennes se réunir
dans J'unité « catholique », ont été troublées de constater les sympa-
thies manifestées et les négociations entamées, spécialement et exclusi-
vement, entre « orthodoxes et anglicans ». Nous voudrions essayer de
répondre ici à ces confidences d'âmes inquiètes, en leur présentant
quelques notes et quelques documents de nature à faire impression
sur des esprits de bonne foi.
Notons bien d'abord que le point de départ initial de ce mouvement,
en ce qui concerne les Eglises séparées de Rome, c'est le sentiment
de plus en plus net qu'ont ces Eglises de leur faiblesse, de leur impuis-
sance, en face des périls actuels de l'ordre moral et social, la con-
science qu'elles prennent chaque jour davantage de leurs dissensions
intestines, même sur des points essentiels. Ce second motif, qui,
d'ailleurs, ne fait que confirmer le premier, est plus particulièrement
sensible chez les anglicans. Aussi a-t-on remarqué parmi eux, ces der-
nières années, une véritable effervescence de ces préoccupations unio.
nistes, dont la presse n'a pas manqué d'informer les esprits attentifs.
Le 23 mars 19 19, un correspondant écrivait au journal la Croix de Paris :
Les malheureuses Églises d'Angleterre ne voient qu'un moyen, c'est de se
réunir. On a maintes fois agité la question, réuni des Congrès, sans aboutir.
A une réunion, dernièrement, un ecclésiastique non-conformiste disait l'impos-
sibilité de la chose en ajoutant que le seul moyen serait d'aller à l'Église la
plus nombreuse et la plus ancienne, celle de Rome, mais, concluait-il, on ne
peut pas plus traiter avec le Pape qu'avec le kaiser.
De toutes les sectes qui pullulent, c'est celle des wesleyens (méthodistes)
qui se rapproche le plus de l'anglicanisme; c'est aussi d'elle que se rapproche
.'évéque de Londres. Il propose aux wesleyens d'entrer en communion avec les
anglicans; il ne serait pas question de la validité des ordres des ministres
(1) Une prochaine chronique parlera spécialement des pourparlers unionistes qui
ont eu lieu entre Anglicans et Grecs au cours du voyage en Amérique entrepris par
:e métropolite d'Athènes, M'' Mélétios Métaxakis, accompagné de l'archimandrite
Chrysostome Papadopoulos et du laie Amilcar Alivizatos.
332 ÉCHOS D ORIENT
wesleyens, mais ils seraient désormais reçus dans les Églises anglicanes; on
donnerait même une dizaine de sièges épiscopaux aux hauts dignitaires de
l'Église méthodiste. C'est là un mouvement très protestant. C'est abandonner
l'idée de continuité catholique à laquelle se rangent un grand nombre
d'anglicans; car les wesleyens se disent ouvertement protestants et datent la
« vraie » religion de la Réforme luthérienne.
M^'' Moyes, doyen du Chapitre de la cathédrale de Westminster, explique
admirablement ce mouvement nouveau dans le dernier numéro de notre
confrère The Tablet; il lait remarquer combien sera pénible cette démarche
à la catégorie de plus en plus nombreuse et fervente de ceux qui ont des,
aspirations catholiques. Est-ce à la p'ression de ce mouvement, aux livres qui
l'appuient, aux conversions nombreuses, surtout dans l'armée, qu'il faut
attribuer la réaction caractérisée en sens inverse ? Une chose est consolante,
c'est le désir croissant de réunion, le désir aussi de résister à lindifFérence
croissante, à l'immoralité qui s'affiche maintenant et à l'abaissement de la
« respectabilité » dans la presse. Le mépris du sens religieux y devient tel
depuis deux ou trois ans, qu'il doit frapper dans le public anglais ceux qui
n'ont pas encore « perdu la tête ». La demande croissante dans presque
toute la presse de mesures facilitant le divorce; les protestations que soulèvent
les lettres de correspondants qui se plaignent de l'indécence des modes et des
spectacles, et bien d'autres manifestations prouvent la révolution qui s'est
opérée dans l'esprit anglais.
Le même journal avait déjà, quelques jours auparavant, le 15 mars
1919, publié un fort intéressant article de Mg'' Batiffol, mettant clai-
rement en relief la relation intime qui existe entre le mouvement unio-
niste anglo-américain et ce que l'on a appelé « le mouvement d'Oxford »
de 1832- 1845. Les importantes réflexions contenues dans cet article,
non moins que l'incontestable autorité de l'écrivain qui l'a signé, nous
engagent à le reproduire intégralement ici.
LE MOUVEMENT D'AMÉRIQUE POUR L'UNION DES ÉGLISES
Le cardinal de Cabrières avait l'occasion de rappeler naguère le mouvement
d'Oxford mis en branle par Ne\v:nan en i832, aboutissant en 1846 à la con-
version de Newman au catholicisme, « converJon qui, depuis, en a amené
tant d'autres jusqu'à Rome, et n'a jamais cessé ». Le mouvement d'Oxford,
continue le cardinal de Cabrières, était « vraiment le retour à la loi par
l'étude ». « Que ferons-nous pour rendre à notre propre Église la vie qui lui
manque ?» A cette question, les jeunes théologiens d'Oxford répondaient en
essayant de rajuster leur Église à la tradition avec laquelle la Réforme avait
rompu : ils espéraient réconcilier leur Église et l'Église antique retrouvée.
C'est au catholicisme romain que ces tentaiives devaient les amener.
Assistons-nous, à cette heure, au commencement d'un mouvement pareil
à celui de i832 et singulièrement plus large ?
On peut se le demander en voyant l'accueil qui est fait en Angleterre aux
CHRONIQUE UNIONISTE )}}
démarches tentées par les épiscopalistes des États-Unis en faveur d'un rappro-
chement et de l'union des Églises. J'en ai touché un mot dans la Croix du
i8 juillet dernier, en rappelant ce que lord Halifax nommait dès lors « la
grande affaire de l'universelle union des Églises ». Combien il était difficile, en
cet historique Juillet, de distraire sa pensée de la ligne de bataille ! Mais il faut
cro're que l'idée du rapprochement des Églises a quelque lien avec l'idée de la
restauration de la paix et de la Société des nations, car, sitôt que notre victoire
a annoncé la fin prochaine des hostilités, voici que, en Angleterre, le mou-
vement en faveur de l'union des Églises a repris avec force, comme s'il était
plus sûr d'atteindre bientôt son but, ou comme s'il sentait plus impérieusement
le besoin de l'atteindre.
En Angleterre, ce sentiment se rattache à un auire sentiment que l'on voit
peindre et qui est très remarquable : les churchmen de l'Église anglicane
découvrent que l'influence de leur Église va baissant de plus en plus. Elle
reste une Église établie, avec tous les avantages brillants que cette vieille
situation comporte, et elle devient tous les jours davantage une Église ineffi-
cace, séparée de la nation démocratique au milieu de laquelle elle subsiste,
sans contact avec le temps présent, incapable d'attirer à elle les forces progres-
sives du jour. Ce jugement sévère est extrait d'un rapport dressé par un
Comité d'enquête institué par l'archevêque de Cantorbéry, rapport qui a paru
en septembre dernier, et qui a fait sensation. Le Comité, en effet, était
composé de personnalités choisies parmi les plus représentatives de la pensée,
des œuvres, de la hiérarchie de l'anglicanisme, et le rapport pouvait se
résumer en un mot, un seul mot, le mot redoutable de faillite, failure : faillite
intellectuelle, faillite pratiqué, faillite sociale.
Pour parer à cette triple faillite, le Comité anglican a proposé des mesures
à prendre d'urgence, des réformes, parmi lesquelles on remarque celles qui
tendent à secouer l'indifférence des laïques, à les guérir de leur passivité, à les
associer plus étroitement qu'on ne l'a fait jusqu'ici à l'action du clergé. On
remarquera aussi celles qui ont trait à l'éducation du clergé avant l'ordination
et après l'ordination. « Du sens commun, de la bonté, du caractère, de bonnes
intentions, ne suffisent plus à résoudre les problèmes de la religion pas plus
que ceux de la stratégie. » Il faut, dit le rapport, que l'Église anglicane s'applique
davantage à la théologie morale et ne laisse pas son clergé « dépendre, comme
il fait pour sa direction, des manuels (catholiques) romains ». On notera sur-
tout que le Comité tient qu'une des causes de la faillite de l'anglicanisme est
dans la division du christianisme. « A l'heure actuelle, particulièrement, quand
les nations sont mises en contact par des alliances étroites ou par des conflits
tragiques, l'absence d'une fraternité on fellowship en matière de religion apparaît
plus lamentable. » Cette absence est tout autant « désastreuse dans les limites
des races de langue anglaise », car la voix de l'Église n'y est pas écoutée, parce
que divisée. En Angleterre, simplement, ce que le peuple demande, c'est un
enseignement religieux, « défini, simple, humain (?) et non controversani »
{uncontroversial). Il faut fortifier « la grande base théologique de l'unité que
donnent le Nouveau Testament et les vieux Symboles de foi ». Il faut presser
les churchmen d'enseigner une doctrine qui ne soit pas négative, une doctrine
constructive plutôt qu'une doctrine de polémique et de controverse.
La connaissance que la guerre nous a donnée du caractère anglais nous
334 ECHOS D ORIENT
a appris qu'il n'y a pas de peuple qui s'examine avec plus de clairvoyance et
qui se critique tout haut avec plus de franchise, pour conclure aussitôt à une
décision.
Il faut, pouvait-on lire dans le Guardian du 19 septembre dernier, que « le
culte que nous avons pour des siècles qui sont passés ne devienne pas un poids
mort qui nous interdise le progrès qui est dans l'ordre ». Il semble que cette
maxime d'allure protestante se retourne à cette heure contre le protestantisme.
Nous avons vu se produire, en octobre, une série de manifestations, non plus
seulement d'anglicans, mais de dissidents de l'anglicanisme, soit presbytériens,
soit bapiistes, soit méthodistes, se déclarant disposés à rejeter le poids mort de
leurs dissentiments et à tenter une union qui assure à leur action commune
une fécondité qu'ils sentent bien qu'elle s'évanouit. Le Guardian, déjà nommé,
publie ces manifestes sous le titre symptomatique de « Unité ou stérilité ? »
L'appauvrissement religieux que le protestantisme anglais découvre en lui-
même lui fait jeter un cri d'alarme. Il se sent appauvri pour avoir été trop insu-
laire et trop national, d'une part, et pour avoir donné et donner encore au pays
le spectacle de la multiplication en communautés ennemies et irréconciliables.
Mais, autant l'union apparaît désirable, autant les conditions de l'union
semblent impossibles à fixer d'accord. Les dissidents de l'anglicanisme vont-ils
accepter le principe de l'épiscopat ? Les anglicans vont-ils reconnaître la
légitimité de ministres qui n'ont pas reçu l'ordination qu'ils jugent nécessaire et
valide ? Quelle union peut être conclue entre des groupes (fiii entendront
appartenir à la même Église, ceux-ci en se réclamant d'une hiérarchie d'ordre
çt de juridiction, ceux-là en la repoussant ? On ne peut pas espérer davantage
qu'un méthodiste, qui tient à la liberté de cro/ance et de pratique comme
à un droit du Saint-Esprit, accepte jamais un « acte d'uniformité » qui l'engage
dans un credo ou dans un rituel, comme fait le Book of common Prayer
anglican. L'union dont on parle tant est-elle destinée à être une velléité irréa-
lisable, sinon dans ce qu'un méthodiste définissait naguère « une Fédération
par compréhension » ?
Mais il est bon que ces questions se posent : il est bon que le besoin se
fasse sentir de l'unité, et que, après s'être si longtemps complu dans sa
diversité, le protestantisme d'Angleterre ou d'Amérique, épiscopaliste ou
méthodiste, en vienne à se demander s'il ne doit pas sacrifier à l'unité qu'il
désire restaurer une diversité qui est dispersion, isolement, stérilité : il est bon
que le procès du protestantisme s'institue ainsi au sein du protestantisme au
nom même du concept d'Église, impliqué dans celui de l'unité. Le mouvement
qui se dessine tendra nécessairement à^ éloigner de plus en plus les « non-con<-
formistes » impénitents, à rapprocher et à faire se rejoindre les groupes qui
ont le sens de l'unité et qui se rendront aux conditions sans lesquelles l'unité
serait illusoire.
C'est ici que l'expérience du mouvement d'Oxford peut être utilement
rappelée et retrouve une saisissante actualité.
Tout dernièrement, vers Noël, un incident a fait scandale en Angleterre :
on a appris que dans une église d'un diocèse anglican, on -avait, à l'insu de
l'évêque anglican, invité à prêcher un ministre baptistel Les anglicans admi-
nistrent le baptême aux petits enfants, tandis que les baptistes professent
qu'on ne peut l'administrer validement qu'aux adultes, si bien que, un anglican
CHRONIQUE UNIONISTE 335
passe-t-il à la secte des baptistes, il est bel et bien rebaptisé par eux. Le journal
anglais où je lis le récit de cet incident le commente ainsi : « Dénier la validité
du baptême des petits enfants a toutours été regardé comme un point défini de
divergence d'avec l'Église catholique entendue de tout l'ensemble du peuple
chrétien dispersé dans l'univers. Si l'on croit réellement travailler à promouvoir
la cause de la réunion des Églises » par des politesses du genre de celle qu'on
a faite au ministre baptiste ci-dessus, « on se montre étrangement ignorant de
l'histoire chrétienne, de la théologie chrétienne, de la pratique chrétienne. 11 ne
peut y avoir de réunion excepté sur la base des deux sacrements de l'Évangile».
Cet entrefilet du journal anglais est bien instructif. Nous y voyons l'anglica-
nisme repousser un baptiste parce qu'il appartient à une secte de rebaptisants,
et que la rebaptisation a été réprouvée par le catholicisme antique et depuis.
C'est parfait, et pas n'est besoin de faire appel ici à l'Évangile, qui ne se pro-
nonce, pas sur la question de la réitération du baptême. La controverse baptismale
a été tranchée au ia« siècle par le Siège apostolique contre saint Cyprien et contre
saint Firmilien, elle a été tranchée d'autorité : se ranger à cette autorité, c'est
admettre l'infaillibité de l'Église, arbitre des controverses. Nous en conclurons:
pas de réunion possible si l'on ne tient pas compte de l'histoire chrétienne,
de la théologie chrétienne, de la pratique chrétienne : le critérium cher au
mouvement d'Oxford reprend tous ses droits, et du même coup l'imprescrip-
tible donnée de l'infaillibilité de l'Église.
11 faudra bien en venir là, si l'on ne veut pas s'enliser dans les équivoques
ou se leurrer de politesses : parler de rapprochement et d'union sera vain, si
on ne s'explique pas d'abord franchement sur l'essence même de l'Église dans
laquelle on aspire à se rejoindre.
Pierre Batiffol.
« Dislocation de l'anglicanisme. » Un évêqite quitte l'Église épiscopa-
Hste américaine. — Un fait récent, qui a déjà eu un retentissement
profond, est venu apporter à la conclusion de Me^ Batiffol une première
vérification concrète : le i«i- juillet 19 19, le D^- Frédéric-Joseph Kinsman
a donné publiquement sa démission d'évêque protestant épiscopaliste de
Delaware (États-Unisj et de membre du clergé protestant épiscopaliste.
Cette double démission a été annoncée dans une lettre ouverte au
T. R. Daniel-Sylvestre Tuttle, de Saint-Louis, évêque président de
l'Église protestante épiscopaliste. « Cette lettre, dit le Catholic News de
New-York (26 juillet 19 19), est motivée par la politique du « va comme
tu l'entends » (go as you please) pratiquée dans l'Église épiscopaliste
par rapport à l'enseignement et à la foi. » (1)
(i) Note sur l'Eglise épiscopaliste américaine. — Pour suivre avec plus d'intérêt
les pages ci-après, il sera utile au lecteur d'avoir pris connaissance de quelques indi-
cations historiques et statistiques.
L'Eglise épiscopaliste est une des confessions chrétiennes les plus anciennes de
l'Amérique. Son origine remonte au xvi' siècle. Tout d'abord, elle fut une dépen-
dance de l'Eglise anglicane, car ses ministres étaient des pasteurs venus d'Angleterre
pour accompagner les premiers convois d'émigrants anglais. Ils fondèrent les paroisses
}}6 ÉCHOS d'orient
Avant son élection comme évêque de Delaware(i9o8), le D^' Kinsman
avait été professeur au Séminaire général théologique de l'Église épi-
scopaliste en cette ville. 11 a cinquante ans et n'est pas marié. 11 est
né à Warren (Ohio) et a fait son éducation a l'école Saint-Paul de
Concord (N. H.), à l'Université d'Oxford et à l'École de théologie
Berkeley de Middletown (Conn.). Apologiste et écrivain de marque,
le Di' Kinsman est universellement respecté et aimé, tant pour la dignité
de sa vie que pour la hauteur de sa science et la noblesse de son carac-
tère. C'est dire la portée considérable de son acte de démission. « Ces
pages, écrivait très justement le correspondant d'un périodique français,
sont le plus puissant réquisitoire qui depuis longtemps ait été dressé
contre les « variations de l'Église protestante », l'imprécision de ses
doctrines, le caractère évidemment humain de sa mission, par quel-
qu'un qui la connaît bien. Il lui en coûte, assurément, de rompre
toute attache avec celle qu'il appela longtemps sa mère, mais dont
l'origine et l'enseignement entaché d'hérésie ont fini par jeter le trouble
dans son âme. Ce n'est ni par dépit ni par ambition personnelle qu'il
démissionne; il abandonne, au contraire, un poste élevé et de grasses
prébendes. S'il démissionne, c'est qu'il est convaincu, après mûre
réflexion, que « des ordres sans théorie spéciale, selon l'opinion la
plus probable dans la communion anglicane, sont nécessairement sans
importance » et, par conséquent, nuls. » (i) 11 donne comme motif
qu'il ne peut admettre la position adoptée par ses coreligionnaires sur
le magistère de l'Église considérée comme docteur de la vérité divine.
11 ne reproche pas à son Église d'accepter ou de rejeter telle ou telle
1
de la Chapelle du roi à Boston en i586, de la Trinité à New-York en lôgS, du Christ
à Philadelphie en lôgS. L'Eglise épiscopaliste américaine devint autonome à la un du
xvni* siècle. Son premier évêque, consacré en Ecosse, à Aberdeen, en 1784, fut
M" Seabury, évêque du Connecticut; sa consécration fut approuvée par la Co7ïpention
générale de 1789. Le pouvoir législatif de l'Eglise épiscopaliste américaine est, en
effet, exercé par une Convention générale, qui se réunit tousles trois ans et comprend
deux assemblées distinctes : la Chambre des évéques et la Chambre des députés, du
clergé et du lai'cat. Les députés sont choisis par les Conventions ou assemblées
diocésaines. Chaque diocèse a droit à huit députés : quatre prêtres et quatre laïques.
La Convention générale peut adopter, changer ou rejeter les canons ou les règle-
ments relatifs aux affaires générales de l'Eglise, sanctionner la création de nouveaux
diocèses, introduire des modifications dans le code liturgique {Prayer book], qui est
celui de l'Eglise anglicane. La Convention générale exerce donc non seulement le
pouvoir législatif, mais encore le pouvoir exécutif et judiciaire. Elle a en main le
pouvoir suprême.
L'Eglise épiscopaliste américaine comprend une centaine de diocèses et districts,
6000 clergymen, 7000 églises ou chapelles, i 056752 fidèles; ses écoles de catéchisme
sont fréquentées par 5oo 000 enfants. Les contributions volontaires de ses membres
lui font un budget annuel de 20 millions de dollars.
(i) C. A., Les progrès de l'Eglise catholique, dans le Pèlerin (Paris, Bonne Presse)
du 28 mars 1920, p. 10.
CHRONIQUE UNIONISTE 337
doctrine, mais de n'en imposer aucune, ou, en d'autres termes, de ne
rien enseigner par voie d'autorité. De l'avis du Dr Kinsman, une
Eglise qui accepte un tel état de fait ne peut pas être l'Église fondée
par le Christ.
Ajoutons, avant de reproduire l'apologie-réquisitoire du D»' Kinsman,
que le signataire a, quelque temps après, tiré la conclusion logique
de son acte en faisant sa soumission à l'Eglise catholique, au sein de
laquelle il a été reçu parle cardinal Gibbons, le 2^ novembre 19 19,
dans la cathédrale de Baltimore (i). Et maintenant, voici ce document,
dont on comprend du reste que la lecture s'impose à l'attention de
tout psprit de bonne foi. Nous en empruntons la traduction intégrale
à la revue la Documentation catholique, qui la faisait précéder de ces
deux titres : « Dislocation de l'anglicanisme. Un évêque quitte l'Église
épiscopaliste américaine » (2).
Mon cher Évoque Président,
Ci-inclus et par votre intermédiaire, j'adresse à la Chambre des Évêques ma
démission d'évèque du diocèse de Delaware. Si je prends cette résolution, ce
n'est pas sans le plus extrême regret : d'un côté, en effet, je dois à l'Église qui
m'a confié le poste que je quitte les plus douces consolations de ma vie; de
l'autre, je brise les attaches qui me liaient à l'État de Delaware et à ses s.ym-
pathiques populations, auxquelles j'ai voué pendant onze ans une affection
toujours plus profonde. La seule fonction que je pusse souhaiter était celle
d'évèque de Delaware. Si je la quitte, c'est qu'il m'est impossible d'occuper plus
longtemps un poste d'autorité dans l'Église protestante épiscopaliste. Par suite
de l'expérience plus complète acquise durant mon épiscopat, et plus encore par
mes études sur l'histoire de notre communion, je suis contraint de répudier
l'interprétation que je donnais au jour de mon sacre de la thèse de l'Église, et je
ne puis en adopter aucune autre qui m'autorise à conserver ma charge.
l'église épiscopaliste prétend posséder la vérité et la vie catholiques
Un bref exposé des opinions qui sont devenues les miennes, sans prétendre
à en donner une pleine jusiification, prouvera du moins la nécessité de ma
démarche présente. Les évêques penseront que j'ai tort, soit quant aux faits, soit
quant à leurs conséquences, peut-êire même quant aux uns et aux autres; mais
que j'aie tort ou raison, je me suis délibérément arrêté à ces opinions, et elles
doivent dicter à la fois mon attitude et celle des évêques dans l'examen de
mon cas.
L'opinion que je professais sur la thèse de l'Église et qui prévaut certai-
nement dans la Cham re J.-s Évêques revient à ceci : l'Église ép scopa'iste.
(i) Universe, de Londres, 26 décembre 1919, cité par la Documentation catholique,
t. III (3 janvier 1920), p, 21 22.
(2) La Documentation catholique, i" novembre 1919, t. II, p. 547-550 (Paris, Bonne
Presse, 5, rue Bavard).
^5 38 ÉCHOS d'orient
forte de son appel à l'antiquité, professe sans hésitation le dogme de l'Incar-
nation comme contenu dans les Écritures et les symboles, et, appuyée sur son
caractère sacramentel, elle croit perpétuer la vie de l'Église catholique.
LES FAITS CONTREDISENT CETTE PRETENTION
Mais j'ai cessé de croire — et, ce faisant, je me sépare des évêques, je renie mes
convictions et mon enseignement des années passées, — j'ai cessé de croire que
cette prétention puisse supporter l'épreuve des faits actuels. A mon grand regret
et à contre-cœur, j'en suis venu à penser que l'interprétation de la thèse angli-
cane qui la lie principalement à la Réforme protestante est seule d'accord avec
son histoire considérée dans son ensemble, et que ses tendances dominantes
l'identifient de plus en plus avec ces courants de pensée qui de la précision des
formules de la foi primitive conduisent à la dogmatique vaporeuse des unitariens.
Cela tient, selon moi, non seulement à des conditions de lieu ou de temps,
mais à certains principes directeurs, qui toujours se manifestent plus ou moins
nettement dans l'histoire anglicane. Pour conserver un certain équilibre et une-
certaine proportion de vérité, les Églises épiscopalistes ont usé de compromis
en vue de maintenir l'harmonie. J'en suis venu à croire que cette habitude des
compromis entraîne des capitulations toujours nouvelles de la vérité, en dépit
des renouveaux religieux qui tendent à un maintien plus ferme sur le terrain
de la foi primitive.
Il y a pour moi trois écueils principaux : i° la tolérance à l'égarcTdes défail-
lances de foi, ce qui semble indiquer qu'on hésite à défendre la doctrine du
Christ; 2' la tolérance de conceptions imparfaites sur les sacrements, ce qui
paraît conduire à s'abstenir d'en user; 3° une théorie des ordinations qui, logi-
quement, paraît en établir la nullité.
VARIATIONS DANS l'eNSEIGNEMENT DOGMATIQUE
I. Les symboles de foi. — Il est incontestable que la communion anglicane
est officiellement attachée aux doctrines des Écritures et des symboles [de foi
de l'ancienne Église]. Des déclarations officielles l'ont toujours affirmé et l'affir-
meraient encore aujourd'hui. Mais la pratique paraît démentir cette déclaration
théorique. Consuetudo est optima legis interpres. Il n'est plus rare qu'on batte
en brèche les symboles en général et les doctrines déterminées, et ces attaques
sont tolérées, parfois même encouragées, par ceux qui ont officiellement mission
d'enseigner les symboles de foi et de les défendre.
Par exemple, l'Église épiscopaliste accepte sans réserve le dogme de la nais-
sance virginale de Notre-Seigneur comme rapporté dans l'Évangile de saint
Luc. Le clergé, qui s'engage par serment à bannir avec soin de l'Église les doc-
trines erronées et nouvelles, est tenu en principe de combattre toute négation
de la naissance virginale avec le même courage et le même zèle que le fit, voilà
trente ans, l'évêque d'Ohio.
Mais cela est-il possible à l'heure actuelle ? Il n'est pas rare de voir nier cette
doctrine par d'éminents théologiens, notamment des Universités anglaises et
des principaux diocèses d'Amérique. Il est même arrivé qu'en plusieurs cas
signalés à l'attention des évêques, aucune condamnation publique n'a été
portée. En refusant de les stigmatiser, les chefs ecclésiastiques ont fait preuve
d'une répugnance absolue pour les discussions doctrinales, d'une répugnance
CHRONIQUE UNIONISTE 339
profonde pour tout procès d'hérésie et de mépris pour les vérités théolo-
giques.
Aucun évêque ne peut établir pour son diocèse un symbole de tïi s'écartant
sensiblement de celui qui est accepté par l'ensemble de l'Église, ni essayer de
bannir de son diocèse comme « erroné » ce qui ailleurs n'est pas tenu pour
une « nouveauté ». En pactisant avec le laxisme doctrinal, cet évêque manque
à son devoir de défendre les thèses dogmatiques de l'Église; mais d'ordinaire, il
se met ainsi à l'unisson des sentiments et du tempérament de son peuple —
résultat de l'habituelle répugnance pour le surnaturel, qui prévaut partout dans
le protestantisme. Après m'être longtemps refusé à m'en convaincre, j'ai été
obligé d'admettre que tolérer ce laxisme doctrinal paraît impliquer une défail-
lance de l'Église vis-à-vis du devoir qu'elle a d'énoncer et de défendre sa doc-
trine^et crée une difficulté insurmontable pour les âmes persuadées de l'impor-
tance capitale de la doctrine historique de l'Incarnation.
OPINIONS VAGUES ET CONTRADICTOIRES SUR LA NATURE DES SACREMENTS
2. Les sacrements. — L'Église épiscopaliste tolère et encourage une grande
variété d'opinions en ce qui concerne les sacrements. C'est bien plus l'opinion
minimum que l'opinion maximum qu'elle tolère; sa position officielle, en eflfet,
es*, déterminée, non par le maximum qu'elle permet, mais par le minimum
qu'elle exige. Son influence générale a la propriété des liquides qui tendent
toujours vers le plus bas niveau possible. Le courant de sa vie ne peut pas
s'élever plus haut que la source établie en l'autorité constituée. La croyance et
la pratique individuelle peuvent dépasser ce niveau, mais elles sont vouées, en
dernier ressort, à ne compter pour rien, aussi longtemps qu'elles ne trouveront
pas d'expression dans l'action officielle de l'Église; et on ne peut juger l'Église
sur l'altitude de fidèles isolés, qui agissent indépendamment d'elle.
Comme beaucoup d'autres, j'attache la plus haute importance aux doctrines
de la régénération baptismale, de la présence réelle dans la sainte Eucharistie,
du sacrifice eucharistique, du caractère sacramentel de la Confirmation et de la
Pénitence. Toutes ces doctrines, l'Église les tolère, mais elle ne les enseigne pas
catégoriquement, puisqu'elle en tolère d'autres qui s'en écartent et les vident
de leur sens. Tolérer toutes les opinions, c'est n'en professer aucune : aussi, en
dépit de l'importance qu'ils attachent à ces croyances bien définies, certains
d'entre nous ne peuvent prétendre à l'appui ferme et oflSciel des organes de
l'Église auxquels ils ont voué obéissance.
L'enseignement sacramentaire de l'Église épiscopaliste étant non-committal
(excluant tout engagement), on s'explique dès lors que ceux qui sont officiel-
lement chargés de le donner s'en tiennent ordinairement à des formules impré-
cises, et que les croyances de plusieurs de ses membres se rapprochent des
théories de Zwingle ou se confondent avec elles. Sous prétexte de plus de
compréhension, on réduit aux conditions les plus bénignes ce qu'on exige du
fidèle. On a pu noter un progrès parmi quelques-uns de nos fidèles, grâce à une
conviction plus profonde de la vérité sacramentelle, mais un mouvement plus
considérable encore en a fait glisser d'autres vers le scepticisme rationaliste.
En somme, l'Église semble ballottée par les courants actuels ennemis du surna-
turel; la cause en est l'imprécision qu'implique son système de pensée, toujours
soumis à une loi intellectuelle de gravitation.
340 ÉCHOS D ORIENT
NULLITÉ DES ORDINATIONS PROUVÉE PAR LES THEORIES MEMES DE L EGLISE
ÉPISCOPALISTE
3. Les Ordres. — L'occasion immédiate de ma démission fut une modifica-
tion de ma manière de voir touciiant les ordinations anglicanes.
J'ai reçu et conféré les Ordres dans l'Église épiscopaliste, avec la conviction
que les saints Ordres sont un sacrement d'institution divine, nécessaire pour
la validité des fonctions du ministère. Je ne faisais que partager sur ce point
la conviction de nombreux théologiens anglais et américains et, certainement,
de la plupart des évêques avec lesquels j'ai été le plus étroitement lié. L'hési-
tation au sujet de l'usage du mot « sacrement » en tant qu'appliqué aux
Ordres comme n'étant pas un de ces mots généralement nécessaires, ne peut
pas obscurcir le caractère sacramentel de la formule : « Recevez le Saint-Esprit
pour l'office de prêtre (ou d'évéque) dans l'Église de Dieu. » Avec les esprits les
plus distingués je regardais cette thèse comme l'expression de la véritable
doctrine de la communion anglicane au sujet des Ordres, et la conception
qu'elle impliquait me semblait dissiper toute équivoque dans les formulaires
et dans la pratique.
Pourtant, au cours de ces trois dernières années, j'ai approfondi à nouveau
la question des « ordinations »; je m'y sentais poussé pour une grande part par
des signes évidents que les ordinations anglicanes « ne reposent sur aucune
théorie déterminée ».
Ce sentiment ne pouvait compter sur l'appui de nombreux esprits dont le
jugement avait particulièrement de poids, mais il avait pour lui une foule de
grands noms, la majorité de l'opinion laïque et des précédents historiques de
grande valeur. Je comparai les arguments qui militaient pour les thèses « esse »
et « bene esse » (dans l'une, l'Église par l'ordination confère un sacrement alors
que beaucoup de clercs ne s'en doutent point; dans l'autre, qui en est la
réplique, l'Église ne confère point de sacrement alors que quelques clercs
entendent bien le recevoir), et cet examen m'a amené à reconnaître que les
partisans de la seconde thèse l'emportent et qu'elle doit être considérée comme
l'opinion la plus probable dans la communion anglicane touchant les saints
Ordres.
L'examen de cette question a éveillé des doutes si graves en mon esprit qu'en
décembre dernier j'ai dû me dérober aux requêtes des évêques de New- York et
de Pensylvanie, qui me priaient de les remplacer pour les ordinations durant
l'Avent; c'est même à ce moment que je pris finalement le parti de me démettre
de mon siège. Ce n'est pourtant que le mois dernier que j'ai été à même de
voir quelles devaient être pour moi-même les conséquences lointaines de ma
décision.
A mon avis, des Ordres « auxquels n'est attaché aucun sens déterminé » sont
des Ordres auxquels on n'attache aucune importance déterminée. Des Ordres
ainsi décrits portent nécessairement attaché à eux-mêmes le sens déterminé qui
exclut le caractère sacramentel.
Aux Ordres de l'Église catholique est toujours attachée cette théorie, ou,
plutôt, ils sont inséparables de ce principe, que l'Ordre est un sacrement des-
tiné à perpétuer la hiérarchie apostolique instituée par Notrc-Seigneur. Si la
thèse de l' « absence de sens déterminé » représente l'opinion la plus correcte,
CHRONIQUE UNIONISTE 54 I
la preuve est faite que ces Ordres anglicans sont douteux, sinon invalides par
défaut d'intention. En ce cas, une fois pour toutes, je ne puis les perpétuer ni
ne puis les conserver moi-même.
L'incertitude sur le caractère des saints Ordres, l'idée qu'une forme déterminée
n'est pas essentielle à l'ordination, me paraissent dissimuler la préoccupation
dominante de maintenir l'unité. Trop souvent nous nous payons de mots sans
égard aux réalités qui s'y cachent; nous donnons les titres d' « évéque », nous
attachons une grande importance à l'expression « sainte communion », sans
nous rendre pleinement compte de ce qu'est ce rite central du christianisme;
nous insistons sur l'usage des anciens Credo, et nous laissons entendre qu'on
peut à volonté dire « conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie », en enten-
dant par là que Jésus était un des fils de Joseph.
PRIVÉE DU PRINCIPE d'aUTORITÉ, l'ÉGLISE ÉPISCOPALISTE RUINE LA VERITE
qu'elle devrait affirmer
« Le Credo vaut-il la peine qu'on le défende ? Les sacrements sont-ils des
mystères divins? Les saints Ordres sont-ils un sacrement? » Je crois que la
seule réponse que l'Église devrait faire à toutes ces questions devrait être un
« Oui » prompt et énergique. Cependant, j'en suis venu à penser que, par son
attitude d'hésitation, notre communion répond virtuellement « Non ». Aussi,
il ne me reste plus qu'à résigner ma charge et à déclarer que je me retire du
ministère; les évêques n'ont, eux, d'autre choix que d'accepter ma démission
et de procéder à ma déposition, car une démission fondée sur de pareils motifs
suppose au moins l'abandon de la discipline* et des Ordres de l'Eglise protes-
tante épiscopaliste.
Je ne dois pas regretter une démarche qu'imposent et justifient les circon-
stances ; ce que je regrette sincèrement, c'est la peine que ma conduite va
causer à beaucoup, les liens et les relations qu'elle va briser et auxquels je
tenais extrêmement. Bien que forcé de quitter la hiérarchie de l'Église épisco-
paliste, je n'ai pas cessé d'estimer la profondeur et la réalité des émotions reli-
gieuses qu'on y goûte, de croire que par elle Notre-Seigneur donne sa grâce
à ceux qui l'approchent dans la bonne foi; je n'ai pas cessé de reconnaître
qu'elle est une école de sainteté et qu'elle contribue puissamment à christia-
niser l'Amérique. Le seul sentiment que je puis nourrir pour elle est celui de la
gratitude. A elle seule je dois les convictions qui m'ont amené à la présente
démarche.
Agréez mes profonds sentiments de respectueuse affection (i).
Sincèrement à vous.
Frédéric-Joseph Kinsman.
Birchmere, Bryant Pond (Me), le i" juillet 1919.
Un pareil document montre avec évidence — comme le remarquait
avec raison la Docwnmiation catholique — que « l'Eglise épiscopaliste
des Etats-Unis, qui est la filiale de l'Eglise anglicane d'Angleterre, est
|i) Traduit de l'anglais par la Documentation catltolique.
342 ECHOS D ORIENT
travaillée par la même crise que celle-ci. D'un côté, le courant protestant
rationaliste, moderniste; d'autre part, le courant « catholique »; entre
les deux tendances contraires, les autorités officielles, l'Épiscopat,
essayent de maintenir une unité apparente. Mais les esprits clairvoyants
ne peuvent pas ne pas voir que cette unité est une équivoque et fina-
lement une duperie dont sont victimes les croyants qui croient au con-
tenu des formules traditionnelles. Pour n'être ni victimes ni complices,
ils font ce que vient de faire M. Kinsman ; ils abandonnent leur Église » ( i ).
Un article de lord Halifax (25 mai 19 18). — Cependant, même obligés
de reconnaître, sous la clarté des faits, que l'anglicanisme est, suivant
les expressions — devenues proverbiales — de Newman, « la cité de la
confusion et la maison de la discorde » (2), tous les anglicans instruits
n'en tirent pas la conclusion qu'en a tirée le D^ Kinsman. Mais cette
différence d'attitude entre les uns et les autres contribue davantage
encore à accentuer l'impression de désarroi doctrinal et hiérarchique.
C'est ce que constatait, avec la grande autorité qui s'attache à son
nom, Mgr Batiffol en un article -du journal la Croix de Paris, en date
du 18 juillet 19 18, reproduit ci-après :
On a pu lire naguère (26 mai), dans le Correspondant, un article de lord Halifax
sur « le cas de l'évêque Henson et ses conséquences possibles ». Les lecteurs de
la Croix connaissent le cas, qui est celui de la nomination à l'évêché anglican
de Hereford du doyen de Durham, le docteur Henson, et de l'opposition très
vive que cette nomination a soulevée dans certains milieux de l'Église anglicane,
à cause des opinions avancées que professe l'élu, ou qu'on lui prête. Je me
rappelle que, voici dix ans, j'eus l'occasion de causer de M. Henson, dont les
sentiments faisaient dès lors quelque scandale, avec le D'^ Wordsworth, qui
était évéque (anglican) de Salisbury, et qui m'honorait de son amitié. « Quelle
figure fait Henson dans l'Église d'Angleterre? » demandai-je à l'évêque de
Salisbury, que je savais un bon juge. Il me répondit d'un mot où perçait son
peu de sympathie pour le sujet : « C'est notre abbé Loisy », me dit-il, et il
n'ajouta rien à cette définition. Si l'évêque de Salisbury était encore de ce
monde, qu'aurait-il dit de voir M. Lloyd George nommer à un évêché un cler-
gyman qui, en ce temps-là, professait (si j'ai bonne mémoire) ne pas croire à la
nécessité des évêques dans l'Église.'^
La constitution de l'Église anglicane attribue au roi d'Angleterre la nomina-
tion des évêques anglicans, droit de nomination qui est exercé, en fait, par le
premier ministre, quelle que soit la dénomination chrétienne à laquelle il
appartient, et M. Lloyd George n'appartient pas à l'Église anglicane, il est un
non-conformiste, il est baptiste. Sans doute, les membres de l'Église anglicane
peuvent faire, en forme légale, opposition à la confirr»ation de l'élu, mais cette
(1) La Documentation catholique, i" novembre 1919, p. 55o.
(2) P. Ragey, l'Anglicanisme (#aris, BJoud), p. 43.
CHRONIQUE UNIONISTE 34^
opposition ne se produit jamais. Car à qui ferait-on croire que le premier
ministre, avant d'arrêter son choix sur un clergyman, n'a pas consulté officieu-
sement les autorités les plus compétentes de l'Église anglicane? Il n'y a donc
pas place à une action canonique. L'opinion seule peut être saisie, et s'émou-
voir, et se passionner : c'a été le cas pour la nomination épiscopale de M. Henson.
Lord Halifax, qui, président de la English Chiirch tltiion (il la préside
depuis cinquante ans), a pris une large part au mouvement de l'opinion contre
M. Henson, a voulu par son article du Correspondant élargir ce mouvement et
y intéresser les catholiques de France. Mais ce qu'il nous présente n'est qu'un
côté de la question, le côté politique. « Il n'est pas admissible, écrit-il, que
le gouvernement (anglais) puisse imposer à l'Église (anglicane) la nomination
d'un évêque. » Nous voulons bien que la chose soit inadmissible à lord Halifax^
elle'ne l'est pas tellement toutefois au reste de son Église que pareille nomina-
tion ne soit de règle depuis le schisme du xvi* siècle. C'est au schisme qu'il
faudrait s'en prendre.
Lord Halifax ajoute : * Je serais enclin à penser que ce qui s'est produit au
sujet de la consécration du D'" H. Henson peut contenir un bienfait caché et
nous conduire vers la conquête des libertés essentielles à l'Église (anglicane).
Ces libertés ne sont pas inaccessibles. » Et la conclusion que l'écrivain tire est
qu'il faut réclamer en Angleterre « la complète séparation de l'Église (anglicane)
et de l'État ». Nous n'y voyons pas d'objection, pour notre part, sans voir
cependant en quoi la séparation, le désétablissement de l'Église établie, pré-
viendrait le retour d'une affaire pareille à celle de M. Henson.
Car la crise passagère que vient de traverser l'Église anglicane ne tient pas
à une espièglerie de M. Lloyd George, elle tient à la constitution même de
l'Église anglicane.
La société que préside lord Halifax, V English Church Union, a déposé une
motion entre les mains des deux primats de l'Église d'Angleterre, l'archevêque
de Cantorbéry et l'archevêque d'York, tendant à ce que quiconque ne croira pas
à la conception virginale du Sauveur et à sa résurrection, comme à des faits
certains, selon le récit contenu dans les Saints Livres, soit déclaré incapable de
devenir prêtre ou évêque ou de le rester honorablement. « Je ne puis croire,
écrit le noble lord, que l'épiscopat soit indifférent à l'honneur de l'Église
d'Angleterre et aux justes réclamations... de fidèles affligés et inquiets... » L'épi-
scopat n'a rien répondu à ces réclamations, cet épiscopat si prompt à manifester
quand il s'agit de réprouver des nouveautés à tendance catholicisante, comme
l'adoration du Saint Sacrement dans le tabernacle.
La raison en est que cet épiscopat n'est pas une autorité doctrinale. On peut
lui appliquer la sévère page de Taine sur les privilégiés qui ont gardé leur rang
sans continuer leur emploi : « Dans le gouvernement local comme dans le gou-
vernement central, leur place est une sinécure... Us n'excellent qu'en un point,
le savoir-vivre, le bon goût, le bon ton, le talent de représenter et de rece-
voir...» A ceux des évêques anglicans qui ont de la doctrine, comme le docteur
Gore, évêque d'Oxford, il est interdit de la manifester autrement qu'à titre per-
sonnel : ils sont distingués, discutés, et n'ont le droit que d'être persuasifs.
Leur clergé réclame, de son côté, le droit à la liberté d'interprétation des
344 ECHOS D ORIENT
formules dogmatiques héritées de l'antiquité ecclésiastique, comme celles du
symbole de Nicée-Constantinople. Il accepte donc de dire : Conceptus est de
Spiriîu Sancto, mais il se réserve de donner à ces mots un sens littéral ou aussi
bien un sens symbolique, et sans exclure le modernisne le plus radical, à con-
dition (et combien cette condition est précaire) de ne pas nier l'Incarnation 1
L'Église a ainsi, par sa hiérarchie et par ses formules, l'apparence d'être une
Église d'autorité : ses membres cependant doivent bénéficier d'une liberté qui
rend l'autorité illusoire, et qui rend illusoire aussi l'unité de foi.
Et voilà ce dont lord Halifax n'a jamais voulu convenir! Quand, en 1896,, il
menait la campagne que l'on sait pour faire reconnaître la validité des ordina-
tions anglicanes, et que, dans une réunion tenue à Paris chez les Lazaristes et
présidée par M^' d'Hulst, nous lui demandions de nous expliquer la foi de ses
coreligionnaires sur l'infaillibilité de l'Église, nous nous rappelons son silence.
Non qu'il rejetât personnellement cette infaillibilité, mais parce qu'il ne pou-
vait ignorer que cette infaillibilité n'est pas un des principes sur lesquels repose
l'Église anglicane. M. Henson a écrit : « La critique historique, je l'admets fran-
chement, a détruit la foi en une Église soi-disant infaillible, et aussi bien en un
livre sacré tenu pour verbalement inspiré. » Il est vrai que M. Henson ajoute
aussitôt que le « Message central de l'Évangile » garde sa valeur et reste « plus
clair, plus riche, plus divin, qu'il ne fut jamais ». Ni inspiration de l'Écri-
ture ni infaillibilité de l'Église, mais une essence du christianisme, qu'es.t-ce là,
sinon le modernisme dans lequel l'anglicanisme est tout prêt à se reconnaître,
pour autant que l'anglicanisme s'exprime par la voix de ses membres les plus
cultivés, les plus écoutés? L'anglicanisme ne reste une Église que par une de
ces compromissions qui, de son aveu même, ne coûtent pas à l'esprit anglais.
Nous ne dirons donc pas avec lord Halifax que la séparation de l'Église angli-
cane et de l'État rendrait à cette Église une « autorité religieuse », capable de
servir « la grande affaire de l'universelle union des Églises ». Nous apprécions,
certes, la science de ses membres, que Bossuet déjà appréciait et dont il espé-
rait un retour heureux de leur Église à l'unité authentique. Nous remercions
Dieu du travail que la logique produit par surcroît dans tant a'esprits et dont
l'émotion que leur a causée la promotion à l'épiscopat d'un moderniste est le
symptôme. Mais il faudra que les yeux s'ouvrent tout à fait et que des croyants
comme lord Halifax se demandent une bonne fois quelle unité est celle qui les
lie à des évêques comme ceux qui ont imposé les mains à M. Henson.
En attendant l'heure de Dieu, notre devoir, à nous catholiques membres de
la seule Église intégrale et légitime, nous dictera d'être attentifs à ces mouve-
ments d'opinion qui se forment si près de nous, de leur témoigner notre intérêt
et notre respect, et de travailler à dissiper les compromissions dans lesquelles
s'attardent des esprits de la valeur de lord Halifax.
Pierre Batiffol,
chanoine titulaire de Paris (i).
Retour au catholicisme. — Ces intéressants mouvements d'opinion
provoquent assez fréquemment, comme au temps de Newman et de
(1) Supplément au numéro 10 85o de la Croix, 18 juillet igi8.
CHR0N1Q.UE UNIONISTE 345
Manning, des retours individuels au catholicisme qui ne sauraient
manquer de faire sensation. Nous allons en rappeler quelques-uns
parmi les plus récents.
A/gr de Berghes de Rache, archevêque des vieux-catholiques américains.
— Nous empruntons à une jeune revue franco-américaine, publiée
par le collège de l'Assomption de Worcester, les détails ci-après con-
cernant un fait très important pour les annales religieuses contem-
poraines (i).
La conversion de M^^»' de Berghes de Rache, métropolitain de la
secte américaine des vieux-catholiques, est un témoignage direct rendu
à l'unité de l'Église catholique, note essentielle et primordiale com-
battue depuis tant de siècles par le schisme.
La secte des vieux-catholiques naquit de l'opposition qui s'éleva lors
du concile du Vatican (1870) contre la définition du dogme de l'infail-
libilité pontificale. Pour justifier ce nom, les opposants s'inspirèrent
de leur prétention de rester fidèles à la foi de l'ancienne Église en
refusant dç reconnaître au Pape aucune infaillibilité. Et pour se donner
une apparence de vitalité, ils furent contraints de s'appuyer sur les
gouvernements hostiles au dogme nouvellement défini, et qui furent
heureux de favoriser tput essai de groupement religieux à tendance
nationale et séparatiste. Le nouveau parti schismatique se forma en
France, en Allemagne, en Suisse. Mais il ne prit consistance que dans
ces deux derniers pays : en Allemagne, sous la direction de Doellinger,
avec Munich et Bonn comme principaux foyers; en Suisse, sous celle
du professeur Herzog qui se fit sacrer évêque. Bientôt, comme tous
ceux qui sortent de l'unité, les vieux-catholiques donnèrent le spec-
tacle de la plus triste division. Les symboles se multiplièrent, se
succédant les uns aux autres, pour se modifier et se corriger. Aussi
cette secte n'eut-elle aucun succès durable, pas plus en Suisse qu'en
Allemagne, où, à partir de 1878, elle n'est déjà plus considérée
comme facteur politique. Son déclin depuis lors s'accentue de jour
en jour.
Cependant, quelques milliers de vieux-catholiques, émigrés aux
États-Unis, s'y étaient passablement développés, au point que la section
américaine était la plus puissante. Mais déjà ce groupement avait été
bien réduit à la suite d'un mouvement de retour à Rome. C'est aussi
une conséquence du manque complet d'unité dans les rangs des vieux-
(i) Vers l'Idéal, collège de l'Assomption, Worcester (Massachusetts), février 1920,
p. 25-27.
^46 ÉCHOS d'orient
catholiques. C'est précisément en vue de les unifier que M&r de Berghes
de Rache était venu aux États-Unis en 19 14, agissant en cela sous
l'impulsion de cette aspiration intime qui devait quelques années plus
tard le conduire au sein de l'unité catholique.
Voici ce qu'il déclare en venant lui-même, le 22 novembre dernier,
se mettre sous la juridiction du Vatican et de ses représentants :
Mon action a été, cela va de soi, inspirée par la foi. IVlon expérience et mes
études m'avaient enseigné la nécessité d'un centre d'unité et d'un interprète
vivant de la doctrine religieuse. La question de la validité et de la reconnais-
sance des saints Ordres était aussi de grande importance. Ma soumission a été
l'aboutissant logique de mon travail, mais il est difficile de donner des expli-
cations claires.
Ma vie a été une ascension continuelle. J'ai été élevé dans la religion des
bas-protestants d'Angleterre. A Cambridge, je suis devenu partisan de la haute-
Église et me suis intéressé au mouvement désigné sous le nom de clique
anglo-catholique. Ma mère, avertie de la chose, m'a fait transférer à la Faculté
théologique protestante de l'Université de Paris. Celle-ci était calviniste. Plus
tard, je suis entré dans l'Église anglicane et j'y ai reçu les Ordres.
La question de la validité de mes Ordres me préoccupait. C'est pour cette
raison que je me suis joint aux vieux-catholiques dont on disait que leurs
Ordres étaient considérés par Rome comme valides, quoique irréguliers. Rome
ne reconnaît pas les Ordres des vieux-catholiques et fies jansénistes, bien qu'ils
soient valides; mais elle peut les régulariser.
Ma soumission est complète et sans rectriction. J'entrerai probablement
dans un des grands Ordres religieux actifs. Tout mon troupeau suivra-t-il mon
exemple ? Je ne puis le dire. Toutefois, je ne serais pas surpris de voir l'évèque.
d3 Chicago retourner à l'Église catholique.
Le nouveau converti, dans la pleine vigueur de l'âge,, esprit très dis-
tingué, était très connu aux États-Unis et en Angleterre par ses titres
d'origine et ceux qu'il s'était acquis, reconnus par le roi des Belges
et l'empereur d'Autriche. Rodolphe-François- Edouard-Saint-Patrice-
Alphonse-Ghislain de Gramont-Hamilton de Lorraine, D. D. L. L.B. D.,
prince et duc de Landas-Berghes, Saint-Winock et de Rache, arche-
vêque métropolitain des vieux-catholiques d'Amérique (tels sont ses
noms et ses titres), était allié par le sang aux familles royales de
France, d'Espagne, d'Angleterre, d'Allemagne, de Hollande, d'Au-
triche. Mais il se considère maintenant, dit-on, comme un vrai
Américain.
Les vieux-catholiques des États-Unis, encore au nombre de 12000,
répartis en 50 églises, disséminés dans le New-Jersey, le Massachusetts,
riUinois, le Michigan, la Pensylvanie, etc., sont gouvernés par deux
évêques suffragants et 50 prêtres. Puissent-ils suivre l'exemple de
CHRONIQUE UNIONISTE 347
leur pasteur et aborder bientôt aux rivages de la catholicité, où ils
trouveront, avec la pleine vie, la paix et la joie ! (i)
Le poète américain Joyce Kihner. — Moins remarquée en son temps,
mais cependant intéressante aussi, la conversion de cet homme de
lettres américain, Joyce Kilmer, qui, lors de l'entrée des États-Unis dans
la guerre, prit du service comme engagé volontaire et fut tué près de
rOurcq, le 30 juillet 1918. Né en 1886 à Neu^-Brunswick, il se fit
d'abord professeur. Mais il délaissa cette carrière au bout d'un an et fut
à tour de rôle directeur d'un journal de turf, commis en librairie, lexi-
cographe, journaliste, critique. Converti en 1913, il publia des poésies,
se sp^écialisadans la chronique des livres, se fit conférencier. Le Bulletin
des professeurs catholiques de l'Université (i y janvier 1930) lui a consacré
une notice dont nous extrayons un fragment :
Type curieux de journaliste américain, ce Joyce Kilmer, dont l'évolution nous
intéresse peut-être d'autant plus qu'il a été extrêmement sobre de renseignements
sur le fond de sa pensée. Professeur, puis journaliste et critique, acceptant
toutes les tâches, passant de la direction d'un journal de turf à un travail de
lexicographie, et de là à un organe pieux de la pensée anglicane, d'une activité
qu'on dirait fébrile s'il n'eût été la santé même physiquement et moralement,
il semble avoir eu beaucoup de ce qu'il fallait pour sombrer dans le dilettan-
tisme. Mais l'orientation de sa pensée était religieuse. Né d'une famille protes-
tante, il fut pendant un temps ritualiste anglican. De là, il passa à un socialisme
idéaliste. A l'époque où il dirigeait le Chiirchman [ « l'Homme d'église » ], il
s'éprit d'un grand enthousiasme pour les poètes religieux anglais.
Très heureusement marié et père de quatre enfants, il eut la douleur, en igrS,
de voir sa petite fille Rose, âgée de neuf mois, frappée de paralysie infantile.
En juillet, il écrit à un Jésuite avec qui il était depuis peu en relations de cor-
respondance littéraire : « Je n'aime pas à charger mes amis du fardeau de mes
ennuis, mais vous avez certaines occasions qui me manquent, et je viens donc
vous demander la plus grande faveur. Ayez la bonté de prier pour ma petite
Rose... »
Celte épreuve douloureuse fut l'occasion immédiate de sa conversion, dont
il dit en janvier 1914. au même correspondant qu'il commence à la com-
prendre. « Depuis longtemps j'acceptais la position catholique, le point de vue
catholique en éthique et en esthétique. Mais il me fallait quelque chose qui ne
fût point intelleciuel, quelque conviction non mentale, — en effet, il me man-
quait la foi. »
Chaque matin, pendant des mois, en allant à son bureau, il allait dans une
certaine église et priait pour avoir la foi. « Quand la foi vint, elle vint, je crois,
par la voie de ma petite fille paralysée; ses mains inertes me conduisaient; il
me semble que ses petits pieds immobiles connaissent de bien beaux sentiers.»
En août, après la crise, quand il était permis de concevoir quelque espérance
) Vers l'Idéal (Worcester, Mass.), février 1920, p. 27.
348 ÉCHOS d'orient
de guérison pour la petite, il parle de « l'étrange paix » et de « rhumilité » que
ressentent lui et sa femme. Et celte calme convicuon, cette humilit-é, avec la
gratitude et la révérence du- don reçu, sont pour ainsi dire l'estampille de la foi
sur sa personnalité. Peu ou point d'émotion; mais une certitude tranquille et le
zèle de partager avec d'autres la vérité qu'il possède. « Je fais mes délices de
parler un catholicisme voilé aux non-catholiques, d'essayer humblement d'être
l'apôtre de la bohème. Je n'ai point de message pour les catholiques, j'ai le
message du catholicisme pour les païens modernes. »
En effet, tout ce qu'il fait et tout ce qu'il écrit est désormais empreint de sa
foi... [On lit] dans une lettre à sa femme, à propos d'un roman auquel elle colla-
borait : « J'irais jusqu'à dire que si l'esprit du livre n'est pas évidemment et
définitivement catholique — facilement reconnaissable comme tel par des
lecteurs catholiques, — cela me ferait de la peine de le voir paraître sous ton
nom... Je ne trouve pas que les écrivains catholiques doivent passer bur temps
à écrire des tracts et des récits pour les enfants du catéchisme; mais je trouve
que la foi devrait illuminer tout ce qu'ils écrivent, que ce soit grave ou léger...
La foi catholique est une telle chose que j'aimerais mieux écrire passablement
sur elle qu'écrire magnifiquement sur toute autre chose. Elle est plus impor-
tante, plus belle, plus nécessaire que toute autre chose de la vie. Toi et moi
avons vu des miracles — ne cessons de les célébrer. Tu sais que ce n'est pas là
la première ferveur d'enthousiasme d'un converti, — c'est la conviction perma-
nente d'un homme qui, chaque jour, pendant des mois, a prié pour avoir la foi
avant de recevoir cette grâce. La foi a fait des merveilles pour toi, mais je crois
qu'elle a fait plus encore pour moi depuis que je suis en France. Ainsi donc
mets tout ton zèle à employer ton talent exquis au service de Celui dont je me
réjouis d'avoir dit qu'Apollon était l'ombre! Si ce que tu écris ne loue pas
directement le Seigneur et ses saints et ses anges, qu'il loue les types du ciel
que nous connaissons dans la vie, — Dieu sait qu'ils sont assez nombreux 1 »
A la rude école de la guerre, les valeurs de la vie s'étaient déplacées à ses
yeux. La plume, même vouée au culte des choses belles et saintes, lui semble
une moindre chose que l'humble devoir péniblement et patiemment accompli...
« Vous me trouverez, j'espère, moins homme de livres et plus homme quand
vous me reverrez. Priez pour moi, mon. cher Père, afin que j'aime Dieu davan-
tage et que j'aie la conscience incessante de sa présence — c'est mon plus grand
désir. »
Les dernières étapes de son évolution religieuse avaient été parcourues bien
vite sous la triple pression des épreuves de la guerre, de l'ambiance catholique
de son régiment de volontaires irlando-américains... et de ses impressions de la
France paysanne et catholique... (i)
Le rayonnement du catholicisme parmi les anglicans. — Il nous paraît
utile de souligner spécialement, pour nos lecteurs orientaux, l'accent
de conviction et de sincérité qui ne saurait échapper à personne dans
(i) Bulletin des professeurs catholiques de l'Université, i5 janvier 1920, reproduit
dans la Documentation catholique, 3i janvier 1920 (t. III), p. i53-i56., Les œuvres de
Joyce Kilmer ont été réunies en deux volumes : Poems, Essays and Letters, in two
volums, with a memoir, by Robert Cortes Holliday (G. H. Doran Company, New-York).
CHRONIQUE UNIONISTE 349
cette conversion d'un poète américain, à qui la poésie n'enlève rien d'un
réalisme très positif. Ces simples notes de psychologie individuelle
permettent de deviner des éléments analogues dans un bon nombre
d'autres conversions qui n'ont pas toujours pris la peine de se
raconter.
En Angleterre, on signale des abjurations de plus en plus fréquentes.
On a mentionné naguère (avril 1920) celle de la sœur de Ms^ Benson,
le célèbre écrivain, fils de l'archevêque anglican de Canterbury, et qui
nous a laissé lui-même en un beau volume ses Confessions d'un con-
verti (i). Un journal catholique rappelait, il y a quelques semaines,
certains détails d'un intérêt piquant, comme il n'est pas rare den
trouver dans ces conversions, et qui, on le verra, sont des plus sug-
gestifs pour révéler d'un trait toute une mentalité. En voici un exemple
entre bien d'autres.
Une jeune Miss très pieuse rêvait de doter la Haute Eglise anglicane
d'une Congrégation de Sœurs de Charité. Elle s'en ouvrit à son pasteur.
« Mon enfant, répondit celui-ci, voiis rêvez l'impossible. Nous man-
quons de sujets. Sur ce point, les catholiques sont nos maîtres, comme
en beaucoup-d'autres. — Et alors? Faudrait-il nous faire catholiques?
— Je ne dis pas cela. Il faut nous perfectionner et tâcher de les égaler.
— Mais pourquoi leur sommes-nous inférieurs? — Vous êtes trop
curieuse. Allons, restez bien dans la simplicité de votre foi. »
Plusieurs mois s'écoulèrent. La jeune Miss était devenue catholique.
Un jour, elle fait la rencontre de son ancien pasteur, qui la reconnaît :
« Ah ! c'est vous? Eh bien ! où en êtes-vous? Il y a longtemps que je ne
vous ai plus vue. — J'ai une grande nouvelle à vous apprendre. Je suis
catholique! » Elle attendait de pied ferme la réponse du pasteur. Quelle
ne fut pas sa surprise lorsqu'il lui dit : « Et moi aussi. Le point de
départ de ma conversion au catholicisme fut le dernier entretien que
j'eus avec vous. » (2)
De telles anecdotes en disent plus long que de longues dissertations
pour rassurer les âmes inquiètes auxquelles on a fait allusion au début
de cette chronique.
R.-Â. Knox : « Une Enéide spirituelle. » — Un clergyman très dis-
tingué, Ronald-A. Knox, fils lui aussi — comme Robert-Hugh Benson —
d'un évêque anglican, a fait son abjuration chez les Bénédictins français
(i) M" RoBERT-HuGH Benson, Ics Confessiotis d'un converti, traduites de l'anglais
avec l'autorisation de l'auteur, par T. de Wyzewa. Paris, Perrin et C", 1914, in- 16,
260 pages. Voir Echos d'Orient, juillet igiS (t. XVII), p. 482-484.)
(2) La Croix de Paris, i5 avril 1920.
3S0 ÉCHOS D ORIENT
de Farnborough en l'automne de 191 7; et il a raconté les étapes de sa
marche vers la lumière, en un livre portant ce frontispice original •
Une Enéide spirituelle. Nos lecteurs nous sauront gré, croyons-nous,
d'en emprunter l'analyse à une charmante revue parisienne (i).
Sous le titre suivant, Une Enéide spirituelle, un ancien chapelain de Triniiy
Collège à Oxford raconte sa récente conversion au catholicisme.
C'est un brillant polémiste, un scholar par excellence, c'est-à-dire un lettré
dont l'érudition sans pédantisme n'exclut pas, mais plutôt suppose une pointe
d'humour et de fantaisie. Ce latiniste est par-dessus tout un chrétien et un
apôtre, et si son livre, surchargé de controverses, a quelque aridité, il est du
moins le miroir d'une âme très belle, ne vivant que pour la recherche et la
possession de la vérité religieuse.
L'Enéide spirituelle de R.-A. Knox se rattache évidemment au mouvement
d'Oxford. D'abord disciple de Pusey, son ritualisme l'amène par des transitions
insensibles au catholicisme.
Ronald-A. Knox, fils de l'évêque suffragant de Coventry, appelé plus tard au
siège de Manchester, grandit dans un intérieur patriarcal qu'il évoque avec
tendresse : les textes de l'Écriture y sont lus avec révérence, et le repos du
dimanche y est scrupuleusement observé; la piété protestante, dans ses formes
les plus pures, y règne en souveraine. Quelle idée un petit garçon élevé dans une
telle ambiance peut-il se former du catholicisme? Knox répond à cette question
en nous faisant part de ses propres impressions : ce petit garçon n'a pas le culte
du succès — le triomphe de la Réforme en Angleterre ne sera jamais pour lui
un argument en faveur de sa légitimité. Il lit les romans de Walter Scott, où
les jacobites vaincus lui apparaissent enveloppés d'un halo de gloire. Son ima-
gination enfantine apprend la grandeur de certaines défaites; il •se passionne
pour les héros malheureux, pour les dynasties tombées. Cet instinct chevale-
resque ne sera pas sans jouer un rôle dans l'histaire de sa conversion. Il l'aidera
à reconnaître dans l'Église attaquée par de si nombreux et de si divers ennemis
« le signe de. contradiction » annoncé par le Christ. Le catholicisme est en
Angleterre une minorité, et Knox, qui aime à soutenir les minorités, sera natu-
rellement prédisposé en sa faveur. Il reconnaît toutefois, à la fin de son livre,
ce que ce sentiment a d'insuffisant et de vain.
On doit aller à l'Église non comme un partisan et un champion, mais dans l'at-
titude d'un suppliant, en mendiant d'elle les bienfaits qu'elle seule peut accorder.
Pour le jeune Knox, le catholicisme est ne cause battue en brèche, mais
c'est quelque chose de plus : c'est une sorte de vaste confédération, une tradi-
tion secrète, un mystère, en un mot, et Knox ajoute : « J'étais un enfant qui
avait l'amour du mystère. »
Chez l'écolier d'Eton, cette tendance, sans doute un peu puérile, se transforme
en sfc développant. Déjà, il est évident que la religion qu'on lui inculque ne
satisfait pas aux besoins de son esprit et de son cœjr. Certes, 'e chant des
hymnes l'émeut profondément.
(1) Le Noël, revue hebdomadaire illustrée (Paris, Bonne Presse), 11 mars 1920,
p. 384-386.
CHRONIQUE UNIONISTE 35
Il aime la chapelle de son collège fondée par un pieux et mélancolique roi du
moyen âge pour lequel — tant sont vivantes en ces endroits les plus lointaines
figures du passé — Knox se souvient parfois de dire une prière en traversant
les cloîtres. Et, pourtant, c'est une religion trop dépendante des traditions et
des habitudes nationales, « une religion sans enthousiasme», inapte à combler
son amour grandissant du mystère.
Un jour de Noël, il lit la Lumière invisible de Robert Hugh Benson. Dans ce
recueil de récits d'un mysticisme un peu étrange, d'admirables descriptions lui
font découvrir la beauté des rites symboliques, la magnificence de la liturgie.
Knox ne s'est jamais écrié comme Newman : « O Rome! si tu n'étais pas
Rome ! » Le préjugé de race est chez lui moins violent, mais il existe. Jusqu'à
ce jour de Noël, il ne pouvait se défendre de voir dans le catholicisme quelque
chose d'un peu trouble et d'un peu malfaisant, something mcked. Pour la
première fois, il en considère l'aspect extérieur non seulement avec impartialité,
mais avec une sympathie qui se fait de plus en plus vive. L'écolier d'Eton con-
verti au ritualisme place dans sa chambre des images de saints et vénère la
Vierge. Cet éveil de ferveur n'est point superficiel, comme on pourrait le croire:
il s'allie à la persévérance dans l'eftort moral; il engendre des actes d'ascétisme.
Vers l'âge de dix-sept ans, fermement résolu à entrer dans le clergé anglican,
il fait le vœu de célibat :
« C'était le temps où je formais d'étroites amitiés, mais aussi je me rendais
compte que, par la force des circonstances, la plupart de ces amitiés seraient
brisées après la sortie du collège. Je comprenais pour la première fois de ma
vie combien ma nature avait soif de sympathie et de soutien. Un devoir évident
s'imposait à moi : celui de me priver de cette tendre affection et de ce support
mutuel que j'aurais pu trouver dans un mariage heureux, afin d'appartenir
exclusivement au service du Seigneur. »
Ainsi son avenir est fixé quand il quitte Eton pour l'Université d''Oxford.
Curieux de toutes les idées, il y fréquente plusieurs de ces clubs, de ces debaîing
societies, où les jeunes gens anglais s'exercent à la parole et prennent con-
science du rôle politique et social qu'ils sont appelés à jouer; Knox participe
activement à ces discussions, dont il révèle le plus grave inconvénient : la
recherche excessive de l'originalité intellectuelle, et parlant le dédain des vérités
simples :
« Si le catholiçisir.c n'eût pas été aussi lumineusement vrai, avoue-t-il, peut-
être l*eussé-je embrassé plus tôt. »
Il énumère ses observances religieuses à cette époque :
« Je ne manquais jamais d'assister à la Messe le dimanche... Je m'abstenais
de viande aux jours prescrits... Je communiais ordinairement chaque dimanche,
et me confessais environ quatre fois l'an... »
C'est bien loyalement que Knox se sert du mot «; Messe » pour désigner
certains offices de la Haute Église. Il ne soupçonne pas ce que sa position peut
avoir d'illogique. S'il récite son chapelet, il n'entend pas renoncer à la religion
dans laquelle il fut élevé : il n'a fait qu'adopter des vues nouvelles, et les lati-
tudes de l'anglicanisme paraissent l'y autoriser. D'ailleurs, son imagination
surtout est séduite; il reconnaît que plusieurs de ses pratiques n'ont encore
aucune raison doctrinale, et c'est plutôt en impressionniste rafiinc qu'il évoque
les cérémonies de Pusey Hoiise. Il a voyagé en Belgique, et à Bruges il a vu
352 ECHOS D ORIENT
avec envie des foules pieuses se presser à la chapelle du Saint-Sang pour vénérer
la relique. Il souhaite qu'une dévotion chaude et vivante puisse ainsi se répandre
en Angleterre. Ce qu'il veut, c'est catholiciser le culte anglican.
Mais lorsque l'étudiant est devenu clergyman et que, nommé chapelain du
Trinity Collège à Oxford, il a plus spécialement encore charge d'âmes, sa res-
ponsabilité l'eflfraye. Il a entendu — non sans surprise et inquiétude — deux
jeunes gens déclarer que leur religion était « celle de Ronnie Knox ». Celui qui
est ainsi élu chef ne sait pas où il va lui-même. Où conduira-t-il ses disciples,
sinon dans les régions brumeuses du doute? Les fondements de l'anglicanisme
lui paraissent instables : ce n'est pas la citadelle bâtie dans le roc, mais la tente
trop vaste et trop hospitalière dressée sur un sol mouvant. Il se demande : Dois-
je encourager telle pratique ? Dois-je combattre tel scrupule ? Dois-je encou-
rager telle doctrine ? Et par quelle autorité ?
Cette interrogation, que Knox se pose constamment, et qui est l'aveu de
défaite de l'anglicanisme, reste sans réponse satisfaisante. Cependant, il se rap-
proche de l'Église romaine, adhérant maintenant à la présence réelle et à l'Im-
maculée Conception. Il condamne la Réforme, l'appelant « un désastre ■», et
son interprétation de ce grand événement de l'histoire est, dit-il, « la même que
celle du péché ». Ne nous étonnons pas qu'il se sente « un paria » dans sa
propre demeure spirituelle, que l'originalité de sa manière de célébrer les offices
attire l'attention, que son ritualisme extrême devienne suspect.
Et pourtant ICnox n'abjure pas. Il conserve à travers tous ses troubles la
conviction d'être en communion avec l'Église universelle, persuadé qu'il est de
l'absolue validité des sacrements reçus ou conférés par lui.
Si la pensée lui vient de se convertir, il la repousse comme une tentation de
découragement. Quand ses amis, les religieux du monastère anglican de Caldey,
se soumettent au Pape, il ne songe pas à les imiter :
« Leur exemple prouvait seulement qu'il était impossible d'être un Bénédictin
anglican, mais non pas qu'il était impossible d'être un catholique anglican. »
Catholique anglican. Qu'importe que ces deux mots soient incompatibles?
Plus loin, Knox va jusqu'à se définir « un catholique romain dans l'Église
d'Angleterre ». Il est Anglais, et l'Angleterre n'est pas le pays de la logique
rigoureuse, mais bien celui des transitions lentes, des architectures composites,
des formules disparates à force de vouloir concilier l'inconciliable.
« D'instinct, l'Angleterre — écrit M. André Chevrillon — cherche toujours
à masquer une révolution sous des aspects d'évolution », et cette parole ne
serait-elle pas aussi vraie dans le domaine des âmes que dans celui de la
politique ?
Knox propage ses idées par la parole et la plume, travaille à rétablir l'unité
dans une maison divisée contre elle-même. En des pamphlets — adroits pas-
tiches des satires de Dryden et de Swift, — il flagelle l'indiflFérence dogmatique.
A Plymouth, peu de temps avant la guerre, il donne une série de conférences
sur le passé, le présent et l'avenir de l'Eglise d'Angleterre. Il y démontre
que le suprême espoir de cette Église doit être de s'unir à celle de Rome. La
tentative que fit dans ce sens lord Halifax à la fin du siècle dernier ne pourrait-
elle se renouveler et cette fois avec succès ? Knox n'en doul;e pas, et c'est en
vue de cette soumission en bloc qu'il déconseille les conversions isolées.
La déclaration de la guerre le trouve ainsi en pleine activité intellectuelle. La
CHRONIQUE UNIONISTE }^}
jeunesse de Trinity Collège s'enrôl.e dans les régiments de Kitchener. Knoi
voudrait partir avec elle, mais ses idées d'un ritualisme trop avancé l'empêchent
de se ranger parmi les aumôniers militaires de l'Église oflficielle. Se résignant
avec peine à rester en son pays, il y continue l'œuvre qui lui tient à cœur et,
de plus en plus, s'applique à catholiciser l'anglicanisme. S'il est un temps où
ja piété réclame le plus d'aliments, c'est celui des calamités publiques; aussi
Knox inaugure-t-il, dans un grand nombre de paroisses, ce qu'il pense être
l'équivalent de l'exposition du Saint Sacrement et de l'adoration des Quarante
Heures. Il rallie à ce plan des clergymen qui jusqu'alors y étaient hostiles. On
voit que dans leur sincère effort pour tirer de leur religion toute l'aide et toute
la consolation qu'elle est capable de donner, ils en dépassent les bornes et
pénétrent en plein catholicisme.
Knox a quitté Oxford, devenu désert. Dans la paisible école de Shrewsbury,
où il remplace un maître absent, les Casualties publiées par les journaux lui
apportent souvent un nom très cher. En Belgique, en France, aux Dardanelles,
sur terre, sur mer, périssent les étudiants qu'il a intimement connus et qu'il
a beaucoup aimés. Ces déchirements de coeur rendent doublement pénible la
crise religieuse qu'il traverse, car il désespère de l'avenir de l'Église dont il est
prêtre.
Est-il vraiment prêtre ? Il le croyait et avait reçu en toute confiance les Ordres
anglicans. Toutefois, en assistant à la première « Messe » célébrée par son frère,
une appréhension poignante se glisse en lui :
« Un doute, une ombre de scrupule venaient de monter en mon esprit, et si
ce doute, si cette ombre de scrupule étaient justifiés, ni lui ni moi n'étions
prêtres, ni cette cérémonie-là n'était la Messe, ni cette hostie, l'Hostie salutaire.
Les accessoires du service, les vêtements éclatants, les fleurs épanouies, la mys-
tique lueur des cierges n'étaient que la monture d'un faux joyau. Nous avions
éié trompés par des apparences; nous avions labouré dms le sable et, durant
toutes ces années de luttes, nous avions combattu pour un fantôme d'Hélène... »
Avec des comparaisons tirées de l'Enéide, qu'il lit et relit « pour le réconfort
de son âme », Knox exprime une amère désillusion. Sa foi dans la validité des
Ordres anglicans — le plus cher article de son Credo — est durement ébranlée.
Dès lors, il ne trouvera plus de paix dans une religion dont les autels sont
pour lui des autels morts, et les plus admirables cathédrales des sépulcres.
H a perdu la foi anglicane, il n'est pas encore catholique. Son intuition un
peu confuse n'est point encore devenue une claire et froide certitude, et
l'apôtre qui est en lui se plaint.
♦c Jusque-là, j'avais combattu pour une cause, prêt que j'étais à la défendre
par des arguments et à lui chercher des prosélytes. Maintenant, je me trouvais
sans mandat à remplir. Je ne savais plus quelle cause je voulais voir triompher.
Si je discutais, c'était sans opinion personnelle. Jusque-là, je désirais convertir
les autres, et maintenant à quoi aurais-je pu les convertir ? »
Knox refuse de prêcher et d'entendre les confessions; il donne sa démission
de professeur à l'Université d'Oxford; il ne sera plus anglican. Sera-t-il catho-
lique ou sceptique? Il sera catholique. Des études approfondies sur l'histoire
de l'Église lui prouvent la nécessité de l'infaillibilité du Pape et, de plus, lui
font comprendre que l'Église, loin d'être retardataire, « pense souvent aujour-
d'hui ce que le monde pensera demain ».
Echos d'Orient. — T. XIX. i3
354 ÉCHOS d'orient
fl se décide à se faire catholique à la suite d'une retraite : « Je savais que la
grâce avait triomphé... Je savais que j'étais dans le droit chemin... I knew that
it was ail right. » Formules de sérénité succédant à tant de pages trahissant
l'angoisse!
Chez les Bénédictins de Farnborough, en l'automne de 191 7, Knox abjure
l!anglicanisme, et c'est ainsi que son Enéide spirituelle s'achève.
Inquiétude religieuse provoquée par le malaise de l'Église anglicane;
rfiafs, d'autre part, recherche sincère de la vérité et attitude loyale en
face de la lumière : voilà bien ce qui apparaît nettement en tous ces
faits. C'est ce qui explique la formation récente, à Londres, d'une cor-
poration ou confrérie ayant pour but de faire connaître l'Eglise catho-
lique, sa doctrine, sa morale, son organisation, son histoire. La
Gatholic Evidence Guild ou Ligue d'exposition de la religion catholique,
encouragée par S. Em. le cardinal Bourne, accomplit son œuvre au
grand jour et jouit déjà de la sympathie d'un grand nombre de non-
catholiques (i). ANottingham, sur la demande d'un ministre baptiste,
un jeune catholique de la ville, autorisé par l'évêque du diocèse,
a exposé naguère avec succès, dans la chapelle de cette secte protes-
tante, pourquoi il était catholique. A la cathédrale catholique, le
R. P. Filmer a prêché une mission ou retraite de quinze jours à l'inten-
tion des non-catholiques (2).
La Société anglicane de /' « Expiation », devenue catholique en içoç.
— L'octave de prières pour l'union de la chrétienté. — Un élément qu'il
ne faut jamais perdre de vue dans cette orientation des âmes vers la
vérité, c'est la grâce, et l'on sait que la grâce s'obtient de Dieu par la
prière. Non pas — comme un Anglais le faisait très justement observer
aux Grecs et aux Anglicans, en 1852, — non .pas la prière qui se
contente de telle formule, plus ou moins précise, contenue dans les
livres liturgiques : « Pour la paix des saintes Églises de Dieu et pour
l'union de tous » (3); mais une prière spéciale, déterminée, collective.
Chez les catholiques, il existe maintes associations destinées à favoriser
ce mouvement de prières : qu'il nous suffise de mentionner ici l'Archi-
confrérie de Notre-Dame de Compassion pour la conversion de l'An-
gleterre, et l'Archiconfrérie de Notre-Dame de l'Assomption pour le
retour des dissidents orientaux à l'unité romaine (4). Chez les angli-
(i) Lettre d'Angleterre, dans le journal la Croix, 24 octobre 1919.
(2) « Nouvelles religieuses » dans le journal la Croix. 7 avril 1920.
(3) Atarptêat Tiepl Tf,; àvaTO>>iv.f|Ç r^-coi èp6o5ô$oy 'Ey.y.>.r,o-ta;, -jTrb xcvo; "A-yy^O"-' (Athènes,
i852), p. 226-227.
(4) Voir M. JuGiE, la Prière pour l'unité chrétienne (Paris, 1920).
CHRONIQUE UNIONISTE 355
cans, une initiative de ce genre fut prise, en 1908, aux États-Unis, par
la Société dite de l'Expiation {Society of the Atonement). Elle institua une
« octave de prières pour l'unité chrétienne et pour l'extension des
missions », du 18 janvier (fête de la Chaire de saint Pierre à Rome) au
23 janvier (fête de la conversion de saint Paul). Le choix de ces deux
dates suffit à attester combien catholique était l'inspiration de cette
initiative anglicane; catholiques tout autant étaient les formules de
supplications déterminées : aussi nombre de catholiques n'hésitèrent-
ils pas à donner leur adhésion. Or, deux années ne s'étaient pas écoulées
que la Société de l'Expiation faisait son entrée dans l'Église catholique
(7 octobre 1909). L'octave de prières a été bénie et encouragée par le
pape Pie X en décembre 1909, puis par les cardinaux américains Farley,
O'Connell, Gibbons et Falconio; un peu plus tard, par le cardinal
Bourne, archevêque de Westminster; par le cardinal Logue, primat
d'Irlande; par le cardinal Bégin, archevêque de Québec, et par un
grand nombre d'évêques des États-Unis, de l'Angleterre et du Canada.
L'abjuration collective des Bénédictins anglicans de Caldey et des
Bénédictines anglicanes de Milford-Haven (South-Wales), dans l'hiver
de 19 13, « a été considérée comme due dans une certaine mesure à la
fidèle observance de l'octave de prières » par ces deux communautés.(i).
S. S. le pape Benoît XV, reconnaissant dans ce mouvement de
prières l'action visible de l'Esprit-Saint, répondit aux désirs qui lui
furent exprimés et publia, le 25 février 1916, le Bref suivant que nos
lecteurs auront intérêt à connaître.
BENEDICTUS PP. XV, BENOIT XV, PAPE,
AD PERPETUAM REI MEMORIAM EN PERPÉTUELLE MÉMOIRE DE LA CHOSE
Romanorum Pontificumdecessorum Ce fut de tout temps la préoccupa-
nostrorum omni tempore interfuit, tion des Pontifes romains, Nos prédé-
atque item nostra piurimum refert, ut cesseurs, ce fut aussi la Nôtre en très
Christian!, qui a catholica reiigione grande part, que les chrétiens malheu-
acerbe desciverint, ad eam tandem, reusement éloignés de la religion catho-
utpote ad derelictam matrem, revo- lique reviennent enfin à elle, comme
centur. In unitate enim fidei prascipua à une mère abandonnée. Car la marque
enitet Ecclesias veritatis nota, neque principale de la véritable Église res-
aliter Paulus Apostolus Ephesios ad plendit dans l'unité de la foi, et l'apôtre
spiritus unitatem in vinculo pacis ser- saint Paul n'exhorte pas autrement les
(1) The Lamp, a -catholic monthly devoted to Church unity and missions z= La
Lampe, périodique catholique mensuel consacré à l'unité de l'Eglise et aux missions),
; novembre 1919 (t. XVII), p. 610. C'est cette publication, au temps où elle était encore
anglicane, qui lança l'idée de !'« octave de prières ».
}^6
ECHOS D ORIENT
vandam hortatur, quam prasdicando
unum esse Dominum, unam fidem,
unum baptisma {Ephes. iv, 5). Jucundo
igitur accepimus animo, a Sodalitale,
quam Expiationis vocant, Neo-Eboraci
instituta, preces propositas esse, a festo
Romanas Cathedrae B. Petri usque ad
festum Conversionis S. Pauli reci-
landas, ut hic unitatis finis a Domino
impetraretur, et gavisi pariter sumus,
quod hujusmodi preces a rec. me. Pio
Papa X benedictœ, et a Sacrorum
Americas Antistitibus approbatae, in
Foederatos Status jam sint longe la-
teque diffusae. Itaque ut, ad optatum
exitum facilius consequendum, supra-
dictœ preces ubique gentium et cum
uberi animorum fructu Deo adhibean-
tur; Nos auditis etiam V V. F F. N N.
S. R. E. Cardd. Inquisitoribus Genera-
libus, omnibus ac singulis utriusque
sexus Christifidelibus, qui ubique ter-
rarum a die duodevicesimo mensis
Januarii, Romanae Cathedrae B. Petri
sacro, usque ad diem quintum et vice-
simum ejusdem mensis, quo S. Pauli
recolitur Conversio, eas, quae subji-
ciuntur, preces semel in die quotannis
recitaverint, ac postremo hujus octidui
die, vere pœnitentes et confessi ac
Sacra Communione refecii, et quavis
Ecclesia vel publico oratorio visitalo,
ibidem pro Christianorum Principum
concordia, hasresum exstirpatione, pec-
catorum conversione ac Sanctae Matris
Ecclesiai exaltatione pias ad Deum
preces effuderint. Plenariam omnium
peccatorum suorum Indulgentiam et
remissionem misericorditer in Domino
concedimus ac largimur. Veniam pras-
terea tribuimus, cujus vi ad prasJic-
tam Plenariam lucrandam indulgen-
tiam, admissa riteexpiari ac S. Synaxis
suscipi, nec non visitatio peragi etiam
festo Cathedraï B. Petri Romae, licite
queant. lisdem praeterea fidelibus qui,
corde saltem contriti, quolibet ex octo
memoratis diebus easdem preces dixe-
Éphésiens à conserver l'unité de l'esprit
dans le lien de la paix qu'en prêchant
qu'il n'y a « qu'un Seigneur, qu'une
foi et qu'un baptême ». {Ephes. iv, 5.)
Nous avons donc appris avec joie,
qu'une Société, appelée de l'Expia-
tion, établie à New-York, avait pro-
posé de réciter des prières depuis la fête
de la Chaire de saint Pierre à Rome
jusqu'à la fête de la Conversion de
saint Paul, afin que cette fin de l'Unité
soit obtenue du Seigneur, et Nous
Nous sommes réjoui en même temps
que ces prières, bénies par le pape Pie X
et approuvées par les évêques d'Amé-
rique, soient déjà répandues au loin et
de tous côtés dans les Etats-Unis. C'est
pourquoi, afin que les prières susdites
soient offertes à Dieu partout et avec
un fruit abondant pour les âmes, et
qu'ainsi le but désiré soit plus facile-
ment atteint , après avoir entendu Nos
vénérables frères les cardinaux inqui-
siteurs généraux de la Sainte Eglise
romaine. Nous concédons et accordons
miséricordieusement dans le Seigneur
une indulgence plénière et la rémission
de tous leurs péchés à tous et à chacun
des fidèles des deux sexes dans le
monde entier qui, du i8 janvier, fête
de la Chaire de saint Pierre à Rome,
au 25 du même mois, jour où la con-
version de saint Paul est commémorée,
réciteront chaque année, une fois par
jour, les prières indiquées plus bas, et
qui le dernier jour de cette octave,
vraiment pénitents, s'étant confessés
et ayant été fortifiés par la sainte com-
munion, visiteront n'importe quelle
église ou oratoire public et y adresse-
ront de pieuses prières à Dieu pour la
concorde des princes chrétiens, l'extir-
pation des hérésies, la conversion des
pécheurs et l'exaltation de notre sainte
Mère l'Eglise.
En outre. Nous accordons la faveur
de gagner l'indulgence plénière susdite,
même le jour de la fête de la Chaire
CHRONIQUE UNIONISTE
357
rint, ducentos dies de injunctis eis seu
alias quomodolibet debitis pœtiitentiis
in forma Ecclesise consueta relaxamus.
Quas omnes indulgeniias, peccatorum
remissiones ac pœnitentiarum relaxa-
tiones etiam animabus Cliristifidelium
in Purgatorio detentis per modum suf-
fragii applicari posse misericorditer in
Domino indulgemus. Prœsentibus per-
petuo valituris. In contrarium facien-
tibus non obstantibusquibuscumque.
Preces autem, in ocliduo, quod supra
statuimus, pro Ecclesias unitate reci-
tandag, hae erunt, et ne quid in eis irrepat
immutationis, earum exempiar in Tabu-
lario Brevium Apostolicorum asservari
jubemus.
« Antipliona {Joan. xvii, 21). Ut
omnes unum sint, sicut tu Pater in
me, et ego in te, ut et ipsi in nobis
unum sint; ut credat mundus, quia
tu me misisti.
» y. Ego dico tibi quia tu es Petrus.
» g. Et super hanc petram aedificabo
Ecclesiam meam.
» Oratio : Domine Jesu Christe, qui
dixisti Apostolis tuis : Pacem reiinquo
vobis, pacem meam do vobis; ne res-
picias peccata mea, sed fidem Ecclesias
tuae : eamque secundum voluntatem
tuam pacificare et coadunare digneris :
qui vivis et régnas Deus, per omnia
saecula sœculorum. Amen. »
Datum Romae apud S. Petrum sub
anulo Piscatoris die XXV, Februarii
MCMXVI, Pontificatus Nostri anno
secundo.
P. card. Gaspariu,
a Secretis Status.
de saint Pierre à Rome, à la condition
que la confession soit faite, la sainte
communion reçueetla visite accomplie.
De plus, aux mêmes fidèles qui, avec
au moins un cœur contrit, auront
récité ces mêmes prières à un de ces
huit jours indiqués, nous remettons
deux centsjours des pénitences imposées
à eux ou dues par eux de toute autre
manière, selon la forme usuelle de
l'Eglise. Nous accordons miséricor-
dieusement dans le Seigneur que toutes
ces indulgences, rémissions des péchés
et remises des pénitences, puissent être
appliquées par mode de suffrage aux
âmes des fidèles détenues dans le Pur-
gatoire. Nos présentes lettres conser-
veront à l'avenir pleine valeur, nonobs-
tant toutes choses contraires.
Les prières à réciter pour l'Unité de
l'Eglise durant l'octave établie plus
haut par Nous seront les suivantes,
et de peur qu'elles ne subissent une
modification. Nous ordonnons qu'un
exemplaire en soit conservé dans les
archives des Brefs apostoliques.
« Antienne {Joan. xvii, 21). Que tous
ils soient un comme vous, mon Père,
vous êtes en moi et moi en vous; que,
eux aussi, ils soientun en nous, afin que
le monde croie que vous m'avez envoyé.
* f. Je te dis que tu es Pierre.
» 3. Et sur cette pierre je bâtirai mon
Eglise.
» Oraison: Seigneur Jésus-Christ, qui
avez dit à vos apôtres : Je vous laisse
la paix, je vous donne ma paix; ne
regardez pas mes péchés, mais la foi
de votre Eglise. Daignez la purifier et
l'unir selon votre volonté, vous qui
vivez et régnez, ô Dieu, dans tous les
siècles des siècles. Ainsi soit-ill »
Donné à Rome, près de Saint-Pierre,
sous l'anneau du Pêcheur, le aS février
1916, en la seconde année de Notre
Pontificat.
P. card. Gaspabri,
secrétaire d'Etat.
3^8 ÉCHOS d'orient
Comme on vient de le lire dans le Bref pontifical, l'octave de prières
s'ouvre le i8 janvier, en la fête de la Chaire de saint Pierre, et se
termine le 25, jour de la Conversion de saint Paul. Une intention
particulière est proposée chaque jour à la piété des fidèles.
18 janvier : Le retour de toutes les « autres brebis » à « l'unique
bergerie » de Pierre, l'unique Pasteur.
19 janvier : Le retour de tous les dissidents orientaux à la commu-
nion avec le Siège apostolique.
20 janvier : La soumission de tous les anglicans à l'autorité rejetée
du Saint-Siège.
21 janvier: Que les luthériens et les autres protestants trouvent
leur voie « de retour à la sainte Eglise ».
2,2 janvier : Que tous les chrétiens d'Amérique deviennent un, en
communion avec la Chaire de Pierre.
23 janvier : La solide conversion des mauvais catholiques et des
apostats, « le retour aux sacrements de tous les catholiques tombés ».
24 janvier: La conversion des Juifs.
25 janvier : La conquête du monde entier au Christ (i).
Le 10 avril 19 19, S. S. Benoît XV a encore accordé des indulgences
à d'autres prières proposées par la même Society of the cÂtonement.
Nous en citons deux, plus spécialement adaptées au but de l'union.
ORATIO MATLTINA PRIÈRE A DIRE CHAQUE MATIN
O mi Deus, oflfero tibi hodie ora- O mon Dieu, je vous offre aujour-
tiones meas, opéra mea, dolores meos d'hui mes prières, mes actions, mes
in unione cum Sacratissimo Corde Jesu souffrances en union avec le Cœur
et Immaculato Corde Beat» Virginis, Sacré de Jésus et le Cœur immaculé
cum intentione quâcum Dominus de la Bienheureuse Vierge, avec l'inten-
Noster ut Summus Pontifex expia- tion selon laquelle Notre -Seigneur,
tionem offert in Sacras Miss» sacrificio, Pontife suprême, offre l'expiation dans
in gratiarum actionem pro beneficiis le Saint Sacrifice de la Messe, en action
tuis, in reparationem peccatorum nos- de grâces pour vos bienfaits, en répa-
trorum, ut exaudiantur preces omnium ration de nos péchés, afin que soient
Sodalium nostrorum, et speciali modo exaucées les prières de tous nos coas-
ut sanctificentur et crescant filii Adu- sociés, et spécialement pour la sancti-
nationis, utunianturomnesChristiani, fication et l'accroissement des fils de
etutconvertaturmundusjpereumdem l'Association, pour l'union de tous les
Dominum Nostrum Jesum Christum. chrétiens et pour la conversion du
Amen. monde; par le même Jésus-ChristNotre-
Seigneur. Ainsi soit-il.
(i) The Lamp, n. cit., p. 6i2-6i3.
CHRONIQUE UNIONISTE 339
ORATIO QUOTIDIANA PRIÈRE QUOTIDIENNE
Domine Jesu Christe, qui Apostolos Seigneur Jésus-Christ, qui avez
tuos colligere fragmenta jussîsti ne ordonné à vos apôtres de recueillir les
pereant : Te obsecro, da mihi gratiam fragments pour que rien ne se perde,
ut nihil perdam, sed ut omni neo tem- je vous en conjure, donnez-moi la
pore, talentis, opportunitatibus ad grâcede ne rien perdre, maisd'employer
majorem Dei gloriam, ad animarum tout mon temps, mes talents, les occa-
salutem, ad proximi mei bonum utar; sions, à la plus grande gloire de Dieu,
et haec omnia fiant ex tui amore, au salut des âmes, au bien de mon
dulcissime Domine mi Jesu Christe. prochain; et de faire tout cela pour
Amen (i). l'amour de vous, mon très doux Sei-
■*' gneur Jésus-Christ. Ainsi soit-il.
Utopie protestante : un Congrès « pancbrétien » ! — Dans le désarroi
doctrinal, hiérarchique, moral, où gémissent les chrétientés séparées
de l'unité romaine, il n'est pas besoin de bien longues réflexions pour
comprendre que le premier moyen de travailler à l'union désirée, c'est
la prière, entendue et pratiquée de la manière que S. S. le pape Benoît XV
a solennellement encouragée par les documents ci-dèssus. Tout le
reste est et demeurera pure utopie. C'est ce que faisait très justement
remarquer dans la Croix du 22 avril 1920 un correspondant de Suisse,
R. Snell, à propos d'un soi-disant « Congrès panchrétien » (!) dont la
conférence préliminaire était convoquée à Genève.
La Genève protestante s'apprête à recevoir prochainement la conférence
préliminaire au « Congrès universel des confessions chrétiennes ». Un certain
nombre de pasteurs des Etais-Unis, émus de la situation anarchique à laquelle
se trouve acculé le protestantisme contemporain, souhaitent d'établir un rappro-
chement entre les différentes Eglises issues de la Réforme. Primitivement, ils
portaient leur ambition encore plus haut; ils espéraient que le Saint-Siège
sanctionnerait de son adhésion le projet qu'ils ont conçu; et déjà ils entre-
voyaient une vaste Eglise qui engloberait catholiques, luthériens, calvinistes,
anglicans, etc. Ainsi Joad :
Quelle Jérusalem nouvelle!
Hélas! il fallut bientôt déchanter. Rome refusait de se plier aux vues des
organisateurs. Le rapport de ces Messieurs dit : « D'une part, le Pape se montra
d'une amabilité irrésistible; de l'autre, il nous opposa une intransigeance
inflexible. »
Après cela, la palabre de Genève sera quelque chose d'assez curieux. Si nos
renseignements sont exacts, les assistants arriveront de tous les points de
(I) The Lamp, i5 décembre 1919, p. 660 (Society of the Atonement, Graymoor,
Garrison, New-York).
^6o ÉCHOS d'orient
l'horizon; on compte notamment sur une forte participation des protestants
anglais, américains, bohémiens; les Eglises orthodoxes d'Orient seront aussi
représentées. Comme bien vous le pensez, il y aura force congratulations, force
discours, force résolutions; et, le lendemain, le protestantisme se retrouvera
aussi divisé que la veille. Qu'on le veuille ou non, l'unité religieuse ne saurait
avoir d'autre principe générateur que l'autorité; et l'autorité ne se rencontre
que dans l'Eglise catholique. Il y a là un point de doctrine également étayé des
évidences de la raison et fortifié des confirmations de l'histoire.
Les catholiques — et même, parmi les dissidents, ceux que nous
appellerions volontiers « pro-Romains », du nom dont se désignent
eux-mêmes certains anglicans — n'auront point de feine à comprendre
que le Saint-Siège n'aille pas se mêler à ces palabres, et qu'il estime
beaucoup mieux servir la cause de l'unité chrétienne en favorisant des
mouvements de prièresjcomme celui de la Société américaine de l'Ex-
piation, commencé dans l'anglicanisme et continué dans la « Cité de
la lumière et de la paix » avec la bénédiction du Vicaire de Jésus-Christ.
G. RiEUTORT.
CHRONIQUE
L'élection des évêques dans l'Eglise melkite catholique.
Le nouveau patriarche de l'Église melkite catholique, Mg'' Dimitrios
Cadi, a adressé pour les fêtes de Pâques, au clergé et aux fidèles de
son patriarcat, un mandement sur l'élection des évêques.
Avant d'entreprendre l'étude de ce document précieux pour la disci-
pline de l'Eglise orientale, nous croyons bon de faire connaître le
système électoral qui a été jusqu'ici en usage dans l'Église melkite
catholique.
A la mort d'un évêque, le patriarche désigne un vicaire capitulaire
qui administre le diocèse pendant la vacance du siège; puis il propose
au corps épiscopal trois candidats choisis dans le clergé séculier et
régulier, de telle sorte que l'un au moins des trois soit agréé par
l'éparchie vacante. Quand la majorité absolue des évêques est acquise
aux candidats proposés, le patriarche adresse au clergé et aux fidèles
de l'éparchie un mandement où il les invite à choisir celui qui' leur
agrée. A cet effet, on nomme généralement deux prêtres qui parcourent
les différentes localités du diocèse pour recueillir les suffrages des
fidèles. Il arrive assez souvent qu'une véritable campagne électorale
s'engage en faveur de l'un ou l'autre des candidats. Celui qui obtient
la majorité est sacré évêque du siège vacant.
On le voit, le rôle des laïques est prépondérant dans les élections
épiscopales. Ils ont le dernier mot dans cet acte qui est de la compé-
tence de l'autorité ecclésiastique et qui touche aux intérêts les plus
sacrés de l'Église.
C'est pourquoi le nouveau patriarche a voulu, dès la première année
de son ministère, assurer le choix de bons évêques et, afin d'y par-
venir, soustraire leur élection à l'ingérence des laïques. La chose était
d'autant plus urgente qu'il y avait à pourvoir plusieurs sièges vacants :
ceux de Tyr, d'Alep, de Beyrouth et de Sidon. Pour les deux premiers,
il n'y eut pas de difficultés. A Alep, par une exception heureuse à la
coutume générale, l'élection de l'évêque appartient au seul clergé.
A Tyr, il y avait unanimité parfaite sur la candidature du P. Joseph
Sayeg, supérieur de la Congrégation des Paulistes.
11 n'en fut pas de même des deux autres diocèses, où les intrigues
et les machinations furent si scandaleuses que le patriarche dut refuser
362 ÉCHOS d'orient
les candidats désignés par le peuple, et faire choix de sujets relégués
dans l'oubli.
Quand S. B. M&r Cadi lança son mandement, il venait de sacrer
révêque de Sidon, Ms^ Athanase Koriaty, et il se disposait à donner
un pasteur à l'éparchie de Beyrouth.
Le mandement patriarcal. — Dans sa lettre pastorale, le chef de l'Église
melkite catholique commence par développer les principes théologiques
de la Constitution de l'Église :
Notre-Seigneur Jésus-Christ a établi l'Église pour continuer dans le monde et
jusqu'à la fin des temps sa mission divine, qui est de procurer le salut éternel
des âmes, et ainsi de promouvoir la gloire de Dieu. D'où il suit que l'Église, en
considération de sa fin, est une société religieuse, spirituelle et surnaturelle. Or,
Jésus-Christ, avant de monter au ciel, confia celte mission à ses apôtres. Pour
qu'ils pussent la remplir, il leur conféra sa puissance. « Tout pouvoir m'a été
donné au ciel et sur la terre... Allez, enseignez toutes les nations. »
Cependant, cette mission et cette puissance ne concernaient pas les apôtres
seuls; elle devait passer à leurs successeurs, car cette mission et cette puissance
leur ont été données pour le bien du monde entier et des peuples de tous les
temps et de tous les lieux. Tous, en effet, doivent être sauvés par Jésus-Christ
et par les moyens qu'il a établis, Jésus-Christ a donc choisi les apôtres et leurs
successeurs, les évéques, pour gouverner l'Église.
Dans notre Orient, beaucoup de gens croient sincèrement que l'évêque est le
mandataire du peuple. C'est là une grave erreur. Les fidèles ne peuvent leur
conférer un pouvoir qu'ils n'ont pas. Ce pouvoir divin procède de Jésus-Christ
lui-même, qui a fondé l'Église, fixé sa fin, déterminé les moyens d'action et
choisi ses fondés de pouvoir.
La doctrine qui enseigne que l'élu du peuple obtient un pouvoir divin est
une doctrine condamnée par l'Église catholique. Quiconque la soutient n'est
pas catholique et n'a pas le droit de parler au nom des catholiques. Il ne faut
pas confondre l'Église, institution divine, avec les sociétés établies par les
hommes pour des fins humaines. Dans celles-ci souvent le pouvoir va de bas en
haut... Dans l'Église, le pouvoir vient d'en haut, de Dieu lui-même.
Après avoir ainsi posé les principes immuables de la Constitution
divine de l'Église et fait nettement ressortir que les apôtres et les
évêques, leurs successeurs, tiennent leur autorité de Jésus-Christ,
S. B, N[g^ Dimitrios passe au point qui fait le principal objet de son
mandement, l'élection des évêques.
A qui revient de droit cette élection? Est-il de la compétence du
peuple de s'en mêler?
Pratiquement, dit le patriarche, nous voyons les apôtres établir des évêques
dans différentes villes sans le concours du peuple. Mais la, façon d'élire les
évêques a varié dans la suite des âges. Le mode le plus répandu, au témoignage
de saint Cyprien, était le suivant. A la vacance d'un siège épiscopal, les évêques
CHRONIQUE 365
de la province se réunissaient et procédaient à l'élection, en présence du peuple
qui connaît, dit-il, parfaitement la vie de chacun par les actes dont il a été
témoin. Le peuple était donc simple témoin. D'autres fois, le clergé et le peuple
émettaient un véritable suffrage, mais ce suffrage demeurait subordonné à la
décision du métropolitain et des évêques de la province.
Tel a été l'usage pendant les quatre premiers siècles de l'Église.
Quelquefois l'on obligea le peuple à choisir l'un des trois sujets qu'on
lui proposait. Au vi^ siècle, l'empereur Justinien déféra les élections
aux personnages les plus considérables de la ville épiscopale, à l'exclusion
du peuple (i).
Assurément, poursuit le patriarche, cette antique discipline offrait de grands
avantages. Le triple concours des fidèles, du clergé et des évêques empêchait le
choix de tomber sur une personne indigne et assurait au titulaire du siège
l'amour de ses administrés et de ses collègues dans l'épiscopat.
Mais, si ce système avait des avantages, il avait aussi de très graves incon-
vénients que seule la foi fervente des premiers chrétiens pouvait écarter.
Le patriarche signale ces graves inconvénients et les abus qu'un tel
système crée, surtout de nos jours :
Quand le nombre des fidèles se fut accru, leur suffrage ne pouvait plus se
donner avec la même connaissance de cause, car, pour apprécier le mérite d'un
homme, il faut le connaître. Te fréquenter avant de le juger digne ou indigne.
Donc, plus le nombre des fidèles augmentait, plus il devenait diffi-
cile, quelquefois même impossible, de juger en parfaite connaissance
de cause. C'est là un premier inconvénient.
Un second, qui est encore plus grave, c'est qu'à mesure que diminuait la ferveur
première, à mesure aussi augmentaient les considérations humaines et les vues
intéressées, l'esprit de parti. Aussi, dès le iv* siècle, saint Grégoire de Nazianze
déplorait-il déjà les troubles et les désordres auxquels donnaient lieu les élections
épiscopales.
Depuis l'époque de ce saint docteur, la situation est loin de s'être améliorée.
De nos jours, nous voyons des gens qui n'ont de catholique que le nom se
mêler activement des élections épiscopales. Bien plus, des gens qui ne partagent
même pas notre croyance prennent fait et cause pour tel candidat. Ces partis se
forment non point pour défendre les droits et la liberté de l'Église, mais dans
un but purement humain, pour faire triompher telle ou telle influence où l'Église
n'est pour rien. Souvent, le but réel, qui est de trouver un bon et saint pasteur,
passe au second plan. Il est même complètement oublié. Ce qui est considéré,
ce pour quoi on lutte avec acharnement, avec passion, c'est de voir triompher
tel parti, tel'le influence, tel homme politique. La gloire de Dieu, le salut des
âmes, qui seuls sont en jeu, on n'y songe même pas.
(i) Bergier, Dictionnaire théologique, II, p. 407-408.
364 ÉCHOS d'orient
Après avoir donné des détails éloquents sur les intrigues qui se
nouent lors des élections épiscopales, le patriarche peut affirmer
nettement :
Dans ces conditions, il est de notre devoir pastoral de vous déclarer que dans
les élections épiscopales le vote du peuple n'est qu'un bon témoignage en faveur
d'un prêtre instruit et vertueux. Il ne crée pas un droit. Ce droit est réservé au
patriarche et aux évêques. Seuls, ils sont à même de connaître tous les prêtres
et de faire une enquête sérieuse au sujet de chacun. Seuls, ils peuvent juger de
la doctrine de celui qui doit devenir pasteur des âmes et docteur de l'Église.
Enfin, les évêques, qui ont consacré leur vie au service de Dieu et de l'Église,
sont à même de choisir le prêtre le plus digne.
A l'appui de sa thèse, Më^ Diniitrios cite l'exemple de l'Eglise uni-
verselle, qui compte près de trois cents millions de fidèles avec environ
I 200 diocèses où nulle part les laïques ne se mêlent des élections
ecclésiastiques.
Puis il conclut ainsi :
Confiant dans votre foi, nos Très Chers Fils, dans votre bon sens, dans votre
amour de la paix, de l'union et de la concorde, dans votre dévouement à l'Église,
nous sommes assuré que notre voix paternelle aura un puissant écho dans vos
coeurs. Ainsi nous éviterons à notre chère nation des causes de conflit, de trouble,
parfois de rancune et de haine, à un moment où l'union des cœurs est plus
nécessaire que jamais.
Telles sont les grandes lignes de ce précieux mandement dans lequel
le patriarche d'Antioche a développé une doctrine malheureusement
bien méconnue des fidèles et signalé un mal si funeste à l'Église.
Quand il s'est agi du siège vacant de Sidon, il a appliqué la théorie
qu'il avait développée dans sa lettre pastorale. Nous aimons à espérer
que l'Église melkite catholique, grâce à la sage administration de
M&r Dimitrios Cadi, arrivera à s'émanciper complètement de l'ingérence
des laïques dans l'élection des évêques et possédera un corps épiscopal
à la hauteur de sa divine mission. Déjà le choix heureux des évêques
de Tyr, de Sidon et du vicaire patriarcal d'Egypte nous est de bon
augure pour motiver nos espérances.
Damas, 6 mai 1920.
Th. Koury.
BIBLIOGRAPHIE
Bibliographie hellénique ou description raisonnée des ouvrages publiés par des
Grecs au xviii' siècle, par Emile Legrand. Œuvre posthume complétée et publiée
par M" Louis Petit, archevêque d'Athènes, et Hubert Pernot, chargé de cours à la
Sorbonne. T. I", Paris, librairie Garnier, 1918, in-8% viii-564 pages, avec 6 illustrations
hors texte. Prix: 25 francs.
C'est à la guerre qu'il faut s'en prendre du retard apporté à l'impression
d'abord, puis à la mise en vente de ce nouveau volume de U Bibliographie
hellénique. Emile Legrand étant mort avant d'avoir pu achever l'œuvre consi-
dérable dont les précédents volumes attestent la grandeur et l'utilité, deux
savants hellénistes, ses amis, se sont chargés de la continuation : Mb"" Louis
Petit, archevêque latin d'Athènes, et M. Hubert Pernot, chargé de cours à la
Sorbonne. Et voici le tome I" de la Bibliographie hellénique du xviii® siècle,
qui est ainsi l'œuvre commune d'Emile Legrand, de M»' Petit et de M. Pernot.
La part de chacun est présentée d'une manière générale dans les lignes suivantes
de la préface: « Le manuscrit de la Bibliographie hellénique du xvm'' siècle,
laissé par Emile Legrand, comprenait, pour les soixante années qu'embrasse ce
premier volume, 3i3 numéros, préparés en vue d'une prochaine impression. Ce
manuscrit, cependant, n'était pas complet, et notre premier soin a été d'utiliser
quelques notes trouvées dans les papiers de l'auteur, ainsi qu'une soixantaine
de descriptions, non encore mises au point par lui et provenant à peu près
toutes, soit de la bibliothèque de Saint-Marc, soit du monastère de Roussico.
Mais il nous apparut bientôt que de nouvelles recherches pouvaient être entre-
prises, principalement dans les bibliothèques éloignées. M«' Petit, alors direc-
teur de l'Ecole de l'Assomption à Cadi-Keuï et qui avait déjà parcouru le mont
Athos en 1901, y revint en igoS et s'y livra à une exploration bibliographique,
en compagnie du R. P. Pargoire. Trois ans plus tard, M. Pernot, grâce à une
mission du ministère de l'Instruction publique, visita dans le même but diffé-
rentes parties de la Grèce et les villes de Smyrne et de Trieste. Le lecteur pourra
voir, par les références qui suivent nos descriptions, quelles bibliothèques
exactement nous ont fourni nos matériaux. Un astérisque, à droite du numéro
d'ordre marque nos additions à l'œuvre de Legrand. Lorsqu'il nous a été néces-
saire d'insérer quelques lignes dans la rédaction faite par lui, celles-ci ont été
placées entre crochets. »
Un ouvrage de ce genre défie évidemment tout compte rendu. Je voudrais
cependant essayer de faire saisir qu'il n'intéresse pas seulement les bibliophiles,
mais aussi tout esprit cultivé que ne saurait laisser indifférent l'histoire de la
langue et de la littérature néohelléniques. Je me bornerai, pour cela, à quelques
rapides signalements.
Il y a de tout, on le devine, dans cette «description raisonnée » des ouvrages
publiés par des Grecs au xvni* siècle : théologie, piété, rtiorale, controverse, his-
toire, géographie, sciences physiques et naturelles, médecine, lexicologie, gram-
maire, prose et poésie. L'ordre adopté étant uniquement l'ordre chronologique
par années de publication, ces multiples sujets se trouvent entremêlés dans
une constante bigarrure, qui parfois ne manque pas de piquant. Cette nomen-
clature de titres, avec les extraits qui souvent les accompagnent, constitue en
réalité mieux qu'une série de fiches à l'usage des travailleurs érudits : c'est
l'évocation de tout un passé de vie intellectuelle, de préoccupations morales et,
par le fait même, des rapprochements les plus suggestifs avec le présent de la
}66 ÉCHOS d'orient
race hellène. Voici, par exemple, ce simple titre, mentionné à l'année 1708 (n° 46) :
Boffxbç Xoytxwv TrpoêaTwv... =^ Le pasteur des brebis spirituelles ou Du devoir qui
incombe au pasteur spirituel et Comment il doit gouverner le troupeau spiri-
tuel qui lui a été confié (Venise, 1708, in- 12, 336 pages). Nul ne peut s'intéresser
à l'état actuel de la Grèce et à la situation du clergé sans éprouver du même
coup une véritable sympathie pour cet ouvrage de Méthode Anthracite. Les
âmes chrétiennes, finalement soucieuses de toutes les glorifications littéraires
de la Sainte Vierge, auront plaisir à connaître (n° 47) le contenu d'un charmant
recueil de poésies en grec ancien et moderne, en latin et en italien, publié à Venise
en 1708 par les élèves de l'Athénien Jean Patousas, sous un titre grec dont je
traduis les premières lignes : Fleurs de piété effeuillées sur la glorieuse Assomp-
tion de la Mère de Dieu... Je signale seulement pour mémoire l'abondance des
Acolouthies ou Offices liturgiques, dont les nombreuses éditions forment, on le
sait, toute une petite région dans la bibliothèque des publications helléniques.
Puis, en tournant hâtivement les pages, je note, en matière d'histoire ecclésias-
tique, de controverse ou de vie chrétienne, les ouvrages ci-après, dont le simple
énoncé est déjà suggestif : n° 102, Lacrymœ et suspiria Ecclesiœ grœcœ :
Londres, i7i5,très rare; n°233. Sacra tubafidei, apostolicœ, sanctœ, œcumenicœ
ac orthodoxœ grœcanœ Orientalis Ecclesiœ Christi, in usum multorum eruii-
tissimorum varii ordinis ac dignitatis in Europa degentium virorum, qui peni-
tiorem de nostra religione notitiam sibi impertiri desiderarunt; nec minus
in emolumentum ac spirituale lucrum tam nostrœ grœcanœ Ecclesiœ quam
cœterorum christianorum in lucem édita a Theocleto Polyide... (Stockhol:r,
1736); n° 290, un petit volume grec dont le titre se traduit ainsi : Méditations
chrétiennes et avis spirituels, composés en langue simple, pour chaque chrétien
qui désire connaître son état de vie chrétienne et la vérité évangélique {V^n'iSQ,
1742, réédité en 1761, n° 401); n" 292, 'O ■k'/z-jij.xx'.y.o; 5i5aTy.oy.Evo:... et 'O |j.£Tavo(T)v
6tôa(7y.ô|j.£vo; = Le confesseur instruit, à qui l'on montre la manière d'adminis-
trer avec fruit le sacrement de Pénitence, et Le pénitent instruit, traductions
faites sur l'italien par Emmanuel Rhomanitis. Venise, 1742 (Voir aussi n° 160);
n° 338, petit in-8° de 339 pages, grec vulgaire imprimé en caractères latins (grec
dit de Chio) avec ce titre dont je transcris exactement la graphie: Anapausis
tis cardhias is to ajion thelima tu theii para tu Patros 7 homà Stanisiau Velasti
tis tu Jesii sindrofias. Dhascalia malista sinathristneni ec tu Pateros Alfonsu
Rodrigue^ tis autis sindrofias. Is ofelian mericà ton Chiotôn... (Rome, 1746).
Le même P. Thomas-Stanislas Vélastis, Jésuite de Chio, est l'auteur de plusieurs
autres ouvrages, dont un (n° 434) a toute une histoire: Didascalia christianiki
na lejete apô ta Jesuitomathitopula is ti Chio; prosevki tachini ke aie tines
Evlavie. En Zanclifi 1754; ce qui veut dire: Doctrine chrétienne à l'usage
des élèves des Jésuites de Chio, prière du matin et autres formules pieuses. La
Bibliographie hellénique consacre à ce volume « de la plus insigne rareté »
cinq pages de notes et d'extraits (p. 427-431) qui sont parmi les plus curieuses.
On en aura une idée par ces lignes qu'avait écrites d'Ansse de Villoison sur
l'exemplaire qu'il possédait : « Ce petit livre est un catéchisme en grec vulgaire
que les Jésuites ont fait pour les Grecs catholiques de l'île de Chio. Les Capucins
l'attaquèrent comme contenant des hérésies. Ils députèrent un de leurs Pères
à Rome pour le faire condamner. Et, à Paris, M. de Beaumont obtint qu'on lui
remettrait tous les exemplaires qu'on avait apportés du Levant, pour assoupir
cette affaire et empêcher le Parlement d'en prendre connaissance, et fit faire
à ses frais une édition corrigée. Cet exemplaire est échappé aux recherches de
l'archevêque, et il est peut-être unique en France. »
Unique en son genre est aussi l'ouvrage d'un aventurier italien, Lombardi :
'II à).r,6£ta xpi-r,;... = La vérité Juge touchant les grandes différences des quatre
BIBLrOGRAPHrE 367
cultes chrétiens : grecs, papistes, calvinistes et luthériens. Voici en quels termes
en parle le voyageur anglais Richard Chandler, qui avait connu Lombardi
à Athènes en 1765 : « Voulant passer pour prosélyte de la communion grecque,
il avait écrit en italien un livre intitulé : « La vérité juge, par le Père Bentzoni,
Jésuite et converti à la véritable Eglise, l'Eglise d'Orient. » Une traduction de
cet ouvrage en grec vulgaire, avec des figures burlesques, en taille-douce, fut
imprimée à Johannina, ville d'Epire, et répandue en Turquie. Le fiel de cette
satire contre le christianisme était si bien couvert, que l'auteur fut, pendant
quelque temps, regardé comme un digne défenseur de l'orthodoxie des Grecs...
Il avait été mis en prison à Athènes... Ce traitement, quoique bien mérité,
l'avait rendu furieux, et son plus grand plaisir était la vengeance... » A parcourir
les douzes pages (p. SSy-Sgg) consacrées par la Bibliographie hellénique à ce
numéio 897, le lecteur gagnera de connaître non seulement un livre rare, mais
encore un cas, heureusement assez rare aussi, de déséquilibre mental sectai-
rement associé à une psychologie religieuse plus que douteuse.
En matière de controverse plus sérieuse, à côté d'un bon nombre d'ouvrages
de doctrine solide comme ceux de Louis Andruzzi (p. 40, 81, 116, i3i, 164, 168,
187, 23Ô, 237, 3oo) et de beaucoup d'autres, le lecteur trouvera encore à s'égayer
au passage de certains titres, tel celui-ci (n'*5oi): BtpXtov xaXoûixsvov fp&z -rwv èv
(TxôTE'.... = «Livre appelé Lumière dans les ténèbres, où sontcontenus les témoi-
gnages et les preuves des saints Pères que seul le baptérfie divinement donné
aux apôtres efface les péchés, mais que l'aspersion ou infusion puante et salée,
sataniquement inventée par les Latins (tô 8à o-aravtxw; ÈTTtvoviôèv toTç Xa-cc'voïc ô^wSeç
•/.al ri).!(Tîj.évov pdcvTi'TjjLaxal f, èTct'x'JTt;) non seulement ne purifie pas, mais au con-
traire souille celui qui est aspergé, comme étant étranger à l'évangélique et
apostolique tradition. Composé par un moine pieux, véritable enfant de l'Eglise
orientale, jtjowr la conversion des Latins hérétiques et pour l'utilité des chrétiens
orthodoxes. Edité pour la première fois, 1757. » On se prend à regretter que
pareillivre soit « de la plus extraordinaire rareté » (p. 471) : tant la lecture est sup-
posée alléchante après un si expressif frontispice!
Je m'en voudrais cependant de ne point noter une importante catégorie d'ou-
vrages bien différents de celui-là et qui offrent un intérêt d'utilité pratique fort
supérieure l'intérêt de curiosité psychologique présenté par « La Lumière de ceux
qui sont dans les ténèbres ». Les hellénistes, amateurs de livres grecs de piété
ou de spiritualité, glaneront aisément à travers la Bibliographie hellénique une
jolie gerbe. Signalons-leur, entre autres, le numéro 121 S-rôxaffeç wçeî^iîAWTaTaK;...
= Méditations très utiles pour acquérir la crainte de Dieu, distribuées sur
chaque four de la semaine, avec une autre sur la confession. Recueillies et
corrigées par les soins de Pierre Casif7ïatis. Venise, 17 18; le numéro 356, un
recujil,grec de * Commentaires pieux du très édifiant et admirable livre dit de
l'Imitation de Jésus-Christ »; un grand nombre de sermonnaires, etc. En matière
d'apologétique et d'apostolat, on remarquera, dans l'abondance des monogra-
phies plus ou moins spéciales, l'ouvrage plus général du Jésuite Jean-André
Tipaldi : La guida alla vera Chiesa di Gesù Cristo proposta principalmente a'
seguaci di Fo\io, 3 volumes in-8°, Rome, 1762, 1754, 1767; en tête de la seconde
partie, on trouve une approbation du P. Balsarini, Provincial des Dominicains de
Grèce, qui présente l'auteur comme « très digne neveu du célèbre et jamais assez
loué Mê^"" Mélétios Typaldos, archevêque et primat de Philadelphie, président
des Grecs de Venise, homme très connu de tout l'Orient et de l'Occident pour
la pureté de sa doctrine, pour la sainteté de ses moeurs, pour le zèle de la foi
catholique contre le schisme et, pour ce motif, tenu en grande estime par le
Souverain Pontife Clément XI » (p. 411),
Dans l'histoire de la langue néo-grecque, la littérature spirituelle et ascétique
368 ÉCHOS d'orient
a une très large place, et aussi — c'est un fait — l'activité des missionnaires.
Pour l'étude de cet idiome néo-grec, que Jean-Michel Lang, en 1708, intitulait
Philologia barbaro-grœca (n° 48, pp. 62-64), la Bibliographie fournit de fort
instructives indications. Notons les travaux lexicologiques et grammaticaux des
Capucins français Alexis de Sommevoir et Thomas de Paris (n°* 67 et 58); ce
dernier composa une Nouvelle Méthode pour apprendre les principes de la
langue grecque vulgaire, divisée et partagée en xii heures (Paris, 1709), et l'on
aura une très intéressante idée de son grec dans l'avant-propos au lecteur Eî?
Tov (pi>>avaYvwiTTr,v que Teptoduitla Bibliographie. En 1732, un autre missionnaire,
le Franciscain espagnol Pierre Mercado, publie à son tour, pour la mission de
Chypre, grammaire et lexique du grec vulgaire sous un titre gréco-latin Nea
'EyxuxXoTiatSca. Nova Encyclopcedia missionis apostolicœ in regno Cypri, seu
Institutiones linguœ grœcœ-vulgaris, cum aliquibus additamentis apprime
necessariis, ad vernaculam Grœcorum facilius addiscendam pro majori aposto-
licœ missionis co??îmorfo (n° 242). Encyclopédie encore, mais d'un genre un peu
différent, les deux volumes que l'Athénien Jean Patousas publie à Venise, en
1740, avec ce titre bigarré: 'Eyx-jxXoTraiSsia çtXoXoyty.r, et locuples omnis generis
grœcorum auctorum delectus, usui adolescentium stXsX/.Yivtxwv qui librorum
copia non abundant. Voir aussi n° 64. Signalons encore plusieurs dissertations
théoriques du Jésuite Vélastis et, comme type d'application des principes philo-
logiques, son poème « sur la colère » en grec de Chio (n° 356, avec extraits,
p. 351-354). Terminons enfin par le signalement d'intéressantes éditions tui-eo-
grecques, ou turques en caractères grecs, à l'usage des Grecs d'Asie Mineure : ce
sont en général des ouvrages de piété, d'instruction chrétienne, d'édification, tels
les « Domini.ales » ou le « Salut des pécheurs » d'Agapios Landos (n°* 493-495)
ou d'autres recueils analogues (n°^ 3o2, 419, 421, 422).
Un excellent Index alphabétique et une Table chronologique facilitent aux
travailleurs l'utilisation de cet incomparable répertoire. Les auteurs s'excusent
dans la Préface — et l'on serait mal venu à ne pas accepter leurs raisons — de
différer, jusqu'à l'achèvement complet de la Bibliographie hellénique, la rédac-
tion de tables méthodiques des matières. Sorti des presses de la maison Protai,
le volume est d'une correction typographique quasi impeccable; les éminents
auteurs seront d'ailleurs les premiers à apporter à leur ouvrage les améliorations
éventuelles. Nous ne noterons que deux ou trois détails de minime importance :
Cadi-Keuï, dont on signale à maintes reprises la bibliothèque assomptioniste,
est écrit tantôt avec tréma sur l'i (p. 227, 340, 347, 35o, 451), tantôt sans tréma
(p. 19, 26, 25o, 3oi, 357, 399, 401, 438, 484, etc.). De même, on trouve tantôt
Miniatis (p. 162, 414), tantôt Mignati (p. 149, 269, 547, etc.); cette dernière
orthographe est toute naturelle assurément pour les textes italiens concernant
ce personnage; mais la forme Miniatis serait plus exacte pour la transcription
du grec, où cependant la Bibliographie écrit le plus souvent Mignati; en tout cas,
et malgré la présence des deux formes à l'Index alphabétique, il conviendrait
d'adopter une orthographe uniforme. A la liste des errata il faut ajouter ceci :
Page 36i, en note, lire 1747, au lieu de 1847. Ajoutons enfin, puisqu'elle est
intéressante dans sa brièveté, la table des illustrations : Emblème de l'Académie
des Illesi, p. 61; Nicolas Calliakis, p. iio; le patriarche Dosithée, p. 122;
Chrysanthe Notaras, p. i38; Théoclet Polyidis, p. 252; Athanase Dorostamos,
p. 262; Marc-Antoine Cazzaiti, p. 270.
Tous les vrais amis de l'hellénisme doivent souhaiter que la crise typogra-
phique actuelle ne retarde pas trop, en se prolongeant, la publication du
tome II de la Bibliographie hellénique du xviii' siècle, que M^ Petit et
M. Pernot tiennent prêt depuis longtemps.
S. Salavili.e.
BIBLIOGRAPHIE 369
Vniversitatum et eminentiiim scholarum Index generalis, Annuaire général des Uni-
versités, publié sous la direction de R. de Montessus de Ballore, docteur es sciences,
professeur à l'Université catholique de Lille, professeur libre à la Faculté des
sciences de Paris. Avec l'encouragement du ministre de l'Instruction publique.
Année 1919- Paris, Gauthier-Villars et G", éditeurs, 1919, in-i6 double-couronne,
768 pages. Prix: 18 francs.
Voici un volume dont le titre suffit à indiquer la grande utilité. C'est l'ins-
trument du travail commun, la. source de documentation habituelle, nécessaire
au savant comme à l'industriel pour ne pas rester dans un funeste isolement.
Cet Index général des Universités et des grandes écoles est destiné, nous dit-on,
à renseigner: 1° les professeurs de toutes écoles ou nationalités à la recherche
de renseignements corporatifs; 2° les étudiants étrangers désireux de suivre les
cours des établissements français; 3° les libraires, commerçants et industriels
français et étrangers désireux d'entrer en relations d'affaires avec les membres
de l'enseignement supérieur du monde entier. La présente première édition
contient forcément des lacunes, ayant été préparée tt même imprimée avant
la reprise normale des relations internationales. Ces lacunes seront comblées,
les aiinées suivantes, par un supplément d'informations. « Ce tome liminaire
contient l'organisation des Facultés et Ecoles d'enseignement supérieur des pays
alliés et associés et des nations autres que l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la
Bulgarie et la Turquie, avec le nom de chaque professeur et l'indication de la
matière qu'il enseigne. » Pratique avant tout, comme il convient à un recueil
de ce genre, l'Annuaire renferme, outre une bonne table des matières, un très
complet Index alphabétique du personnel enseignant, lequel ne compte pas
moins de iSi pages à trois colonnes. Qu'il y ait çà et là quelques fautes
d'impression à tant de noms propres, nul ne s'en étonnera: relevons seulement
pour la Grèce, Paradopoulos, Paramichael, etc., pour Papadopoulos, Papami-
chael (p. 3i6), Theodhanopoulos pour Theophanopoulos (p. 3i8). A signaler
aussi, pour les prochaines éditions, des transcriptions inexactes : telles Propa-
deutique pour Propédeutique (p. 144), et des solécismes par trop flagrants dans
les formules latines employées pour les Universités hollandaises de Leyde et
d'Utrecht (p. 323-326).
Dans son avant-propos, le directeur, M. R. de Montessus de Ballore, attire
à bon droit l'attention sur une liste d'échanges (p. 594-598) où sont notées les
publications envoyées par les membres du corps enseignant à la Direction de
l'Annuaire, « en vue de la constitution d'un fonds mis à la disposition des tra-
vailleurs selon un système spécial de prêt international ».
A noter, parmi les omissions qui seront certainement réparées dans l'édition
suivante, celle de l'Institut pontifical d'études orientales à Rome.
D. Servière.
J. Demeuran. Le Droit aanon des laïques, d'après le nouveau code. Un vol. in-i6 raisin
de 25 1 pages; cartonné, 5 francs, majoration comprise; franco, 5 fr. 25. Paris,
P. Téqui, 1919.
Nous croyons rendre" service à un grand nombre de nos lecteurs en leur
signalant ce petit livre qui, sous un modeste tormat, renferme l'essentiel des
notions de droit ecclésiastique actuel. On sait que, conformément aux ordres
de Pie X, les textes épars de la législation ecclésiastique ont été coordonnés et
réunis dans un Code, lequel a été promulgué solennellement par Benoît XV le jour
de la Pentecôte 1917. Mais le Code lui-même n'est pas aisément accessible, en
dehors du clergé catholique, aux esprits de culture moyenne auquels sa con-
naissance importe cependant beaucoup. C'est ce qui a déterminé M. l'abbé
J. Demeuran, docteur en droit canonique, à publier le Droit canon des laïques.
370 ECHOS D ORIENT
Voici comment l'éditeur le présente au public : « Les laïques soucieux de
connaître l'organisation de l'Eglise et l'ensemble des lois qui les intéressent, se
souvenant qu'au /or externe nul n'est présumé ignorer la loi, liront avec profit
cet ouvrage spécialement écrit pour eux et qui emprunte ses divisions au Code
canonique. »
Dans le livi-e I, l'auteur précise quelques notions élémentaires fort utiles et
expose les règles générales concernant les lois, les coutumes, les rescriis, les
privilèges et les dispenses. — Le livre II traite des personnes qui composent la
hiérarchie de l'Eglise : clercs, religieux, laïques, et présente, dans un résumé
très complet, ce qui regarde le Pape et la Curie romaine, l'Episcopatet le Clergé
diocésain, l'Etat religieux et l'entrée en religion, les associations et l'action catho-
lique. — Le livre III a pour objet les choses, c'est-à-dire tout ce qui touche à la
pratique extérieure des sacrements et des sacramentaux, aux lieux et aux temps
sacrés, au culte divin, au magistère de l'Eglise, aux écoles et aux livres, aux
biens ecclésiastiques. Dès lors, on comprend que 'cette partie soit un peu plus
développée que les autres. — Le livre IV, des procès, fait connaître les tribu-
naux ecclésiastiques, leur compétence, leurs degrés divers, les personnes qui
les constituent et celles qui prennent part aux procès. En outre, l'auteur illustre
cette question plus ignorée du public, en résumant les formalités d'un procès
de canonisation et d'un procès matrimonial. — Le livre V, qui traite des délits
et d(S peines, forme ce qu'on peut appeler le Code pénal de l'Eglise. Il renferme
les censures qu'encourent les laïques coupables de certains délits déterminés.
» Cet aperçu montre l'intérêt de l'ouvrage pour tous ceux sur qui s'étend la
juridiction de l'Eglise. Composé avec méthode et précision, ce livre leur per-
mettra d'avoir une religion mieux éclairée et un catholicisme plus conscient.
>> L'auteur a voulu que la lecture en fût aisée à tous égards. Il a, dès le début,
exposé par tableaux le plan de l'ouvrage que termine une table alphabétique. »
Cet excellent résumé de la législation catholique, uiiie à tous, lésera particu-
lièrement à ceux de nos « frères séparés » qui la connaissent si mal et qui
pourtant désirent souvent la mieux connaître.
G. RiEUTORT.
M'' A. Battandier, Annuaire pontifical catholi(jue, xx'-xxiu" années, 1917, 1918, 1919,
1920. Paris, Bonne Presse, 4 volumes in-i6 à 2 colonnes illustrés de nombreuses
gravures, 832, 848, 880, 832 pages. Prix des qua're volumes respectivement: 6 fr. 5o,
8, 10 et 18 francs.
La guerre, les difficultés des communications postales, les intermittences
forcées de notre revue nous ont mis en retard avec la publication annuelle de
M^"^ Battandier qui, elle, n'a jamais été interrompue, même au plus fort de la
tourmente. Bornons-nous à y relever les notices plus spécialement intéressantes
pour l'ensemble de nos lecteurs. En 1917 : « l'Age d'entrée au ciel » (p. So-Sj),
la liste des cardinaux préfets de la Propagande (p. t33-i35), « l'Eglise chaldéo-
nestorienne en igiS » (p. 464-473), une « variété» sur les Juifs et leur conversion
future (p. 56i-565), des notes sur le musée chrétien du Latran, l'école de tapis-
serie d'art au Vaiican, les archives du Saint-Siège (p. 701-716). En 1918: une
étude sur le nouveau Code de droit canonique (p. 67-78); une notice sur les
primats (origines et privilèges, leurs sièges primatiaux) (p. 453-472); sur les
litanies de Notre-Dame de Lorette (p. SSo-Sgi). En 1919: une monographie sur
les Eglises syriennes du Malabar, historique et état actuel, par notre collabora-
teur le R. P. Raymond Janin (p. 497-613). Ajoutons qu'on trouvera dans les
quatre volumes un résumé historique concernant les Papes, depuis la seconde
partie du x\n^ siècle (i655) jusqu'au milieu du xviu® siècle (1758), et d'intéres-
santes notes sur l'apostolat des missions.
BIBLIOGRAPHIE 37 1
Le volume de 1920 mérite de reienir un instant de plus notre atten-
tion. On y lira avec intérêt: l'article sur le Pape et la grande guerre («^ action
surnaturelle, action générale, action concernant les divers belligérants, biblio-
graphie) (p. 56-68); sur les Papes médiateurs de la paix (p. 88); la note sur
« le Cardinal protecteur » (p. iiô-i23); les notions générales, canoniques et his-
toriques, sur les archevêques (p. 453-463); les informations d'histoire contem-
poraine concernant « l'épiscopat et la grande guerre » (p. 475-484); des pages
curieuses, illustrées de gravures appropriées, au sujet des armoiries épiscopales
(p. 464-474); une note piquante sous ce litre « Un évêché français inconnu:
Sospel (Alpes-Maritimes)? * (p. 492-496); d'intéressantes précisions concernant
les bibliothèques des monastères bénédictins (p. 557-558); des notes de statistique
catholique, comprenant une statistique comparée des catholiques en 1817 et en
' 1917, une statistique des chrétiens non catholiques, des renseignements sur le
protestantisme en France, en Angleterre, en Amérique (p. 567-568). Parmi les
« Variétés », signalons l'article « Les guerres et la Bible » (p. 571-576), et « Une
curiosité épigraphique » (p. 577), inscription de la basilique de Saint-Réparatus
à Orléansville (diocèse d'Oran) : « sur un carré couvert de lettres, la lettre S
occupe l'intersection des deux diagonales ou le centre de la septième ligne : en
partant de cette lettre, on peut lire dans tous les sens les mots Sancta Eclesia
(avec un seul c), répétés un grand nombre de fois ». Les notes historiques sur
la gendarmerie pontificale, à propos du centenaire de cette institution (p. 710-
714), plairont à tous les amis des choses romaines. Aux lecteurs des Echos
d'Orient se signalent d'eux-mêmes les renseignements ayant trait, entre autres,
à la Congrégation de la Propagande (p. 734), à la Congrégation pour l'Eglise
orientale (p. 739), aux causes des Saints (travaux et séances de la Congrégation
des Rites) (p. 741-748), à l'Institut pontifical biblique et à l'Institut pontifical
oriental (p. 774-775).
Sans mettre en doute le moins du monde la très grande utilité des très abon-
dantes indications pratiques (listes et adresses) renfermées dans l'Annuaire
Battandier, nous nous permettrons cependant de demander à la direction si,
par ce temps de crise de papeterie et de typographie, l'inconvénient serait bien
grave à alléger un peu le volume de l'année en n'y insérant que les modifications
récentes, renvoyant pour le reste au tome précédent. La clientèle de cette publi-
cation étant à peu près identique d'année en année, ce recours à un volume
antérieur ne présenterait que la difficulté d'un minime effort, au prix duquel on
réaliserait une appréciable économie. Petit détail, assurément; mais, à l'époque
où nous vivons, de telles considérations ne nous semblent point indignes des
doctes compilateurs dont la devise pourrait être le mot si ingénieusement mis
en relief par la curiosité épigraphique ci-dessus mentionnée : Sancta Ecclesia.
D. SeRvière.
J. Lebreton, Les origines du dogme de la Trinité (Collection : Bibliothèque de
Théologie historique), 4' édition entièrement refondue. Ouvrage couronné par
rAcadémie française. Paris, G. Beauchesne, 1919, in-S", xxiv-544 pages. Prix :
24 francs.
Un compte rendu de cet important ouvrage fut publié dans les Echos
d'Orient par le R. P. Jugie, au moment où parut la première édition, t. XIII,
1910, p. 372-374. Je ne reviendrai donc pas sur l'analyse détaillée de ce que
mon savant confrère appelait dès lors « un beau livre, qui unit à la richesse
du fond la perfection de la forme ». On ne s'étonnera point de la haute dis-
tinction dont l'Académie française l'a jugé digne. Qu'en pleine crise d'après-
guerre on en ait imprimé une quatrième édition « entièrement refondue »,
c'est un phénomène fort encourageant de la librairie scientifique catholique.
372 ÉCHOS D ORIENT
en même temps qu'une preuve éclatante du succès de l'ouvrage et de la
confiance du public.
L'expression « entièrement refondue » n'est point, d'ailleurs, une simple
formule. Le livre a été vraiment remanié — on peut en croire sur parole le
consciencieux témoignage de l'auteur^ — non pas sans doute pour en modifier
les lignes essentielles, mais pour répondre aux désirs des critiques, théolo-
giens, exégètes, historiens, « en mettant mieux en lumière certains aspects de
cette histoire : l'espérance messianique, telle surtout qu'elle apparaît dans le
judaïsme palestinien; le caractère juif de la spéculation philonienne et les
points de contact qu'elle présente avec la pensée juive d'alors. Le chapitre
consacré aux Evangiles synoptiques a été entièrement refondu; on espère que
la nouvelle rédaction rend plus fidèlement le développement progressif de la
révélation du Fils de Dieu. La note consacrée à l'ignorance du jour du juge-
ment {Marc, XIII, 82) a été, elle aussi, profondément remaniée. Bien des détails
ont été retouchés ou développés ». {Avant-propos, p. vm.) On peut même
avoir comme une idée concrète de ce travail de remaniement, par la différence
de 75 pages que la présente édition compte en plus de la première, bien que,
pour alléger le volume, on ait supprimé la table des sigles qui n'a pas paru
nécessaire, et l'index bibliographique « que suppléera la table alphabétique
des auteurs, placée à la fin du livre » (p. viii).
Les grandes divisions restent évidemment les mêmes, à savoir : le milieu
hellénique, la préparation juive, la révélation chrétienne. Identique aussi la
méthode, toute de précision scientifique et de clarté française. Identique
l'esprit inspirateur, où la science n'exclut pas l'amour, mais où l'amour fait
précisément apporter au travail de la science une probité d'autant plus scru-
puleuse que le sujet est plus sacré. Bref, nous n'hésitons pas à présenter ce
volume comme un véritable modèle de ce genre d'études. Et, pour être fidèle
à une idée qui nous tient à cœur, maintes fois déjà exprimée dans les Echos
d'Orient, nous souhaiterions volontiers qu'un tel livre trouvât beaucoup de
lecteurs dans les Universités et les Séminaires des pays orthodoxes. S'il faut
un titre retentissant pour attirer l'attention de nos frères séparés, nous esti-
mons que le titre de « professeur d'histoire des origines chrétiennes à l'Institut
catholique de Paris », porté par le R. P. Lebreton, vaut bien le plus pompeux
titre doctoral de telle ou telle Université protestante. Il serait si désirable,
pour le rapprochement des esprits et des coeurs, non moins que pour la
propagation des bonnes méthodes scientifiques, que les théologiens orientaux
eussent à leur portée ia Bibliothèque deThéologie historique, où le R. P. Lebreton
occupe sans conteste la place d'un des maîtres les plus éminents!
S. Salaville.
G. Neyron, s. J., Le gouvernement de l'Eglise. Paris, G. Beauchesne, 1919, in-8' cou-
ronne, viii-347 pages. Prix : 6 francs.
Voici un petit livre que nous voudrions voir très répandu en Orient dans
les milieux instruits, tant orthodoxes que catholiques. Sous une forme claire,
intéressante, moderne, le R. P. Neyron se propose de justifier rationnellement
l'organisation hiérarchique de l'Eglise. A cet effet, il passe successivement en
revue : le gouvernement de l'Eglise et les idées modernes, la loi de succession
de l'Eglise romaine, l'Eglise et la centralisation, l'ultramontanismcet les tra-
ditions locales, l'Eglise et le pouvoir absolu, l'Eglise et le gouvernement de
la pensée, le gouvernement de l'Eglise et la vie des âmes. Suivent deux appen-
dices : le Concile du Vatican et son œuvre, les catholiques et la tolérance.
Ces titres sont déjà par eux-mêmes fort suggestif-. Nous allons nous borner
à en souligner un peu plus le puissant intérêt, par quelques citations appro-
BIBLIOGRAPHIE 373
priées. On lit, par exemple, p. 70-71, à propos du fameux reproche de centra-
lisation : « ... On nous parlait récemment d'évêques russes ayant fait cinq'
diocèses en quinze ans. En apprenant de tels faits, la pensée vient que, parmi
njs frères séparés, tous ceux qui conservent encore la notion de l'épiscopat
institué par Jésus-Chr.st devraient bien aujourd'hui se tourner vers Rome. Ils
nous accusent volontiers d'avoir réduit les évêques à un rang secondaire par
la définition de l'infaillibilité; mais, en réfléchissant davantage, je crois qu'ils
arrive aient à penser tout juste l'opposé. Qu'est devenue l'autorité épiscopale
en dehors de l'Eglise catholique? Et surtout, en face de la poussée démocra-
lique universelle, que va-t-elle devenir là où elle n'est pas fixée au roc inébran-
lable de la primauté romaine? Il n'y a pas longtemps, pour faire accepter je
ne sais quel empiétement du pouvoir civil, un évêque russe disait : « Après
» tout, mieux vaut pour nous le joug de la bureaucratie que les dangers de la
» démocratie. » Avait-il raison? Je n'en sais rien. Et je ne me mêlerai pas de
décider si l'Eglise orthodoxe en viendra, sous le nouveau régime, à regretter
la protection du tsar. Mais en tout cas quiconque garde tant soit peu l'idée
de l'indépendance de l'Eglise vis-à-vis des puissances terrestres devrait aller
chercher ailleurs ses garanties. Que l'épiscopat se réunisse autour de son centre
d'unité, et il n'aura plus à solliciter d'appuis extérieurs... »
•Aux Orientaux, très nombreux, qui à propos du Pape mettent volontiers en
avant, les soi-disant libertés de l'Eglise gallicane, nous recommandons les pages
concernant l'ultramontanisme et les traditions locales. Ils y trouveront, entre
autres, ces lignes (p. 82) : « La condamnation du gallicanisme, qui a mis un
terme à tant de disputes irritantes et funestes, est un gain pour la vérité catho-
lique; c'en est un aussi pour la paix et pour la force de l'Eglise; nous pouvons
même ajouter: c'en est un pour la défense des meilleures traditions françaises. »
Quant aux traditions nationales touchant li liturgie, l'auteur rappelle avec raison
(p. 96) que, « bien loin de vouloir ramener à l'unité du rite latin cette riche
bigarrure que nous offrent les Eglises orientales, les Papes de tout temps n'ont
rien eu plus à cœur que de conserver intactes ces vénérables traditions, témoins
fidèles d'un auguste passé ».
A propos du « pouvoir absolu », on notera des remarques fort instructives sur
la collaboration dans l'Eglise, même en matière dogmatique (p. i37-i38), sur
l'action des prêtres, le presbytérianisme étant très justement exclu (p. 140-145);
sur la place laissée à l'activité, à l'initiative des laïques (p. 162 et suiv.). Et l'on
méditera cette conclusion, empruntée au grand.philosophe que fut Ollé-Laprune :
« ... Si les Papes parlent haut et qu'ils gouvernent avec force, l'initiative indi-
viduelle est non pas moindre, mais plus grande, et l'association, cette puissance
que l'Eglise a toujours encouragée, opère plus et mieux. Il n'y a pas d'idée plus
fausse que celle qui consiste à se représenter l'omnipotence papale comme
courbant tout sous son sceptre, j'allais dire sous sa faux, et étouffant toute
pensée et toute action. C'est une action vivante que celle de l'Eglise, vivante
est l'action de la papauté, et elle suppose et entretient et développe la vie autour
d'elle. Elle ne se déploie pas dans un milieu inerte. Elle emploie et dirige des
énerg:es existantes, elle en réveille de latentes, elle en peut susciter de nouvelles :
jamais elle ne fait tout toute seule. » {La Vitalité chrétienne, p. 292, cité par
Neyron, p. 178.)
Quant à la vie des âmes, l'auteur accentue fort bien (p. 229) des choses qui
« sont élémentaires pour les enfants de l'Eglise », mais qui « sont souvent éton-
namment ignorées » au dehors. « Cette part d'initiative personnelle laissée aux
âmes sous le régime de la plus stricte autorité, surtout cette harmonie parfaite
entre le gouvernement extérieur et le souffle de l'Esprit-Saint, c'est ce que ne
peuvent comprendre d'ordinaire ceux qui n'ont pas vécu de la vie catholique.
374 ECHOS DORIENT
Subissant plus ou moins l'influence du protestantisme et de ses tendances
discordantes, ils s'arrêtent à des vues partielles, ils ne cessent de faire combattre
pour ainsi dire les vérités et les vertus elles-mêmes les unes contre les autres, sans
se douter que, dans les vastes horizons du royaume de Dieu, les principes qui
paraissent s'opposer dans leurs conceptions bornées s'harmonisent à merveille. »
Enfin, et malgré la disproportion rédactionnelle des deux appendices (p. 258-
346) par rapport à l'ensemble du volume, les lecteurs n'auront que profit à s'y
renseigner sur les catholiques et la tolérance, comme aussi à y lire (p. 258-323)
« la justification de ce grand acte de l'Eglise » que fut le concile du Vatican,
contre les principales attaques auxquelles il a donné lieu. On nous saura gré
peut-être de terminer ce compte rendu par quelques lignes du cardinal de
Cabrières, citées à la dernière page du livre. L'éminent èvêque de Montpellier,
« un de nos prélats les plus romains et les plus militants », déclare nettement
que la tolérance doit régler, « dans l'état présent de la société, les rapports
entre les partisans des diverses opinions, religieuses ou politiques, qui se par-
tagent le monde ». Mais il ajoute aussitôt : « Ce n'est point que j'oublie le vœu
formel de Jésus-Christ appelant tous les hommes à l'unité dans la foi! Ce n'est
point que je considère comme un bien cet état terne des intelligences, dans
lequel, par peur de la lumière, on se cantonne volontairement dans une région
nuageuse, où nul rayon émané d'un symbole précis n'éclaire l'horizon. Mais
dans les rapports habituels, tout extérieurs, la tolérance des opinions est une
suite nécessaire des conditions actuelles de la vie sociale; et, sans que nous
abandonnions le devoir de chercher à faire des prosélytes, nous pouvons, sans
trahir notre vocation, présenter à tous, loyalement, une main qui les appelle
toujours et ne les repousse jamais... » Nous ne saurions mieux conclure cette
page bibliographique dont nous voudrions faire une invite à lire attentivement
le petit livre qu'elle vient de présenter.
S. Salaville.
L. Laurand, Saint Jérôme : Lettres choisies, avec introduction et notes. Paris,
Librairie Poussielgue, J. de Gigord, éditeur, 1916, in-i6, 142 pages.
C'est une édition scolaire de lettres choisies de saint Jérôme que M. l'abbé
Laurand, docteur es lettres, a ajoutée à la collection classique de « l'alliance des
maisons d'éducation chrétienne ». Et nous n'hésitons pas à déclarer que c'est
un modèle du genre. « S'il est utile de joindre à l'explication des auteurs païens,
dans les classes, quelques textes ernpruntés aux Pères de l'Eglise, peu d'œuvres
ont autant de titres a être choisies pour l'éducation de la jeunesse que les lettres
de saint Jérôme. Le style en est relativement pur; car — chose étrange et pour-
tant certaine — il s'éloigne, en somme, moins de celui de Cicéron que le style
de Tacite : c'est que saint Jérôme a beaucoup étudié la latinité la plus classique.
Au point de vue du fond, il serait difncile de trouver un livre plus instructif et
plus élevant, qui donne au même degré le bonheur... de converser avec des
âmes d'élite.» (Préface, p. i.) L'introduction (p. 3-3 1) contient, avec une lumineuse
clarté et une remarquable précision, tout ce qu'il est utile aux élèves de connaître,
concernant le saint docteur, sa vie, ses oeuvres, ses lettres, une série de remar-
ques sur la langue et la grammaire (morphologie, syntaxe, vocabulaire), une
bibliographie choisie. Le texte est accompagné de courtes mais excellentes notes,
où l'on reconnaît le savant auteur du Manuel des Etudes grecques et latines,
mais aussi le maître mûri par une longue expérience de l'enseignement. On ne
saurait trop souhaiter de voir se multiplier, pour les auteurs chrétiens latins ou
grecs, des éditions scolaires aussi parfaites que celle-ci.
D. Servièpe.
BIBLIOGRAPHIE 575
M" G. P. SiNOPOLi Di GiuNTA, Storia letteraria délia Chiesa. Vol. I : Epocaantenicena,
dalle origine délia Chiesa all'edito di Milano (a. 3i3). Turin et Rome, P. Marietti,
éditeur, 1920, in-8', Sgo pages. Prix : i3 fr. 5o.
L'Histoire littéraire de l'Eglise, dont M^"" Sinopoli di Giunta vient de publier
le premier volume, est destinée surtout aux séminaristes et aux prêtres. «Njus
avons, remarque-t-il, un nombre infini d'histoires littéraires, de nations, pro-
vinces et cités, d'histoires des sciences et des arts particuliers; il ne manque
pas de travaux très estimables sur les Pères, sur les Docteurs et sur un grand
nombre d'écrivains ecclésiastiques. Mais une histoire littéraire organique de
l'Eglise qui soit à la portée des élèves du sanctuaire ne me paraît pas exister
encore. » (Préface.) C'est cette histoire de la pensée chrétienne, toujours vivante
à travers les siècles, que M^'' Sinopoli di Giunta a entreprise. Trois autres tomes
suivront, à brève échéance, espérons-le, celui que nous annonçons aujourd'hui.
Nous aurons ainsi, jusqu'au xvi» siècle, une histoire littéraire de l'Eglise en
quatre volumes de langue italienne: I. Epoque anténicéenne : Des origines de
l'Eglise à l'Edit de Milan (3i3); II. Période antique : De Constantin à saint Grégoire
le Grand (604); III. Moyen âge: De la prise de Jérusalem par les Perses (614) à la
cinquième Croisade (1220); IV. Moyen âge : De saint François d'assise au concile
de Trente (i534). Le choix de ces diverses étapes n'est peut-être pas exempt de
toutes critiques, mais c'est là, somme toute, question rédactionnelle et secondaire.
Ce premier volume fait bien augurer de la série. On sent que l'auteur s'est
imprégné à loisir de cette « pensée chrétienne * des siècles passés et qu'il en
dévoile coti amore le très riche contenu. On y remarquera, entre autres aperçus
ingénieux et assez neufs (p. i53-i83), les très intéressants rapprochements
signalés entre le Pasteur d'Hermas (11® siècle) et la Divine Comédie de Dante :
« analogies surprenantes, rapports intimes et de nature à faire considérer le
livre d'Hermas comme une des sources les plus originales et les plus anciennes
de notre immortel poème ». (P. i83,)
Tout en félicitant sincèrement M^"" Sinopoli du souffle enthousiaste qui anime
son ouvrage, et sans nous laisser hypnotiser par un apparat d'érudition qui^
serait trop exclusivement livresque, nous croyons qu'il y a un moyen terme et
que quelques références sobres, précises, quelques sous-titres clairs et bien
ménagés contribueraient encore à mieux réaliser la noble mission que l'auteur
s'est donnée. Il sera utile, pour les éditions ultérieures, de veiller avec soin à la
correction des épreuves pour les mots grecs : signalons, par exemple : p. 55
xaToX'./.r, pour y.aOo>.txr| ; p. 129, ll\ia.'C(i\i0^t pOUr EOayYs^'ov; p. 2o5, x^ipyT[J>-3tTo; pour
x-fipOyiAaTo;, etc.
Bref, bon ouvrage dont il faut désirer le succès et, en vue de ce succès, le
perfectionnement progress f.
S. Salaville.
I. ScHLSTER, Liber sacramentorum : Note storiche e liturgiche sut Missale romano.
Vol. I : Carmi di Sion lungo le acque delta Reden^ione {No^ioni generali di sacra
liturgia), Turin et Rome, P. Marietti, 1919, in-i6, viii-202 pages. Prix : 5 fr. 5o.
Le R™* Dom Ildefonse Schuster, abbé de Saint-Paul et recteur de l'Institut
pontifical oriental à Rome, a réuni dans ce recueil les notes d'histoire litur-
gique qui ont fait l'objet d'une série de ses doctes leçons. Ce premier volume
renferme des « Notions générales de liturgie sacrée », et j'avoue que j'eusse
préféré ce simple titre à celui que l'auteur a mis en relief: « Hymnes de Sion
au bord des flots de la Rédemption »!
Pour le contenu, l'on a ici à peu près l'analogue, en italien, du Livre de la
prière antique de Dom Cabrol, mais présenté selon la manière très personnelle
et très vivante de Dom Schuster. Voici, du reste, l'indication des seize chapitres :
376
ECHOS D ORIENT
La liturgie sacrée, ses divisions et ses sources; l'initiation ciirétienne; la prière
ecclésiastique dans l'Eglise primitive; les conditions historiques de la réforme
liturgique à Rome au temps de saint Grégoire le Grand; Fractio panis (titre
trop vague, pour le dire en passant, et qu'il eût fallu préciser par deux ou trois
mots plus explicites); la Messe papale dans les stations romaines; poésie et
musique dans la synaxe eucharistique; l'oeuvre de la Schola cantorum du Latran
dans le développement de la liturgie romaine (chapitre à signaler comme uri^
des plus originaux du recueil) (p. 75-112); pécheurs et pénitents dans l'ancienne
discipline ecclésiastique; les ordinations sacrées; la dédicace des basiliques dans
l'antiquité chrétienne; les arts sacrés dans le temple de Dieu; la consécration
religieuse; la consécration des Etats et des monarchies par l'Eglise; la bénédic-
tion nuptiale; la liturgie sur le seuil de l'éternité.
Par les six ou sept derniers titres notamment, on voit qu'il ne s'agit pas seu-
lement de « Notes sur le Missel romain », mais aussi sur le Rituel. Il est regret-
table, d'ailleurs, que le savant Bénédictin n'ait pas eu le loisir — cela apparaît
visiblement — d'apporter à la publication de ces « Notes » tout le soin qu'elles
auraient mérité. La partie « technique », si je puis dire, y a perdu. Les hommes
du métier ne seront pas seuls à s'en plaindre; ils auront avec eux tous les esprits
qui, sans être spécialistes, aiment qu'on leur fournisse au fur et à mesure le
plus possible de moyens précis de documentation. Il y a une différence trop
manifeste, au point de vue des références, entre la première et la seconde moitié
du volume : tels chapitres de cette seconde partie, par exemple les chapitres xii,
XIV et XVI, en sont totalement dépourvus. Une table analytique des matières,
plus complète, serait désirable; désirable aussi un index alphabétique. Mais ce
ne sont là, on l'aperçoit de reste, que des desiderata d'ordre purement technique
et qui n'atteignent en rien la valeur fondamentale du recueil. Quant à l'esprit
qui l'anime, nous y applaudissons à pleines mains. « Je me suis gardé, écrit Dom
Schuster, d'analyser les formulaires ecclésiastiques avec l'indifférence du critique
qui tient à peine compte de l'archaïcité des documents; mais j'y ai joint, par
contre, cette respectueuse vénération du cioyant, qui dans ces pages si divi-
nement sublimes sent palpiter mille générations de martyrs, de docteurs et de
saints, lesquels les ont vécues plus encore que pensées et récitées. » C'est en
souscrivant de tout coeur à cette touchante profession de foi que nous termi-
nerons ce compte rendu.
S. Sala VILLE.
GiROLAMo GoLUBOviCH, O. F. M., BtbUoteca bio-bibliograjica délia Terra Santa e
deU'Oriente Francescano, t. III (dal i3oo al i332). Quaracchi (prés Florence), Col-
legio di S. Bonaventura, 1919, in-4°, vi-496 pages.
Le R. P. Golubovich comptait « selon ses vagues précisions », renfermer en
un seul volume tous les documents relatifs au xiv* siècle ayant un rapport
quelconque avec l'Ordre franciscain. Il en faudra deux, paraît-il : le premier,
celui que nous présentons aujourd'hui à nos lecteurs, n'embrasse qu'une
période de trente ans (i3oo-i332.); le second, déjà sous presse, devra nous ren-
seigner sur les deux autres tiers du siècle. Le matériel historique crescit eundo,
remarque l'auteur pour justifier ces accroissements. Le volume présent com-
prend des documents que l'on parcourt avec intérêt: Code Coman, missions
de l'Extrême-Orient, union des Eglises, relations des souverains de l'Europe
avec les sultans d'Egypte, Arménie, Terre Sainte, rappellent des événements
auxquels les Frères Mineurs prirent une part active. Le P. Golubovich, avec
une patience digne de l'entreprise, procède à la critique, à l'analyse et à l'édition
de ces pièces historiques en suivant un ordre qui, avouons-le, l'expose à se
répéter et déconcerte assurément le lecteur. Le volume s'ouvre par une étude
BIBLIOGRAPHIE 377
sur le Codex Cumanicus. Nous renvoyons sur ce sujet à l'article publié dans
les pages de cette revue (i). Nous ferons uniquement remarquer que le
P. Golubovich croit fermement à l'origine franciscaine du Codex. Sa conviction
est basée sur les deux arguments qu'on a fait valoir jusqu'ici. On rencontre
dans le Codex une invocation : ad honorem Dei et Beati Johannis evangelisice.
Or, nous savons que les Franciscains de la custodîe de Saray possédaient, à trois
milles de cette ville, ancienne capitale du royaume de Kiptciak, un grand
couvent dédié à saint Jean, in loco qui sanctus Johannes dicitur prope Saray
per tria milliaria, connu déjà en i3i3 et situé précisément en plein pays
coman. Quoi qu'il en soit, la seconde partie du Codex est d'origine exclusi-
vement franciscaine. Nous y lisons, en effet, une prière analogue à notre
Confiteor et où le nom de saint François vient immédiatement après celui de
la bienheureuse Vierge .Marie, ie^uklumen bey tengga, are Mariam Katunga,.
are Francisca, are Petrus, etc. — Peccavi ego domine Deus, sancta Maria
domina, sancte Francisée, sancte Petre. Ce culte pour le patriarche d'Assise ne
trahit-il pas une main franciscaine? Certainement. S'ensuit-il que le Codex, au
moins dans sa seconde partie, est l'œuvre de missionnaires Frères Mineurs?
Pas nécessairement, croyons-nous.
Le P. Golubovich publie des documents fort utiles pour l'histoire des mis-
sions catholiques d'Asie. Dès le xni® siècle, nous rencontrons des mission-
naires Franciscains et Dominicains qui parcourent tout l'Orient. L'établissement
d'une hiérarchie date du début du xiv® siècle. Le pape Clément V crée un siège
métropolitain pour toute l'Asie comprise entre la Perse et la Chine. La plupart
des missionnaires sont Franciscains; aussi est-ce à un fils de saint François,
Jean de Montcorvin, que le Souverain Pontife confie l'autorité suprême sur
tous ces pays. Le métropolite réside à Pékin et ses sept suffragants, tous des
Frères Mineurs, se partagent l'administration immédiate. A son tour, Jean XXII
renforce la hiérarchie par la création d'un nouveau siège métropolitain à Sul-
tan ieh, capitale de la Perse (i3i8). Le nouveau métropolite est un fils de saint
Dominique. Les missionnaires déploient une activité surprenante. L'un des
plus ardents est sans contredit le Franciscain Jérôme le Catalan (i3oi-i325).
La vie de cet apôtre et de cet adversaire des « spirituels » mérite d'être tirée de
l'oubli. Il entre dans l'Ordre franciscain vers la fin du xni® siècle, passe
quelques années en Grèce où il mène une rude campagne contre les spirituels
et, en puticulier, contre Ange de Clareno, leur chef. Dans son apologie au
pape Jean XXII, Clareno déverse son fiel au milieu d'indignes calomnies contre
Fr. Jérôme. En i3i i, Jérôme est mandé à Avignon. Clément VI le crée évêque de
Caffa, en Chersonèse, siège sufFragant de l'archevêque de Pékin. Fr. Jérôme y tra-
vaille avec zèle; il élève de nouvelles églises, il convertit un évêque arménien et
un roi tartare. Ses voyages assez fréquents lui donnent occasion de passer à Con-
slantinople, où il ne manque pas de s'intéresser à l'union des Eglises. Peut-être
même était-il à la tête de l'ambassade d'Andronic II au pape Jean XXII. On
le voit à plusieurs reprises à la cour d'Avignon, où on le tient en très haute
estime. A l'occasion de la querelle sur la pauvreté du Christ, il ne craint pas
de défendre, contre et par-devant le Pape, son opinion sur l'absolu dénuement
du Maître et des apôtres. Quelle sérénité, quelle simplicité scolastique dans la
discussion entre le Souverain Pontife et l'humble fils de saint François, qui
sait se défendre même contre les Dominicains. Si Fr. Jérôme n'est pas embar-^
(i) S. Salaville, Un manuscrit chrétien en dialecte turc, le « Codex Cumanicus »,
dans Echos d'Orient, t. XIV, 191 1, p. 278-286. Voir aussi Un peuple de race turque-
christianisé au xiii' siècle : Les Comans, du même auteur, Echos d'Oi-ient, t. XVIII,
1914, p. 193-218.
378 ÉCHOS d'orient
rassé pour mettre au jour ses arguments, il est peut-être encore plus habile
à obtenir du Pape des lettres d'encouragement, soit pour lui, soit pour quelque
roi tartare converti par ses soins. Notons qu'il n'était pas du tout de l'avis de
ceux qui voulaient conquérir Constantinople pour opérer l'union des Eglises,
il suivait en cela les idées de son ami Marin Sanuto. A .^es yeux, s'emparer de
Byzance, c'était rendre le schisme incurable. Religieux fervent, apôtre zélé,
évêque convertisseur, tel fut Fr. Jérôme le Catalan, dont nous attendons le
biographe.
La vie du Fr. de Montcorvin est peut-être aussi intéressante. C'est le premier
patriarche de Pékin. Il fonde des églises aux Indes, baptise des milliers d'infi-
dèles, demeure isolé durant de longues années, convertit lui aussi plus d'un
roi tartare, traduit en langue tartare l'Evangile et le psautier qu'il fait chanter
tous les jours par de jeunes indigènes placés à proximité du palais royal: les
oreilles royales en étaient charmées, nous disent les chroniqueurs.
Les Frères Mineurs ne rencontraient pas en tout lieu l'estime et la bienveil-
lance des souverains. Les citoyens de Byzance ne valaient pas, en cela du
moins, les citoyens de l'Empire céleste; les fils de saint François l'apprirent
à leurs dépens.
Du vivant du patriarche d'Assise, on voit déjà des Frères Mineurs établis
à Constantinople (1220). Sous Andronic II, ils sont l'objet d'une \iolente per-
sécution. C'est le patriarche Athanase qui dirige le mouvement avec un fana-
tisme farouche. Avant de monter sur le trône patriarcal, Athanase mène la vie
monastique. Cet ermite, perché sur une montagne, ne s'exerce pas précisément
à la vertu de douceur, témoin ce trait relevé par les chroniqueurs, qui nous
fait penser au grand fabuliste du xvii^ siècle. Moins doux que le loup de la
fable, notre moine fait crever les yeux à un pauvre baudet qui, malgré les
prohibitions sacrées de la règle, vient de passer la langue sur le pré du couvent.
Andronic II est superstitieux; Athanase, lui, est habile dans le maniement des
incantations. Son art lui fraye le chemin du trône patriarcal. Mais il ne se
doutait peut-être pas qu'une baguette de sorcier et un bâton pastoral sont
choses bien différentes, qu'on peut savoir manier l'un sans être à même de
tenir l'autre. Ses menées et son caractère, qui sentait le chardon de la mon-
tagne, le rendent odieux au suprême degré. Il cède la place à un autre moine,
à qui il ne manque qu'une chose, l'instruction. Mais les sortilèges de l'ex-
patriarche opèrent des merveilles; Andronic fait revenir Athanase. Cette fois, ses
■ennemis n'y tiennent plus, ils ne s'en cachent pas, d'ailleurs. La palette illustre
leur mécontentement. La toile du tableau, c'est l'escabeau du trône patriarcal.
On y représente tout d'abord l'image du Sauveur, puis c'est Athanase menant
le basileus à l'aide d'un mors. Tel est le personnage qui va s'occuper de créer
des embarras aux fils de saint François. Ceux-ci avaient déjà bâti un couvent
sur un terrain légalement cédé. Athanase joue au fanatique et Andronic se voit
obligé d'exproprier les Frères Mineurs. Ordre est donné au légat des Pisans de
faire transporter tous les objets de la chapelle des Franciscains à l'église des
Saints-Apôtres. Les victimes de cette injustice vont porter leurs plaintes aux
Génois de Péra, qui, sans recourir à la persuasion ou au blâme, en viennent
du premier coup aux arguments frappants; le pauvre légat échappe à grand'-
peine à la mort. Cela n'empêche pas Athanase d'avoir raison des Frères. Sous
Andronic III et Anne de Savoie, les Franciscains vivent dans un calme relatif.
De passage à Constantinople, le Fr. Garcia Arnoldi réussit à gagner les bonnes
grâces de la reine et à convertir le basileus lui-même, qui s'empresse d'expédier
un Frère Mineur au Pape avec prière d'envoyer à Byzance des docteurs catho-
liques pour travailler à la conversion du peuple. Le Pape choisit à cet effet le
Fr. Gérald, Général de l'Ordre. Le P. Golubovich nous dépeint alors les luttes
BIBLIOGRAPHIE 379
entre Cantacuzène et Anne de Savoie, dans lesquelles les fils de saint François
interviennent comme ambassadeurs ou comme pacificateurs. Le patriarche
Athanase, qui n'a pas encore désarmé, se sert même du ministère des bons
Frères pour expédier à Cantacuzène, son ennemi personnel, une lettre remplie
d'insultes. Une fois vainqueur, Cantacuzène envoie les siens auprès du Pape
pour lui présenter la justification de sa conduite à l'égard d'Anne de Savoie et
de son alliance avec les Turcs. Le Pape lui adresse des lettres qu'il conrie à des
Frères Mineurs. Cantacuzène disparaît de la scène politique en i356. Son suc-
cesseur, Jean V Paléologue, fait parvenir au Souverain Pontife son acte
d'obéissance lu au palais des Blachernes. Le P. Golubovich termine par les
légendes sur les dernières années d'Anne de Savoie.
Il serait trop long de relever tout ce que disent les documents sur les relations
entre Jacques II, roi d'Aragon, et les sultans d'Egypte, au sujet de la Terre
Sainte et du culte chrétien en pays musulman. Signalons sirnplement ce qui
concerne la France. On ne connaît jusqu'à présent que trois ambassades des
rois de France aux sultans d'Egypte, pendant le xiv* siècle : Guillaume de
Bonnemain en 1827, Jean de Janville en iSaS et Fr. Pierre de la Palu en iSag.
On trouve cependant dans un ouvrage arabe, intitulé « Connaissance de l'au-
guste protocole », la mention d'une ambassade française mal accueillie par le
sultan et qu'il faut peut-être placer entre les années iSog et i32o; elle serait
donc la première. L'auteur arabe nous dit qu'il n'en connaît pas d'autre. Les
fils de saint François eurent également à exercer leur zèle en Arménie et en
Chypre. Le volume contient aussi des documents relatifs à la question des
Spirituels et à la fameuse querelle sur la pauvreté du Christ et des apôtres.
Cela, à notre avis, ne concerne pas l'Orient dans la même mesure que l'itiné-
raire du Fr. Siméon et la chronologie du B. Odoric, proposée par le P. Golu-
bovich.
En parcourant ces pages, on se sent transporté à une époque d'activité
apostolique vraiment extraordinaire. La vie catholique condensée dans l'Evan-
gile se répand chez les infidèles grâce au zèle des missionnaires Franciscains
qui ne craignent pas de verser leur sang pour la foi. Tous ces nouveaux docu-
ments attendent la plume de plusieurs biographes, l'Eglise et l'Ordre franciscain
n'en seront que plus aimés par cette manifestation de la vitalité catholique.
V. Grégoire.
I. Georges Goyau, L'Eglise libre dans l'Europe libre. Paris, Librairie académique
Perrin, 1920, in-12, vii-238 pages. Prix: 5 francs.
II. L. Rouzic, Le renouveau catholique. Paris, P. Téqui, 191^-1920, 3 volumes in-12 de
3co pages. Prix : 3 fr. 5o le volume.
III. M'' Gibier, évêque de Versailles, Les temps nouveaux: le relèvement national,
Paris, P. Téqui, 1920, in-12, xxiv-386 pages. Prix: 5 francs.
Il nous paraît utile de signaler ensemble à l'attention de nos lecteurs ces trois
ouvrages, qui ont pour sujet commun les éléments religieux de l'après-guerre
et l'importance de ce facteur dans l'oeuvre générale de pacification, de réorga-
nisation universelle. Le bulletin officiel du métropolite orthodoxe d'Athènes,
('Iv/././r.T'.aTT'.v.b; xr,puç = Messager ecclésiastique) notait naguère, i^' et 8 avril 1920,
l'appel fait par des hommes politiques anglais à la religion en vue des recon-
structions du monde nouveau. Nous obéissons à la même préoccupation en
présentant à tous, mais spécialement à nos frères séparés, les livres de
M. Georges Goyau, de l'abbé Rouzic et de M^^"" Gibier.
Avec la maîtrise de penseur et d'écrivain qui lui est dès longtemps reconnue,
Georges Goyau considère d'un regard fermement optimiste, comme un résultat
de la grande guerre, l'Eglise libre dans l'Europe libre. « Nous voudrions, dit-il
380 ÉCHOS d'orient
(p. vi), rappeler les épisodes qui, d'avance, acheminaient la vieille Eglise vers
les personnalités nouvelles de la vieille Europe; les voir se rencontrer, les
écouter déjà converser; discerner les facilités d'action que peuvent restituer
à l'Eglise certaines nouveautés politiques; faire pressentir l'heure prochaine où
le magistère pontifical et la pensée catholique, redemandant au moyen âge
chrétien les éléments du vrai droit des gens, apporteront à la Société des Nations
cette force que toute lumière recèle. »
Les diverses phases de ce tableau sont groupées en un triptyque dont voici les
inscriptions respectives : I. « L'Eglise en deuil dans l'Europe en armes » (1914);
IL « L'Eglise libre dans l'Europe libre : les préludes des libertés nouvelles » (191g);
IIL « L'Eglise libre dans l'Europe libre: les nouveaux horizons » (1919); Au
premier panneau, c'est bien l'Eglise en deuil au début de la guerre, avec la
mort de Pie X qui « donna l'exemple de mourir à ceux qui allaient mourir » (p. 8).
Il y a là, sous les titres de « Relligio depopulata » et de « l'Elu du Conclave »,
une esquisse lumineuse, suggestive, courageuse, des deux physionomies pon-
tificales de Pie X et de Benoît XV.
Les « préludes des libertés nouvelles » de l'Eglise apparaissent par le contraste
avec les servitudes passées. Car « les empires écroulés pesaient sur elle d'un
poids très lourd. Ils se donnaient l'air, parfois, de vouloir la protéger; mais
leurs gestes enveloppants lui présentaient des chaînes, et leurs avances expi-
raient en menaces » (p. 27). A lire ces lignes si prégnantes, on devinera toute la
portée de ces chapitres : ce que l'Autriche aurait dû être, ce qu'elle était;
l'Eglise et les vieilles nationalités danubiennes; liberté des peuples et union des
Eglises; le Saint-Siège et le protectorat balkanique de l'Autriche. Léon XIII et
Pie X; le Saint-Siège et la philosophie politique de l'Autriche, Benoît XV. On
trouvera là des pages sévères, mais justes, nous semble-t-il, sur la dynastie
des Habsbourg, que dès i832 Montalembert qualifiait de « grande prêtresse de
l'oppression » (p. 32); sur ce grand pays catholique « dans lequel la vie des
âmes ne s'est jamais épanouie en une sérieuse activité missionnaire » (p. 49).
Abordant sans peur l'objection classique, « l'Autriche de certains hommes
d'Eglise », Georges Goyau, d'une main discrète mais sûre, met les choses au
point. « Dans les sphères d'Eglise, où la fidélité des imaginations répond à la
longue stabilité des horizons, et où l'on a le temps d'attendre, d'espérer et de
durer, certains rêvaient toujours d'une Autriche idéale, qui était tout le con-
traire de l'Autriche réelle... Le gouvernement de Vienne savait profiter de cette
équivoque: par de petites habiletés, par des complaisances extérieures, il
essayait de mériter à bon marché les compliments officiels de l'Eglise, et parfois
il les obtenait. Il lui faisait une place étincelante sur la façade de l'Etat; il l'asso-
ciait à ses pompes, mais beaucoup moins à ses œuvres. Car, dans ses œuvres,
l'État autrichien, malgré les efforts sincères de Metternich pour amener une
résipiscence, s'inspirait toujours des principes du joséphisme: il était plus reli-
gieux dans sa toilette, si l'on ose dire, que dans sa politique. Mais non plus
que l'habit ne fait l'homme, la toilette ne fait l'Etat... Les étincelantes Fêtes-Dieu
qui couvraient aux regards des peuples, et parfois de l'Eglise elle-même, celte
guerre secrète (« contre l'Eglise et son siège central », selon les termes de
Metternich lui-même. Mémoires, VII, p. 84), n'avaient même point la vertu
d'une trêve de Dieu. » (P. SS-Sg.)
Parmi les précurseurs des libertés nouvelles, il n'est que juste de souligner,
avec Georges Goyau, les traits des principaux représentants du clergé catho-
lique qui, du xvii" siècle au xx*, ont joué un rôle de premier plan dans le grand
mouvement national des Roumains de Transylvanie, des Slaves en Bohême
^t en Yougoslavie. Citons, par manière de simple énumération : les évêques
Toumains catholiques Micu (1744), Sulut (i85i-i857); le prêtre croate Georges
BIBLIOGRAPHIE 38 1
Krijanitch (xvn® siècle); le moine Slovène Vodnilc qui, dans l'Ode à l'IUyrie
ressuscitée par Napoléon, s'écriait : « Appuyé d'une main sur la Gaule, je donne
l'autre à la Grèce pour la sauver. A la tète de la Grèce est Corinthe, au centre
de l'Europe est l'IUyrie. On appelait Corinthe l'œil de la Grèce, l'IUyrie sera le
joyau du monde » (p. 62); l'évêque slovène Slomsek (mort en 1862); le prêtre-
poète Gregoriec; l'illustre évêque de Diakovo, Strossmayer, « interprète magni-
fique de la fraternité slave » (p. 66); deux pionniers de l'érudition yougoslave,
le prêtre Matkovitch, géographe et statisticien, puis l'historien Racki, « un
chanoine qui piochait comme un Bénédictin » (p. 70).
Quand on a bien vu sous cet angle les choses du passé, on comprend
que Georges Goyau, considérant comme « la fin d'une grande équivoque * ce
concordat serbe (juiri 1914), « que la chancellerie de Vienne avait considéré
comme une catastrophe » (p. 107), puisse écrire : « Les Balkans respirèrent,
Rome aussi. » (P. 99.)
Enfin, « les nouveaux horizons » sont marqués par les suscriptions suivantes :
les Empires déchus et la liberté de l'Eglise; l'Eglise et les droits de la Pologne;
l'Eglise et l'âme polonaise, la résurrection; tribuns d'Eglise dans les nationalités
affranchies; Rome aux portes de l'Orient; Rome et les internationalismes
nouveaux; Rome et le droit des gens chrétiens. Cueillons à travers ces dernières,
pages quelques lignes expressives. Le 8 novembre 1918, trois jours avant l'ar-
mistice, Benoît XV écrivait au cardinal Gasparri : «... L'Eglise, société parfaite,
qui a pour unique fin la sanctification des hommes de tous les temps et de tous
les pays, de même qu'elle s'adapte aux diverses formes de gouvernement, accepte
aussi sans aucune difficulté les légitimes variations territoriales et politiques des
peuples. » Et Georges Goyau d'ajouter : « Ce langage répondait aux traditions
du passé romain; il souriait aux promesses de l'avenir européen. Et, de fait,
l'Eglise romaine, face à face avec les morceaux de la monarchie dualiste, avec
l'Allemagne défigurée, avec la Russie bouleversée, peut regarder, confiante, la
scène nouvelle offerte à ses destinées. Elle cherchait le monde slave, elle cher-
chait l'Orient: le germanisme encombrait les deux routes. La voilà maintenant
en façade sur l'immensité slave, aux abords de laquelle la Pologne ressuscitée
fait pignon; et ses prêtres, ses fidèles, sont d'actifs ouvriers de la vie publique
dans ces Etats slaves qui désormais libèrent l'accès des Balkans. Elle s'outille
pour l'union des Eglises, survivance immortelle de la défunte idée de chrétienté;
elle voit à côté d'elle, en dehors de son influence, cette idée même s'essayer
à revivre, sous le vocable de. Société des Nations : elle observe, elle écoute; elle
est prête à relier l'avenir et le passé, dès que le présent le permettra. Et tandis
que le souvenir de certaines servitudes lui défend de pleurer sur ce qui est mort,
elle peut sourire au monde nouveau, qui, parfois sans le savoir, pense comme
elle et, sans le vouloir encore, parle comme elle. » (P. 119-121.)
Il y aurait tant d'autres citations à faire: sur le^^ grand vaincu de la guerre
qu'est le césaropapisme (p. 122); sur Guillaume de Hohenzollern, ce « sceptique
exploiteur de Dieu» (p. i25); sur le « supranationalisme » catholique, « d'autant
plus soucieux, lui, de reconnaître l'existence et la personnalité des nations
qu'il se rappelle les avoir autrefois baptisées * (p. 207). Notons avec fierté les
pages vengeresses qu'inspire au catholicisme ardent de notre écrivain la « puis-
sance ■» pontificale, et dont voici la conclusion : « Ce serait pour elle (l'Italie)
une bonne fortune politique de pouvoir un jour faire constater par la Société
des Nations que le Pape jouirait, dans Rome, de tout ce qu'il aurait déclaré
nécessaire pour sa liberté. Elle émousserait ainsi ce qui demeure épineux dans
la question pontificale; et le sens qu'elle a des gestes magnifiques trouverait
soudainement une certaine grandeur à convier le Pape à l'établissement d'une
Pax romana. Ce nom somptueux fut béni, lorsqu'il désignait l'harmonie que
382 ECHOS D ORIENT
faisait régner la Rome antique parmi les nations soumises; la troisième Rome
offrirait au monde une autre vision d'harmonie, en l'appelant à collaborer avec
elle pour réaliser le spectacle du Pape libre sous l'égide des nations libres. »
(P. 2i5.) Il est impossible de mieux penser et de mieux dire. Saluons, avec
Georges Goyau, l'opportunité manifeste d'un droit international chrétien, et
souhaitons que la lecture de son beau livre en prépare l'éclosion.
II. M. l'abbé Louis Rouzic, aumônier de la célèbre maison de la « Rue des
Postes », consacre au Renouveau catholique une imposante trilogie: « Les jeunes
avant la guerre; les jeunes pendant la guerre; les jeunes après la guerre ». Livre
réconfortant, écrit de main d'ouvrier et qui, quoique rédigé pour la France, est
de nature à provoquer, en d'autres pays, notamment même en pays orthodoxes,
d'utiles et salutaires réflexions.
III. Il faut en dire autant du volume de MK' Gibier, concernant le Relèvement
national. L'éloquent évêque de Versiiilles l'a divisé en deux parties : l'une
négative, l'autre positive. Ceux qui ne peuvent pas nous relever, ce sont : les
aveugles, les négateurs, les sceptiques, les sectaires, les arrivistes, les jouisseurs,
les corrupteurs, les utopistes, les insouciants, les timides, les découragés, les
inutiles, les routiniers, les intransigeants, la femme inférieure à sa mission. Ceux
qui nous relèveront, au contraire, ce sont : nos morts, les saints, les apôtres, les
convaincus, les bienveillants, les laborieux, les adaptés, les organisateurs, les
dirigeants (ceux qui détiennent le pouvoir civil, ceux qui détiennent le pouvoir
religieux, ceux qui ont la supériorité de l'intelligence ou celle de la- fortune),
les éducateurs, les chefs de famille, la femm* chrétienne. Généralisez ces
données, et rien ne nous empêchera de les adapter à tel ou tel pays chrétien.
C'est pourquoi nous recommandons volontiers ce volume, ainsi que les précé-
dents, à tous les esprits sérieux qui, dans les pays balkaniques notamment, se
préoccupent du relèvement national.
D. Servièpe.
H. Delehaye, s. J., a travers trois siècles : L'œuvre des Bollandistes (i6i5-igi5).
Bruxelles, Société des Bollandistes, 22, boulevard Saint-Michel, 1920, in-i6,
283 pages.
L'année igi5 ramenait le troisième centenaire de l'apparition du Vitœ Patrum
de Rosweyde, qui est comme le point de départ de l'entreprise bollandiste; et
l'année 1914, le second centenaire de la mort de Papebroch. « Le début de 191 5
semblait un moment bien choisi pour unir dans* un même souvenir recon-
naissant celui qui avait préparé les voies aux Acta sanctorum et celui qui fut
le plus illustre représentant de la critique hagiographique. Le seul énoncé de la
date nous dispense d'expliquer pourquoi ce projet n'eut point de suite. » (P. 2.)
Les dernières pages du livre (p. 241-243), dans une rapide allusion historique au
brutal régime de guerre, expliciteront encore, s'il en était besoin, cette justifica-
tion préventive. Du reste, comme le dit fort bien le R. P. Delehaye, « si le
moment où l'on aime à se laisser avertir, par le millésime, d'un devoir à remplir
est passé, il n'est pas trop tard pour donner sur l'oeuvre boUandienne, insépa-
rable de% noms de Rosweyde et de Papebroch, un aperçu que beaucoup de ses
amis réclamaient ». Voici cet aperçu, qui esquisse à travers trois siècles l'his-
toire de l'oeuvre des Bollandistes. « Dire comment elle est née, à qui elle doit
sa forme et ses accroissements, dans quel esprit elle a été conçue, quelles direc-
tions lui ont été imposées par l'évolution de ses principes non moins que par
les circonstances, quel est son bilan à l'heure actuelle, comment il faut s'y prendre
pour tirer parti des ressources qu'elle a créées, tel est l'objet de ces pages. »
(P. 2.)
En un intéressant exposé, remarquable de précision tout autant que de dis-
BIBLIOGRAPHIE ^8^
crétion, on nous présente successivement l'œuvre, les ouvriers, les matériaux,
l'élaboration; puis l'épreuve au xvni* siècle, à la suite des démêlés avec les Carmes
et avec l'Inquisition espagnole; la ruine, à la fin de ce même siècle, lors de la
suppression des Jésuites; enfin la restauration en iSSy, et la réorganisation par
le P. De Smedt en 1876. Un dernier chapitre, intitulé « Guide bibliographique »,
constitue à sa manière un éloquent résumé de cette œuvre de trois siècles.
Outre l'intérêt général qui s'attache aux destinées de la grande entreprise
d'hagiographie scientifique, nous signalons volontiers à nos lecteurs la spéciale
sympathie que méritent ces savants au cœur d'apôtre, ce Roswe\'de, ce Pape-
broch, ce Victor de Buck notamment (p. igS-igS), qui, vers le milieu du
xix" siècle, prit une part très active à un mouvement d'études pour l'union des
Eglises.
S. Salaville.
J. Lebreton, Le Dieu vivant: la révélation de la Sainte Trinité dans le Nouveau
Testament. Paris, G. Beauchesne, 1919, in-8° couronne, 181 pages. Prix : 5 francs.
Dans l'avant-propos, à la 4" édition de son beau volume les Origines du dogme
de la Trinité (voir plus haut, p. Syi), le R. P. Lebreton écrivait les lignes sui-
vantes concernant le présent opuscule : « On nous a demandé de résumer à la
fin de ce volume {les Origines...) la longue histoire dont les détails sont exposés
au cours des chapitres. Nous ne l'avons pas fait ici, craignant de charger outre
mesure un volume déjà bien compact, nous nous permettons de renvoyer le
lecteur à l'exposé succinct de cette même question que nous avons publié il
y a quelques semaines : le Dieu vivant, la révélation de la Sainte Trinité dans
le Nouveau Testament; cette brochure, et surtout la conclusion qui la termine,
aidera, croyons-nous, le lecteur à grouper et à saisir d'ensemble les faits et les
textes ici étudiés. » Citer ces lignes, c'est assez dire que le petit livre, ainsi annoncé
par l'auteur lui-même, mérite d'être bien accueilli par tous : par ceux qui auront
le goût et le loisir d'étudier le gros volume de plus de 600 pages, où celui-ci
leur servira de guide introducteur et récapitulateur, comme aussi par ceux qui,
réduits pour une raison ou pour une autre à se passer de l'ouvrage développé,
en trouveront ici un intéressant et substantiel résumé. Ce résumé, écrit d'une
excellente plume de théologien-apôtre, est à la portée de tout chrétien instruit,
qui y apprendra à mieux connaître et à mieux aimer le Dieu vivant de la Sainte
Trinité, révélé dans la vie de Jésus-Christ et dans l'Eglise apostolique.
S. Salaville.
« Ce qu'un catholique doit savoir », série de tracts sur divers sujets édités par la
librairie G. Beauchesne, à Paris :
J. Verdier, L'ignorance religieuse: son étendue, ses causes, ses remèdes, 1918,
40 pages.
J. Lebreton, La sainte Eucharistie d'après le Nouveau Testament et la tradition
patristique, 1918, 29 pages.
E. Levesque, Comment saint Paul prouve la divinité de Jésus-Christ, 1918, 36 pages.
G. Belmon, Le purgatoire, 1919, 3i pages..
Prix de chacun de ces tracts : o fr. yS.
Le rapport de M. l'abbé Verdier, supérieur du Séminaire de l'Institut catho-
lique, sur l'ignorance religieuse, fut lu à la « Journée diocésaine » de Paris, le
20 février 1918. On peut le considérer comme l'introduction de la série de tracts
destinés à se succéder sous ce frontispice commun : « Ce qu'un catholique doit
savoir ». La Revue pratique d'Apologétique, à la direction de laquelle appartient
précisément M. Verdier, a pris cette initiative heureuse. « Elle veut mettre à la
disposition du public instruit, sous forme de tracts de 16 ou Sa pages, un exposé
384 ÉCHOS d'orient
sérieux, sobre, suffisamment documenté, de tous les points de l'enseignement
de l'Eglise.» Ces publications auront donc pour objet: le dogme, la morale,
l'ascétisme, l'apologétique, l'Ecriture Sainte, la liturgie, l'histoire ecclésiastique
et toutes les questions qui, directement ou indirectement, se rattachent à cet
enseignement (i). « Ces études, déclarent encore les éditeurs, seront rédigées
avec simplicité et clarté. On y évitera les termes purement techniques ou trop
abstraits. Mais parce qu'elles sont courtes, elles auront une allure didactique.
Elles ne seront pas des articles d'érudition. Cependant elles donneront des réfé-
rences sobres, très pratiques, qui permettront au lecteur, s'il le désire, de faire
sur ce sujet une étude plus approfondie. Ces publications ne s'adressent ni aux
foules ni aux spécialistes. Elles visent soit les ecclésiastiques, et plus particuliè-
rement les directeurs de Cercles d'études, soit les laïques instruits qui désirent
connaître sur un sujet déterminé le véritable enseignement de l'Eglise. »
Les trois plaquettes de J. Lebreton, E. Levesque et C Belmon semblent bien
réaliser parfaitement cet idéal d'excellente et très scientifique vulgarisation.
M. l'abbé Belmon est professeur au Grand Séminaire de Rodez; quant au
R. P. Lebreton, professeur d'histoire des origines chrétiennes à l'Institut catho-
lique de Paris, et à M. l'abbé Levesque, professeur d'Ecriture Sainte au Séminaire
Saint-Sulpice, ils sont déjà connus et estimés pour d'importants ouvrages de
haute érudition. Que de tels hommes se fassent auteurs de tracts de ce genre,
c'est à la fois leur éloge et celui de la collection.
G. RiEUTORT.
A. Hamon, s. J., Sainte Marguerite-Marie : sa vie intime. Paris, G. Beauchesne, 1920,
in-8* couronne, x-271 pages. Prix : 7 francs.
Les annales de la sainteté, communes durant de longs siècles à l'Orient et
à l'Occident, doivent, dans le plan de Dieu, le redevenir un jour. Aussi croyons-
nous utile de signaler à nos lecteurs la « vie intime » de cette Sainte des temps
modernes, qui fut la révélatrice providentielle de la dévotion au Sacré Cœur de
Jésus et à qui le magistère infaillible vient de décerner les honneurs solennels
de la canonisation.
G. R.
Ph. Koukoulès, 'Ex tou ptou t(o By^avtivwv (= De la pie des Byniantins). Athènes,
Michel Zikakis, 1920, in- 16, 128 pages, avec des gravures. Prix: 4 drachmes.
Cette plaquette réunit deux conférences données par M. Phédon Koukoulès,
membre de la Société athénienne des études byzantines. L'une a pour sujet « la
vie des moines grecs au xii* siècle » (p. 5-78); l'autre est intitulée: « Notre vie
scolaire à l'époque byzantine et dans les temps postérieurs » (p. 79-128). Tout
en faisant œuvre de vulgarisation auprès de ses compatriotes, l'auteur, qui est
un savant familiarisé avec les textes, se montre toujours dûment documenté, et
son exposé est émaillé des plus intéressantes citations. A signaler, à titre de
« question actuelle » au sein de l'Eglise grecque, les renseignements historiques
concernant le port de la chevelure dans le monachisme et dans le clergé
byzantin (p. 65-71).
S. Salaville.
(i) Comme exemple de la variété de sujets à traiter, nous signalons le tract du
même abbé Verdier : Y a-t-il un droit de grève? Paris, BeaucheSne, 1919, 3i pages.
680-20. — Irap. P. Feron-Vrau, 3 et 5, rue Bayard, Paris, VIII*.
LA THRACE BYZANTINE
La Thrace.
On désigne communément sous le nom de Thrace la partie de
l'Europe sud-orientale comprise entre la mer Egée, la mer Noire et la
Marmara. Les savants ont donné diverses étymologies de ce nom. La
plus vraisemblable paraît être celle que le colonel anglais Muré pro-
posait au siècle dernier : il faisait venir 0pàx-^ de -zpoiytloi (rude), par
le déplacement assez fréquent de l'aspiration d'une syllabe à l'autre.
La Thrace tirerait donc son nom soit du caractère tourmenté de son
sol, soit de l'âpreté de son climat.
Au début, elle n'avait pas de limites déterminées. Les Grecs appe-
laient Thrace tout le pays situé au nord de celui qu'ils occupaient,
y compris la Macédoine, la presqu'île Chalcidique et la Scythie. Quand
leurs connaissances géographiques se précisèrent, les frontières attri-
buées à la Thrace furent les suivantes : au Nord, l'ister (Danube);
à l'Est, le Pont Euxin (mer Noire) et le Bosphore; au Sud, la Propontide'"
(Marmara), l'Hellespont (Dardanelles), la mer Egée et le nord de la
Macédoine; à l'Ouest, le Strymon (Strouma) et, à partir de Philippe et
d'Alexandre le Grand, le Nestos (Mesta); plus au Nord, l'Illyrie. Ces
limites subsistèrent même après la conquête romaine. Sous Auguste,
le pays fut divisé en deux provinces séparées par la chaîne des Balkans.
Entre ces montagnes et la mer Egée, on eut la Thrace proprement dite,
et au Nord, jusqu'au Danube, la Mésie. 11 y eut une nouvelle division
sous Dioclétien, puis plusieurs sous les Byzantins. Avant 1878, *la
Thrace turque comprenait aussi toute la Roumélie orientale. Le traité
de San-Stéfano la réduisit de plus d'un tiers. La guerre balkanique de
I9i2-:i9i3 la diminua encore en attribuant à la Bulgarie toute la partie
occidentale; le traité de Neuilly (novembre 19 19) la lui a enlevée
presque tout entière pour la donner finalement à la Grèce, qui s'est vu
attribuer aussi !« vilayet d'Andrinople par le traité turc (août 1920).
La Thrace turque d'avant 1878 correspond à peu près à la province
établie par Auguste. C'est toute cette région qui mérite vraiment le
nom de Thrace, car c'est la conception qui convient le mieux au cadre
géographique. La Thrace n'englobe pas seulement les territoires enlevés
récemment à la Bulgarie et ce qui restait en Europe de l'empire
ottoman après la guerre balkanique, elfë comprend en réalité tout le
Échos d'Orient. — 20' année. — A''" 120. Octobre-Décembre ig20.
386 ÉCHOS d'orient
bassin de la Maritza et de ses affluents, c'est-à-dire 70 000. kilomètres
carrés environ. C'est ainsi que nous la considérerons au cours de
cette étude.
LaTlirace n'a jamais connu de vie propre. Habitée depuis le xvnie siècle
environ avant Jésus-Christ par une branche de la famille thraco-illyrienne,
issue elle-même du tronc itjdo-européen, elle ne bénéficia pas de l'unité
politique, sinon à des intervalles éloignés et pour des périodes généra-
lement courtes. Les Thfaces, divisés en tribus puissantes, mais souvent
en guerre les unes contre les autres, se montrèrent, en effet, constam-
ment réfractaires à toute idée d'unité nationale. C'est pourquoi ils ne
surent pas se défendre contre l'occupation ou la domination étrangère.
Ce furent d'abord les Perses, dès le vi^ siècle, qui restèrent plus de
trente ans; puis les Athéniens et les Spartiates au \'\ Philippe de Macé-
doine et Alexandre le Grand au iv^, puis les rois syriens jusqu'au
commencement du IF. Philippe V de Macédoine et son fils Persée
eurent à compter avec les Romains, qui s'étaient fait des partisans
dans le pays et qui en prirent peu à peu possession sous le couvert
des rois indigènes domestiqués. L'annexion n'eut lieu toutefois que
sous Claude, en 46. La Thrace fut dès lors province romaine et par-
'tagea le sort commun de l'empire.
Depuis longtemps, cette région était gagnée à l'hellénisme. Les colo-
nies grecques très florissantes, établies dès le vii« siècle avant Jésus-
Christ sur tout. le littoral des trois mers qui la baignent, la longue
domination des Grecs ou de peuples de culture grecque, comme les
Macédoniens et les Syriens, toutes ces causes avaient amené insensi-
blement la disparition de l'idiome national et des coutumes des anciens
Thraces. Au moment où se constituait l'empire d'Orient, elle ne pré-
sentait plus aucune particularité saillante, et sa population étaiit fran-
chement hellénisée.
Histoire de la Thrace.
1. Du v^^ SIÈCLE AUX Croisades.
Invasions des Hcns, des Slaves^ des Avares. — Guerres contre les Balgares.
— Kroum. — Syraéon. — Basile le Bulgàroctone. — Conquête de la Bulgarie.
— Invasions des Petchenègues et des Hongrois. — Administraii&n byzantine.
Sous les empereurs byzantins, la Thrace ne connut guère de repos
jusqu'aux Croisades. Pendant plusieurs siècles, en effet, son histoire
est faite presovie uniquement des compétitions entre Grecs et Bulgares
et des multiples invasions qu'elle subit.
LA THRAŒ BYZANTINE 387
Toutefois, elle fut relativement tranquille pendant les cinquante ans
qui suivirent la mort de Théodose. Vers le milieu du v^ siècle, elle fit
la connaissance des terribles Huns. Attila, qui avait pris le pouvoir en
447, commença par dévaster toutes les régions situées au sud du
Danube, entre autres la Thrace et la Macédoine, puis il fondit sur l'Oc-
cident et vint mourir dans la Hongrie actuelle. Tous les Huns ne
l'avaient pas suivi. Léon l*^ en 466 et Zenon en 478 durent faire des
expéditions contre ceux qui étaient restés campés sur le Danube et
qui ravageaient l'empire.
A la fin du siècle, ce fut au tour des Slaves et des Bulgares à piller
le pays. Pendant l'hiver de 498-499, leur armée coalisée battit les troupes
impériales et ravagea la Mésie et la Thrace. L'empereur Anastase 1^^
fit alors construire un mur de vingt pieds de haut qui barrait la pres-
qu'île de la Marmara à la mer Noire, de Sélymbria à Dercos (507-5 \ 2). Les
barbares, se voyant fermé le chemin de Constantinople, se rabattirent
sur le reste du pays et le saccagèrent jusqu'aux Thermopyles. En s M.
les Bulgares et les Slaves recommencèrent leurs incursions, En 540,
ils s'adjoignirent des Huns «t, ne rencontrant pas d'obstacles à leur
marche, s'éparpillèrent dans la Thrace et la Macédoine d'où ils rame-
nèrent 120000 prisonniers. En 549, dans une nouvelle invasion, ils
poussèrent jusqu'à la mer Egée et ne s'arrêtèrent qu'à un-e- journée de
marche de Constantinople. Justinien tenta un vaste effort de défense,
releva toutes les forteresses le long du Danube et en éleva d'autres
dans les défilés du Balkan. 11 n'omit point non plus les moyens diplo-
matiques chers à Byzance et entretint soigneusement la désunion parmi
les barbares en répandant l'or avec habileté. Cependant, durant l'hiver
de 558-539, les Huns Koutourgours, alliés aux Slaves, profitèrent du
mauvais état de la muraille d'Anastase pour dévaster de nouveau la
campagne de Constantinople, ou Bélisaire les arrêta. Au dire des chro-
niqueurs byzantins, chacune des invasions qui eurent lieu sous Justinien
amena le massacre de 200000 habitants, « si bien que ces provinces
ressemblaient aux déserts de la Scythie » (1).
Ce fut probablement une invasion des Avares, autre tribu hunique,
qui sauva alors la ville impériale. Les nouveaux venus soumirent, en
effet, toutes les peuplades situées au nord du Danube, parmi lesquelles
les Bulgares, et fondèrent le second empire des Huns (573). Us éta-
blirent dans la Mésie plusieurs tribus de Slaves et de Bulgares, leurs
vassaux, puis permirent à une bande de Slovènes de ravager la Thrace
(1) DiEHL, Justinien. Paris, 1901, p. 222.
^88 ÉCHOS d'orient
jusqu'à Constantinople. En '"577, 100 000 Slaves environ, divisés en
plusieurs colonnes, dévastèrent encore la Thrace jusqu'au mur d'Anas-
tase et pénétrèrent dans la. Grèce propre. Voyant le terrain déblayé
devant eux, les Avares soumirent tout le pays au nord d'Andrinople et
migrent le siège devant Thessalonique. La peste, qui décimait leur armée,
les obligea à se retirer (580). En 587, les Byzantins essayèrent vainement
de les refouler. Priscus y réussit- en 593 et en 601.
Un instant désemparés par la mort de leur chef Baïan, les Avares
reprirent bientôt leurs expéditions contre Constantinople, mirent en
fuite Héraclius à Sélymbria, pillèrent les faubourgs de la capitale et s'en
retournèrent avec 270 000 captifs (6 1 9). Héraclius négocia avec eux (620),
mais ils firent alliance avec Chosroès, roi des Perses, dont les troupes
avaient conquis l'Asie Mineure, Les Avares, aidés de Slovènes, d'Antes
et de Bulgares, firent le siège de Constantinople du côté de l'Europe,
tandis que les Perses campaient à Chalcédoine (juillet-août 626). Il
semblait que la ville allait tomber, quand les Avares durent se replier
en désordre sur Andrinople, à la suite d'attaques mal conduites.
Dans chacune de leurs invasions, les Slaves laissaient dans le pays
qu'ils traversaient des colons, qui se groupaient et formaient ce qu'on
appela des Slavénies ou Sclavénies. Elles fournissaient une bonne partie
de l'armée impériale et servirent les desseins d'Héraclius, qui voulait
rétablir dans la presqu'île balkanique le christianisme ruiné par tant de
guerres et de massacres. Les soldats slaves abandonnèrent rapidement
l'idolâtrie et, de retour dans les sclavénies, transmirent à leurs familles
la foi nouvelle.
Les Bulgares, « maudits de Dieu », comme les appellent les chroni-
queurs byzantins, passèrent définitivement en Mésie en 659-660, sous^
la conduite d'Asparouch. Constantin Pogonat réunit une vaste armée
pour les refouler. Retranchés dans leur camp, les Bulgares l'attendirent
de pied ferme. Constantin, malade, ayant dû s'éloigner vers Mésembria,
ses troupes crurent à une fuite et se débandèrent. Les Bulgares en pro-
fitèrent pour prendre Odessos (Varna) en 679. L'empereur se vit obligé
de traiter avec eux, renonça à ses droits sur la Mésie et s'engagea
mêmeà payer au vainqueur untribut annuel. Libres de leurs mouvements,
les Bulgares soumirent les unes après les autres les tribus slaves établies
dans la presqu'île, dont ils finirent par adopter la langue et de nombreuses
coutumes, justinien II, qu'effrayait la rapidité avec laquelle ils s'orga-
nisaient, déchira brusquement le traité conclu par Constantin Pogonat
et fit passer en Thrace ses meilleurs cavaliers d'Asie (688). Les Bulgares
furent battus, mais ils harcelèrent l'armée victorieuse, la précédèrent
i
LA THRAŒ BYZANTINE. 389
dans les défilés des Rhodopes, l'y enveloppèrent et en firent un horrible
massacre.
Les conquêtes rapides des Arabes ayant enlevé aux Byzantins toutes
les provinces situées au sud du Taurus, et les populations étant de plus
en plus excitées contre la cour impériale, les Bulgares devinrent par
là même redoutables et se virent parfois les arbitres de. la situation. Ils
exploitèrent habilement la faiblesse de l'empire pour se faire donner de
riches présents ou pour piller à leur aise. Terbel (697-720) profita de
l'anarchie qui régnait à Constantinople à la fin du vii^ siècle. Justinien II,
réfugié chez le khan des Khazars,.. demanda son appui pour renverser
Tibère 111. Terbel accepta et marcha sur Constantinople, dont un, traître
lui ouvrit les portes (705). Justinien II Rhinotmète fut replacé sur son
trône et les deux usurpateurs, Léonce et Tibère 111, mis à mort. Terbel
fit payer fort cher ce service et rentra chargé d'or, avec le titre de
César. L'empere,ur byzantin ne tarda pas à secouer la tutelle du monarque
bulgare. En 708, il er^voya toute sa cavalerie en Thrace, avec ordre de
gagner au plus vite Anchialos, où lui-même se rendrait à la tête de sa
flotte. Terbel, averti de cette marche, se posta aux environs de la ville
et fit prisonniers les escadrons byzantins. Justinien se rembarqua trois
jours après.
L'Arménien Vartan s'étant fait proclamer empereur sous le nom de
Philippique, Terbel dépêcha à Justinien II 3 000 de ses meilleurs sol-
dats, qui n'eurent pas à intervenir, car les troupes byzantines mirent
à mort Justinien (711). Sous prétexte de le venger, Terbel ravagea la
Thrace et ne rentra en Mésie qu'après avoir signé un traité qui lui
garantissait toute la Zagorie, c'est-à-dire la région située entre Bourgas
et la Toundja supérieure. De plus, il conclut une alliance offensive et
défensive avec l'empire byzantin (716). Deux ans après, .il accourut au
secours de Léon l'Isaurien, serré de près par les Arabes qui menaçaient
Constantinople. Terbel passa le Bosphore, battit les musulmans et fut
reçu dans la capitale en triomphateur (718).
L'entente entre Bulgares et Byzantins dura jusqu'en 755. Constantin
Copronyme profita alors de l'anarchie qui avait marqué l'avènement de
l'usurpateur Koromisoch (744-760), se mit à élever des forteresses dans
tout le nord de la Thrace, et peupla la région Sud du Balkan d'émigrés
syriens destinés à barrer la route aux Bulgares. Ceux-ci demandèrent
des explications que l'empereur refusa de donner. Ce dédain rétablit
l'unité nationale. Les Bulgares prirent et détruisirent la plupart des
forteresses byzantines et parcoururent la Thrace en tous sens, pillant
et brûlant sur leur passage. Ils ne s'arrêtèrent qu'à la muraille d'Anastase.
390 ÉCHOS D ORIENT
La division se mit alors parmi eux et Constantin Copronyme en profita
pour les défaire complètement. En 759, Koromisoch envahit dé nouveau
la Thrace, surprit les Byzantins à Vérégaba (Tchalikavak), au nord de
Karnobat, et les massacra. La désunion des siens le força à repasser le
Balkan sans avoir pu tirer parti de sa victoire. Téletz (760-764) déclara
de nouveau la guerre aux Byzantins. Ceux-ci expédièrent 25 000 hommes
à Anchialos et la flotte aux bouches du Danube. Téletz marcha sur
Anchialos avec 20 000 hommes et s'y fit battre (30 juin 762) (i).
Ce fut au tour des Byzantins d'exploiter les divisions de leurs ennemis.
Après avoir fait venir à Constantinople le roi Baïan (760-772) et l'avoir
trompé par de fausses promesses, Constantin Copronyme fondit à l'im-
proviste sur la Bulgarie dont il triompha sans difficulté (764). L'année
suivante, il revint encore, mais la flotte qui transportait l'infanterie fut
surprise par une terrible tempête en face d' Anchialos et sombra presque
tout entière. La cavalerie ne pouvant à elle seule livrer aucune bataille
décisive, dut rentrer à Constantinople (765). En 773, Constantin reprit
par terre et par mer l'expédition man'quée. Téleric (772-777) demanda
la paix (774), puis se débarrassa de tous les boyards partisans des
Byzantins. Le basileus marchait pour la neuvième fois sur le Balkan,
quand il tomba malade et mourut sur le chemin du retour (septembre
775). Les hostilités ne reprirent qu'en 789, Les Bulgares battirent les
troupes impériales en plusieurs rencontres et les obligèrent à évacuer
la haute Thrace (791). L'année suivante, ils s'emparèrent même de la
caisse militaire et des équipages de l'empereur Constantin VI (2).
Au commencement du ix® siècle, là Bulgarie fut gouvernée par le
fameux Kroum (802-815), qui avait réussi à regrouper les diverses
tribus et à leur imposer une législation de fer. II ne tarda pas à se
mettre en campagne contre les Byzantins (809). L'empereur Nicéphore I^i
venait d'envoyer des soldats sur les bords du Strymon (Strouma).
Kroum intercepta i 100 livres d'or que Nicéphore leur expédiait comme
solde, investit le camp byzantin, tua le commandant et la plupart des
officiers et s'empara de tous les bagages. Il enleva ensuite la place
importante de Sardique (Sofia), dont il massacra les défenseurs et la
plupart des habitants (809). Nicéphore envahit la Bulgarie en incendiant
tout sur son passage. Kroum attaqua par derrière les troupes impé-
riales qui prirent la fuite vers Andrinople (hiver 809-810). Nicéphore
ne s'échappa qu'avec beaucoup de peine. 11 établit alors sur la frontière
(i) JiRETCHEK, Geschichte der Bulgaren, Prague, 1876, p. 141, avec références aux
principaux chroniqueurs byzantins.
(2) Ibid., p. 142-143.
I
LA THRACE BYZANTINE 391
de la Bulgarie une armée permanente, puis il se mit à la tête de ses
troupes et attaqua les Bulgares à l'improviste. Les troupes impériales
étaient campées au milieu d'un vaste cirque de rochers, entre Karnobat
et Choumen. Kroum fit fermer par des abatis d'arbres les gorges envi-
ronnantes. Les Byzantins s'en aperçurent trop tard et furent massacrés
par les escadrons bulgares ou brûlés sur les abatis auxquels leurs
ennemis avaient mis le feu. Ce fut un carnage effroyable (26 juillet 811).
Nicéphore lui-même périt dans cette boucherie. Kroum fit enchâsser
son crâne dans une monture en argent et s'en servit comme d'une
coupe dans un festin. Il poursuivit immédiatement ses avantages en
prenant Anchialos et Develtos. Inquiet de ces succès, Michel Rhangabé
prit le commandement de l'armée pour y mettre un terme, mais il
dut revenir sur ses pas, à peine à mi-chemin d'Andrinople. Kroum
redoubla d'audace, occupa tout le nord-ouest de la Thrace et tout l'est
de la Macédoine, puis courut assiéger Mésembria, qui se rendit au bout
de quinze jours (812). La chute de cette place importante décida Michel
à se remettre en campagne. La rencontre eut lieu le 22 juillet 813, sous
les murs .d'Andrinople. La défection de Léon l'Arménien amena !a
défaite des Byzantins : les Bulgares n'eurent plus qu'à tuer. Léon
l'Arménien se fit proclamer empereur. Kroum arriva sous les murs de
la capitale byzantine aussitôt après ce couronnement, mais il dut
renoncer à la prendre. 11 se vengea en pillant et en incendiant les envi-
rons; une douzaine de villes rasées, des milliers d'habitants massacrés,
des centaines de villages détruits, toute la plaine de Thrace dévastée,
tel fut le bilan de l'expédition (i).
Pendant ce temps, un autre chef bulgare, Omortag, assiégeait
Andrinople où Kroum vint le rejoindre. La ville dut se rendre et la
moitié de ses habitants furent emmenés en captivité. L'hiver suivant,
30000 cavaliers bulgares prirent Arcadiopolis (Lulé-Bourgas) et firent
50000 prisonniers. Kroum préparait une expédition formidable contre
Constantinople, quand il mourut le 13 avril 815. Son successeur Omortag
conclut avec Léon l'Arménien une trêve de trente ans. Il sauva même
la capitale byzantine en 823, en prenant parti pour Michel le Bègue
contre le général Thomas, assisté de 80 000 Sarrasins. Thomas fut battu
par les Bulgares, qui s'en retournèrent avec un riche butin.
Omortag persécuta violemment le christianisme. C'est ainsi qu'il sup-
plicia Manuel, évêque d'Andrinople, et trois autres prélats, avec trois
cent soixante-quatorze chrétiens (vers 818).
(l) JlRETCHEK, op. cit., p. ^4-146.
392 ECHOS D ORIENT
La paix régna plus d'un demi-siècle entre les Bulgares et les Byzan-
tins, ce qui permit à la Thrace de connaître de nouveau la tranquillité.
Le roi Boris (853-888), tout occupé de la christianisation de son peuple,
avait trop besoin de Constantinople pour penser à faire de nouvelles
guerres de ce côté, où sqs possessions étaient d'ailleurs assez vastes.
Ce fut le tsar Syméon (893-927) qui rouvrit les hostilités dès son
avènement, dans un but de défense commerciale. Les Byzantins avaient
transporté de Constantinople à Thessalonique les entrepôts des Bulgares,
ce qui obligeait la flotte de ceux-ci, partie de la mer Noire, à traverser
les Dardanelles et à subir mille avanies. Syméon attaqua les troupes
impériales à Bulgarophygum; où il battit le général Procope; il fit ensuite
couper le nez à tous les prisonniers et les renvoya à Léon VI le Philo-
sophe. Celui-ci appela à son aide les Magyars (Hongrois), qui franchirent
le Danube et envahirent la Bulgarie. Syméon, de son côté, fit alliance
avec les Petchenègues, leurs ennemis héréditaires, qui l'aidèrent à se
défaire de ses redoutables voisins. Puis il se retourna contre les Byzan-
tins et les écrasa près de l'actuel Eski-Baba. Il fallut que l'empereur rendît
les prisonniers bulgares et donnât au commerce des sujets de Syméon
le traitement de la nation la plus favorisée (894), La paix dura une
vingtaine d'années.
Byzance exerçait toujours une véritable fascirïation sur l'âme fruste des
Bulgares. Elle demeurait pour eux la ville convoitée, le siège central
rêvé. Syméon crut pouvoir réaliser le rêve de ses jeunes années et
ceindre dans Sainte-Sophie la couronne impériale. 11 profita des troubles
qui suivirent la mort de Léon VI, courut investir la capitale de l'empire
(913) et se laissa duper par les promesses qui lui furent faites. L'impé-
ratrice Zoé, en reprenant le pouvoir, rompit bientôt les relations et
Syméon rentra en campagne. 11 ravagea une grande partie de la Thrace
et alla mettre le siège devant Andrinople, où il entra, grâce à la trahison
du commandant de la place.
Après avoir fait alliance avec les Petchenègues, Zoé transporta en
surope ses troupes d'Asie, sous le commandement de Léon Phocas, et,
Eix jours après, la rencontre eut lieu près d'Anchialos (20 août 917).
La victoire, qui avait d'abord souri aux Grecs, pencha ensuite pour les
Bulgares. Il fallut traiter avec les vainqueurs. Comme les Byzantins
manquaient à leurs engagements, Syméon se présenta de nouveaa
devant Constantinople, pilla les alentours et brûla le palais de Pighi ou
de laSource(Baloukli)à la fin de 921. Il revint encore en septembre 924,
ravagea la Thrace et conclut un nouveau traité sous les rnurs de Byzance,
11 se disposait à reprendre le chemin de Constantinople quanc^il mourut
^ LA THRAŒ BYZANTINE 39J
■ — i
(927) (i). Parmi les possessions qu'il laissait à son fils Pierre I^r, figurait
une bonne partie delà Thrace qu'il avait conquise sur les Byzantins. En
effet, la frontière qui séparait les deux Etats partait de Sozopolis, sur la
mer Noire, passait un peu au nord d'Andrinople, puis longeait les
pentes du Rhodope et atteignait la Macédoine au Strymon (Strouma). Au
Sud, laBulgarieavaitdonc sensiblement les mêmes limitesqu'aujourd'hui.
Pierre l*'" (927-969), prince faible, eut à lutter contre les boyards et
ne songea point à continuer la politique de son père. Il était d'ailleurs-
marié à une princesse impériale et les Byzantins purent commander,
dans son royaume à peu près comme dans les provinces de l'empire.
Njcéphore Phocas, en particulier, profita de la faiblesse de la monarchie
bulgare pour reprendre en Europe les provinces perdues par ses pré-
décesseurs. Comme les Magyars faisaient de temps en temps des incur-
sions en Thrace, il demanda à Pierre I^'- de s'y opposer, puis refusa de
payer le tribut annuel qui avait été convenu entre Soursouvoul et
Romain Lécapène (966). 11 entra en campagne et prit les forteresses
échelonnées sur le flanc Sud du Rhodope, mais il n'osa pas s'engager
dans les défilés. Pour réduire les Bulgares, il déchaîna contre eux les
Russes de Sviatoslav, puis il eut peur que ces nouveaux barbares ne
vinssent à menacer Constantinople et fit alliance avec les Bulgares,
Sviatoslav écrasa ceux-ci et franchit le Balkan, pillant et tuant sur son
passage. Il prit Philippopoli, empala vingt mille des défenseurs de la
ville, amenant par ce terrible exemple la soumission de presque
toute la Thrace. Cependant, il ne put pousser plus loin ses conquêtes.
Jean Tzimiscès envoya contre lui une puissante armée commandée par
Scléros, qui le battit complètement à Arcadiopolis (Lulé-Bourgas),
à l'automne de 970. Les Russes repassèrent en hâte le Balkan. Jean
Tzimiscès en profita pour garnir de troupes asiatiques les frontières du
Nord, mais celles-ci n'empêchèrent pas les Russes de piller les plaines
de la Thrace. L'empereur quitta Canstantinople le 28 mars 972 et marcha
rapidement sur le Balkan à la tête de 30 000 hommes^ tandis que la flotte
allait occuper les bouches du Danube et remonter le fleuve pour en sur-
veiller les gués. Tzimiscès s'empara, de Preslav et poursuivit Sviatoslav
vaincu, qui dut implorer la paix. L'empereur annexa toute la Bulgarie
orientale et y mit un gouverneur militaire (972) (2).
il restait à soumettre la Bulgarie occidentale, qui comprenait le nord
de la Macédoine et de la Thessalie, l'Épire, l'Albanie et la vallée de la
( l) JlRETCHEK, op. Cit., p.. 169.
(2) Ibid.. p. 185-188.
394 ECHOS D ORIENT
Morava. Ce fut la tâéhe que s'imposa Basile II (969-1028). Des révoltes
de paysans bulgares éclatèrent à maintes reprises en Thrace. Le tsar
Samuel (977-1014) s'en servit pour repousser les Byzantins jusqu'aux
environs d'Andrinople (985). Pendant l'été de 986, Basile H remonta
la vallée de l'Hébrus (Maritza), fit de Philippopoli le centre de ses opéra-
tions et alla mettre le siège devant Srédetz (Sofia). 11 dut rebrousser
chemin et subit un sanglant échec dans les défilés d'Iktiman (17 août
986). Samuel put continuer ses exploits pendant trois ans sans être
inquiété et élargir ses frontières. Basile II rentra en campagne' avec une
nouvelle armée et finit par battre complètement Samuel au gué de
Sperchios (996), ce qui lui permit de réoccuper une bonne partie des
provinces perdues, entre autres la Thrace. La lutte se transporta alors
en Macédoine et dura vingt ans. Basile, vainqueur à Bélaçitsa (29 juillet
1014), fit aveugler 15 000 prisonniers bulgares, dont le défilé lamentable
amena la mort du vieux tsar ( 1 5 septembre i o 1 4). Basile pouvait prendre
le titre de Bulgaroctone (Tueur de Bulgares) (1).
Toute la Bulgarie devint byzantine pendant plus d'un siècle et demi
(1018-1086), mais Basile II la traita plutôt en pays de protectorat qu'en
pays conquis. Il lui laissa une certaine autonomie dont bénéficia la
Thrace, Au point de vue religieux, les métropolites d'Andrinople
restèrent soumis au patriarche bulgare d'Ochrida, tout comme au temps
des tsars. Mais quand la domination byzantine fut solidement établie,
les évêques ne furent plus choisis que parmi les Grecs et ne se
montrèrent pas tendres pour leurs ouailles.
La Thrace ne retrouva pas la tranquillité avec la domination byzan-
tine. En 1036, les Petchenègues la ravagent ainsi que la Macédoine. Ils
reviennent en 1048 et continuent leurs exploits pendant six ans avant
d'être enfin réduits par les généraux byzantins (1053), ^^^^ P^^*"
reprendre leurs incursions jusqu'à la fin du siècle. Le 24 septembre
1063, un violent tremblement de terre désole la Thrace; les villes de
Rhaedestos, Panion et Myriophyios en souffrent tout particulièrement.
Les deux années suivantes, les Ouzes pillent la Thrace et finissent par
se soumettre à l'empire. En 1074, nouvelle invasion des Petchenègues,
qui viennent jusque sur les murs de Constantinople. Bryennios, pro-
clamé empereur à Dyrrachium (Durazzo), vient prendre les insignes
à Trajanopolis, arrive en triomphe à Andrinople et à Rhaedestos. Son
frère Jean s'empare d'Héraclée, mais après s'être approché de Constan-
tinople, il se retire à Athyra (Beuyuk-Tchekmedjé). L'année suivante,
|l) JlRETCHEK, op. cit., p. 189-IOO.
LA THRAŒ BYZANTINE 59^
Jean occupe Rhaedestos tandis que les Petchenègues, profitant de
l'anarchie, pillent de nouveau la Thrace, sous prétexte de punir la
révolte de Bryennios. Celui-ci les gagne par des présents et pressure les
habitants pour avoir de l'argent. 11 est enfin battu par les troupes
impériales près de Messène et aveuglé par ordre de Botaniate (1078).
La même année, les Scythes et les Coumans ravagent les faubourgs
d'Andrinople et sont chassés par les Byzantins.
Alexis Comnène (1081-1118) fait arrêter les Pauliciens de Mosyno-
polis, qui se sont révoltés, et les déporte; la plupart retournent à Philip-
popoli (1083). En 1086, les Petchenègues envahissent de nouveau la
Thrace sous la conduite d'un Paulicien; ils battent d'abord les troupes
impériales commandées par deux Arméniens, Bacouran et Varez, mais
ils sont défaits à leur tour devant Philippopoli par les Francs d'Hum-
bertopoulos. Ils reviennent l'année suivante avec des Magyars et s'éta-
blissent à Chariopolis, d'où ils ravagent de nouveau le pays. Ils sont
battus, à Coulé, par Nicolas Mavrocalon. Alexis Comnène les poursuit
jusqu'au Danube, mais il est défait (1088) et se sauVe à grand'peine
à Bérée (Stara-Zagora). Il est momentanément délivré des Petchenègues
par une invasion des Coumans qui les taillent en pièces pour avoir
leur part du butin. Il traite avec eux à Andrinople (1089), mais les
Petchenègues, débarrassés des Coumans, recommencent leurs incursions
de Philippopoli à Cypséla, sans cesse harcelés par les troupes- impé-
riales. En 1090, ils surprennent un détachement byzantin à Chariopolis,
mais l'empereur les bat à son tour au même endroit et à Tzouroulon
(Tchorlou). Les barbares vont camper entre Buigarophygum et Nice.
L'empereur les attaque de nouveau à Rhusium, se fait battre par eux
en janvier 1091 et les voit mettre le siège devant la capitale. La guerre
dure jusqu'en avril et se termine par la soumission des Petchenègues,
dont les prisonniers sont transportés en Macédoine. Trois ans après,
les Coumans viennent inutilement assiéger l'empereur dans Anchialos.
Us n'arrivent pas non plus à prendre Andrinople, dont les habitants
viennent de proclamer empereur un faux Diogène, ils se font écraser
dans les défilés du Balkan (1094).
Administration byzantine. — L'empire byzantin avait tout d'abord
conservé le système de divisions adopté en 2S4 par Dioclétien et con-
tinué par ses successeurs. L'empire tout entier était partagé en quatre
grandes préfectures. : des Gaules, d'Italie, d'illyrie et d'Orient. Chacune
d'elles comprenait un certain nombre de diocèses. Dans la préfecture
d'Orient, il y avait entre autres le diocèse de Thrace, qui englobait tout
le territoire primitivement appelé de ce nom, c'est-à-dire du Danube
396 ÉCHOS d'orient
à l'Egée. Ce diocèse se subdivisait en six provinces : J'Europe, capitale
Héraclée; leRhodope, capitale Trajanopolis; la Thrace, capitale Philippo-
poli; l'Haemimont (Balkan), capitale Andrinople; la Mésie 11* ou Infé-
rieure, capitale Marcianopolis, et la Scythie, capitale Tomi (Constantza).
Cette division continua d'exister jusque sous les empereurs byzantins et
servit de base à l'organisation des provinces ecclésiastiques. Il y eut tou-
tefois un changement, quand l'empereur Constantin eut transformé
Byzance en capitale de l'empire (325). Cette ville supplanta petit à petit
Héraclée tant au point de vue civil qu'au point de vue ecclésiastique.
A la mort de Théodose, nous retrouvons les mêmes divisions. L'Europe
et la Thrace sont provinces consulaires; les quatre autres : Haemimont,
Rhodope, Mésie Inférieure et Scythie, ont à leur tête un praeses.
Le système introduit par Dioclétien mettait le gouvernement des pro-
vinces entre les mains de fonctionnaires civils. Cette organisation ame-
nant des conflits entre les autorités civiles et les autorités militaires,
Justinien commença, pour certaines provinces, à réunir dans les mêmes
mains les attributions civiles, militaires et financières. La Thrace fut
gouvernée par un préteur, tandis que la Mésie et la Scythie étaient mises
sous le contrôle d'un magistrat supérieur (i).
Constantin Pogonat introduisit l'organisation des Thèmes, dont le
nom désignait à la fois la province et le corps de troupes qui l'occu-
paient. Les thèmes étaient gouvernés par des stratèges. Le premier qui
apparaisse est celui de Thrace, vers 687. 11 comprenait toute la Thrace
antique, de la mer Egée au Danube. C'est à ses dépens que fut formé
le thème de Macédoine, vers 800. Au ix^ siècle, sous Basi!e 1er (867-886),
le thème de Thrace commençait au grand mur d'Anastase et s'arrêtait
à la Macédoine au Sud; à l'Ouest, il touchait aux Bulgares. Celui de
Macédoine commençait également à la grande muraille et comprenait
tout le sud de la Thrace jusqu'au Strymon. Son stratège résidait tantôt
à Andrinople, tantôt à Philippopoli. Souvent, un seul stratège gouvernait
les deux thèmes. Après la conquête de la Bulgarie par Basile 11, un troi-
sième thème apparaît, celui de l'Haemimont, qui correspondait à peu
près à la Bulgarie actuelle; celui de Macédoine comprenait la région
comprise entre le Rhodope et l'Egée, la plaine de la Maritza et s'étendait
à Test d' Andrinople jusqu'à Rodosto; celui de Thrace ne comprenait
que le reste de la presqu'île jusqu'à la grande muraille, c'est-à-dire ce
que les anciens^ appelaient Je Delta (2).
(i) J. Mapquardt, Organisation de l'Empire romain. Paris, 1892, t. Il, p. 197-202.
(2) A. VoGT, Basile I", empereur de Byzance, et la civilisation byz^antine à la fin
du ix* siècle. Paris, 1908, p. 175-176.
LA THRACE BYZANTINE 397
Population. — Il eût mieux valu pour les populations de la Thrace,
comme pour celles des autres provinces européennes de l'empire byzantin,
qu'elles eussent été conquises de bonne heure par les barbares, car elles
n'auraient pas connu les incessantes invasions dont nous avons parlé.
Elles auraient eu sans doute le sort de la Gaule, qui ne connut vraiment
la tranquillité qu'après la conquête de Clovis. La longue résistance de
l'empire faillit causer la perte des races de l'Europe orientale, qu'il était
impuissant à garantir contre les barbares accourus à chaque instant des
steppes de la Russie et qui dévastaient le pays. « C'est de la vitalité de
la monarchie que moururent les sujets » (i).
Nous avons vu que la Thrace, par sa position sur le chemin de
Constantinople, fut plus que toute autre province exposée aux ravages
des barbares. Durant près de six siècles, les Goths, les Avares, les
Slaves, les Bulgares, les Petchenègues, les Coumans, pour ne parler
que des principaux, la ravagèrent à intervalles plus ou moins rapprochés,
pillant tout sur leur passage, massacrant les habitants ou les emmenant
en captivité. Comme la puissance de l'empire byzantin les empêchait
de faire de la Thrace leur nouvelle patrie, elle devenait pour eux un
véritable terrain de chasse. De plus, les populations avaient aussi
à craindre les troupes byzantines, en majorité composées de barbares
à la solde de l'empire et dont les eXcès égalaient parfois ceux des
envahisseurs. Ce flux et ce reflux perpétuel de guerriers, pendant
six siècles, amena petit à petit l'extermination des vieilles races indigènes.
Pour remédier à cette dépopulation, les empereurs byzantins recou-
rurent, là comme dans les autres provinces, aux transplantations de
peuples imitées des rois de Ninive et que l'Orient n'a pas cessé de
pratiquer jusqu'à nos jours. Théodose avait déjà essayé de fixer les
Goths dans la Thrace, mais le système asiatique des transplantations
en masse ne fut pratiqué qu'au vif siècle. Justinien 11 s'y distingua
tout particulièrement. C'est ainsi qu'en 687 il dispersa aux quatre coins
de l'empire les Mardaites de Syrie. Il en établit notamment en Thrace,
en Epire et dans le Péloponèse. Mais la plus fameuse transplantation
accomplie par les Byzantins fut sans contredit celle des Manichéens
de Théodosiopolis (Erzéroum) et de Mélitène. Tzimiscès, après avoir
vaincu ces dangereux hérétiques, les transporta en Thrace, particuliè-
rement autour de Philippopolis, où ils formèrent une colonie de
2 500 guerriers farouches, dont le nom seul inspirait la terreur (2).
(i) A. Rambaud, l'Empire grec au x* siècle. Paris, 1S70, p. 212.
(2) A. Rambaud, op. cit., p. 2i3-2i8.
398 ÉCHOS d'ORIîENT
Ils se confoiidiretit plus tard avec les Bog-omiles et répandirent leurs
erreurs jusqu'en France, où ils suscitèrent le mouvement albigeois.
Villehardouin, qui eut affaire à eux, les appelle Popelicans. Ce sont
les ancêtres des Pauiitiens ou Pavlicans modernes convertis au
catholicisme au xvii* siècle, et qui habitent toujours la région de Philip-
popoli (i). Léon IV, en 778, après le siège de Germanicia, dirige sur la
Thrace des populations entières d'Arméniens monophysites. D'autres
Arméniens, attirés par Tesprit d'aventure ou par le commerce, vinrent
renforcer ces colonies, qui étaient très florissantes encore au temps des
Croisades. Ce sont des Arméniens qui viennent au-devant de Frédéric
Barberousse en Thrace et surtout à Phildppopoli. Par haine des Grecs,
Ils fournissent à l'empereur allemand des vivres et des guides.
Par contre^ les Bulgares transplantent au delà du Danube, de 774
à 813, les Slaves de Macédoine et de' Thrace; Kroum transporte les
habitants grecs d'Andrinople, de Debeltos, d'Arcadiopolis (811-814);
en 1205, Kaloïan, roi de Valachie et de Bulgarie, transplantera dans ses
États la population de Serrés, de Philippopoli, d'Apri, de Rhaedesto; il
essayerad'en faiçeautant pourcelled'Andrinople et deD!dymoteikhos(2).
Cependant, la race qui ne tarde pas à dominer dans toute la presqu'île
balkanique et jusqu'au fond du Péloponèse, c'est la race slave ; mais, en
Thrace, elle est fortement mélangée d'éléments bulgares. Constantin VII
pouvait dire de la partie européenne de son empire, avec une exagé-
ration évidente toutefois, ce qu'il disait du Péloponèse, que tout le
pays était devenu slave. De fait, en Thrace, les noms slaves sup-
plantent les noms grecs. L'antique Hébros devient la Nioravitza ou
.Maritza. Auj^ poftes mêmes d'Andrinople, s'élève une ville slave,
Tchermonianes; Tchirmen, toute la région comprise entre la Maritza et
Boiorgas, région que les Bulgares appellent la Zagorie, est complè-
tement slavisée. 11 en est de même des territoires compris entre le
Rhodope et la mer.
En résumé, voici quelk était, au point de vue ethnographique, la
situation de la Thrace à la fin du xi« siècle. Les anciennes races indigènes
n'étaient plus guère représentées que par une minorité plus ou moins
mélangée aux colons d'origine gothique, descendants de ceux, qui
s'étaient fix)és dans le pays au lieu de suivre les armées d'Alaric, au
v« siècle, et deThéodoric,au vi'\ 11 existait de fortes colonies d'Arméniens,
de Syriens, d'Anatoliens, de Maa'daïtes, transplantés par les empereurs
(i) C. J. JiRETCHEK., GéscMchte d«r Bulgare n, Prague, 1876, p. 171-185.
(2) A. Rambaud, op. cit., p. 217 en note.
LA THRACE BYZANTINE
399
pour défendre tes marches de l'empire, sans compter les descendants
des soldats impériaux qui appartenaient aux raoes les plus diverses.
Le nord de la Thrace était incontestablement bulgare. L'élément slave
s'était infiltré itn peu partout et s'était plus ou moins mélangé à la
race grecque le long des côtes. La Thrace offrait donc, plus encore
que de nos jours, une véritable mosaïque de peuples juxtaposés et dont
les rapports manquaient souvent de cordialité. Seule, la région voisine
de Constantinople présentait une population plus homogène, plus
grecque.
Provinces ecclésiastiques. — Le christianisme s'est répandu en Thrace
probablement dès les temps apostoliques. Saint Paul n'a point traversé
cette région au cours de ses voyages, mais on peut admettre que
saint André s'y est arrêté en se rendant en Achaïe. Ce n'est pas une
raison cependant pour attribuer à cet apôtre, comme le font les Grecs,-
la fondation de l'évêché de Constantinople ou même celui d'Héraclée(!).
La religion nouvelle ne semble pas avoir fait de nombreux adeptes
dans les premiers temps; du moins nous ne connaissons pas grand'-
chose des chrétientés de Thrace. La reconnaissance officielle du chris-
tianisme par Constantin amena là comme ailleurs une plus rapide pro-
pagation. En dehors de Constantinople, cependant, son activité ne fut
jamais bien grande en Thrace. Ce pays eut d'ailleurs plus que tout
autre à souffrir des invasions barbares. Les divers peuples qui se préci-
pitaient sur lui avec le secret espoir d'arriver jusqu'à Constantinople
étaient tous des païens pour qui les trésors des églises devenaient" un
butin désigné d'avance et les ministres du culte des victimes ou des
otages de choix. La dévastation fut telle à certaines époques que les
empereurs durent envoyer des missionnaires pour restaurer le christia-
nismie dans cette malheureuse contrée.
De bonne heure, il y eut en Thrace une hiérarchie organisée, puisqu'on
trouve des évêques dès le ii« siècle, mais nous sommes assez mal ren-
seignés sur le nombre exact des éparchies jusqu'au viP siècle. Nous
pouvons du moins affirmer qu'en Thrace, comme dans le reste de
l'empire, l'organisation ecclésiastique fut calquée sur l'organisation
civile et subit les mêmes vicissitudes. A la tête de chaque province il
y avait un métropolite qui commandait à un nombre variable d'évêques.
Dans la suite, certains de ces derniers se rendirent indépendants et ne
reconnurent plus que l'autorité du patriarche de Constantinople. 11
( i) s. Vailhé, « Con3tantin6î>ie », daos le Dictionnaire de théologie catholique, t. II I,
col. i3i5-i3i8.
400
ECHOS D ORIENT
y eut de multiples remahiements, dont nous allons indiquer les étapes
principales.
La première liste complète que nous ayons est celle du pseudo-Epiphane
de Chypre, qui date du milieu du vif siècle (i). D'après les rensei-
gnements qu'elle fournit, la Thrace se divisait comme suit au point de
vue ecclésiastique.
.10 Province d'Europe: Héraclée de Thrace (Érégli), métropole, Panion
(Panidos, au sud de Rodosto), Callipolis (Gallipoli), Chersonnèse (?),
Coelé (Kilia au nord de Maitos) et de Rhaedestos (Rodosto), évêchés
suffragants.
2° Province de Thrace : Philippoupolis (Philippopoli), métropole,
Dioclétianoupolis (près de Philippopoli), Sébastoupolis (?) et Diospolis
(Yamboli), évêchés suffragants.
Province du Rhodope : Trajanoupolis (Ouroumdjik), métropole,
Anastasioupolis (nord-ouest de Maronia), Topiros (Tobour, près de la
Mesta), évêchés suffragants.
Province d'Haemimont : Adrianoupolis (Andrinople), métropole,
Mésembria (Missçnvria), Plotinoupolis (région d'Ouzoun-Keupru) et
Tzoida (Hafsa), évêchés suffragants .-
Parmi les métropoles soumises à Constantinople, Héraclée occupe
alors le 3^ rang, Philippopoli le 28*, Trajanopolis le 29^ et Andrinople
le 31e. • '
De plus, il existe un certain nombre d'évêchés autocéphales, c'est-
à-dire soumis directement au patriarche. Ce sont : Bizya (Vizé), Arca-
dioupolis (Lulé-Bourgas), Sélymbria (Silivri), Apros ou Apri (ouest
d'Ainardjik), Dryzipara ou Messène (Missini ou Karitchtren) dans la
province d'Europe ; Berrhée (Stara-Zagora) et Nicopolis ou petite Nicée
(Couléli) dans celle de Thrace; Maronasa (Maronia), Maximianoupolis
(Gumuldjina?), Anchialos (Anchialo), Cypséla (Ipsala) et yïnos (Enos)
dans celle du Rhodope, Mésembria dans celle d'Haemimont (2).
Soit: 4 métropoles, 15 évêchés suiffragants et 12 ou 13 autocéphales.
Léon VI le Sage (886-912) établit une nouvelle liste qui diffère sen-
siblement de la première (3). Le nombre des métropoles n'a pas
augmenté, mais Philippoupolis n'occupe plus que le 36* rang, Traja-
(i) H. Gelzer, « Ungedruckte uhd ungenQgend veroffentliche Texte der Notitiœ
.episcopatuum », dans Abhandl. der K, bayer., Akademie der Wissenschafften,
i" classe, t. XXI, part. III. Munich, 1900, p. 531-549. ' •
(2) Mésembria est comptée à la fois comme siège indépendant et comme sulïragant
d'Andrinople. Il y a là une anomalie qui vient probablement de^ ce que la liste du
pseudo-Epiphane a été composée avec des documents différents.
(3) H. Gelzer, op. cit., p. 549-567.
LA THRACE BYZANTINE 4OI
noLipolis le 37® et Andrinople le 40^ Les évêchés autocéphales ont
augmenté de quatre : Garella (Malgara?), Brysis (Pounar-Hissar)"
Dercos (même nom) et Carabyzia (Caraviza).
Voici quelle était alors la répartition des évêchés par province :
Suffragants d'Héraclée de Thrace : Théodoroupolis ou Euchania (?),
Rhaedestos, Panion, Hexamilion (Hexamlli), Callipolis, Peristasis (même
nom), Charioupolis (Haïrébolou), Chalcis (?), Daonion (entre Erégli et
Silivri), Madyta ou Madytos (Maïtos), Pamphile (entre Dimotika et
Rodosto), Mediea (Midia), Lyzique (?), Sergentza (Strandja), Métrai
(Tchataldja), Tzourouloé (Tchorlou), Athyra (Beuyuk-Tchekmédjé).
Suffragants de Philippoupolis : Agathoniceia (?), Liotitza (Lititza,
près d'Orta-Keuy), Scoutarion (Uskudar), Leucé (Lefké), Blepton (?),
Dramitza ( ?), Joannitza (?), Constantia (Kutchendil), Belikia (?), Bou-
coubon (?).
Suffragants de Trajanoupolis : Didymoteikhos (Dimotika), Macri
(même nom), Mosynôupolis (est de Gumuldjina), Anastasioupolis,
Xanthia(Xanthi), Peritheorion (sud-ouest deGumuldjina),Théodorion(?).
Suffragants d'Andrinople : Sozopolis (Sizopol), Agathopolis (Agtché-
bol), Debeltos (Develt, près de Bourgas), Trabizya (?), Carabon ou
Caramon (?), Boucellon (?), Probata (Pravadia), Scopélos (Erikler),
Brysis, Bougarophygon (Baba-Eski), Tzoïda.
11 y avait donc 4 métropoles, 16 évêchés autocéphales, 45 évêchés
suffragants, soit 65 diocèses. Pour être complète, la liste des éparchies
de Thrace doit renfermer quelques noms que l'on rencontre, soit dans
la liste précédente, soit après Léon VI le Sage, comme Rhusium
(Kéchan), Sabadia (?), siège uni plus tard à Aphrodisias, Aphrodisias
(Kavak? au nord de Boulaïr), Myriophytos (même nom) et Ganos (item)
dans la province d'Europe; Pori (sud-est de Xanti), dans celle de
Rhodope. Nous aurions ainsi 78 noms différents de sièges épiscopaux
dans les quatre provinces ecclésiastiques qui existaient dans la Thrace
byzantine.
- Commerce et industrie. — Nous avons fort peu de renseignements
sur ces deux branches de l'activité humaine en Thrace sous les
empereurs byzantins avant les Croisades. Nous savons du moins que
Constantinople avait accaparé la plus grande partie du trafic maritime
et qu'elle possédait les plus vastes entreprises industrielles. La province
ne fabriquait que les objets qui lui étaient indispensables et n'exportait
guère que des produits agricoles. Les ports d'tnos sur la mer Egée,
de Callipolis, Rhasdestos, Héraclée et Sélymbria sur la Propontide
étaient cependant très actifs. Les navires des Italiens et des Syriens
Echos d'Orient. — T. XIX i5
402 ÉCHOS d'orient
y voisinaient avec ceux des Grecs. Sur le Pont-Euxin, ces derniers
avaient de dangereux concurrents, car les Bulgares étaient entrés réso-
lument dans la voie du progrès. Des ports d'Anchialos, Mésembrla,
Sozopolis et Debeltos qui leur appartenaient, leurs navires allaient
décharger aux quais mêmes dé Constantinople, à l'endroit qui leur
avait été concédé sous le nom d' « entrepôts bulgares ». En 893, les
Grecs ayant transporté ces dépôts à Thessalonique, pour faire dispa-
raître une concurrence gênante, il s'ensuivit une guerre dans laquelle
Syzance fut battue et obligée de rendre leurs droits aux Bulgares.
R. Janin.
(A suivre.)
Bibliographie : Ch. Diehl, Justinien et la civilisation byzantine au
\ï* mècle. Paris, igoi. — L. Diïapeyî^on, VEmpereur Héraclius et l'Em-
pire byzantin. Paris, 1869. — A. Lombard, Constantin V, empereur des
Romains. Paris, 1902. — A. VbaT, Basile /". Paris, 1908J — G, Schlum-
BERGER, Nicépkore Phocas. Paris, 1890. — L'épopée byzantine à la fin
du X* siècle. Paris, 1896-1905. — G. Songeon, Histoire de la Bulgarie.
Paris, 1913. — A. Rambaud, l'Empire grec au x« «ièc/fi;, Paris, 18.70. —
E. de MuRALT, Chronologie byzantine. Bâle, 1871, — G. J. Jiretch£k,
Geschichte der Bulgaren. Prague, 1876.
Un réformateur laïque dans V Église grecque
APOSTOLOS MAKRAKIS
(1831-190^)^'^
Oikonomos, Pharmakidès, Kaïris, Makrakis : un conservateur, un
extrémiste, un hérétique, un réformateur, autant de noms qui évoquent
des luttes historiques daris le giron de l'Église de Grèce, au lendemain
de l'indépendance. Oikonomps ne veut pas entendre parler d'Église
grecque autocéphale, Pharmakidès, au contraire, ne rêve que cela;
et lorsque Kaïris a fini d'établir la nouvelle religion, la théosèHe, le
théosébisme {2), voici Makrakis qui prend les armes contre les institu-
tions ecclésiastiques et civiles. sEn 1850, le patriarche œcuménique
appose sa signature au Tomos qui reconnaît l'autocéphalie de l'Église
de Grèce, mais cet acte qui consacre des ambitions nationales, n'ouvre
pas, hélas! l'ère des réformes nécessaires et réelles; on peut même dire
que Ton est tombé de Gharybde en Scylla, car on n'a évité l'oeil, après
tout peu gênant, du Phanar, que pour tomber entre les mains d'un
gouvernement qui tient à s'occuper de tout, même de choses d'Église.
Pasteurs et troupeau gravitent autour de l'État, qui cherche d'abord ses
intérêts et, par manière de distraction, le .royaume de Dieu.
Enfin, Apostolos Makrakis vint. Nature riche, intelligence vive, trpp
souvent paralysée par les débordements d'une imagination excentrique,
esprit à la fois délié et entier jusqu'à l'étroitesse, aussi prompt à changer
de tactique que tenace à suivre la voix des principes une fois établis,
(i) Les élépients de cet arty;Je sont emprjuntés à.ija travail, publié par. D. -S. Balanos
dans les colonnes du Grégoire Palamas, ror^ooioç 0 lla).x!J.âç, revue'ecclésiastique
de SaloniqUe (22 février 1920); p. é5-ii2, puis tiré à part en lihe brochure dé 52 pages
(SalonlqUe, imprimerie ,J. Kounçiénoii, 1920), sous ce titre: 'O 'ATtoTro/o; Ma/.oàxr,;
(i83i-i9o5). Nous avons consulté quelques-uns des principaux ouvrages de Makrakis,
en particulier son A;)o/og-ze. Enfiri, pour nous renseigne^' sur l'Eglise dé Grècei nous
avons utilisé Je premier vol«n?e du .récent ouvrage çoipposé par rar,çhi.ipa|ii4rite
Chrysostome Papadopoulos, 'iTTopi'a rr,: ' E/./'/.r^'j{at; -f,; ^E>.Àioo; (=^ Histoire de
l'Eglise dé Grèce), Athènes, 1920.
(2) SurKaïris (17^4-1853), voir les documents, officiels publiés par M")Lquis Petit
dans la continuation de Mansi, Conciliorum amplissitna collectio, t. XL (Paris,
H. Welter, 190g,) col. 3 1 3-3^8, sous ce iitTe : Synodi Athenienses et Constantinopolitan'ce
in causa Theophili Caïris celebratœ (1839-1841). On trouvera d'ailleurs dans ce même
volume toutes les pièces officielles concernant l'érection de l'Eglise du royaume
hellénique en autocéphalie indépendante.
404 ÉCHOS D ORIENT
peu hospitalier pour les idées d'autrui, incapable de maintenir l'équilibre
dans ses conceptions aussi bien que dans ses sentiments, travailleur
infatigable, comptant trop sur ses ressources, sur sa facilité de parole
et presque pas sur le talent d'autrui, d'une originalité renversant tout
sur son passage, s'en prenant tour à tour à l'Eglise, au gouvernement,
sans négliger les professeurs de l'Université, très religieux et très
ferme dans sa foi, Makrakis ne vit que pour la lutte, sa vie est une
mer sans cesse agitée par la tempête; n'est-ce pas lui qui déclare
dans l'article-programme de son journal la Paix : « Nous voulons la
paix. Or, la paix suppose la guerre. Donc, fourbissons nos armes! »
Introduire la religion dans tous les rouages de la société, tel est son
idéal : il est prêt à lui sacrifier son talent, ses forces et même ses sem-
blables. A ce point de vue, les exagérations mises hors de cause,
Makrakis est une personnalité religieuse qui mérite l'attention et éveille
la sympathie, il passait pour avoir trop de religion en tant que laïque,
lui qui se piquait d'être plus orthodoxe que le Saint Synode; et, s'il
avait généralement raison dans ses idées religieuses, on regrette chez
lui un manque de mesure et de douceur. Comme d'autre part il excelle
à colorer sa véhémence de mots piquants jusqu'à la grossièreté, il ne
manque pas de s'attirer les foudres ecclésiastiques. A entendre certaines
épithètes, on pense à Luther, et pourtant Makrakis est à mille lieues des
tendances et de l'esprit du réformateur allemand.
Originaire de Siphnos, île des Cyclades, né en 1831, Apostolos
Makrakis achève ses études et s'embarque, comme tant d'autres de
ses compatriotes, pour Constantinople. Cependant plus favorisé que les
émigrants ordinaires, il ne saurait terminer son voyage sans avoir été
l'objet d'une vision d'en haut : la Mère de Dieu lui apparaît, entourée
d'anges et tenant son Fils entre les bras; elle s'approche du jeune
voyageur et fait tomber sur lui une rosée spirituelle. Pour comble de
bonheur, le premier homme qu'il rencontre en débarquant devient son
ami et son protecteur ; vivement frappé de son amour pour les lettres,
cet ami n'a rien de plus pressé que de le faire asseoir sur les bancs de la
grande école hellène; Makrakis est dans son élément. Sa vie intellec-
tuelle et religieuse se nourrit et se développe dans le commerce assidu
des auteurs inspirés. Au contact de ces pensées d'un monde supérieur,
ses yeux s'ouvrent sur ses faiblesses personnelles et sur la corruption
de la société qui l'entoure. 11 fait plus. A force de fréquenter Moïse et
Samuel, il finit par se croire investi d'une mission sociale auprès de ses
frères de race. Le monde grec vit dans l'attente d'un réformateur,
destiné à repétrir les idées nationales, politiques et religieuses l
APOSTOLOS MAKRAKIS 405
Makrakis a de l'étoffe. Aussi bien, pour se préparer à remplir cette
mission sublime entre toutes, se consacre-t-il tout entier aux austérités
d'une vie pénitente, où se succèdent tour à tour les pieuses lectures, les
œuvres de charité, les jeûnes prolongés et même — ce qui est une
vraie rareté dans l'Église grecque orthodoxe — la communion fré-
quente.
Il est donc entendu, du moins pour lui-même, que Makrakis est
appelé à délivrer ses compatriotes de la servitude du péché et du vice;
il ne tardera pas à ajouter : et de la tyrannie politique. Doué d'un opti-
misme non encore défraîchi par les revers, Makrakis continue donc
l'amélioration de sa vie intérieure, entreprend en esprit la réforme de
l'Eglise et pense déjà à un renouveau pour le compte de l'État grec.
Dès lors, plans et projets effleurent son esprit avec la rapide fluidité du'
film sur l'écran, et leur inconsistance n'a d'égale que leur excentricité.
Un beau jour, l'évêque de Méthymne fait de lui son secrétaire; malheu-
reusement, la besogne n'est pas suffisante pour occuper cette imagi-
nation toujours en travail, aussi notre secrétaire ne tarde-t-il pas à
débarquer de nouveau à Constantinople. Cette fois, il espère frapper
un grand coup : c'est la fin de l'Islam, à condition cependant que le
grand Turc consente à faire passer le Coran par l'épreuve du feu de con-
currence avec l'Évangile! S'il est probable que Makrakis n'avait jamais
entendu parler du dessein analogue conçu jadis par le patriarche
d'Assise, il est certain qu'il eut la bonne fortune de rencontrer son
ancien protecteur, homme positif et réaliste. Quelques bonnes paroles,
et le projet s'évanouit pour donner place à une nouvelle tactique : la
persuasion par la science.
Loin d'entamer son courage, ce premier échec est une leçon :
à l'exemple de Moïse — car il continue toujours à puiser ses inspira-
tions dans les livres sacrés — Makrakis se résigne à attendre son
heure, et il se console en pensant au voyant du Sinaï qui, lui aussi,
débuta par des insuccès. Mais attendre son heure ne veut pas dire avoir
les bras croisés et la bouche fermée. Il faut préparer les âmes aux
grandes réformes; aussi s'improvise-t-il professeur, et professeur d'un
genre à part. Fidèle à ses principes, tous les dimanches 11 explique
l'Évangile et le Psautier à son jeune auditoire, et les élèves sont tenus
d'apprendre par cœur des passages entiers du texte sacré; les autres
jours, il consacre une heure de la soirée à l'enseignement de l'histoire
sainte. Il voit dans le banquet eucharistique la source des forces et des
inspirations chrétiennes; aussi invite-t-il tous ses élèves à s'en appro-
cher au moins une fois par mois. Le curé prend peur et court chez
4o6 ÉCHOS d'orient
le patriarche; Makrakis entre après lui, mais il ne peut rien- obtenir
d'un homme à qui « le mot lui-même de justice est inconnu ». L'ori-
ginal professeur n'.enregistre q-ue blâmes et vitupérations, ne va-t-on
pas jusqu'à le traiter de fou « modernisant » ! Tout en bénissant la
main qui le frappe, Makrakis, électrisé par son indignation, se dresse
sur une stalle de l'église paroissiale pour faire appel à la justice popu-
laire. Mais les braves fidèles n'y entendent rien, et leur bon sens de
gens pratiques trouve que l'orateiir abuse en fait de religion; est-ce
pour faire des moines qu'on liUii confàe des futurs commerçants?
Il n'en faut pas davantage pour le faire changer de tactique (i).
Makrakis saisit un nouvel instrument, la plume; il s'adresse à des
auditeurs nouveaux, les ignorants. Cette orientation de son activité
nous vaut le meilleur de ses ouvrages intitulé la Découverte du trésor
caché {2). Le trésor caché, c'est la parole divine. L'ouvrage est conduit
en dehors de toute passion; imprégné d'un sentiment religieux très vif,
il porte la marque d'une imagination assez puissante et parfois dénuée
de mesure. Qiiant aux leçons contenues dans ce .livre, elles pravoquent
le sourire des esprits forts, tout en laissant intacte l'indifférence popu-
laire. D'autre part, ce nouvel échec donne à Makrakis assez de ressort
pour que de la tribune de la presse il se lance dans la chaire de pré-
dication. Dans l'espoir de rencontrer un auditoire mieux disposé à
l'entendre, il quitte Constantinople pour Athènes (1860). Mais là aussi,
selon son habitude, Makrakis n'enregistre qu'indifférence et prohibi-
tions ; le prédicateur est contraint de revenir à son point de départ
et à ses anciennes occupations. A Constantinople, tout en se livrant
à l'enseignement, il publie un nouvel écrit de couleur essentiellement
apocalyptique, la Cité de Skm (3). Le bonheur de l'individu, aussi
bien, que celui de la société, dépend de l'observation des préceptes du
christianisme. Dans la première partie, on est en marche vers Sion,
la ville du Roi parfait; dans la seconde, on est "initié aux conditions
d'inscription comme citoyen de Sion; et dans la troisième, on com-
(i) Les parents de ses élèves disaient dans leur simplicité : « Trop de religion' n'est
point l'affaire de nos gars. Ta ttoXa^ Op-/;o"/.îur'.y.à elvat St' a-jro-jç ày.araUvi>a. » {Revue
Grégoriqs Palamas, loc^ cit., p, 69, tire à part, p. 9.) Makrakis répondait par des
reproches à l'adresse de ses chefs religieux, « ces frelons qui, pour avoir revêtu Je
manteau épiscopal et ceint la mitre, se croient autorisés à dominer l'Eglise d'une
façon hautaine, etc. »• (Apologie, p. 297. Palamas, p. 69-)
(2) 'ATToy.â 'i.-j'biz Tovi ôriCa-jpû-j toC x£X(>y|i.[j.cvo-j. Constai" tinople, i858; 2* édition,
Athènes, iB83, 47 pages. '.
(3) \\ liô/.ij 5u4>v /, r}^ èTTt TT^Tpfc; oîxoSpjj^rj^îïffa 'Ky./.>.r,ata fiTOt f, àvÔpwTtt'vrj v.or/ui'ngi. è.v
XpfTTo^ Constantinople, 1860. (= La cité de Sion, ou l'Eglise bâtie sur la pierre,
ou la société humaine dans le Christ.)
APOSTOLOS MAKRAKIS 407
mence à prendre conscience de son bonheur en opposant les charmes
de Sion aux turpitudes de Babylone.
Ces pages marquent une nouvelle étape dans l'évolution du sen-
timent religieux de Makrakts; si l'utopie n'en est pas absente, le
fanatisme perce à chaque ligne, et si, d'autre part, l'idée de ia théo-
• cratie n'y est pas nettement exprimée, on pourrait dire qu'elle couve sous
la cendre. Ajoutez à cela que l'auteur ne craiat pas de prendre des
airs de prophète, ce ne sont que prédictions sur le triomphe assuré
et prochain de la vérité, que périodes vêtues à l'antique, chevelure
au vent, qui défilent en faisant retentir les âpres indignations d'un
cœur gorgé de fiel. Trop de bruit, en réalité, pour les faibles échos
qu'il éveille chez un petit nombre de bonnes âmes. C'est que Makrakis
est un apôtre farouche qui étourdit sans édifier. En revanche, c'est un
esprit que le plus mince succès éperontie. Aussi reprend-il aussitôt la
^ plume pour offrir à ses lecteurs une solution nette du grave problème
de la destinée humaine. C'est un opuscule de trente pages chargé
d'arguments philosophiques et couronné par la conclusion théologique
que tout dans l'homme aspire à sa divinisation, à l'amitié avec Dieu.
Makrakis continue à lancer des brochures aux titres démesurés, tel
celui-ci : Bouclier de l'Eglise orientale orthodoxe contre les attaques
du Papisme ou Miroir des deux Eglises proposé sous forme d'une allé-
gorie, basée sur la vie des deux fils d'Isaac, Èsaii et Jacob : Jacob est la
figure de la nouvelle Rome et Esaii celle de l'ancienne Rome. Certes, aurait
conclu Photius : « ,S>t.ê)iov ijiàXXov ri"èmYpacpYi jài^Xiou, voilà un, titre qui
vaut un livre. » Outre la longueur du titre, on constate combien
est funeste à la vérité une imagination orientale au service d'idées
fausses. Rébecca, c'est Jérusalem, la mère de toutes les Églises; ses
deux fils, Ësaù et Jacob, vivent en très bons termes; ce sont les temps
qui ont précédé le schisme. Malheureusement, Ésaù avait un faible
pour les lentilles. De même, l'ancienne Rome, trop attachée aux biens
de la terre, perd sa primauté qui passe à la Rome nouvelle, à Jacob.
L'auteur s'exprime avec un sérieux si déconcertant, il se t)at les
flancs avec une vigueur si convaincue, qu'il finit par provoquer le
sourire, un sourire de pitié.
Quand on assène des coups pareils au papisme, on éprouve le besoin
de se faire entendre sur un théâtre plus vaste. Makrakis va s'installer
à Paris (1862- 1864), ^^ ^^ "^ craint pas de se mesurer avec les néo-
Cartésiens. De retour à Constantinople, il continue d'écrire et de faire
classe. Deux nouveaux traités marquent l'année 1864. ^ premier est
un mémoire sur la nature de l'Église du Christ et sur la vie chrétienne :
4o8 ÉCHOS d'orient
l'auteur, fidèle à sa tactique de polémiste, s'en prend aux Eglises qui se
prétendent chrétiennes. Le second est une diatribe sur l'œuvre nationale
par excellence.
En 1866, Makrakis s'établit définitivement à Athènes. Othon n'est
plus sur le trône, aussi pleine liberté est donnée à notre apôtre. Etabli
à 10 kilomètres, dans le couvent de Késariani, il se rend à dos d'âne
à la capitale, pour y donner des conférences. La salle de conférences,
c'est la place de la Concorde; le sujet, la manière de parachever aussi
vite que bien l'œuvre de libération inaugurée en 1 821. Au courant des
dispositions de son auditoire, l'orateur débute par un coup de trompette
dont voici les notes aiguës : « Aujourd'hui, la parole vient frapper les
oreilles des épigones de 1821 et, pareille' au son de la trompette,
éveiller les enfants des héros de l'indépendance, ces enfants qui dorment
le sommeil déshonorant de l'inertie. - '
Hr, aspov 0 AÔyoç l'pysxa'. va xpoûo-r, Taç àxoàç twv e-iyôvMV toG 2 1 xal wç
<5tovrj 7y.\rj.yvoq riyr^TUCo; va sysi-pTi Ta xÉxva xtov T,poj(ov sxc'lvcov xaOs'JOOVxa
(oç [ATi ('ôi-As tÔv aT'.aov T'fîç àicpa^iaç 'jtïvov (l).
11 ne tarde pas également à avoir son journal, la Justice, où, avec sa
verve coutumière, il émet ses opinions à lui sur la religion, la politique,
la société, les livres publiés, etc. Makrakis a l'œil à tout. Aussi bien ne
manque-t-il pas de s'apercevoir des progrès de la Franc-Maçonnerie et
de diriger une de ses batteries du côté des Loges. Ses coups portent,
témoin une lettre d'un authentique franc-maçon qui le menace de mort
s'il ne se tait pas. Makrakis n'est pas homme à se laisser intimider. 11
répond par un discours vibrant où il déclare qu'il est impossible d'être
à la fois chrétien et franc-maçon, grec et franc-maçon. La Franc-
Maçonnerie une fois démasquée, Makrakis se tourne du côté des gou-
vernants. 11 attaque, il critique, il blâme et il va si loin qu'il finit par
se faire ouvrir les portes de la prison. L'air déprimant du cachot ne
déteint pas sur ses dispositions, sa main devient impatiente, le jour
de son élargissement arrive et la plume vole, c'est l'apparition de
Logos, frère puîné de la. Justice (1868). Le Logos est un fils qui promet;
n'ouvre-t-il pas les yeux à la lumière sous les bénédictions et les vœux
du Saint Synode qui, gagné par les belles promesses de Makrakis,
' délivre au nouveau-né des patentes très gracieuses? Mais, ô ingrati-
tude! Cet âge est sans pitié! Le Saint Synode en fait la dure expérience.
Makrakis, l'incorruptible Makrakis est très franc, même très crâne
vis-à-vis de ses bienfaiteurs. L'Eglise est rongée par la simonie, le
(i) Palamas, loc. cit., p. 74; tiré à part, p. 14.
APOSTOLOS MAKRAKIS 409
polémiste découvre la plaie et y enfonce son stylet, les intéressés
poussent des cris. A ses yeux, l'éducation du peuple grec est imbue
des principes du positivisme et de l'athéisme, importés de l'Occident;
quant à l'Université, , on a tort de l'appeler un foyer de lumière,
puisque, en réalité, ella n'est qu'une ouvrière de ténèbres, « riavcTr'.TTr^-
uiov nava-xoTt.TTY^pi.ov ». Un des professeurs universitaires spécialement
pris à partie se risque à demander des éclaircissements sur l'opinion
de Makrakis faisant de la divinité du Christ le complément de son
humanité. L'intéressé répond en dénonçant Vimbos, le professeur
universitaire, auprès du Saint Synode comme hérétique, blasphémateur
et hétérodidascale. Un ami de Vimbos prend sa défense. Makrakis fond
sur cet avocat, dont le plaidoyer provoque la brochure intitulée Réfu-
tation raisonnée d'une réfutation cuirassée; «réfutation cuirassée publiée
par un auteur inconnu dans le but de défendre Vimbos, accusé, sans
avoir pu se défendre, d'hétérodidascalie, d'hérésie et de blasphème ».
Verbiage et passion : tel est le mérite de cet opuscule.
Le Logos est une tribune d'où Makrakis lance ses idées sur tout et
sur tous. C'est ainsi, qu'en 1871 il propose un nouveau commentaire
du fameux passage de la Genèse (ni, 19) : terra es et in terrant ibis.
D'après lui, l'homme est composé de trois éléments : le corps, l'âme
sensible et l'âme spirituelle. Ses nombreux ennemis, qui n'avaieint pas
lu récrit de Makrakis édité à Paris et présentant la même opinion,
ont soin de relever cette erreur avec une âpreté toute particulière. La
polémique suscitée est si retentissante, Makrakis garde si peu de mesure,
ses ennemis mènent si grand bruit autour de cette question, que le
Saint Synode se voit forcé de révoquer son encyclique d'il y a trois
ans, sous prétexte que le journal s'est écarté du droit chemin. Or, il
n'en est rien, le Logos garde sa première physionomi». La raison est
ailleurs : Vimbos est membre du Saint Synode, et Vimbos n'oublie
pas. Pour comble de malheur, Makrakis tombe malade. Ses amis lui
conseillent un remède extraordinaire: appliquer sur la jambe lesintestins
d'un renard. Rien n'y fait. Le médecin n'est point appelé, Makrakis
compte sur une guérison miraculeuse : c'est un de ses amis qui le lui
prédit, ainsi que le jour du miracle. Mais le prophète n'entendait donner
qu'une parole de consolation, et le malade se résigne à se faire amputer
la jambe gauche. L'épreuve est terrible; Makrakis se contente de
répondre : « Hélas! Dieu a voulu nous confondre! »
C'est sur son lit de souffrance qu'il rédige son Apologie, où il défend
la composition trichotomique de l'homme. Cette question, dit-il, n'est
pas du domaine de la foi, elle ressortit à la science, et les Pères qui
4 I O ECHOS D ORIENT
ont défendu la dichotomie ont simplement fait erreur. Si la lecture de
V Apologie n'est pas aisée, les arguments développées sont itrès peu
convaincants. L'Écriture Sainte est employée à tort <et à travers,. et
l'imagination du polémiste prend ses ébats d'acrobate avec une aisance
déconcertante. On admire sans être convaincu, on tourne les pages, on
oçtmmence un paragraphe et l'on n'a pas envie d'achever,; paradoxes,
lieux communs, éloquence creuse, intelligence noyée par l'iniagi nation,
voilà qui ne peut guère avoir le mérite d'arrêter l'attention du lecteur.
Bientôt au Logos succède la Paix (1874), journal des principes chré-
tiens, où il commence par 4éclarer que la paix ne va point sans la
guerre. 11 tint parole. Un scandale de corruption surgit. Des évêques
viennent d'acheter leur siège en versant de fortes sommes dans la
bourse de quelques ministres. Makrakis l'apprend. Aussitôt^ protesta-
tions et indignations coulent de sa plumç. Les tribunaux civils
condamnent les simoniaques, le Saint Synode les désapprouve en les
déclarant suspens pour trois ans. Makrakis y voit un excès de condes-
cendance, déguisement d'un faible pour la simonie; aussi se met-il
de nouveau à rudoyer Saint Synode et métropolite. En 1876,' la Paix
cède de nouveau la place au Logos. Le polémiste en est à ce moment
à gémir sur les périls de la jeunesse grecque, livrée, pieds et poings
liés, à tous les docteurs de nouvelles doctrines, et spécialement
à Koraïs. Une réaction est nécessaire, il faut à la hâte élever une
digue pour arrêter la vague d'athéisme qui menace de submerger
toutes les consciences religieuses. Makrakis se met à l'œuvre, et
aussitôt une nouvelle école s'ouvre, où l'on apprend lasaîne philo-
sophie avec les principes d'une éducation chrétienne. C'est lui-même
qui en rédige le règlement, et il est tellemetît convaincu de la supé-
riorité de son œuvre qu'il va jusqu'à noircir le prochain pour pouvoir
briller davantage. « Comparer l'Université d'Athènes à l'école de
Makrakis, c'est comparer les ténèbres à la lumière, le mensonge à la
vérité, la folie et l'erreur à la sagesse et à la science, le venin du
serpent à l'eau de la vie, etc. L'air vicié qui s'échappe de l'Université
répand le marasme sur toute la nation. » _
La nouvelle œuvre, cependant, méritait des éloges et une existence
beaucoup plus calme, surtout beaucoup plus longue que celle qu'elle
a eue en réalité. Ce que Makrakis construit d'une main, il le renverse
de l'autre; ou plutôt, les gestes du personnage manquent d'ensemble
et de suite. Ses ennemis— il en a tous les jours de nouveaux —
ressuscitent la vieille querelle de la trlchotomie. Makrakis réédite ses
anciennes récriminations contre la hiérarchie orthodoxe, car cette
APOSTOLOS MAKRAKIS 4II
fois-ci c'est un simoniaque qui le prend à partie. Le Saint Synode
s'émeut plus que de coutume et lance une encyclique contre Makrakis
et son école (1878). Il y est question d'une secte égarée dans ses
doctrines et vigoureuse dans son action. Ses adeptes sont atteints de
la folie des réformes radicales, ils rappellent les Vaientiniens, les
Tatianistes et les Apollinaristes. Ils enseignent que l'homme est
composé de trois éléments, le corps, Tâme matérielle et l'âme spiri-
tuelle; ils abrègent la liturgie de la Messe, ils communient tous les
dimanches après s'être confessés en public les uns aux autres; on voit
même chez eux des femmes s'installer au tribunal de la pénitence.
Du même coup, les ressorts du ministère des Cultes se déclenchent,
l'école de Makrakis est fermée, ainsi que sa chapelle, les prêtres sont
arrêtés et les professeurs molestés par les policiers, tandis qu'internes
et externes sont gracieusement mis à la porte. Makrakis est vaincu,
mais non complètement désarmé, il lui reste la plume. Il n'épargne
dans son courroux ni les hiérarques, « ces simoniaques stigmatisés »,
ni le premier ministre, « ce tyran, ce chef de bandits », ni l'ency-
clique synodique, « cet écrit des ténèbres, œuvre de gens hors la loi
et simoniaques ». On l'accuse d'avoir abrégé la Messe : il n'a fait que
supprimer du Mémento le nom du métropolite, d'un homme qui ne
respecte point les saints canons. Quant aux autres accusations, elles
n'ont pas un fondement plus solide : ainsi, pas d'absolution donnée
par des laïques, encore moins par des femmes, aucun jeûne non plus
durant les trois jours qui précèdent la sainte communion, car il ne
faudrait pas s'imaginer que les apôtres aient astreint les chrétiens- au
jeûne perpétuel. Makrakis, cependant, observe le Carême, non parce
qu'il y est obligé, mais afin d'édifier les faibles qui ont besoin de
l'usage des austérités corporelles pour parvenir à l'intelligence de la
vérité; quant à lui,' il est arrivé à ce degré de sainteté où le chrétien
adore Dieu en esprit et en vérité. Quoi qu'il en soit, toutes ces apolo-
gies ne lui épargnent pas la condamnation émanée du tribunal civil
pour avoir sans autorisation ouvert une école et opposé de la résistance
à la force publique. Makrakis porte donc les fers; ses amis en font
un martyr de la vérité, leur lyre chante ses exploits et son héroïsme.
Élargi, il renouvelle ses attaques, pour échouer à nouveau en prison
(1879). '' ^" ^st exaspéré, il écume de colère, mais sa bile trouve vite
un exutoire, ii s'en prend au métropolite Procopios et au Saint Synode.
Nouveau séjour en prison, mais point d'amendement.
Makrakis a quarante-huit ans, Il se sent encore de taille à agir et
à lutter. On n'a pas voulu de lui comme chef de la réforme religieuse,
412 ÉCHOS d'orient
tant pis! il va se transformer en chef de l'opposition politique, c'est-
à-dire de cette partie du royaume qui demeure fidèle à Notre-
Seigneur Jésus-Christ. Voici les élections, et Makrakis est dans lés fers
(1879), il n'hésite pas à poser sa candidature; mais, inconséquence du
sort, il ne fait qu'essuyer un échec. Libre enfin de ses mouvements,
il fonde le Syllogue panhellénique politique, auquel il donne le nom
de Constantin le Grand et le double but du règne de Dieu sur terre et
de la reconquête de Constantinople. Inutile de rappeler de nouvelles
condamnations. ^Ses partisans, d'ailleurs, ne cessent de l'exalter; moins
il est respecté par l'épreuve, plus ses amis l'entourent de vénération,
le couvrent d'éloges et de lauriers. Leur admiration s'est cristallisée
dans une épopée, la Mahrahias, un dithyrambe en l'honneur du cou-
rageux professeur.
De nouveau Makrakis respire le grand air, mais c'est pour recevoir
les traits de ses ennemis. 11 s'agit encore de la fameuse question du
composé humain. Cette fois, l'un et l'autre camp semblent animés
du désir d'en finir. Les uns et les autres avouent ingénument qu.'ils
sont allés trop loin dans un débat digne d'être comparé aux plus
fameuses logomachies de l'histoire; Makrakis confesse avoir lutté pour
« des riens», tandis que son principal adversaire déclare ne plus vouloir
se battre pour « l'ombre d'un âne ». A notre avis, il y avait plus
que cela : ces aveux, qui étonnent, prouvent un excès de fatigue chez
les deux adversaires. Makrakis ne croit pas à la spiritualité de l'âme
humaine, ou plutôt il lui reconnaît une spiritualité empruntée, c'est
la grâce qui nous rend immatériels. C'est, que, à force d'exalter la
supériorité de la grâce surnaturelle, Makrakis en est arrivé à tronquer
la nature humaine.
Jusqu'ici, Makrakis n'a rien perdu de sa force de production, encore
moins de sa manie de touche-à-tout. Il se croit dîTué en tout et pour
tout : politique, question religieuse, Ecriture Sainte; il s'oppose au
mouvement féministe ainsi qu'à l'inauguration des jeux olympiques;
il a ^ne Jambe en moins, et cependant il se fait transporter à Constan-
tinople et même à Odessa. C'est vers cette époque qu'il fait paraître son
commentaire sur le Nouveau Testament, œuvre unique en son genre,
du moins au xix* siècle et en pays grec. De l'Ecriture Sainte il passe
dans le domaine de la philosophie par son ouvrage Philosophie et
systèmes philosophiques, en quatre volumes. Naturellement, il présente
son système comme supérieur à tout ce qui a été fait jusqu'ici en cette
matière et professe un dédain remarquable pour tous ses prédéces-
seurs. Le premier principe de la saine philosophie est de reconnaître
APOSTOLOS MAKRAKIS 413
notre ignorance et de se convaincre que l'on ne doit se lancer vers
l'inconnu que par le tremplin du connu. Voilà qui est vieux comme
le monde, et pourtant Makrakis persiste à croire qu'il vient d'apprendre
du nouveau à ses contemporains. Comme philosophe, il se rattache
à l'école éclectique, et sa métaphysique est à base psychologique,
c'est-à-dire subjective. Dans sa critique des systèmes philosophiques,
il fait preuve d'une ignorance impardonnable. Quand on a conscience
d'ignorer, on devrait au moins avoir le courage de ne pas publier des
critiques injustifiables. En 1901, le voici de nouveau en train de mani-
puler des principes politiques. C'est alors qu'il fonde son école de haute
politique à laquelle, il donne le nom de « Platon ». Selon son habitude,
Makrakis s'acharne à démolir le passé pour mettre à la. place ses idées
et ses imaginations.
Le Logos, sa tribune quotidienne, vit encore; mais Makrakis s'ache-
mine rapidement vers la tombe. Le matin du 24 décembre 1905, il
trace les dernières lignes de son dernier article. Vers midi, il se sent
assez malade pour s'aliter. II prie et fait prier autour de lui. Sa nièce lui
insinue qu'après sa guérison ils iront ensemble prendre du repos à la
campagne. « Du repos, réplique le moribond, on nt se repose que
là-haut! » C^ fut sa dernière parole. Il avait soixante-quatorze ans
(24 décembre 1905).
Comme penseur, Makrakis se présente à nous, tel un chaos où se
rencontrent des éclairs; il est inégal et utopiste au dernier degré. 11
nous touche davantage comme personnalité religieuse. On peut dire
que les principes de la foi furent, d'une façon générale, la lumière de
ses gestes et de ses parohes, et que si cette foi avait été animée d'une
charité plus douce et plus patiente, son œuvre aurait peut-être été plus
apostolique, plus durable, plus utile à ses contemporains. Il lui manque
la véritable intelligence, non des maux de son temps, mais de leurs
remèdes spécifiques. Démolir pour démolir, et ne tenir compte ni du
passé ni des idées d'autrui, c'est servir plutôt l'orgueil que la charité,
laquelle doit être, comme on sait, l'âme de toute œuvre chrétienne.
Makrakis aurait dû s'inspirer davantage de l'hymne à la charité, jaillie
de l'âme de saint Paul; sans la charité, on peut tout faire, sauf les
œuvres de Dieu.
Ajoutons que la triste situation d'impuissance et d'inertie où gémit
l'Église grecque ne lui permet guère d'utiliser pour le bien des hommes
comme Makrakis. Le biographe orthodoxe, M. Balanos, en fait lui-
même la remarque en ces termes :
« Aux excès de Makrakis a peut-être contribué le fait qu'aucua
414 ECHOS D ORIENT
effort n'a été entrepris par les dirigeants de l'Église pour exploiter
ses riches ressources physiques et morales, pout l'utiliser dans lé sein
même de l'Église, en canalisant habilement Ses défauts. Au contraire,
toujours rebuté, provoqué, irrité, il fut aigri et en vint aux extrêmes.
C'est là une chose vraiment regrettable : car l'cglise, par une action
adroite, eôt peut-être gagné éil' la personne de Makrakis un facteu^
précieux et dévoué, un excellent' serviteur de Sa cause. Mais le plus
grand malheur pour Makrakis a été qu'il n'est point venu à son
époque : s*i'l avait vécu- eh d'autres Siècles, son hypert'eligiosité et son
inébranlable foi se seraient imposées beaucoup plus dans la société.
Et, à ce point de vue, Makrakis aurait pu reprendre pour son propre
compte le vers du poète français Alfred de Musset : « Je siîiS venu
trop tard dans un monde trop vieux. » (i)
Le lecteur catholique dte ces pages n'aura point de peine à voir,
dans l'expression de pareil^ regrets, le sentiment d'impuissance où se
débattent les Eglise^ séparées et' qui devrdît provoquer dàris lëS âmes
droites la sainte nostalgie die l'unité.
V. Grégoire.
(i) Balanos, op. cit., p. 52 du tiré à part.
L'AFFAIRE DE L'HÉNOTIQUE
OU le premier schisme byzantin au V^ siècle
IV. LA RÉCONCILIATION AVEC ROWE (519)
L'empir» se trouvait dans la plus grande confusion, lorsque le
bastleus Anastase mourut (juillet 518), précédé d'ailleurs dans la
tombe par les patriarches hérétiques Jean II Nikaiotès d'Alexandrie et
Timothée de Constantinople (i).
Grâce à l'action persistante de Rome, la fermeté du peuple avait,
en dépit des troubles et des schismes, conservé la foi catholique à
Constantinople. C'est ce qui permit au nouvel empereur, Justin I«r,
d'amener bientôt un complet revirement. Déjà, lors de l'ordination du
patriarche Jean IIi(i7 avril 518), les fidèles de Byzance avaient exprimé
bien haut le désir d'un entier rétablissement de l'orthodoxie (2).
Lorsque, peu de temps après, Justin le^ ardent catholique (31),. parut
pour la première fois à la grande église, le peuple réclama à grands
cris la cessation du schisme, la Tiestitution de Sévère d'Antioehe et le
rétablissement du concile de Chalcédoine. Le nouveau patriarche dut
proclamer séance tenante cette destitution et ce rétablissement. Le lec-
teur aura plaisir à voir reproduire ici le récit de cette scène significative.
Le dimanche 1 5 juillet, à rsl'o-oSo; (;= introït, entrée) de la Messe, au
moment où le patriarche Jean se trouvait avec le clergé devant l'ambon,
on/entendit du milieu du peuple des voix qui criaient: «Longues années
au patriarche ! Longues années à ^empereur ! Longues années à l'impé-
ratrice! Pourquoi restons-nous sans communion flPourquoi, depuis tant
d'années, n'avons-nous pas communié ? Nous voulons communier de
votre main. Persuadez votre peuple. Depuis plusieurs années nous
voulons communier. Que craignez-vous? Vous êtes orthodoxe! digne
de la Trinité! Chassez Sévère le manichéen! Celui qui ne parle pas
est manichéen! La foi orthodoxe triomphe. Proclamez le concile de
Chalcédoine! Qui craignez-vous? L'empereur est orthodoxe. La foi de
(I) Théophane, Chrono^r:, aii.-Sog, P. G., t. CVIll, col. 377-38ô'r NicÉphore de
Gonstantinoplç, Chron., édition de Bonn, p. 7^5, 780,
(a) THébpHANË, an. 5io, côl. 38i b; Cuper, Séries patriarchaf-um Con'stàhtihàpat\tà<'
norum, n. 298, dans Acta Sanctùrum, augusti t. I, p. 56.
(3) THtoi>HANE, loc. cff. ; Cedrencs, P. G., t. CXXI, col. 693 a; "EpèREM lé Moine,
Chron., P. G., t. CXLHI, v. 11 17 seq.
4i6 ÉCHOS d'orient
l'empereur est victorieuse. Longues années au nouveau Constantin?
Longues années à la nouvelle Hélène! Ou sortez ou proclamez le
concile de Chalcédoine... »
Ces acclamations se prolongèrent longtemps, pressantes, irrésistibles.
« Prenez patience, mes frères, dit enfin le patriarche, jusqu'à ce que
nous ayons fait l'adoration au saint autel, ensuite je vous répondrai. »
Puis il franchit les portes du sanctuaire. Le peuple, cependant, con-
tinuait avec une telle insistance, que Jean dut céder sans plus de retard.
Lorsqu'il eut prononcé les anathèmes exigés et proclamé le saint
concile de Chalcédoine, les cris redoublèrent et se poursuivirent pen-
dant plusieurs heures. Pour le triorhphe définitif de ce concile tant
persécuté, on réclamait une fête :
« Proclamez la fête du concile de Chalcédoine! Nous ne partirons
pas que vous ne l'ayez proclamée! Demain, la fête du saint concile!
Proclamez pour demain la fête des Pères de Chalcédoine ! Nous resterons
ici jusqu'au soir! Par le saint Évangile, nous ne nous retirerons pas! »
Le patriarche, vaincu, fit monter à l'ambon le diacre Samuel pour
donner au peuple cette réponse :
« Nous faisons savoir à Votre Charité que demain nous célébrerons
la mémoire de nos saints Pères, les évêques qui ont été assemblés
à Chalcédoine et qui, avec ceux de Constantinople et d'Éphèse, ont
confirmé le symbole de Nicée. Nous nous réunirons ici. »
Le lendemain, à Ventrée de la Messe, quand le patriarche se trouva
devant l'ambon, les acclamations recommencèrent:
« Longues années au patriarche! Victoire à l'empereur Justin! Vic-
toire à l'impératrice Euphémie! Rendez à l'Église ceux qui ont été exilés
pour la foi... Rendez Euphémius et Macédonius à rÉgli«e! Envoyez
à Rome les lettres synodiques !...»( I )
La fête du concile de Chalcédoine fut donc célébrée le 1 6 juillet 518;
et il est intéressant de noter, en passant, que cette fête s'est perpétuée
depuis dans le calendrier de l'Église grecque, où elle est fixée au
dimanche qui suit le 13 juillet (2). « On ne peut se défendre, a écrit
très justement un historien, d'un sentiment d'émotion rétrospective
(1) Mansi, Conciliorum collectio, t. VIII, col. 1057-1066.
(2) Mais l'office ancien, où Chalcédoine était célébré en relation seulement avec
Nicée-Constantinople-Ephèse, a cédé la place à un autre, composé par le patriarche
Philothée (xiv* siècle), où les sept premiers conciles se trouvent confondus et où le
pape Honorius n'est pas épargné. Nilles, Kalendarium manuale utriusque Ecclesiœ
orientalis et occidentalis, 2' édition, Innsbruck, 1896, t. I, p. 213-217; P- Bernardakis,
Les Appels au Pape dans l'Eglise grecque jusqu'à Photius, dans Echos d'Orient,
t. VI, 1903, p. 122-123.
L AFFAIRE DE L HENOTIQUE 417
au cri de tout un peuple redemandant la foi de ses pères, l'écho de ces
acclamations retentit, après tant de siècles, dans les cœurs catholiques
comme un chant de victoire. » (1)
Cependant, l'allégresse populaire et le solennel hommage rendu au
concile de Chalcédoine ne suffisaient pas à faire revivre aussitôt l'unité
ecclésiastique. Restait à abolir le schisme et à renouer les relations
avec Rome. Les fidèles eux-mêmes en avaient bien le sentiment,
comme en témoigne la dernière des réclamations que nous venons de
citer : « Envoyez à Rome les lettres synodiques! » Mais il y avait
encore à dissiper les malentendus qu'impliquait dans ces réclamations
la mention favorable d'Euphémius et de Macédonius.
L'empereur Justin, secondant les efforts du patriarche, ordonna le
retour des évêques orthodoxes précédemment exilés et l'expulsion des
prélats hérétiques. De l'Hénotique il ne fut plus question désormais.
Le peuple et les moines de Constantinople poussaient vivement au
rétablissement définitif de la communion avec Rome. Le basileus et
le patriarche y étaient tout à fait disposés. Dès son avènement, Justin
avait écrit au Pape (r' août 518) pour lui annoncer son élection,
et la réponse d'Hormisdas avait été une pressante exhortation à la
pacification religieuse.
Venerabilis regni vestri primitiis, fili gloriosissime, loco muneris gratula-
tionem suam Catholica transmittit Ecclesia, per quas se, post tantam dis-
cordiaî fatigationem, requiem pacis invenire confidit. Nec «st dubium ideo ad
rerum summam caslesli vos provideniia pervenisse, ut vesiris temporibus
impacta religioni in Orientis partibus abolealur injuria. Débitas^ vero beato
Petro Apostolo imperii vestri primitias reddidistis, quas hac ratione dévote
susccpimus : quia Ecclesiarum per vos proxime fuiuram credimus sine dubi-
tatione concordiam. Deus qui pietatis vestr^e sensibus alloquendi nos vota
concessit : ipse circa sincerum religionis suas cultum praestabit, sicut optamus,
effectum... Superest ut a Deo electi, sicut et credimus, Ecclesias quam labo-
rare cernitis manus vestras solatia porrigatis. Cessent qui paci ejus obsistunt :
obmutescant qui in forma pastorum conantur gregem Chrisii disperdere.
Istorum correciio vires vestri firmat imperii : quia ubi Deus recie colitur, adver-
iitas non habebit effectum... (2)
Le 7 septembre, l'empereur, appuyant et confirmant d'ailleurs la
requête du patriarche et du synode, demande au Pape d'envoyer des
légats à Constantinople pour le rétablissement de l'union.
De son côté, le patriarche Jean adressait à Hormisdas, avec sa sup
(i) J.-E. Darras, Histoire générale de l'Eglise^ t. XIV. Paris, 1870, p. 177.
(2) xMansi, ConciL, t. VIII, col. 48^.
Échos d'Orient. — T. XIX. x 16
g ÉCHOS DQRIENT
misdas, avait été inséré aux diptyques sacres.
omnia .ancla. Trini.aU offero, ^''="y" ^'""^^*^if Ephe ina CC flrmavit. et ia
Chalcedone conven us DC>-^>- «™^J'' ,,8 , amplexibus ..m ves.ram
anhelitum per graliam De. ™^'°'"!"'' 'J^ ^„i„„ amplector, una tecum in
Sanctilatem quam « orthodoias E" esias anm>o p ^^^^^^. ^^^^
verkate senliens et una «'^"f .=P"^"^ '" '""q 1„^ irChristo fraternUatem.
™.untate Patris, « ™' «f P'"- "^ ".ec^r^^Lun, in Domino sa>u-
qua;cum veslra est Sanclilate, ego "H venerabile nomen sanciœ
?amus: .antum ad "*f^-f -'"".^"'CaTÂrcMepiscopi, in s>cris diptychis
recordationis Leonis, quondam urtas R°'""=^^*3' et ve«rum b.nedictum
tempore consecratioois propter concord.am -'^i^^'^^^^'\^^^^ ,,,i,fi„ «„,.
„omen simili.er indiptych.s P^^"*'"™^ J/'f^'^"™" de unitate sanctaram Dei
Sanctiuti, quoniam pacem vestran, ;-P ^^^ ^^Vs /ett'lre, et vestr. dignes
Ecclesiarum '^»"■""^;«e!"^"^,;,°LCe et satisfactionem nostram suscipere,
:.'':rrnTaf:;:;e'c;rrs":urr"'g,oriflcetur, qui per vos pace. hanc
mundo servavit (i).
ri::L:i:f::::"-^r;r:n:vr^v^:^u?^
L /.«/.-(«r; accelerale ergo, Domn> sancUs.me... Et .1 mettait
chement la question sur le nom d Acace .
De nomine .an.un,n,odo Acacii vestr. Beatitudinis convenir aud.re con-
sensum (2).
analogues de paternel encouragement et ^e ^ rn.e Preasion
le nouvel empereur de son .èle pour '-^^^"^2. ,, ,,f et en
que les exhortations du Saint-Siège avaient toujours vise
avaient invariablement déterminé les moyens.
n■.u^.A■^r^W cufam ct pvo Catholîcorum pace, sicut
Teneie itaque hanc pi* solUcUudmis '''''^^^l^'^^ an\mMm, elegit eiiam
(1) Maksi, T. VllI, col. 4^437-
{2) Id., co\. ^3^.
L AFFAIRE DF L HENOTIQUE 4 19
gratanteramplectimur, qui tamen loci sui consideraiionecommoniti, eadesiderant
quae dudum ut sequi vellent Sedis Aposlolicae exhortalio crebra non défait...
Quas res hactenus Ecclesiarum pacem sub contentiosa obstinatione diviserint,
nec pietatis vestrœ nec illorum refugit velut iatenti causa notitiam. Quid igitur
facere debeant, et litteris nostris et libelli quem direximus série contînetur. Héec
si Deo nostro et clementia vestra adjuvante suscipiunt et sequumur, poterit ad
eam, quam maximo de«iderajnus ardore, perrenire concordiam (i).
Au patriarche le Pape exprime son approbation pour la profession de
foi présentée... Dilectionis tua- coiifessioiiem gratanter accepimiis . . . Mais
il ajoute aussitôt que ses éloges sont encore subordonnés aux effets
qui doivent suivre; et il demande avec énergie, comme exigée par cette
profession de foi même, la condamnation d'Acace et de ses successeurs
Euphémius et Macédonius. Car, accepter le concile de Chalcédoine avec
la lettre de saint Léon, et en même temps défendre le nom d'Acace,
c'est soutenir choses contradictoires : quiconque condamna Dioscore et
Eutychès ne saurait admettre l'innocence d'Acace.
Ista laudanda sunt, si perfectionis subsequatur effectus; quia recipere Chalce-
donense concilium et sequi sancti Leonis epistolas, et adhuc nomen Acacii
defeodere, hoc est iater se discrepantia vi&dicare. Quis Dioscorum et Eutyeheten
condemnans, innoceniem ostendere possit Acacium ? Quis Tiaioiheunj et Peirum
Alexandrinum, et alium Petrum Antiochenum, et sequaçes eorum declinans,
sicutdiximus, non abominetur Acacium qui eorumcommunionem secutus esi?(2)
En témoignage de ces dispositions, Hormisdas exige que Jean signe
le formulaire déjà présenté à d'autres évêques et souscrit par eux,
stipulant un complet accord avec la doctrine de l'Église romaine et
l'obéissance à ses décisions.
... Post hœc quid restât, nisi ut Sedis Apostolicœ, cujus fidem te dicis amplecii,
sequaris eiiam sine irepidaiione judicia? Igitur partibus orientalibus ostende
per te quod sequantur exemplum, ut omnium laus, qui correcti fuerint tuis
taboribus applicetur. Ergo cum magna denunlies, et fidem B- Apostoli Pétri
te amplecti signifiées, recte credens in ea salutem nostram posse subsistere,
libellum cujus contineniia subter annexa est, a caritate tua subscriptum ad
nos dirige, ut sine conscientia» formidine unam communionem, sieut oramus,
habere possimus... (3)
Le comte Gratus, envoyé de l'empereur, avait reçu mission pour
traiter la question de la mémoire d'Acace, sur laquelle çn n'avait pas
encore voulu céder. A côté de la condamnation d'Acace, le Saint-
Siège demandait aussi celle de ses deux successeurs Euphémius et
(i) Mansi, t. VIII, col. 43Ô.
(2) Id., col. 437.
(3) Ibid.
420 ECHOS D ORIENT
Macédonius, qui, malgré leurs faiblesses et leurs concessions, étaient
demeurés orthodoxes de doctrine et avaient même souffert l'exil pour
leur orthodoxie. Ces dernières circonstances rendaient plus délicate
la condamnation d'Euphémius et de Macédonius, dont les noms venaient,
du reste, d'être rétablis dans les diptyques par Jean II. Pourtant, le Pape
insistait sur la nécessité de condamner Acace « avec ses adhérents ».
Quanta possutnus petilione deprecamur, ut Acacii nomen cum sequacibus
suis, quod plene unitatis Ecclesiarum impedit gaudium, damnationis ordine sit
remotum... (i)
Pour atténuer cette difficulté, l'on eut recours à un expédient, que
le Pape a consigné dans les instructions à ses légats. Dans le cas où
l'empereur et le patriarche consentiraient à la condamnation d'Acace,
mais non à celle d'Euphémius et de Macédonius, les envoyés devraient
d'abord déclarer qu'ils n'étaient point autorisés à modifier la formule
mentionnant les partisans du condamné avec le condamné lui-même;
si les Grecs persistaient dans Jeur manière de voir, les légats feraient
cette concession que, dans l'anathème spécial contre Acace, les noms
de ses successeurs ne seraient point mentionnés, mais qu'ils seraient
néanmoins rayés des diptyques. Quant aux évêques orientaux en
général, le Pape tenait avant tout à ce qu'ils souscrivissent son formu-
laire : les légats ne devraient aucunement demeurer en communion
avec ceux qui refuseraient de le signer (2).
LE VÉRITABLE « HÉNOTiaUE » ORTHODOXE
OU FORMULAIRE DE SAINT HORMISDAS
La cour byzantine eût désiré la présence d'Hormisdas en personne.
Le Pape se contenta de députer, selon l'usage de ses prédécesseurs, une
légation spécialement solennelle, composée des évêques Germain et
Jean, du prêtre Blandus, des diacres Félix et Dioscore. 11 adressa en
même temps des lettres à l'empereur, à l'impératrice Euphémie, au très
influent comte Justinien, au patriarche. A ce dernier il recommanda de
sceller l'œuvre de la paix ecclésiastique par la condamnation d'Acace
« avec ses adhérents » (cum sequacibus suis). 11 insistait, avant tout, sur
cette idée qu'il ne demandait rien de nouveau, ni d'insolite, ni d'injuste,
puisque l'antiquité chrétienne avait toujours évité ceux qui s'étaient
attachés à la communion avec les condamnés. Quiconque enseigne la
(i) Lettre au comte Justinien, Epist. XXXI, Mansi, col. 441.
(2) Indiculus « Cum Deo propitio », dans Mansi, t. VIII, col. 441-442.
L AFFAIRE DE L HÉNOTIQUE 42 l
même doctrine que Rome doit condamner ce qu'elle condamne; qui-
conque révère ce que révère le Pape, doit abhorrer ce qu'il abhorre.
Une paix parfaite ne laisse derrière elle aucune divergence, et l'adora-
tion d'un seul et même Dieu ne peut avoir sa vérité que dans l'unité
de la profession de foi. Citons la plus grande partie du texte original :
Reddimus quidem, fraler, congruum litteris tuis sub ecclesiasiica libertate
responsum; et quid in his congratulati fuerimus insertum, quid taciturnitate
praïieritum evidenter expressimus. Ac licet cuncta sensibus tuis nunc crebra
legaiio, nunc usu in Ecclesia diuturnas conversationis tuae vetustas infuderit,
juvat tamen adhuc latius aperire nostrum repetita ratione consilium : quia
tune bene de fidei firmitate disseritur, quando simplicibus verbis conciliandîe
pacis cupiditas explicatur. Desideria quippe tua, quibus te ad ecclesiasticam
lestaris festinare concordiam, ut haberent partes iJcC semper optavimus; nec
sola votorum ambiiione contenti, usi etiam precibus sumus. Vestro sunt hcec
et mundi testimonio roborata, quae loquimur : quia ut calholicae unitatis repa-
raiio fiât, auctoritatem nostram intemerata fidei integritate submittimus. Inclinet
orationibus nos'.ris aurem suam divina miseratio, ut quod creditis postulandum
sequamini et ametis oblatum. Nobis una causas soUicitudo, una custodia est
ita pacem cupere, ut sic religionis, sic venerabilium Patrum constituta serventur :
quoniam quae inter se consona credulitate non discrepant, asquum est ut simili
observatione subsistant. Ssd cur diulius immoramur? scis ipse unitatis causa
quid exigat, scis ipse quâ via ad beati Petri Apostoli debeas venire consortium :
habes itineris tui ducem, quem te jam sequi asseris, Chalcedone habitum pro
religione conventum; jam te quoque, quod idem amplecti testatus es, beati
Leonis redeuntem dogma comilabitur. Haec si placent, Acacii defensio damnati
non placeat: hoc est quod boni studii a perfectione vota suspendit... Non sunt
igitur nova, quas constanter exsequimur, sed temporibus illis facta judicia jusla
Patrum constitutione servamus. Hortamur itaque, frater, et mentem tuam Dei
nostri misericordia adjuvante pulsamus, ut ab omni te haereticorum contagione,
Acacium cum sequacibus suis condemnando, disjungens, una nobiscum Domi-
nici corporis participationQ pascaris. Si nobiscum universa praedicas, cur nobis-
cum non universa condemnas ? Tune enim nobiscum quas veneramur amplec-
teris, si nobiseum quas detestamur horrueris. Pax intégra neseit aliquam habere
distantiam, et unius Dei vera esse non potest nisi in confessionis unitate
cultura. . ("i) "
11 serait difficile de ne pas admirer sans restriction la claire et ferme
logique de ces instructions pontificales. Sous la plume d'Hormisdas, les
formules se multiplient, qui expriment sa joie du retour de la concorde
ecclésiastique, mais qui en maintiennent toujours les nécessaires con-
ditions. Qui s'intéresse à la question — actuelle aujourd'hui comme
alors — de la « réunion des Églises » ne peut se défendre d'une émotion
profonde à relire ces documents où se livre, constamment identique
(1) Mansi, t. VIII, col. 445-446.
422 ECHOS D ORIENT
à elle-même, une àme de Père et de Pasteur universel. « Achevez votre
œuvre, écrit-il au basileus, en lui enlevant ce qu'elle a encore d'indécis,
et mettez le comble à ma joie... Que la réunion des Églises réalise
pleinement les vœux dé l'ensemble des cœurs, »
... Removete quicquid anibiguum remansisse creditur ad plenitudinem gau-
diorum... Destinavimus viros... per quos, si, quemadmodum prœsumimus,
Sereniutis vesirae favor arriserit, secundum quae mandata sunt, Ecclesiarum
adunatione generalitatis possint vota firmari (i).
Le Pape écrivait de même à l'impératrice Euphémie :
Ecclesiarum pax jam celesti ordinatione componitur..., et multa quidem
inter*ipsa Imperii vesiri primordia facta sunt, quae spem nobis correctionis
intégras pollicentur... Per vos enim populos Christus vult ad Ecclesiœ fasdera
revocare, quos per se voluit a morte redimere... Agat igitur jugalis vestri reli-
giosa clementia, ut fraires et coepiscopi nostri sub eo libelli tenore, quem
dadum misimus, fidem suam dignentur asserere, quatenus perfecta possit esse
quaï est inchoata correctio : quia irrita est qua^libet in cultura Dci confessio,
cui deest fidei plenitudo. Hoc enim quod a reliquis fieri poscimus, a multis jam
sacerdotibus constat eiVectum; et unitas esse jusia in communione non poterit,
si non fuerit in reversione servata (2).
Au clergé de Constantinople, il dit sa joie de voir venu le temps où
l'Église catholique peut enfin recouvrer ses fils et ses soldats : Nam
tempiis ohlatum est, quo fidos milites siios Catholica recuperare possit
Ecclesia (3). Aux nobles dames Anastasia et Palmatia, qui même aux
jours mauvais étaient demeurées fermes dans l'orthodoxie, il demande
de ne point épargner leur peine et leurs etforts pour favoriser le retour
complet à la communion romaine :
... Postulantes ut pro ecclesiastica» reintegratione concordise vestsum laborem
atque operam non negetis, quatenus cum, repulsis remotisque his quos Apos-
:olic£B Sedis damnavit auctoritas, ad unam, quœ recta est, communionem plebs
christiana redierit, Beatum Peirum Apostolum, pro cujus fide nitimur, in vestris
possitis habere actibus adjutorem (4). •
Les légats romains furent partout bien accueillis au cours de leur
voyage, et trouvèrent partout les évêques disposés à souscrire le formu-
laire d'Hormisdas. C'est en mars 519 qu'ils arrivèrent à Constan-
tinople, où ils furent reçus avec le plus grand empressement. Le
patriarche Jean II accepta le formulaire; il lui donna seulement la
(1) Mansi, t. VIll, col. 444.
(2) Id., col. 444-445.
(3) Id., col. 447.
(4) Id., col. 449.
L AFFAIRE DE I. HENOTIQUE 42 3
forme d'une lettre, celle-ci lui paraissant plus honorable pour lui que
celle d'un libeîlus. C'est pourquoi il plaça en tête de cet acte un pro-
logue très respectueux à l'égard du Pape, Quant à la formule elle-même,
elle fut entièrement acceptée. Acace y était condamné, en même temps
<jue « ceux qui avaient persisté dans sa communion », expression où
étaient implicitement compris Euphémius et Macédonius, en conformité
avec les dernières concessions permises sur ce point aux légats. En
raison de la grande importance de ce document, qui peut être considéré
comme le véritable Hénotique catholique, le lecteur aimera en trouver
ici le texte et la traduction.
Domino tneo per omnia sanctissimo, et beatissimo fratri
et comministro Honnisdœ, Joannes episcopus in Domino salutem.
Redditis mihi litteris vestrae Sanctitatis in Christo, frater charissime, per
•Gratum clarissimum comitem, et nunc per Germanum et Joannem reverendis-
S'imos episcopos, Felicem et Dioscorum sanctissimos diaconos, et Blandum
presbyterum, laetatus sum de spirituali charitate vestfïe Sanctitatis, quod uni-
tatem sanctissimarum Dei Ecclesiarum, secundum vête rem Patrum requiris
traditionem, et laceratores rationabilis gregis Christi animo repulsare festinas.
Gertus igitur scito, per omnia Sanctissime, quia secundum quod vobis scripsi,
una tecum cum veritate sentiens, omnes a te répudiâtes hccreticos renuo et
ego, pacem diligens. Sanctissimas enim Dei Ecclesias, id est superioris vestras
et novellcT istius Romx, unam esse accipio, illam Sedem Apostoli Pétri, et
istius Augustaî civitatis, unam esse defmio. Omnibus actis a sanctis illis qaa-
ituor Synodis, id est Nicaîna, Constantinopolitana, Ephesina et Chalcedonensi,
de confirmatione fidei et statu Ecclesiae assentlo, et nihil titubare de bene judi-
A mon Seigneur, en tout très saint et bienheureux frère et collègue
Hormisdas, Jean, évêque, salut dans le Seigneur.
J'ai reçu les lettres de Votre Sainteté, bien-aimé frère dans le Christ, par
l'illustre comte Gratus, les RRmes évêques Germain et Jean, les très saints diacres
Félix et Dioscore, et le prêtre Blandus. Je me suis réjoui de la charité spiri-
tuelle de Votre Sainteté, de ce que vous cherchez l'unité des très saintes Eglises
de Dieu, suivant l'antique tradition des Pères, et de ce que vous vous empressez
de repousser avec courage tous ceux qui déchirent le troupeau du Christ. Sachez
donc avec certitude, ô très saint, que, comme je vous l'ai écrit, sincèrement
d'accord avec vous et aimant la paix, je rejette tous les hérétiques que vous
rejetez. Car je regarde les très saintes Eglises de Dieu, celle de votre ancienne
Rome et celle de cette Rome nouvelle, comme la même une seule Eglise; le
Siège de l'apôtre Pierre et celui de cette ville impériale comme un seul Siège (i).
J'adhère à tous les actes des quatre saints conciles de Nicée, de Constantinople,
d'Ephèse et de Chalcédoine touchant la confirmation de la foi et l'état de l'Eglise,
•et je ne souffre pas qu'on ébranle quoi que ce soit de ce qui a été bien jugé :
(i) Entendez: coitiTne reliés entre eux dans l'unité catholique.
424 ECHOS D ORIENT
catis patior; sed et conantes aut enixos usque ad unum apicem placitorum
perturbare, lapsos esse a sancta Dei generali et apostolica Ecclesia scio; et tuis
verbis recte dictis evidenter utens, per prassentia scripta haec dico :
« Prima salus est réctas fidei regulam custodire, et a Patrum traditione nuUa-
tenus deviare : quia non potest Domini nostri Jesu Christi praetermitti sententia
dicentis : Tu es Petrus, et super hanc petram œ'dificabo Ecclesiam meam
[Matth., XVI, 18). Hase quœ dicta sunt reram probantur effectibus; quia in Sede
Apostolica inviolabilis semper catholica custoditur reiigio. De hac igitur fide
non cadere cupientes, et Patrum sequentes in omnibus constituia, anathema-
tizamus omnes inasreses, praecipue Nestorium hasreticum qui quondam Cons-
tantinopolitanae urbis episcopus, damnatus in concilio Ephesino a beaio Caeles-
tino Papa urbis Romae et a venerabili viro Cyrillo episcopo Alexandrinae
civitatis; et una cum illo anathematizamus Eutyciieten et Dioscorum Alexan-
drinse civitatis episcopum, damnatos in sancta synodo Chalcedonensi, quam
vénérantes sequimur et amplectimur, quas, sequens sanctam synodum Nicsenam,
apostoiicam fidem prasiicavit; his conjungentes Timotheum parricidam,
^lUrum cognominatum, anathematizamus, et hujus discipulum et sequacem
in omnibus Petrum Alexandrinum similiter condemnantes. Anathiematizamus
similiter Acacium quondam Constantinopolitanae urbis episcopum, complicem
eorum et sequacem factum, necnon et persévérantes corum communioni et
participationi : quorum enim quis eorum communionem complectitur, eorum
et similem adjudicationem in condemnatione consequitur. Simili modo et Petrum
Antiochenum condemnantes, anathematizamus cum sequacibus suis et in
au contraire, ceux qui s'efforcent d'en altérer un seul point, je sais qu'ils sont
déchus de la sainte, catholique et apostolique Eglise de Dieu. Enfin, me servant
de vos expressions très justes, je dis par les présentes ce qui suit :
« La première condition du salui, c'est de garder la règle de la vraie foi et de
ne s'écarter en rien de la tradition des Pères. Et parce qu'il est impossible que
la sentence de Notre-Seigneur Jésus-Christ ne s'accomplisse point, à savoir :
Tu es Pierre, et sur cette Pierre je bâtirai 7non Eglise {Matth. xvi, 18), l'évé-
nement a justifié ces paroles : car la religion catholique est toujours gardée
inviolable dans le Siège apostolique. Ne voulant donc pas déchoir de cette Foi,
mais suivant en toutes choses, au contraire, les règlements des Pères, nous-
anathématisons toutes les hérésies : principalement l'hérétique Nestorius, jadis-
évêque de Constantinople, condamné au concile d'Ephèse par le bienheureux
Célestin, Pape de Rome, et par le vénérable Cyrille, évêque d'Alexandrie; avec
lui nous anathématisons aussi Eutychès et Dioscore, évêque d'Alexandrie,
condamnés au saint concile de Chalcédoine, lequel nous suivons et embras-
sons, et qui, suivant lui-même le concile de Nicée, a prêché la foi des apôtres.
Nous leur joignons dans le même anathème et dans la même condamnation le
parricide Timothée, surnommé Élure, et son disciple en tout, Pierre [Monge]
d'Alexandrie. Nous anathématisons pareillement Acace, autrefois évêque de
Constantinople, devenu leur complice et leur partisan, ainsi que ceux qui per-
sévèrent dans leur communion : car embrasser la communion de quelqu'un,
c'est mériter une semblable condamnation. De même, nous condamnons et
anathématisons Pierre [le Foulon] d'Antioche, avec tous ses partisans et dans
L AFFAIRE DF L HENOTIQUF 425.
omnibus suis. Unde probamus et ampleclimur epistolas omnes B. Leonis Papa^
Urbis Romae, quas conscripsit de recta fide. Quapropter, sicut prœdiximus,
sequentes in omnibus Sedem Apostolicam, et prœdicamus omnia quas ab ipsa
décréta sunt, et propterea spero in una communione vobiscum, quam Aposto-
lica Sïdes prœdicat, me futurum, in qua est intégra christianœ religionis et
perfecta soliditas. Promittentes in sequenti tempore sequestratos a communione
Ecclesiœ catholicas, id est in omnibus non consentientes Sedi Apostolicas, eorum
nomina inter sacra non recitanda esse mysteria. Quod si in aliquo a professione
mea dubitare tentavero, his quos condemnavi, per condemnationem proprlam,
consortem me esse profiteor. »
Huic vero professioni subscripsi mea manu, et direxi per scripta tibi Hor-
misdœ sancto et beaiissimo fratri et Papas magnœ Romœ, per suprascriptos
Germanum et Joannem venerabiles episcopos, et Felicem et Dioscorum dia-
conos, et Blandum presbylerum.
Joannes misericordia Dei episcopus Const^ntinopolitanœ novellas Romae hac
mea professione consentiens, omnibus supradictis subscripsi sanus in Domino.
Data mense Martio die 27 indictione duodecima, consensu domini Justini
Imperatoris Augusti, Eutharico viro clarissimo consule (i).
tous les siens. En conséquence, nous approuvons et embrassons toutes les.
lettres que le bienheureux Léon, Pape de Rome, a écrites concernant la vraie
foi. C'est pourquoi, comme il a déjà été dit, suivant en toutes choses le Siège
apostolique et professant tout ce qui a été décrété par lui, j'espère être avec
vous dans une même communion, qui est celle de la Chaire apostolique, dans
laquelle réside l'entière et parfaite solidité de la religion chrétienne. Je promets
de ne point réciter désormais, dans la célébration des saints mystères, les noms,
de ceux qui ont été exclus de la communion de l'Eglise catholique, c'est-à-dire
qui ne sont pas d'accord en toutes choses avec le Siège apostolique. Que si je
me permettais de m'écarter moi-même en quelque chose de la profession que
je viens de faire, je me déclare, par ma propre sentence, du nombre de ceux,
que je viens de condamner. »
J'ai souscrit de ma main cette profession, et je l'ai envoyée par écrit à vous,
Hormisdas, saint et bienheureux frère, Pape de la grande Rome, par les susdits
Germain et Jean, vénérables évêques, Félix et Dioscore, diacres, et Blandus,
prêtre. Jean, par la miséricorde de Dieu, évêque de Constantinople, j'adhère
à tout ce que dessus, et j'ai souscrit le 2S mars, sous le consulat de l'empereur
Justin et du clarissime Eutharic.
Moi, Jean, par la miséricorde de Dieu évêque de Constantinople, la nouvelle
Rome, adhérant à cette mienne profession de foi, j'ai souscrit à tout ce qui est
dit ci-dessus, en pleine liberté dans le Seigneur. Donné le 27 mars, indiction
douzième, d'accord avec le seigneur Justin empereur auguste, sous le consulat
du glorieux Eutharic.
(i) Mansi, Concit., t. VIll, col. /j5i-452. On trouve le même document dans la lettre
de saint Hormisdas aux évêques d'Espagne, avec quelques légères variantes de texte,
dues sans doute aux traducteurs du grec. Ibid., col. 467-468. C'est sous cette seconde
forme que celte profession de foi a été insérée dans VEnchiridion dç Denzinger-
Banwart, n" 171-172 (= n" 141 des précédentes éditions).
426 ÉCHOS d'orient
La souscription eut lieii le Jeudi-Saint, au cours d'une réunion tenue
au palais impérial et à laquelle assistaient la cour, le sénat, les évêques,
les archimandrites. On se rendit ensuite à l'église. En présence des
légats romains, qui racontent eux-mêmes au Pape tous ces détails, on
effaça des diptyques les noms des patriarches Acace, Flavitas , Euphémius,
Macédonius et-Timothée, ainsi que ceux des empereurs Zenon et
Anastase. Tous les évêques présents souscrivirent aussi le formulaire
d'Hormisdas; de même les archimandrites, bien que quelques-uns de
ceux-ci eussent d'abord déclaré que la signature du patriarche suffisait.
L'allégresse était générale. Un office solennel fut célébré le dimanche
de Pâques (^i mars 519) pour achever publiquement l'acte de la récon-
ciliation. Les légats envoyèrent à Rome deux exemplaires de la profession
de foi souscrite par le patriarche, l'un en grec, l'autre en latin. Le sous-
diacre PoUion fut désigné pour porter à Rome, avec ces pièces, les
lettres des légatÇ^ de l'empereur, du patriarche, du comte Justinien et
d'autres personnages importants (i).
Grâce au zèle et à l'action de la cour, les souscriptions au formulaire
d'Hormisdas se multiplièrent rapidement : le diacre Rusticus, qui écrivait
un peu plus tard, sous le règne de Justinien, les évalue — approxima-
tivement, il est vrai — à deux mille cinq cents (2). Ainsi se terminait
(i)Mansi, Concj/., t. VIII, col. 453-455. Le rapport très circonstancié des légats est une
pièce capitale de cette histoire. En voici quelques extraits, pour donner une idée du
ton et de la précision de ce document : « Non miramur Apostolatus vestri precibus
cuncta nobis prospéra successisse, scientes quod amplius nostro ministerio vestra
pro nobis elaboret oratio. Ita enim totus se ecclesiastici negotii tulit eventus, ut dubi-
tari non possit beati Pétri per singula provenisse miraculum... Postremo quinta
feria, hoc est in Qena Domini, ad palatium in generali conventu venit episcopus, et
perlecto libello consentiens, cum summa devotione subscripsit... A palatio in eccle-
.siaai summa cum celebritate pervenimus, ut fidei animoruraque concordiam solemnis
quoque celebritas roboraret. Vix credi potest quis fletus laetantium, quœ immensitas
fuerit exundatioque populorum : ipsa suam lœtitiam turba mirabatur, nec dubitari
poterat manum adfuisse cielestera, quai talem mundo contulit unitatem. Acacii prœ-
varicatoris anathematizati nomen de diptychis ecclesiasticis, sed et ceterorum episco-
porura qui aura in communione secuti sunt (la lettre du légat Dioscore mentionne
expressément Flavitas, Euphémius, Macédonius et Timothée, Mansi, col. 455), sub
nostro conspectu signiBcamus erasos. Anastasii quoque ac Zenonis nomina similiter
ab altaris recitatione submota. Pax est orationibus vestris Christianorum mentibus
reddita: una totius Ecclesiœ anima, una lœtitia; solus luget humani generis inimicus,
vestrœ précis expugnatione coUisus. Orate ut Antiochenam quoque similis félicitas
illustret..., ut ca;pta pax temporibus vestris per oranem mundum pariter dirigatur,
et cunctis in Apostolicam partibus communionem fidemque convenientibus perfecte,
sicut pridem fuerat, omnibus membris capiti suo connectatur Ecclesia. »
Le diacre Dioscore, entre autres détails intéressants, ajoute que le clergé de Constan-
tinople ne se souvenait pas avoir jamais vu une si grande foule de peuple approcher
de la communion : « Ipsi quoque ecclesiastici Constantinopolitani, admirantes et D€o
gratias referentes, dicunt nunquam se meminisse ullis temporibus tantam populi
multitudinem comraunicasse. » (Mansi, col. 455.)
(2)Sufficeret tibi unica auctoritas synodtuniversa!is, quxtotiescunctarum Ecclesiarum
L AFFAIRE DE L HÉNOTIQUE 427
le premier schisme byzantin : il avait duré trente-cinq ans, depuis la
condamnation d'Acace.
C'était la victoire complète de Rome, et la thèse était solennellement
reconnue, que quiconque ne reste pas et ne meurt pas dans la com-
munion romaine n'a aucun droit à la commémoraison dans les diptyques,
c'est-à-dire, en d'autres termes, ne fait point partie de l'unité catholique.
De ce définitif triomphe de Rome, de cette nécessité reconnue de la
communion romaine, nous avons le témoignage irrécusable dans les
lettresde l'empereur Justin, du patriarche Jean et des autres personnages
byzantins en correspondance avec saint Hormisdas. Tous se félicitent
du rétablissement de l'unité et expriment le souhait que cette unité se
perpétue: ... ut amputatis omnibus reliquiis transacti erroris, impendiis
vestrce beatitiidinis roïorata imitas ad effectuni perpetimm dedu^atur (i).
Après avoir exposé au Pape le résultat obtenu, le basileus formule le
même vœu en ces termes : ... Oret igitur vestnv religionis Sanctiias,
ut quod pervigili studio pro concordia Ecclesùirum caiholicœ fidei procurât ur
divini mmieris opitulatio, Jugi perpetuitate servari an/mat (2). Le patriarche
Jean se livre sans restriction à la joie de la réunion :
Gaude itaque in Domino gaudium tua: convenions sanctitati, et scribe ea quai
vesirum benignum animum décent, homo Dei : nam qua» fuerant divisa, con-
juncta sunt, et dispersa collecta sunt; qua' longe erant, sibi invicem adunata
suBt : et sicut oportet dicere, et olim scripsi, utrasque Ecclesias, tam senioris
quam novae Romas, unam esse evidcnter intelligens, et utriusque earum unam
sedem recteesse diffiniens, indivisibilem adunationem et utriusque nostrum
consonam confirmationem cum judicii integritate cognosco. Unde rogo Deum
sempeream inseparabilem permanere orationibus sanctorum apostolorum et tuae
precibus sanctitatis... (3)
Pour souligner plus explicitement encore l'importance — historique
et dogmatique tout ensemble — de ce triomphe de l'orthodoxie pon-
tificale, il ne sera pas hors de propos, croyons-nous, de reproduire ici
les réflexions qu'a inspirées à Bossuet le formulaire d'Hormisdas :
« Toutes les Églises, en signant cette formule, professaient que la
foi romaine, la foi du Siège apostolique et de l'Eglise romaine, était
assurée d'une entière et parfaite solidité, et que, pour qu'elle ne manquât
consona sentcntia confirmata est, tam per encyclicas epistolas régnante Leone, quam
per libellas sacerdotiim forsan duorum millium et quingentorum impcrante Justino
post schisma Pétri Alexandrini et Acacii Constantinopolitani. Rusticus, Disput. contra
acephalos, cité dans Binius (— De la Bigne), Concilia, Paris, i 636, t. II!, p. 809, col. i C.
(i) Epist. Juliancc Anicia: ad Ilormisdam, Mansi, ConciL, t. VIII, col. 459.
(2) Epist. Justini « Scias effectum ». Mansf, co!. 456-457.
/3) Epist. Joannis episc. « Quando Deiis », col. 457-45S.
428 ÉCHOS d'orient
jamais, elle a été affermie par une promesse certaine du Seigneur. Car
c'est cette profession de foi que les évêques étaient obligés d'envoyer
aux métropolitains, ceux-ci aux patriarches, et les patriarches au Pape,
afin que lui seul, recevant la profession de tous, leur donnât à tous
en retour la communion et l'unité. Nous savons que dans les siècles
suivants on se servit de la même profession de foi, avec le même exorde
et la même conclusion, en y ajoutant les hérésies et les hérétiques qui,
aux diverses époques, troublèrent l'Église. De même que tous les évêques
l'avaient adressée au saint pape Hormisdas, à saint Agapet et à Nicolas I^^,
de même nous lisons qu'au huitième concile on l'adressa, dans les
mêmes termes, à Adrien 11, successeur de Nicolas. Or, ce qui a été
répandu partout, propagé dans tous les siècles et consacré par un
concile œcuménique, quel chrétien le rejettera? »(i)
Ajoutons, pour continuer les observations historiques de Bossuet,
que le concile du Vatican, dans sa Constitution dogmatique de Ecclesia
Christ i^ ch. iv, 'du magistère infaillible du Pontife Romain, a inséré-
toute la première partie de la formule d'Hormisdas, telle qu'elle fut
adoptée par les Pères du huitième concile œcuménique (quatrième de
Constantinople) (2).
L'historien Rohrbacher a donc été l'interprète du véritable sens
catholique en exprimant dans les termes suivants son appréciation sur
cette formule de saint Hormisdas, « une des plus importantes de toute
l'histoire de l'Eglise » :
«... A aucune époque, ni sous aucune forme, cette vérité fonda-
mentale de l'Église de Dieu (à savoir la primauté du siège de Pierre) ne
fut proclamée d'une manière plus solennelle que sous le pape saint
Hormisdas et dans la formule juridique de réunion avec l'Église romaine.
Orient et Occident, empereurs et sénats, pontife et peuple y recon-
naissent avec des larmes de joie que cette parole du Christ : Tu es-
pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, a eu son entier accom-
plissement, et qu'il était impossible qu'elle ne l'eût pas; qu'en consé-
quence, la religion catholique est toujours demeurée inviolable dans
la chaire de saint Pierre; que dans cette chaire réside la vraie et entière
solidité de la religion chrétienne; que ceux-là sont séparés de la com-
munion de l'Église catholique, qui ne sont pas d'accord en toutes
choses avec cette chaire; qu'enfin, pour mériter d'être dans cette com-
munion, il faut suivre cette chaire en toutes choses, et condamner toutes
(1} Bossuet, Défense de la Déclaration, 1. X, c. vu.
(2) Denzinger-Banwart, Enchiridion symbolorum, definitionum et declarationum
de rébus fidei et morum. Fribourg, igiS, n° i833 (n* 1678 des précédentes éditions)^
L AFFAIRE DE L HENOTIQUE 429
les hérésies et tous les hérétiques qu'elle condamne. Voilà ce que pro-
fessent solennellement les pontifes et les peuples de l'Orient et de
l'Occident; voilà ce que souscriront et ce que proclameront des
conciles œcuméniques. Ce n'est pas qu'on observera toujours fidè-
lement^cette règle si solennellement proclamée. Mais toujours est-il
qu'elle a été proclamée à la face de l'univers, pour diriger les peuples
et les pontifes, et servira les juger dans le temps et dans l'éternité... »(i)
Reprenons maintenant la suite des événements, pour terminer ce
chapitre d'histoire ecclésiastique.
Le pape saint Hormisdas, qui attendait avec impatience d'apprendre
le résultat des négociations et qui, dans l'intervalle, avait encore envoyé
le defensor Paulin avec des lettres à destination de Constantinople (2),
s'empressa, dès qu'il eut connaissance de l'œuvre accomplie, d'en
féliciter l'empereur et le patriarche (9 juillet 319) (3).
(i) RoHRBxcHER, Histoire uniperselle de l'Eglise catholique, 1. XLIV, début, édition
Gaume, Paris, 1888, t. V, p. 2.
(2) Mansi, ConciL, t. VIII, col. 460-461.
(3) Mansi, col. 462-464. La sincérité de la joie pontificale exulte dans la lettre de
saint Hormisdas à l'empereur : «Lectis clementiae vestrjE paginis, quœ restitutam fidei
concordiam nuntiabant, in divinse lauJis canticum mens totius Ecclesiaî Ia;ta proru-
pit, quo canitur : Gloria in excelsis Dec, et in terra pax hominibus bonœ voluntatis.
Hujus igitur fiducia hymni dignam fidelibus meritis gloriam felicitatemque prassu-
raite... Tradidit enim tibi [Deus] Orientis imperium, ut ejus operum fieres instru-
mentum... Etenim cum tibi sit christianam pacem servare propositum", quis te
dubitet a Christo esse dilectum? Ha;c prima sunt vestri fundamenta principatus,
Deum plaçasse justitia, et ascivisse vobis excellentissimae majestatis auxilia, dum
adversarios ejus velut proprios comprimitis inimicos. Haec nimirum maxima reipu-
blica: fundamenta sunt, hoc solidum invictumque robur. Neque enim humanis acti-
bus potest esse pervium, quod est divina; gratis tirmitate vallatum...; contra autem
frustra arma, frustra sibi copias qcœrit, quem gratia superna destituit... Nulla Victoria
potest esse pricitantior quam quod humani generis hostem, post quaesita tam longi
temporis firmaraenta, subvertis. Enimvero ca;terorum natura prœliorum disiincta
gentibus, regionibus terminata, cruore polluta; lue; omne genus humanum palma
complectitur, hune omnibus regionibus impulabis triumphum; et quod divinse
proximum pietati est, qui paulo ante ductu diaboli grassabantur, nunc ad propriai
salutis effectum sine sanguinis effasione vincuntur. Uurabit igitur hujus christiana;
victoriai per œvum triumphus, neque enim poterunt labe temporis aboieri, qua; in
sempiternœ fidei stabilitate fundaia sunt. Permanebit longe lateque vestrorum fama
factotum... In hoc certamine vita ipsa defenditur, et quodammodo pro sempiternse
beati.tudinis arce pugnatur. Quocirca continuam tanti operis apparatus clementiit
vestrœ intentionem requirit : facite ut nullum prorsus receptaculum, ex quo rursus
immanissimus hostis emergat, inveniat; cunctis eum nudate pra;sidiis; et s' quid
usquam vestigiorum ejus reliquum est, id omne démenti remedio repurgate; omne
nequitiœ germen funditus eruatur; adversa Deo stirps ad vivum usque resecetur, ne
minus compressa (quod absii) iniquitatis radix venenata latius iterum virgulta dilîua-
dat. Quorsum haic? Quia superest adhuc vobis Alexandrinas atque Antiochentt, et
aiiarum Ecclesiarum nullo modo negligenda correctio; in qua si suam curam clemen-
tia vestra immiserit, spes est, quo auctore bana cuncta credimus incipi, eodem cele-
riter auxiliatore compleri... »
C'est encore plus ex professa, pour ainsi dire, que sont célébrées les louinges de
l'unité ecclésiastique, dans la lettre du Pape au patriarche:
« Consideranti mihi tua; scripta caritatis, in quibus cum de beati Apostoli Pétri
430 ECHOS D ORIENT
Les légats prolongèrent jusqu'en 520 leur séjour à Byzance, où leur
présence paraissait nécessaire jusqu'à la pleine consolidation de l'union
rétablie.
Le patriarciie Jean II mourut en réputation de sainteté au début de
l'année ^20. Son successeur. Épiphane, prêtre orthodoxe et vertueux,
fut confirmé par saint Hormisdas, qui l'établit même son vicaire en
Orient et s'en remit à lui du soin de recevoir dans la communion catho-
lique les clercs isolés qui en étaient encore séparés. La paix et la con-
corde se raffermirent ainsi de plus en plus. Le danger hérétique n'exis-
tait plus qu'à Alexandrie et à Antioche. Sévère s'était enfui de cette der-
nière ville et s'était réfugié en Egypte avec Julien d'Halicarnasse, autre
chef des monophysites (septembre 519) (1).
Nous avons un intéressant témoignage du profond retentissement
qu'avaient ces bonnes nouvelles d'Orient sur la catholicité occidentale,
dans les lettres de saint Hormisdas à saint Césaire d'Arles, son vicaire
dans les Gaules, et aux évêques espagnols. Au métropolitain 'd'Arles,
Pape demande de s'associer à sa Joie de l'union rétablie, après avoir
partagé sa douleur de la persistance du schisme, et il lui annonce la
conversion, sincère cette fois, des prélats orientaux:
Justum est, ut qui caiholica communione lœtamini, nobiscum de Ecclesiœ,
si qua provenit, concordia gaudeatis : ut quemadmodum unus nobis consensus
est fidei, ita sit individua gratulaiio prosperorum... Dominus, qui vult omnes
homines salvos fieri et ad cognitionem veritatis venire, nunc multorum sensus
illuminans, eis desiderium Apostolica' communionis infudit, ut quod dudum
inteniione prasdicabant, hoc nunc correciionis professione condemnent. Quorum
reditum ideo absque suspicionis morsu recipimus, quia dum peccatum sine
unam tibi esse fidem professus es, prophetica licet exclamare licentia : Ecce quam
bonum et quam jucundum habitare fratres in unum. Neque enim refert quam longin-
quis locorum spatiis dividamur, qaando jam Deo auctore una fidei cohabitatione
conjungimtir. Nunc enim mi^ericordia procurante divina in unius corporis vakum
dissipata olim Christi membra conveniunt, et ab iniquissimis direpta latronibus
annuntiata a propheticis vocibus Domini nostri redintegratur ha;reditas; et vere in
hujus petra.' tide, id est Apostolorum Principis firmitate, orientalis Ecclesiic funda-
menta solidantur. Quse cum facta tuis litteris indicentur, tempestiva exultatione
dicendum est : Quam speciosi pedes evangeiizantium pacem, evangelizantium bona !
Gratias igitur excellentissimic Trmitati, qu« consentientes in Christum Ecclesi» ac
reipublicai dédit esse rectores : enimvero magna rerum salus est, quotiens in fidei
catholica; veritate sacerdotes ac principes mens una connectit... Itaque, dilectissinie
frater, Dei nostri sponte currentibus instate beneficiis, sparsi olim gregis plenius
membra coliigite, et custodite coUecta. Mémento nunc clementer assignat^' a Christo
navis esse te rectorem... Frustra enim bonum opus incipitur, si non in totum per-
fectio subsequatur... »
(i) LiBÉRATL'S, Breviarium.,., c. XIX, P. L-, t. LXVIIF, cal. io33; Théopha-ne,
Cedrenus, loc. cit.; Yita 9. Sabœ : Zomaras, Chronicon., XIV, 5, P. G., t. CXXXIV,
col. 1 225-1228.
L AFFAIRE DE L HENOTIQUE 4?I
aliquo excusationis velamine confitentur, manifcstum desiderium corrcctionis
osiendunt... (i)
Aux évêques espagnols, Hormisdas envoie copie de la profession de
foi souscrite par Jean de Constantinople et que devront souscrire
pareillement tous les clercs orientaux se trouvant en Espagne et se
réclamant de la communion catholique (2).
Quelques années après les événements qui viennent d'être racontés,
les circonstances amenèrent à Constantinople le Pape lui-même. Jean l<',
successeur de saint Hormisdas (depuis août 523). A la suite du dissen-
timent survenu entre l'empereur Justin et le roi des Visigoths ariens,
Théodoric, à cause de la persécution infligée aux Ariens dans l'empire
byzantin, Jean I« se trouva dans une position extrêmement difficile.
En 524, Théodoric contraignit le Pape, qui s'y opposait, à entreprendre
le voyage de Constantinople (3). Ce fut la première fois qu'un Pape
fit son entrée dans la capitale byzantine. 11 y reçut de l'empereur, du
patriarche et du peuple le plus brillant accueil. Le dimanche de Pâques
(30 mars 52s), Jean h' célébra solennellement selon le rite romain,
à la grande église, et le chroniqueur Marcellin note ce fait en termes
d'un enthousiasme où se mêle une pointe de naïveté :
Dexter dextrum ecclesiae insedit solium, diemque Domini nostri Résurrection is
plena voce Romanis vocibus celebravit (4).
La primauté du Pontife romain fat reconnue publiquement, à cette
occasion : un trône plus élevé que celui du patriarche Epiphane lui fut
dressé (5).
CONCLUSION
Le lecteur se rappelle peut-être que, au début de ce travail, pour sou-
ligner l'utilité — toujours actuelle — d'une étude impartiale de cette
affaire de l'Hénotique et du schisme acacien, on citait l'appréciation
d'un prélat grec orthodoxe, M^' Nectaire Képhalas, qui s'était enhardi
à poser les questions suivantes : « No>us le demandons, où apparaît
dans toute cette histoire la puissance du Pape? Où voit-on la reconnais-
sance de l'infaillibilité pontificale? Où est le droit divin ? Où est lu doci-
(i) Mansi, t. VIU, col. 4?9.
(2) Id., col. 467-468.
(3) Théophane, Chronogr., A. M. 6oi6, P. G., t. CVIIi, coi. 3u6; Vita Johann. I in
Lib. Pontif.: Marcellin, Chron., an. 525, P. L., t. Ll, col. 940-941; S. GRtùoiRE le
Gramd, Dial., III, 2 seq.
(4) Marcellin, loc. cit.
(5) Théophane, loc. cit.; Nicéphore, XVII, 9; P. G., t. CXLVIl, col. 241.
432 ECHOS D ORIENT
lité et la soumission des autres Eglises? Où sont tous ces privilèges que
le Pape d'aujourd'hui prétend lui avoir été attribués par les Pères anté-
rieurs au schisme dePhotius! »(i)
Le lecteur de bonne foi n'aura point eu de peine à trouver dans les
pages qui précèdent, notamment dans les toutes dernières concernant
la réconciliation de Byzance avec Rome et le formulaire du pape saint
Hormisdas, les plus catégoriques réponses aux interrogations railleuses
du. métropolite oriental. On y a vu l'attitude toujours identique de tous
les Papes qui se succédèrent pendant la durée du schisme acacien,
depuis saint Simplicius jusqu'à saint Hormisdas et à saint Jean ^i" :
fermeté, constamment semblable à elle-même, sur la doctrine et sur
la discipline générale, logique rigoureuse et esprit de suite continu,
dont le résultat fut le triomphe définitif de l'Eglise romaine après trente-
cinq ans de la plus déplorable séparation. Les réflexions de Bossuet et
de Rohrbacher sur le formulaire de saint Hormisdas, que nous avons
citées plus haut, ont pu montrer aux esprits exempts de préjugés com-
ment le sens historique et le sens catholique s'accordent à voir-dans ce
document la « reconnaissance de la primauté et de l'infaillibilité ponti-
ficale », pour emprunter précisément les expressions de N[s^' Nectaire
Képhalas. Les fêtes byzantines du rétablissement de l'union, présidées
d'abord par les légats de saint Hormisdas à la Pâque de 519, puis par
le pape Jean !<''■ en personne à la Pâque de 525, demeurent comme une
consécration historique de cette « reconnaissance » des droits romains,
de cette « soumission » du patriarche, de' l'empereur et des prélats
orientaux à la suprême autorité doctrinale et disciplinaire du successeur
de Pierre.
En face de ces heureux résultats de la conduite des Papes dans toute
cette affaire, les funestes conséquences de l'Hénotique continuent,
aujourd'hui encore, à juger devant l'histoire l'attitude du patriarche
Acace, du basileus Zenon et de ceux qui se firent leurs partisans. L'Hé-
notique avait, en réalité, partagé l'empire romain en deux communions
ennemies. Lorsque, à l'avènement de Justin Ic'-, la paix fut rétablie
entre Constantinople et Rome, cette reprise de relations ne put guérir
le mal sur tous les points. « Les arrangements pris à Constantinople
étaient une chose, l'exécution dans les provinces orientales une autre
(i) Nectaire Képhalas, [MsASTr, i'jToçiiv.r^ Ticpl twv airicov to-j ayi'afJiaTOî, tziçiI xf,; oiatM-
viTcM; a'jTOÛ, xal Tcspl toO ôyvatov vj àS-jvaToy tr,; èvoWcw; t(ov ôûo 'Exx),r|ffuôv. tt,? 'Avaro-
>.f(f?(? y.al Tri; A-jTixfi?, imo "OU |xr|Tp07roXtTO'j lIsvraTtÔAîw; Ncxtaptou. Athènes, 191 1, t. I,
p. i5o (= Etude historique sur les causes du schisme, sur sa continuation à travers
les siècles, sur la possibilité ou l'impossibilité de l'union des deux Eglises, l'orien-
tale et l'occidentale).
L AFFAIRE DE L HENOTIQUE 433
chose. Nous ne savons trop comment on s'y prit en Egypte; ce qui
est sûr, c'est que le concile de Chalcédoine n'y fut pas proclamé alors.
En Syrie, avec quelques tâtonnements et beaucoup de prudence, on
parvint à éliminer les évêques antichalcédoniens; mais la plupart des
moines résistèrent et se laissèrent chasser de leurs couvents plutôt que
d'accepter les décrets impériaux... Telles furent les conséquences
directes ou indirectes de l'Hénotique de Zenon. Hénotique veut dire
édit d'union. On voit combien le nom répond à la chose. En deux
patriarcats sur quatre, des organisations dissidentes, chancres ecclé-
siastiques dont on put constater les ravages quand Mahomet parut
à l'horizon. Hors de l'empire, les trois Eglises nationales de Perse,
d'Arménie, d'Ethiopie séparées de l'unité catholique (i). »
Rien ne saurait prouver plus péremptoirement combien Rome avait
raison de ne point accepter l'Hénotique et les essais de conciliation
entre orthodoxes et hérétiques. Les faits n'ont que trop confirmé ce
que la claire logique des Papes n'avait cessé de répéter à Acace et à ses
partisans, savoir, que ce n'est pas en taisant la vérité que l'on étouffe
l'erreur. 11 n'est point besoin de chercher ailleurs la justification de la
constante sévérité des Pontifes romains à l'égard d'Acace et de ses
successeurs — même orthodoxes — qui ne consentaient pas à rayer
son nom des diptyques comme ayant été un fauteur d'hérésie, .
Sévérien Salaville.
(i) M" L. DccHESNE, Autonomies ecclésiastiques. Eglises séparées.- Paris, 1896,
ch. II : Les schismes orientaux, ^ 11 : Les schismes monophysites, réédition de igob,
p. 44, 5-. Voir aussi un excellent résumé dans Dictionnaire de théologie catholique
Vacant-Mangenot, art. Constantinople (Eglise de), par le R. P. Siméon Vailhé, t. 111,
col. i33i.
Echos d'JDrient. — T. X/X. 17
Chronique des Églises grecques et serbes
/. Église de Grèce : Le mémoire du métropolite d'Athènes sur les
réformes ecclésiastiques. Anglicans et orthodoxes. — //. Eglise
de Constantinople : L'élection du patriarche. Incidents au Conseil
mixte. Un Panama phanariote. L'ajffaire de Kérassonde. —
///. Patriarcat de Jérusalem : Politique du patriarcat. Lutte contre
le patriarche. — IV. Eglise serbe : Union des Eglises serbes.
Rétablissement du patriarcat d'Ipek- Réformes. Second mariage
des prêtres.
I. Eglise de Grèce
1. Le « Mémoire » du métropolite d'Athènes.
Mk'- Mélétios, métropolite d'Athènes, passe pour un hardi réforma-
teur. Nous trouvons ses idées, relatives à la réforme de l'Église de
Grèce, condensées dans un Mémoire récent adressé au Saint Synode (i).
Cet acte se compose de trois parties: 1. L'Église enseignante. II. L'Église
enseignée. 111. Les réformes que l'on propose.
r* PARTIE — L'ÉGLISE ENSEIGNANTE
I. Le clergé séculier. — Après une sorte de hors-d"œuvre politique
qui nous apprend que l'excommunication lancée par son prédécesseur
contre M. Vénizélos est de nulle valeur, Mk' Mélétios entreprend de nous
renseigner sur l'état du clergé séculier.
L'Église autocéphale de Grèce ne compte pas moins de 3 802 paroisses,
desservies par 4433 prêtres. La plupart de ces prêtres, 87 pour 100,
n'ont reçu qu'une instruction élémentaire; on en rencontre qui sont
incapables de lire correctement les livres sacrés. Autre malheur, tou-
(i) Ce Mémoire a paru dans les numéros d'octobre, novembre et décembre 1919 de
la revue de théologie d'Athènes : Kaivr, Aïo^yr^ (= la Nouvelle Doctrine, allusion
à la « nouvelle doctrine » prêchée par saint Paul à l'Aréopage, Act., xvii, ig). Nos
citations sont prises dans une édition à part. « 'r7:o[j.vr,|j.x li; rr,v 'lepàv il-jvooov tr,;
'lO.Xàooç TtcflrriÇ "E/././ riTiaiTTt/.ri: /.aTaTtiTefo; y.al tô)v ùîovt(.)v, •.;vii'j%an:*\Mémoire adressé
au Saint Synode sur l'état de l'Eglise de Grèce et tes réformes à y introduire
Athènes, 1920, fascicule de 160 pages in-8*.)
3
CHRONIQUE DES ÉGLISES GRECQUES ET SERBES 435
jours d'après le Mémoire: c'est que, dans le cas, à cerveau peu chargé
correspond bourse plate. Le mauvais état des finances du clergé a comme
pendant le mercantilisme ou la simonie et comme résultat fatal l'absence
de tout ascendant spirituel. Le sanctuaire est devenu un théâtre de
contestations entre clercs à propos des offrandes, et la maison dix parois-
sien une citadelle que les pappas, goupillon en main, se disputent avec
un acharnement peu désintéressé (i). 11 faut savoir, en effet, que, selon
les usages de l'Eglise orientale, on bénit plusieurs fois par an les mai-
sons des particuliers. En général, cette cérémonie, qui n'est pas sans
profit temporel, est laissée à l'initiative du pappas ou des pappas. Cette
considération explique les assauts répétés dont il vient d'être question.
11 semble cependant, à entendre Me'' Mélétios, que, depuis une
dizaine d'années, on a pu constater une certaine amélioration dans la
condition économique du clergé paroissial. Ce mieux est dû à la géné-
rosité de l'Etat, qui a créé des traitements, évoluant entre 100 et
300 drachmes par mois. Malgré cela, la vie du pappas grec, n'oublions
pas qu'il est père de famille, est assez précaire pour que ce dernier se
croie autorisé, dans certains cas, qui sont loin d'être exceptionnels,
à avoir recours aux ressources d'un métier. Se rattrape-t-il, du moins,
du côté de la sainteté? Ecoutons l'auteur du Mémoire. « La moralité du
clergé paroissial, pris dans son ensemble, ne suit pas. heureusement,
une marche parallèle à sa condition intellectuelle et économique. » (2)
Voici comment : « L'austérité des mœurs traditionnelle, la sobriété et
les convenances ecclésiastiques sont encore la règle générale. L'on voit
même nombre de prêtres, mariés ou non mariés, jouir, malgré leur
ignorance, d'un ascendant remarquable, et cela grâce à leur vertu et
à leur piété. » (3)
Cependant, même sur ce terrain, que de restrictions à faire! Nous
n'y insistons pas, mais avec l'auteur du Mémoire nous ferons remarquer
te fait suivant : la préférence des fidèles pour le prêtre non marié quand
il s'agit du sacrement de Pénitence; à les entendre^ un prêtre quia pris
femme n'est pas à même de garder le secret sacramentel. D'ailleurs,
il faut avouer qu'en général le clergé grec n'est pas de taille à tenir
le sceptre de la science^ encore moins la plume de l'apologiste; quant
à l'ordre moral, il n'y figure pas toujours au premier rang, tout comme
sur le terrain de la bienfaisance il se laisse dépasser par le plus mince
évergète du royaume. Que dire des prêtres qui émergent par leur
{\) Mémoire, p. 67.
{2) Mémoire, p. 7.
(3) Mémoire, p. 8.
436 ECHOS d'orient
savoir? Ils n'ont pas encore donné toute leur mesure; ils se cantonnent
dans le domaine du service strictement religieux et ne se croient pas
destinés à plus. Quelle action attendre d'un c'ergé qui se tient à l'écart
de toute œuvre charitable ou sociale? 11 est à la remorque de la société,
alors que Notre-Seigneur a dit : « Vous êtes le sel de la terre, vous
êtes la lumière du monde. »
2. L'administration paroissiale. — Si les deux lacunes du clergé, infé-
riorité dans l'ordre moral et nullité dans le domaine social, ont pour
raison d'être une formation défectueuse, leur cause immédiate réside,
paraît-il, dans le système administratif en vigueur, qui est loin d'être
conforme aux prescriptions canoniques. Si l'on entend bien le Droit
Canon, le curé n'est pas exclusivement le ministre des sacrements et
le prédicateur de l'Évangile; il est aussi le supérieur à qui les fidèles
doivent obéissance et docilité, bref, il est le chargé d'affaires de Dieu.
Aussi les saints canons ne reconnaissent-ils pas d'autre administrateur
des biens de la paroisse en dehors du curé. Les circonstances, c'est-à-
dire l'incapacité du curé, ont introduit un nouveau rouage dans l'admi-
nistration paroissiale, 1' « épitropie » ou Conseil de Fabrique. L'épitropie
a déployé tant de zèle qu'elle a fini par supplanter le vrai chef, dont elle
a fait un simple fonctionnaire. A l'avenir, le pasteur a les mains liées,
non seulement quand il lui prend envie de manier les écus de son
église, mais aussi lorsqu'il accomplit les actes du culte public, car
l'épitropie a le bras long. A-t-elle affaire avec un curé ignorant et faible,
elle a naturellement beau jeu, et le mal reste dissimulé; mais vienne
un autre au courant de ses droits et de ses obligations, aussitôt le voile
se déchire et le désordre devient scandale. Qu'on ne prenne point ces
affirmations pour des paroles en l'air; elles sont d'autant plus exactes
qu'un illustre avocat américain en a entretenu par lettre le métropolite
lui-même.
La loi de 1909 n'a pourtant pas été sans apporter une amélioration
à cet état de choses. Cette loi en a aboli une autre, celle d'Othon l'^
qui faisait des églises et de leurs biens des propriétés ressortissant au
pouvoir civil. Or, depuis 1909, la paroisse est un établissement auto-
nome, sans rapport aucun avec la commune; l'église paroissiale est
une personne morale avec droit de propriété. Quant aux biens ecclé-
siastiques, ils sont exclusivement destinés aux besoins de la paroisse
et administrés par cinq « épitropes », à savoir le curé et quatre laïques
élus par les paroissiens. Le législateur, instruit sans doute par l'expé-
rience, n'a pas désigné le curé comme président de cette nouvelle « épi-
tropie ». C'est une faute, dit-on, dont on déplore déjà les conséquences.
CHRONIQUE DES EGLISES GRECQUES ET SERBES 437
S'il a sciemment omis ce détail, le législateur a eu, par contre, le soin
d'ajouter qu'à l'avenir les fidèles participeront à la nomination du curé.
Ce dernier est en effet nommé par l'évêque, sur la proposition des
paroissiens. « Outre la concession faite aux idées démocratiques », cette
loi n'entraîne après elle aucune utilité pratique, puisque, en fait, le
défaut de candidats supprime l'exercice du droit de proposition. Que
penser de cette participation laïque? L'auteur du Mémoire, partisan d'un
libéralisme franc, tempère ses blâmes par l'espoir d'avantages plus ou
moins problématiques.
3. La formation cléricale. — L'auteur fait une esquisse rapide de la
formation cléricale à travers les âges; nous voici, après 1821, au len-
demain de l'indépendance. En 1844, l'école Rhizarios ouvre ses portes
aux candidats à la cléricature, puis vint la loi sur les écoles ecclé-
siastiques (1856), selon laquelle les professeurs devaient être entretenus
aux frais des monastères. Aussitôt Chalcis, Tripolis et Hermopolis eurent
leurs écoles ecclésiastiques. Après l'annexion des îles Ioniennes et de
la Thessalie, on en fonda trois autres. De ces établissements quatre
ont cessé d'exister, et les deux autres continuent à végéter, ce sont
ceux de Tripolis et d'Arta. Pourquoi cet insuccès? On a commencé
avec des programmes, une administration et des traitements qui n'étaient
rien de moins que défectueux. Voyez, au contraire, les Roumains et
les Serbes. Auraient-ils si bien réussi, s'ils n'avaient pas, dès le début,
élaboré des programmes complets, assuré un traitement honnête
à chaque prêtre et avancé l'âge de l'ordination sacerdotale? En Grèce,
continue le métropolite, programmes, traitements, âge des ordinations
'aissent à désirer. Jugez-en par le détail suivant. Voici un jeune homme
qui vient de terminer ses études à l'école Rhizarios d'Athènes ; il est
âgé de vingt-deux ans, et les saints canons exigent huit années encore
pour l'ordination. Que faire durant ces huit années d'expectative?
Attendre les bras croisés, c'est se condamner à mourir de faim. L'Eglise
s'en désintéresse, l'Etat se garde bien de se mêler de cette sorte
d'affaires; aussi notre pauvre jeune homme, qui est peut-être encore
sous l'impression des saints enthousiasmes de l'apostolat entrevu, s'en
va-t-il, découragé, chercher un gagne-pain; il ne faut plus compter sur
lui. Pour combler cette grave lacune, on a fondé un « Hiérodidas-
calion.», une école qui forme à la fois des prêtres et des instituteurs.
L'idée était bonne, le local bien conditionné, mais malheureusement
on n'a pas eu le temps d'en faire l'essai, la réquisition ayant mis la main
sur le bâtiment. Cependant, l'expérience, faite ailleurs qu'à Athènes
et suivie de vrais résultats, permet d'avoir bon espoir. Comptant béné-
ij58 HCHOs d'orient
ficîer de ces résultats, le Séminaire Rhizarios vient d'être transformé
en « Hiérodidascalion ». Désormais donc, un Rhizarite peut achever
ses études sans se trouver aux prises avec cette question : « Comment
lerai-je face aux nécessités de ia vie jusqu'au jour de mon ordina-
tion? » Avant d'être prêtre, il sera instituteur, sans compter qu'une fois
curé d'un village il pourra continuer à faire la classe; il aura donc
double traitement, la solution de la question économique du clergé
est toute trouvée. On a fait plus. Pour obvier aux inconvénients d'une
formation ecclésiastique incomplète, on vient de donner une annexe
au Rhizarion. Ce Phrontisiérion. cçoovTtTr/ip.iov, est destiné à donner
pendant une aimée une formatia^l exclusivement ecclésiastique.
£t la science théologique? Malheureusement, avoue Sa Grandeur, on
n'est pas en mesure de la procurer à tous les membres du clergé,
puisque dans toute rorthodoxie grecque on ne compte que trois écoles
de théologie : Halki pour Constant! nople, Sainte-Ori>ix pour Jérusalem
et la Faculté. de théologie de l'Université d'Athènes. Voici le procès des
écoles. Constantinople et Jérusalem assurent à leurs étudiants une for-
mation scientifique -et sacerdotale complète; Athènes se contente du
côté scientifique, bien défectueux d'ailleurs, puisque non seulement
plusieurs chaires manquent de titulaires, mais les professeurs eux-mêmes
se voient contraints et cumuler pour pouvoir toucher un peu plus de
six cents francs par mois; naturellement, leurs cours ne peuvent qu'en
souffrir. Lacune plus grave encore. Sont admis à suivre les cours de la
Faculté de théologie athénienne, en dehors de ceux qui viennent d'une
école ecclésiastique, les jeunes gens qui ont terminé leurs études de
gymnase. Or, le programme de la Faculté suppose chez les étudiants la
Gonnaissanœ des éléments de chaque traité théologique, ce qui n'est
point le fait d'un ancien élève de gymnase. En conséquence, pour ce
dernier, le professeur parle un langage à peu près, pour ne pas dire tout
à fait inintelligible. Autre grief. Les étudiants de la Faculté de théo-
logie qui se destiaent au sacerdoce ne reçoivent guère de formation
pratique, ils ne prennent contact avec les fonctions du culte divin que
le jour où ils ont cessé de fréquenter les chaires de l'Université. Heureu-
sement, une loi récente les oblige à suivre ies cours du Pi^'0«/îs/mcw,
dont il a déjà-été question. Dernière considération. Ceux qui sont chargés
des intérêts de l'Église devraient déployer un peu plus de zèle, et ceux
qui n'ont aucune responsabilité en cette matière ne pas tant s'en mêler.
Sage conseil, mais bonne semence tombée sur le chemin.
4. Le gouveniement ecclésiastique. — La forme du gouvernement de
l'Église de Grèce n'est pas pré;ci9ément une monarchie à l'instar du
CHRONIQUE DES ÉGLISES GRECQUES ET SERBES 4^^
gouvernement de l'Église catholique. Au lieu de résider en une seule
personne physique, l'autorité suprême est l'apanage d'une personne
morille ; l'Assemblée de tous les évêques de l'Église autocéphaîe.
Inutile de r-elater les raisons alléguées pour justifier cette- forme de
gouvernement, qui — à peine est-il besoin de le rappeler aux lecteurs
ordinaires de cette revue — n'est pas du tout défendable. S'il en est
ainsi, continue l'auteur du Mémoire, quel est le rôle du Saint Synode?
C'est un rouage adventice introduit par le fameux Mauer, rninistre
d'Othon F^r, une transplantation des Consistoires bavarois. Les cinq
synodiques prétendent bien détenir le pouvoir suprême, mais canoni-
quement ils s'égarent. En attendant, l'Église autocéphaîe est gouvernée
par une oligarchie.
Venons-en aux élections épiscopales.
Quel est celui qui se soucie du troisième canon du VII* concile œcuménique?
Ce canon réprouve expressément l'élection d'un évéque faite par les chefs du
pouvoir civil, et pourtant le gouvernement continue à créer des évêques en
choisissant parmi les trois candidats proposés par les membres du Saint Synode.
Peut-on ne pas appeler cela de l'immixtion? Oh! que si. Pas précisément,
répondra-t-on peut-être. Ne reconnaissez-vous pas au peuple, du moins dans
les premiers temps de l'Eglise, le droit d'intervention dans les élections épisco-
pales? Souffrez, dès lors, que de nos jours ce droit soit exercé par le représen-
tant du peuple, le pouvoir civil. Que répliquer à ce prétexte, sinon .que l'on
met César à la place de Dieu?
Si l'élection de l'évêque est entachée d'immixtion du civil, le pouvoir épiscopal
est à son tour sérieusement entamé. Deux organes administratifs sont occupés
à rogner l'autorité d'un évoque grec: le Saint Synode et 1' « épitropie * diocé-
saine, chargée de la question financière. De tous temps l'esprit et la pratique de
lÉglise a été la décentralisation du pouvoir. Or, le Saint Synode, s'inspirant de
principes tout à fait opposés, entend exercer l'autorité suprême de manière à ce
que l'évêque devienne son sujet; il prétend aussi émettre des actes exclusivement
en son nom. Ce n'est pas tout, le gouvernement réclame sa part. Selon l'ordre
exprès des saints canons, le soin et l'administration de toutes les affaires ecclé-
siastiques incombent à l'évêque. Dans le but de lui faciliter l'exercice du minis-'
tère pastoral, on avait jadis nommé des économes épiscopaux comptables
à l'évêque. Le temps des économes est passé et nous en sommes à celui des
« épitropes ». Ceux-ci échappent dans leur élection à toute intervention épisco-
pale, dans la gestion des affaires de leur ressort à tout contrôle et à toute sur-
veillance de la part du chef du diocèse. Qui donc a l'œil sur les finances? c'est
1 « épitropie », qui, à son tour, ne voit que par les yeux du préfet ou du maire.
En résumé, rôle d'intrus exercé par le Saint Synode, immixtion du
pouvoir civil dans les élections épiscopales et dans l'administration
diocésaine, telles sont les atteintes dont souffre le gouvernement
ecclésiastique. Quand on est ainsi ligoté, on ne peut guère agfir.
^40 ÉCHOS D ORIENT
5. Justice ecclésiastique. — Société parfaite, l'Église est en possession
d'une législation dont l'application intégrale lui assure une vie propre.
Nous venons de voir que l'État ne se gêne pas quand il s'agit de restreindre
le pouvoir épiscopal. Voici d'autres immixtions qui ne sont rien de moins
que funestes. Le Mémoire est très clair là-dessus. Un clerc est pris en
flagrant délit, le droit ecclésiastique exige ou son déplacement ou sa
déposition; mais le droit civil demande qu'avant l'application de la loi
la cause soit jugée aussi par les juges séculiers. Le délinquant est-il
passible d'une peine? Ou bien il y échappera, ou bien il continuera
à mener une vie scandaleuse pendant un long espace de temps, car qui
ne sait que la multiplicité des tribunaux éternise les procès !
Emboîtant le pas au gouvernement, le Saint Synode s'adjuge la
connaissance d'à peu près toutes les causes épiscopales. Mais bien
mal acquis ne profite jamais. A son tour le Saint Synode tombe entre
les griffes gouvernementales pour être soumis à un dépouillement en
règle. En définitive, conclut l'auteur, c'e5t l'Église devenue un organe
entre les mains du- roi et du ministère des Cultes, puisque les causes
ecclésiastiques qui doivent être connues par le pouvoir civil passent
par ces deux autorités, « les plus déconsidérées en matière judiciaire ».
Dernière entorse faite à la législation canonique. Les saints canons
déterminent: 1° Que le dénonciateur doit établir son accusation, pour
ne pas obliger l'Église à faire office de policier; 2° Que les témoins
feront leur déposition au tribunal. Or, qu'arrive-t-il en fait? Les juges
ecclésiastiques, sur la dénonciation dont ils sont saisis, procèdent à des
opérations de police, contraignant les témoins à charge où à décharge
de faire leur déposition selon la pratique des tribunaux civils chargés
d'appliquer le droit criminel. Le résultat de ces enquêtes, c'est souvent
un scandale beaucoup plus grave que celui qui a été occasionné par
le délit lui-même. On se prononce donc sur des actes signés à huis
clos, alors qu'un juge expérimenté apprend plus par l'examen de l'état
psychologique des témoins que par leurs attestations même écrites.
Voilà qui est donc à réformer.
6° Qtiestion économique. — Nous passons sur les considérants, pour
en arriver à ce qui intéresse l'Église de Grèce. Les églises paroissiales,
leurs bénéfices et leurs propriétés sont administrés par des épitropes qui
ne se considèrent- comptables ni à l'évêque ni au Saint Synode, et
qui dans leur gestion semblent ignorer que l'entretien du clergé et
des œuvres charitables constitue la destination primordiale des biens
ecclésiastiques. Le curé croit-il nécessaire une quête extraordinaire,
MM. les ipitropes interviennent pour faire observer combien la quête
CHRONIQUE DES EGLISES GRECQUES ET SERBES 44 1
ordinaire en souffrirait., Les fruits de celle-ci deviennent l'objet de
détournements imposés par l'amour-propre des épitropes, qui se croient
moralement obligés de laisser à l'église paroissiale un souvenir pal-
pable, tableaux, lustres, etc., de leur passage à l'épitropie (i).
Quant aux biens monastiques, l'État, nous dit-on, s'est montré plus
modeste dans ses prétentions. 11 avait été décidé d'employer les revenus
des établissements ecclésiastiques à l'entretien des évêques. des prêtres
et des maisons d'éducation. Après le recensement des monastères, on
<^n a désigné 232 qui passeraient sous la tutelle directe du gouver-
nement, tandis que les autres, au nombre de 226, seraient tenus de
fournir un revenu de 405650 drachmes. Cela se passait en 1833. Or,
on ne conçoit pas une administration sans caisse et une caisse sans
épitropie. La nouvelle épitropie fonctionnait indépendamment du pou-
voir ecclésiastique; cela ne lui porta pas bonheur, car en 1838 elle avait
cessé d'exister. En expirant, elle passa la bourse au ministère des Cultes.
Deux constatations à faire à la suite du métropolite, à propos de cette
évolution qui, après tout, n'est qu'un renversement des choses. L'assem-
blée nationale d'Argos, tenue au lendemain de l'indépendance, avait
bien décidé la réforme du clergé en lui assurant une formation et un
traitement solides, mais la jeune nation crut bon de commencer par
employer les revenus ecclésiastiques à l'entretien de ses écoles, C'est
évidemment illogique. De plus, comme nous venons de le constater,
à l'épitropie dissoute en 18^8 succède le ministère des Cultes. C'est
injuste. Aussi la révolution de 1909 supprime-t-elle le passé pour créer
une nouvelle caisse, confiée à une épitropie qui ~se compose des
membres suivants : le métropolite, deux membres du Saint Synode,
le procureur du roi et le chef de section du ministère des Cultes. L'épi-
tropie fonctionne sous la haute surveillance de ce même ministère, La
caisse est alimentée par les revenus des monastères; le contingent de
l'an dernier était de deux millions de drachmes, tandis qu'en iqio
il n'atteignait pas 300000. Cette somme est destinée* à l'entre'iien de
70 métropolites, archevêques, évêques, 1 1 prédicateurs, 64 professeurs
<l'écoles ecclésiastiques et 24 autres clercs et laïques engagés dans
l'administration ecclésiastique.
Cependant, la grande question, celle qui obsède Sa Grandeur, c'est
le traitement des curés dont le nombre, en comptant ceux de lancienne
et ceux de la nouvelle Grèce, n'est pas inférieur à 8000. Tout compte
fait, il ne faut pas moins de 24 millions de drachmes pour l'entretien
(i) Mémoire, p. 47.
442 ECHOS D ORIENT
de tout ce personnel ecclésiastique. Mais où trouver cette somme?
Les biens des monastères, les revenus des églises paroissiales intel-
ligemment gérés, parviendraient, aftirme-t-on, à en fournir la majeure
partie; quant au déficit, l'État, « qui doit beaucoup à l'Hglise », serait
invité à le combler par ses propres écus. On ne sait pas si ce dernier
se laisserait faire.
La solution de la question économique, ainsi présentée, paraît simple
et juste à la fois, et le métropolite s'en applaudit; malheureusement, elle
se heurte à une loi promulguée il y a quatre ans par le gouvernement
provisoire de Salonique et étendue à tout le royaume. Cette loi impose
l'aliénation des propriétés monastiques en faveur des cultivateurs sans
terres et des réfugiés grecs. Si la fin de la loi est excellente, le moyen
est trop violent; c'est la pensée de l'auteur. Comment! un propriétaire
particulier aurait le droit, après aliénation de ses terres, d'en garder
dix hectares, et un établissement pieux serait privé de ce même droit,
alors que le second article de la Constitution hellénique prescrit le
respect des saints canons relatifs à l'inaliénabilité des biens ecclésias-
tiques? A supposer même que les monastères aient perdu leur raison
d'être, ce qu'on ne peut admettre que sous bénéfice d'inventaire, on
n'a pas le droit, dit en substance le métropolite, de confondre deux
questions d'ordre différent : raison d'être des monastères et biens
monastiques. Et de fait, en substance, les revenus de ces biens appar-
tiennent, depuis 1909, à la caisse ecclésiastique dont il a été question
précédemment.
7. Relations de l'Église et de l'État. — Ce paragraphe est principalement
consacré à l'histoire des relations de l'Église et de l'État. Ces grandes
esquisses nous paraissent trop hâtives, et, malheureusement, l'imagi-
nation y a plus de part que la raison froide. De l'air le plus sérieux,
Mgr Mélétios affirme que les Papes se sont constamment mêlés de ce
qui ne les regardait pas; tandis qu'à Byzance on a toujours eu, en
dehors des jours' d'orage, le plus grand respect pour les droits d'autrui,
l'Eglise et l'État s'occupaient chacun de ses affaires respectives! C'est
bien le cas de répéter : Amiens Plato, sed magis arnica veriias. Où en
est l'Église de Grèce d'aujourd'hui au point de vue de ses relations
avecLÉtat? L'Église autocéphale, on nous l'a dit, nest plusquune section
du ministère des Cultes. En effet, l'État fait la loi dans les affaires ecclé-
siastiques : administration des biens d'Église, intervention dans les
élections épiscopales, fondation du Saint Synode, nomination de deux
membres du Saint Synode réservée au gouvernement, présence du
procureur du roi dans les assemblées synodiques, présence nécessaire
CHRONIQUK DES EGLISES GRECQUES ET SERBES 44^
SOUS peine de nullité des décisions, causes ecclésiastiques connues p»r
les tribunaux civils : autant d'ingérences qui placent l'Église sous la
coupe de l'Etat. Pourquoi la signature du procureur du roi dans les
décisions du Saint Synode? Réponse officielle : les membres de cette
assemblée se surveilleront davantage pour ne pas empiéter sur autrui.
En conséquence, la religion de l'État est moins favorisée, à cet égard,
que les autres cultes. Mais voici le piquant de l'aventure. Le premier
article de la Constitution prohibe le prosélytisme dirigé contre la religion
officielle, l'orthodoxie. C'est une faveur et presque un droit, semble-t-on
nous dire. Mais cette faveur a eu le sort des roses... Elle a vécu. L'ar-
ticle 195 du Code pénal n'a pas tardé à défendre tout prosélytisme mené
contre les cultes existant dans le royaume. Ceci semble ravaler l'Église
orthodoxe, bien que la condamnation de tout prosélytisme soit tout
à fait dans la logique des idées du métropolite d'Athènes. On est devenu
en quelque sorte le jouet du gouvernement.
Y a-t-il une cause qui explique cet asservissement de l'Église? Oui,
paraît-il, et elle date du jour de l'indépendance nationale. Pour mieux
marquer son émancipation politique, la Grèce d'après 1821 travaille
à l'obtention de son indépendance religieuse; elle veut constituer une
Église autocéphale. Quelque vingt-cinq années plus tard, ses vœux sont
exaucés et le patriarche de Constantinople délivre le décret d'émancipa-
tion ecclésiastique. L'Église devient nationale, et l'Etat en profite pour
en faire une administration politique. Cependant, depuis la révolution
de 1909, le gouvernement semble vouloir réparer cette anomalie, La
meilleure solution de ce grave problème, pense le métropolite, serait
encore l'Église libre dans l'État libre, c'est-à-dire la séparation des deux
pouvoirs (i).
ir PARTIE — L'ÉGLISE ENSE1GN££
Cette partie a pour but de nous renseigner sur la formation et la vie
religieuse du peuple grec.
I. La prédication. — La chaire sacrée se tait. La cause? demande
M^'- Mélétios. La négligence et avant tout le défaut de prêtres capables de
prêcher la parole évangélique. Depuis quelque temps on a nommé des
prédicateurs ambulants, un pour chaque diocèse. C'est insuffisant. Autre
raison. C'est que les offices liturgiques sont tellement longs qu'il devient
quasi impossible d'y insérer un sermon. De plus, un curé qui doit
chanter l'office, la Messe et prêcher ne saurait résister longtemps à cette
(i) En ce qui concerne ie clergé régulier, on peut soir Echos rf'0?•»eM^ avril-juin igao,.
p. 214.
444 ECHOS D ORIENT
besogne écrasante. Et puis, l'assistance, trouvant les cérénnonies trop
longues, finit par s'ennuyer. On oublie, fait remarquer l'auteur, que
tous ces offices ont pris naissance dans les monastères où les moines
disposent de tout leur temps pour vaquer aux exercices du culte divin.
N'oublions pas, continue-t-il, que la presse est devenue un organe de
prédication. Les bulletins religieux devraient compter plus de lecteurs
et dépasser le tirage actuel, qui atteint à peine le chiffre de i ^o ooo.
2. L'enseignement au moyen du culte divin. — Mk»" Mélétios prône la
formation liturgique des fidèles.
Que d'enseignements dans les ronctions sacrées, l'administration des sacre-
mentsl Hélas! ces richesses spirituelles demeurent stériles par la faute da
ministre sacré, qui lit pour ne pas se faire comprendre, et des assistants qui
bavardent parce qu'ils n'entendent rien aux paroles de l'officiant. Sans doute,
la langue liturgique n'est pas à la portée de tous les esprits, mais pourquoi le
pasteur ne prend-il pas la peine d'en instruire ses ouailles? Comment le ferait-
il si lui-même n'entend pas ce qu'il lit?
On va recevoir un sacrement sans en connaître la nature. Ainsi le pénitent
s'agenouille devant son confesseur sans même avoir l'idée qu'il se trouve en
présence de Dieu. L'essentiel, c'est d'effacer une liste de péchés pour pouvoir
en commencer une nouvelle (i). On confère le sacrement de l'Ordre à de» sujets
qui ne connaiss.nt pas le premier mot de la liturgie. De là ce désordre dans les
cérémonies sacrées et par contre-coup les bavardages de l'assistance.
Ces plaintes ne sont que trop justifiées.
Autre problème. La question du chant sacré demeure encore sans
■solution. Le peuple chrétien ne veut plus de la musique byzantine,/ il
•préfère la polyphonie. Que faire? Les chantres deviennent rares; et le
pauvre curé de village, après avoir chanté les Laudes, ne se sent plus
de taille à commencer la Messe solennelle. Jusqu'ici, il est vrai, il pouvait
encore compter sur le dévouement de l'instituteur, mais on nous apprend
que depuis quelque temps ce dernier choisit l'heure de la Messe pour
faire sa promenade hygiénique.
3. L'école. — « L'histoire nationale nous présente l'école s'abritant
constamment à l'ombre de l'Église » ; il y eut même un temps où ces
deux établissements se fondirent en un seul sous la direction intellec-
tuelle et religieuse du ministre de Dieu. Aussi voyons-nous le père de
famille envoyer son enfant à l'école principalement pour lui assurer
(i) Mémoire, p. 7g: MeraSaîvet Ij^wv Tr,v àvTiXr,'^tv ôti TrpôxsiTai va inoiëityr, sva y.ari-
.oyov àfxapTuov oia. tt,; upilsto; rr,? Tuyy/i>pT,riXY-; vjyf^; onu>; àp/i'irr, vî'ov. L'auteur du
Mémoire dépeint également les scènes qui ont lieu pendant la distribution de la com-
munion aux rares jours où les fidèles s'en approchent. Tcrut ce qu'il en dit n'est
malheureusement que trop vrai.
CHRONIQUE DES ÉGLISES GRECQUES ET SERBES 44=;.
une instruction religieuse solide, sauvegarde certaine de sa nationalité.
En conséquence, peu ou point de catéchisme dans la famille. L'insti.
tuteur ne se contentait pas d'un simple cours, il menait les élèves
à l'église où ceux-ci, tout en accomplissant leurs devoirs religieux,
prenaient part aux cérémonies sacrées. C'était l'âge d'or. Mais voici
l'âge des réformes et de la décadence. Aux yeux des réformateurs,
l'instruction religieuse est un cours tout à fait secondaire, par con-
séquent c'est lui qui doit faire les frais lorsque les rédacteurs de
programmes sont dans l'embarras à propos d'un nouveau cours à
introduire et d'un supplément d'heures à assurer à une autre matière.
Naguère, les professeurs d'instruction religieuse étaient entretenus aux
frais de l'Etat; aujourd'hui c'est au trésor ecclésiastique à leur assurer
leur traitement; 300000 francs suffisent à peine. Les réformateurs,
nous affirme le métropolite, vont plus loin; ils cherchent à supprimer
l'instruction religieuse des quatre années du gymnase, après avoir
écarté de tout droit d'inspection les évêques eux-mêmes.
La question des manuels scolaires n'a pas reçu une solution très
heureuse; sans doute on y rencontre encore une teinte religieuse, mais
les idées franchement confessionnelles sont écartées sous prétexte
qu'elles ne tiennent pas compte des capacités de l'enfant. Par contre,
on a ouvert la porte aux idées de positivisme et de pragmatisme qui
sont loin d'être combattues par des cours de religion sérieux. 11 serait
préférable, pense le métropolite, de supprimer ceux-ci au nom de la
liberté de conscience et de l'égalité des cultes, et d'en avertir les
familles.
4. La lecture d'ouvrages pieux. — « Ami du savoir, le peuple grec ne
pèche pas par excès de lecture. » M^"" Mélétios ajoute qu'il en a toujours
été ainsi (i). « Ne pas chercher la sagesse dans les livres est propre
à la race hellène. » (2) Et ce caractère de la race est d'autant plus
accentué que les vrais livres font défaut, particulièrement dans la litté-
rature religieuse rrioderne. Le métropolite avoue ingénument ne pas
« connaître un livre de piété vraiment populaire ». Ceux qui circulent
aujourd'hui ne brillent pas par un contenu clair et pratique (3).
On ne lit plus l'Ecriture sainte. Ceci, paraît-il, peut être justifié en
partie. L'Eglise orthodoxe, devant faire face au dogme et aux tendances
des protestants, a plus ou moins écarté les fidèles de la lecture des
(1) Mémoire, p. 87: 'O 'l'",/,/,r,v'.y.ô; Xaô; ibixi î;/.0|i.aOr,:. à),/,' '>•/•. y.-X'. :;> avxYvt.'iTrr,:.
(2) Mémoire, p. 87.
(3) Mémoire, p. 87.
446 ÉCHOS d'orient
livres inspirés. Néanmoins, sous la poussée de la propagande protes-
tante, on a vu paraître des traductions de la Bible en grec moderne (i).
L'Église orthodoxe ne pouvait que condamner ces tentatives qui créaient
la confusion. La lutte fut terrible, car il fallait en même temps compter
avec les missionnaires catholiques. Rien d'étonnant, dès lors, que dan3
rivresse du combat les champions de l'orthodoxie aient émis des idées
plus ou moins justes au sujet de la lecture des Livres Saints. N'a-t-on
pas entendu le patriarche' de Jérusalem, Dosithée, proclamer « qu'en
général il est défendu au peuple chrétien de lire la Sainte Ecriture »•?
5. La religion dans la vie du peuple grec. — Saint Paul a déclaré aux
Athéniens qu'ils étaient le peuple le plus religieux de la terre. Le même
éloge peut être adressé à toute la nation hellène, c'est Sa Grandeur qui
nous l'affirme. Mais le sentiment religieux doit être alimenté, tout
dépend de la doctrine qu'on lui présente. « Or, la nation grecque n'a
aucune raison d'être mécontente de la forme religieuse qui lui a été
transmise. Son attachement à l'orthodoxie, à cette orthodoxie qui vit
et parle dans la terre nationale et dans les écrits de ses pères, a abouti
à la première protestation contre l'Église romaine. » L'auteur veut sans
doute dire que Photius et ses partisans furent les premiers « protes-
tants » dans le sein de la chrétienté. Nous ne contestons pas le fait
ainsi caractérisé, mais simplement sa prétendue origine, à savoir la
vivacité du sentiment religieux.
On reproche au peuple grec son attachement presque aveugle aux
moindres formes extérieures de sa religion. En l'occurrence, nous dit-on,
ce reproche n'en est pas un. En effet, c'est grâce à ce formalisme que
la religion à pu se conserver intacte pendant les dures années de la
servitude. La réponse ne manque pas de justesse. Un autre reproche,
beaucoup plus grave, c'est la tendance des lettrés vers l'athéisme ou
du moins la liberté qu'ils prennent vis-à-vis des pratiques extérieures
4u culte. Le peuple s'en est déjà aperçu, et peu à peu le titre de lettré
devient synonyme d'irréligieux. La constatation de ce phénomène devrait
inspirer l'Église enseignante. Condamner toute nouveauté ou toute
réforme sur le terrain des formes matérielles de la religion, c'est ni plus
ni moins réserver celle-ci aux ignorants, alors que saint Paul s'efforçait
de se faire tout à tous pour sauver les âmes. Conclusion : il faut tenir
compte de l'esprit des gens instruits, et Mf Mélétios est décidé à le faire.
0) On peut, à ce sujet, se référer à une chronique qui a paru ici même lors de la
traduction de l'Evangile en néo-grec: Echos d'Orient, t. XIV (igii), p. i8i-i83. Voir
aussi Echos d'Orient, t. V (1902), p. 321-332 et t. VI (1903), p. 230-240, deux articles
relatifs à la môme question.
CHRONIQUE DES EGLISES GRECQUES ET SERBES ' 447
Les réformes qui s'imposent d'elles-mêmes sur ce terrain comme sur les autres
ne pourront être réalisées que par une Eglise libre de ses mouvements. Ce n'est
pas un synode permanent, composé de cinq membres, qui parviendra à résoudre
tous ces graves problèmes. Revenons, conclut l'auteur, à la pratique des saints
cinons, l'amélioration sera chose certaine et facile.
On souhaiterait un autre retour en plus, celui qui assurerait à l'Église
de Grèce une vitalité moins apparente, mais plus réelle, dans la grande
unité chrétienne,
lir PARTIE — LES RÉFORMES QUE L'ON PROPOSE
En voici les lignes générales (i).
Autorité suprême. — Elle réside dans l'assemblée de tous les évêques
du royaume, et qui tient deux séances par an.
Évêques et diocèses. — Autant de diocèses que de départements. Chaque
diocèse comprend plusieurs circonscriptions qui possèdent chacune leur
chef, un délégué de l'évêque. Tout diocèse doit avoir un inspecteur.
Le diocèse constitue une personne moralie parfaite. Le Conseil épis-
copal comprend douze membres dont la moitié sont pris parmi les
laïques. Il gère les biens du diocèse et n'a qu'un droit d'inspection vis-
à-vis de la gestion des biens de chaque paroisse.
Paroisses. — Elles sont urbaines ou rurales en raison de la .pxjpula-
tion, des aptitudes et du traitement des curés. Les Conseils paroissiaux
sont élus par le peuple; le curé, s'il en est capable, les préside. Le curé
est nommé par l'évêque sur la proposition des fidèles. Ne sont inamo-
vibles que ceux engagés dans l'état matrimonial. La caisse épiscopale
est chargée de leur traitement. La cathédrale est le centre du culte divin
pour tout le diocèse, c'est là que doivent être exercés les futurs curés.
t^ie monastique. — Chaque communauté religieuse, , outre le but
général d'atteindre à la perfection évangélique, doit se proposer une fin
d'utilité sociale. Le supérieur, élu par les moines et confirmé par l'évêque,
est déclaré inamovible. Vivant en communauté, les moines ne seront
point propriétaires.
La justice ecclésiastique . — Une officialité par diocèse, une Cour d'appel
-et un Tribunal suprême pour toute l'Église, tels sont les organes de la
justice ecclésiastique. L'officialité se compose de trois membres, elle
a le droit d'infliger toutes les peines canoniques. La Cour d'appel com-
prend également trois membres, pris dans le corps épiscopal; le pré-
-sident est élu par le Synode général et les autres membres désignés
(i) On eh a déjà parlé dans la chronique, avril-juin 1920.
448 ÉCHOS d'orient
par le sort. Quant au Tribunal suprême, c'est le Synode général lui-
.même. Le pouvoir disciplinaire est exercé par l'évêque dans sa cir-
conscription vis-à-vis des clercs, et par un tribunal à cinq membres
à l'égard des évêques passibles de peines légères.
Administration des finances ecclésiastiques. — On devrait créer quatre
caisses. Caisse paroissiale, une pour chaque paroisse, chargée de l'en-
tretien de l'édifice religieux et de son personnel, à l'exception du curé.
Caisse épiscopale, une par diocèse, qui assurerait le traitement des curés^
des épitropes épiscopaux, de l'inspecteur épiscopal, des inspecteurs de
l'administration paroissiale, du personnel de la secrétairerie épisco-
pale, etc. Caisse du couvent. Caisse générale chargée de fournir le trai-
tement de tous les évêques, des professeurs de religion, les dépenses
de la Cour d'appel, du Tribunal suprême et du Tribunal disciplinaire,
les frais imposés par la formation du clergé et en général par tous les
besoins de l'Eglise. Chaque caisse s'alimente à des sources spéciales,
inutile d'insister sur leur énumération.
Quant au montant du traitement des ministres de l'Église^ on s'in-
spirera de la règle suivante : Correspondance entre les traitements des
fonctionnaires civils et ceux des ministres ecclésiastiques.
Le mode de l'élection épiscopale. — Le Synode de tous les évêques
choisit parmi les trois candidats que lui présentent les représentants
respectifs du clergé et des fidèles du diocèse.
L'élection du métropolite. — Elle a lieu dans une assemblée com-
posée des évêques, du Conseil métropolitain, des représentants de tous
les Conseils épiscopaux, de tous les membres du Conseil des ministres
ainsi que d'autres personnages ecclésiastiques et laïques. Il y aurait
encore bien des détails à donner sur cette partie du Mémoire, toutefois
leur intérêt nous paraît plutôt secondaire. Nous avons tenu à suivre de
plus près ce qui concerne l'état actuel de l'Eglise de Grèce, là du moins
nous sommes en présence de faits qui se passent de tout commentaire.
Quant aux idées personnelles de M&r Mélétios, elles nous font venir
à l'esprit le dicton populaire : L'homme propose et Dieu dispose. Beau-
coup d'innovations hardies, mais, franchement, est-ce que le peuple grec
ne demande pas plus? 11 semble que oui. On se plaint un peu partout
dans le royaume — et cela se voit surtout dans les lettres qui alîfluent
aux bureaux du bulletin religieux d'Athènes — que la vraie vie, la vraie
piété n'est plus le fait des enfants de l'Église orthodoxe. On s'aperçoit,
et c'est peut-être une grâce de Dieu, que l'on est atteint de paralysie
spirituelle : trop de formules et pas assez de lumière, trop d'apparences
et presque pas de fonds. L'âme cherche une nourriture substantielle,
CHRONIQUE DES EGLISES GRECQUES ET SERBES 449
abondante, et elle ne rencontre personne qui puisse lui rompre le pain
de la parole évangélique.
Ah! si elles savaient, si elles voyaient, ces pauvres âmes! Mais le
moyen de voir, quand ceux qui devraient être lumière tournent le dos
au soleil! (i)
V. Grégoire.
Athènes, septembre 1920.
II. Anglicans et orthodoxes,
La revue athénienne de théologie « Kaivr, AiBayr] » fait connaître au
monde orthodoxe les faits et gestes de la mission grecque ecclésias-
tique de l'année 1918. Partis d'Athènes au mois de juillet, Mr Mélétios
Métaxakis et ses compagnons, clercs et laïques, se rendent d'abord aux
Etats-Unis, puis en Angleterre. Cette pérégrination était motivée par la
(1) M*' Mélétios, tout en élaborant des projets de réforme, met aussi la main
à l'œuvre. En voici la preuve. Il s'agit du sacrement de l'Extrême-Onclion. Administré
selon le rituel compliqué de l'Eglise grecque, ce sacrement demande au moins une
heure. En dehors des inconvénients que l'on devine facilement, il y en a un autre qui
provient du fait que, dans les pays d'orthodoxie, ce sacrement n'est pas réservé seu-
lement aux malades en danger de mort, mais fréquemment réitéré même aux bien
portants et administré par manière de préparation à la communion eucharistique. Or,
voici ce qui arrive. A cause de la longueur même des cérémonies, un prêtre ne pour-
rait pas la recommencer plus de cinq fois par jour. Résultat : le pappas invité par
les familles aisées s'y rend volontiers, et, pendant qu'il fait des onctions sur des bien
portants et sur des bien payants, des moribonds expirent sans les secours religieux
auxquels ils ont droit. Conclusion : il faut abréger les cérémonies du sacrement de
l'Extrême-Onction. Le métropolite a eu le courage de le faire, et le journal Kairoi [Us
Temps) celui d'y trouver matière à critique. Ce renseignement est tiré du Messager
ecclésiastique, bulletin religieux du diocèse d'Athènes, avril 1920, n° 25, p. 23o.
Autre réforme à opérer. On sait que dans leurs églises liS Grecs consomment une
grande quantité de cire. Dès qu'il entre dans une chapelle, tout * bon chrétiei » doit
allumer un cierge. Il y a des abus du côté des fidèles, qui risquent de prendre leur
chandelle pour leur double et de ne pas se croire tenus à d'autres actes de culte;
quant aux vendeurs de cierges, installés à l'intérieur de l'église, ils se transforment volon-
tiers en éteignoirs ambulants et trop pressés. On en a porté plainte à qui de droit.
Voici la réponse parue dans les colonnes du Messager ecclésiastique (avril 1920,
n* 25, p. 238).
Les vendeurs de cierges s'empressent de les éteindre une fois les fidèles éloignés
du grand chandelier. Réponse : évidemment, ceci n'est pas selon les convenances, mais
remarquez que : i' il est déplacé de ne pas ramasser les cierges avant leur extinction;
Pourquoi ? parce que, a) il faut faire de la place pour les autres (Motif de charité.) ;
b) les cierges éteints servent encore au culte. (Il faut être large.) — 2° Prétendre con-
sumer son cierge, c'est rendre son offrande moins spirituelle que les sacrifices de la
loi mosaïque où, exception faite pour l'holocauste, on ne consumait qu'une minime
partie de la victime, tandis que la plus grande partie était réservée aux dépenses
générales du culte. Remarque finale : c'est s'illusionner de croire que l'on force Dieu
en lui brûlant un cierge. Dieu préfère un cœur contrit.
Que trouver à objectera des arguments si supérieurement subjectifs? Et dire que
ces abus ont lieu sous les yeux du métropolite, dans sa cathédrale 1
Échos d'Orient. — T. XIX. 18
4=iO ECHOS D ORIENT
nécessité d'une nouvelle organisation d^es colonies grecques d'Amérique
pour leur permettre de résister avec plus de succès aux machir^ations
de la propagande bulgare (!)'. L'historien de cette itournée apostolique,
rarchimandrite Chrysostome Papadopoulos, traduit m un style cousu
d'exclamations l'ébahissement de ses compagnons devant la 'vie irktense
du nouveau monde. Progrès matériel, commodités de la vie, aisance,
facilité des communications, mouvement perpétuel, propoTtionà colos-
sales des fabriques de viande frigorifiée, autant de merveilles qui n'ont
permis aux missionnaires que de jeter un coup d'oeil distrait sur la
vie religieuse et les œuvres des catholiques. Civilisation matérielle et
milieu essentiellement démocratique, voilà ce qui surnage des multiples
impressions.
Tout ens'occupant, sans aucune arrière-pensée, des colonies grecques
et de leurs intérêts spirituels, les membres de la mission se sont vus
entraînés dans un mouvement d'idées auquel ils étaient loià de penser.
Les Anglicans proposent aux orthodoxes l'étude de l'union des Églises.
Eitonnement et surprise des envoyés grecs. In^içtaiiçe des anglicans.
D'où réunions et débats théologiques â New^York et a Londres. La
revue « Kaw, A'-oayr. » publie /// extenso ces discussions à caractère
purement officieux où, d'un côté comme de l'autre, on constate le désir
d.e l'union des deux Eglises orthodoxe et anglicanç, en mirne tçoips
<3[u'une certaine disposition à faire les concessions iiécessair^s à la réa-
lisation de ce vœu qui ne date pas d'aujourd',hui(i).
Les points débattus dans les séances solennelles, à New-York comme
à Oxford, sont les suivants : validité dés prdinatîoiis anglicanes, les
trente-neuf articles, la question du Fil loque, les Synodes œcumé-
niques, les sacrements, le baptême, la confirmation et le VII'' concile
œcuménique.
L'Église catholique a exprimé officiellement sa pensée sur la validité
des ordinations anglicanes. Il est intéressant de savoir ce que l'Eglise
grecque pense de cette question capitale. Les aUi^licaiis des Etats-Unis
tiennent à le savoir; aussi la première question posée par eu^ aux
membres de la mission grecque est-elle celle-ci : Oui ou non, rÉglise
grecque reconnaît-elle la validité des ordinations anglicanes? Nous
donnons la réponse du métropolite d'Athènes.
(i) Voir Ka:vr, A-.Çayr,, numéros de janvier et suivants 1920.
A propos de l'union entre orthodoxes et anglicans, on peut aussi voir Echos d'Orient
juillet 1919, p. 422, et surtout l'article publié par M'' L. Petit dans les Echos d'Orient,
t. VUI, 1905, p. 32i-.)28: « Entre anglicans et orthodoxes au début du xviii' siéc-e
(1716-1725). »
CHRONIQUE DES ÉGLISES GRECQUES ET SERBES 45 I
« L'Église orthodoxe pourrait xaT'o-.xovouiav reconnaître la validité
des ordinations anglicanes ,(1). Le jpur de l'union dés Ueux Églises, elle
accepterait comnié canoniquement ordoin nés îles ^vêques etjleS prêtres
de l'Église anglicane, mais aux conditions siiivanteis : reconTiaisliPnce
de la part des anglicans du sacerdoce comme sacrement et du^ dToit du
corps épiscopal de décréter d'tme façon infaiftibie en concile œcU-Tné-
nique, .enfin rejet des trente-rteuf articles du book of prayerX^i). >>
Que pensent là-dessus les anglicans? Sanfe doute, teups amis leur
semblent un peu exigeants; maiis, par amour de la paix et de Puntan,
i!s sont disposés à entrer dans la voie des sacrifices, en admettant ces
conditions, non point cependant sans les faire passer au piéaflable par
le cribk de la discussion. A supposer donc qu'après mûr fcxï^rien ces
conditions ne soient point acceptées, quelle sera l'opinion du métro-
polite sur la valeur des ordinations anglicanes? Elle^ changera certai-
nerrient. Que devient, dès lors, te respect du dogme fet de l'histoire?
On (étouffe ces scrupules par le mot écanomk, wtovou-la.
La question du Filioqm est un peu plus délicate, et, par suite, la
discussion un peu plus animée. Si les anglkiKns malntiemient ie
Filiaqite dans leur symbole, c'est uniquement dans )e 'bftit^d'évfîer lés
erreurs opposées. Que les Grecs se rassurent donc, leurs amis n'en-
tendent point admettre deux principes de la divinité àw Salrkt-^Esprtt.
L'Église grecque, au contraire, ne veu-t à aucun prix de l'add»tk)in du
Filiaqtie. Que faire? Va-t-on rester sur ses pasltions au risque de
compromettre le grand bien de lunion? Le métropolite en e$t tout
bouleverse. Il lui i^ste cependant assez de présence d'esprit poiu' dire
à rassemblée que ce point est à débattre dans les séances qui précé-
deront le jour de l'union des deux Eglises. Il compte fermement sur
des lumières plus abondantes. La solution ne nous éloigne g^ère du
■/.%z 'èUov&JA'lav, de « l'économie » de tout à l'heure. ToutetJ&is, les
anglicans n'aiment pas attendre. Évidemment, o« est d'accord sur la
doctrine, on anathématise toutes les erreurs relatives à ce point du
<i) Celle formule « /.a-r' ol/.ovotAtav », qualitiée à bon droit de « per'e théoJogique »
par notre confrère le R. P. Martin Jugie, joue un grand rôle chez |es théolog,iens
modernes de l'Eglise grecque dans la question de la vïtiidité des saerei»ents admi-
nistrés par les hétérodoxes. La théorie de IVjixûvoaîa (disons, en ^on^ant ap mdf sa
forme françi^se, mais en lui réservant sa signification bien spéciale : l'économie) date
ie lafarpeuse définition lancée contre le baptême latin par le patriarche œcuménique
Cyrille V, Léconomie, d'après les théologiens tgrecs, « est la facilité que possède la
véritable Eglise de rendre valides ou invalides à volonté Jes sacrements administrés
hors de son sein ». Voir Echos d'Orient (.1-908), p. 259-260.
(2) Les Grecs n'exigent pas le rejet absou de ces articles. Pour ne pas compro-
mettre l'union, ils demandent aux anglicans de les tenir non comme un symbole mais
coh>me un fait historique.
4S2 ECHOS D ORIENT
dogme, mais les Grecs sont tentés de faire plus grand cas du mot que
de la chose. Le Rév. Emhardt propose d'ajouter une note aux deux
symboles pour expliquer la présence ou bien l'absence du terme
Filioque. Le métropolite, cependant, espère que l'on sera mieux inspiré
dans un avenir prochain.
Malgré leur bonne volonté, les anglicans paraissent assez irréduc-
tibles au sujet des sacrements en général. Un Révérend présente un
compromis de son invention. Ne pourrait-on pas à la rigueur admettre
tous les sacrements à l'aide d'une petite distinction? Le Baptême et la
Cène seraient les grands sacrements; quant aux autres, on les appel-
lerait « sacrements inférieurs ». Ce ballon d'essai demeure sans succès.
Venons-en au Baptême. La parole est à l'archimandrite Papadopoulos.
L'Eglise grecque, dans le but de lutter avec plus d'efficacité contre le
prosélytisme des missionnaires catholiques, rejette le Baptême de
l'Église latine. Cependant, cette façon de voir et de faire, qui n'est
après tout dictée que par le désir d'éviter un malheur, n'est pas absolue
au point de ne pas être susceptible de modification. Le jour où les catho-
liques renonceront à toute idée de prosélytisme, l'Église orthodoxe
sera toute disposée à reconnaître la validité de leur Baptême; mais,
qu'on le remarque bien, ce sera encore une reconnaissance « d'éco-
nomie », xax" olxovotjiiav. Quant aux anglicans, eux aussi ont encouru
le reproche de prosélytisme adressé aux catholiques.; toutefois, par
amour pour l'union, leurs amis les orthodoxes sont assez condescen-
dants pour reconnaître la validité de leur Baptême. Il est donc bien
entendu que, désormais, sous peine de ne pas plaire à l'Église ortho-
doxe, l'Eglise anglicane renonce à tout prosélytisme. C'est une question
de vie ou de mort pour le sacrement du Baptême.
Et la Confirmation? Séparation du sacrement de Confirmation d'avec
celui du Baptême, et collation par triple imposition des mains : telles
sont les caractéristiques de la Confirmation anglicane. Chez les Grecs,
au contraire, les rites du Baptême sont suivis immédiatement de ceux
de la Confirmation, et pour ce dernier sacrement on fait usage des
onctions. Malgré ces divergences, on espère trouver un terrain d'en-
tente, mais toujours... demain.
Une réponse ad hominem. Question des anglicans : « Le mariage
est-il un sacrement nécessaire au salut? » Réponse du métropolite :
« Nullement, puisque moi-même (qui accomplis tout ce qui est néces-
saire au salut) je suis célibataire. » (!)
En Angleterre, la discussion a porté principalement sur les décisions
du Vile Concile œcuménique, qui consacre le culte des images. Les
CHRONIQUE DES EGLISES GRECQUES ET SERBES 4S^
difficultés opposées par les anglicans ne semblent pas cependant com-
promettre l'union désirée. On finit toujours par s'entendre... dans
l'avenir. Voici enfin la pensée du chroniqueur de la Kawr, AiSayfi sur
toutes ces controverses :
Il y a lieu d'avoir bon espoir. L'union des deux Églises est certainement pos-
sible. La raison? Tout d'abord l'Église grecque n'est tenue à aucun sacrifice
sur le terrain dogmatique ou disciplinaire. Donc de ce côté point de difficulté.
D'autre part, l'Église anglicane rejette les deux extrêmes du protestantisme et
du papisme, et par contre-coup se rapproche de l'Église orthodoxe à tous les
points de^vue : dogme, culte et vie religieuse. Le culte des images n'est point
absent de chez elle, et sa vie monastique aussi bien que son horreur pour tout
prosélytisme s'inspirent des sources grecques. Il faudrait être aveugle pour ne
pas voir que ces multiples points dô contact, s'ils ne rendent pas pour le moment
possible une union complète, assurent du moins des relations amicales, çù.-.y.r.v
iTTkxoivtoviav. En conséquence, tout ce que* l'on peut faire pour le moment, c'est
de se témoigner des sympathies mutuelles inspirées par la chanté chrétienne.
Unissons les cœurs avant tout, l'entente des esprits n'en deviendra que plus
certaine.
Nous ne croyons pas nécessaire de nous évertuer à souhaiter le
contraire, tant les expériences tentées Jusqu'ici, aussi bien que le
désarroi qui a présidé aux assemblées dont nous parlons, nous rendent
sceptiques. Il n'est pas, croyons-nous, téméraire d'affirmer que pour
l'honneur même de l'Eglise orthodoxe l'union projetée est plus que
problématique, pour ne pas dire irnpossible.
V. Grégoire.
Athènes, septembre 1920,
II. Eglise de Constantinople
1. L'élection du patriarche. — Le 24 octobre 1918, M&»- Germain V,
patriarche de Constantinople depuis 19 12, était déposé sous la pression
populaire. Que lui reprochait-on ? Sa complaisance pour les Jeunes-
Turcs, dont il favorisait la politique si funeste à la nation grecque,
l'accaparement de certaines fortunes, son avarice, etc. Les journaux ne
respectèrent point sa personne ni la dignité dont il était revêtu. On
nomma à sa place un locum tenens, Mg"" Dorothée, métropolite de Brousse.
D'après la constitution ecclésiastique élaborée en 1860-1862, celui-ci
devait convoquer dans les quarante jours le collège électoral destiné à
élire le nouveau patriarche (1). 11 n'en fit rien, d'accord avec le Saint
(i) Cf. Echos d'Orient, t. XIV (191 1), p. m.
4,54 ECHOS D GTïiEî^T
Syîïocie et la majorité des hommes: influents. C'est que la situation: était
tout autre qjufc sdusile régime dies sultams?. Là Turquie aux abois veo-attt
designer un armistice qui la mettait à la discrétion des puissances de
l'Entente. N'était-ce pas le moment de réalisa* enfin la « Grande Idée »
caressée par la plupart des Grecs depuis tantôt un siècle? Si la posses-
sion de ConstantinopleMeur était assurée, ou sî du moins les Turcs en
étaient expulsés, ce serait l'occasion choisie pour modifier un règlement
suranné, powr élite un chef religieux qui grouperait sous sa juridiction
lés Gréés du' rôyaufne et ceux du défuftt empire turc. En tout état de
cause, ir était bori d'attendre les événements.
11 parut nettement, dès le début, qUe M. Vénizélos était sinon l'inspi-
rateur, du moins le protecteur de ce plan. On disait même qu'il avait
un candidat tout prêt, ce Mg"" Mélétios Métaxakis, qu'il était allé cher-
cher à Chypre pour le faire asseoir sur le siège métropolitain d'Athènes,
d'urant l'été de 1917. Or, les affaires traînèrent en longueur et le besoin
se fit sentir de plus en plus pressant d'urt patriarche. Au jour anniver-
saire de la déposition de Mg»" Germain V, la presse examina de nouveau
cette question qui semblait cajiitale pour les intérêts de la nation. Là
pluj3{^rt id''ei!itfe eux sôutjarént aVec la Proodos qtie rélecticm s'impsosait
immédiatement, à moins que l'Asëefnblée natioiiale ne. fît connaîtra
les raisons sérJeusies qu'elle avait.de la différer. Le Néologos, que l'on
regardé comme le journal officieu*x du Phahaf, se contenta d'exposer
les deux opinions et les preuves apportées pour les défendre l'une et
l'autre. La Praia, sans se déclarer ni pour ni contre, estimait que
cette question aurait dû, avant même d'être discutée, être soumise à
« celui qui a seul qualité pour en apprécier l'importance et décider sou-
verainement, et qud se trouvait alors fort loin du patriarcat ».
On aurait dû obtenir à l'avance son assentiment non seulement pour l'élec-
tion,, mais aussi pour une simple discussion à ee sujet. Dans l'amas des pro-
blènies actuels, la création d'un noUveau est assez inopportune.
On attendit encore, espérant que le traité serait bientôt remis à la
Turiqule. Mais comme rien ne venait, les- gens finirent par perdre
patiende et plusieurs journaux attaiquèrent vivement les responsables
de la situation. Ils en profitèrent aussi pour faire le procès de l'Eglise
du Phanar dans des termes fort peu flatteurs, mais malheureusement
justifiés. Nous n'en citerons pour exemple que le leader d'un journal
de fondation récente, le Ponios :
Nons voulons un patriarche.
Nous demandons que cesse le chaos de l'imprécision, de l'anarchie, des ruses
et des abus de toutes sortes, établi au centre de notre nation. Nous demandons
CHRONIQUE DES ÉGLISES GRECQUES ET SERBES 45^
que disj>araissen:t ceux qui soutiennent lés œuvres ténébreuses, ceux qui
exploitent les sentiments patriotiques du peuple, les charlauins de la réclame
et du pharisaïsme.
Nou» demandons un patriarche !
Nous demandonjS q^u'on mette un terme à l'accaparement de la fortune natio-
nafe, nous demandons qu'on éloigne du patriarcat les usurpateurs et les
indignes, nou's demandons qu'on démasqué les usuriers profiteurs, ceux qui
gèrent la fortune nationale pour leur intérêt personnel, nous demandons qiie
cessent la grossièreté et la scélératesse de certains fônctiontlaires, grossièreté et
scélératesse qui ruinieni la dignité nationale, nous deniandons que l'on rejette
la lenteur, la partialité et la vénalité systématiques dans l'instruction des affaires.
Nous demand<^ns un patriarche !
NôUS" demandons qu'oti nettoie Tes éctifies d'Aùgias, nous demandons que
l'on purifie le foyer de pestilence commune appelé tribunal spiritue!,^ où de
jeunes ensoutanés, à crête de coq, acceptent avec complaisance les offres de
jolies femmes pour tourner ouvertement la loi et le droit.
Nous voulons »rr patriarche !
Portent l'entière responsabilité des extravagances, les conducteurs de la nation
qui remettent pour divers motifs l'élection d'un chef d'Eglise prudent, réunis-
sant en lui toutes les vertus chrétiennes, possédant au plus haut degré la
modestie, l'amour du prochain, le mépris de tous les biens terrestres et sacrifiant
sa vie pour la prospérité de son troupeau. Tel est le chefnational, tel est
le patriarche que nous voulons !
Les demi-mesures prolongent la situation chaotique. Les demi-mesures em-
pêchent le relèvement national. Les fluctuations perpétuelles et intéressées de
la politique changeante de ceux qui de leur propre autorité s'occupent de nos
atfaires nationales visent uniquement dans ce renvoi, dans la prolongation de
la situation anormale actuelle, l'accomplissement de leurs plus ardents désifs.
S'ils réussissent à faire différer encore pendant un an l'élection du patriarche,
ils triompheront définitivement au détriment du pauvre peuple, en le trompant
par des arguments captieux et en le conduisant enchaîné au lieu du martyre où
regorgeront sur l'autel des intérêts personnels les chefs nationaux qui incarnent
les sept péchés mortels (sic) (i).
DqDuis que ces lignes ont été écrites, la situation ne s'est pas sen-
siblement modifiée au Phanar. II pâmait cependant que le fameux tri^
bun'al spirituel a opéré d'heureuses réformes, s'il faut en croire les
journaux officieux. Les mêmes intrigues n'ont pas cessé pendant
toute l'année 1920. L'opinion populaire et les journaux ont réclamé en
vain la convocation immédiate de l'Assemblée nationales pour procéder
à l'élection du patriarche et ont montré les inconvénients graves de la
(i) Pontos, r* année, n* gi, 23 décembre [919 (v. s.).
456
ECHOS D ORIENT
situation. Les personnages qui dirigent la politique du Phanar furent
assez h.ibiles pour faire patienter les gens, en leur « bourrant le crâne »,
pour employer une énergique expression populaire. Des notes sibyllines
paraissaient à intervalles plus ou moins réguliers dans les journaux.
On disait que l'élection du patriarche ne pouvait avoir lieu avant que
la situation des Grecs dans l'empire ottoman fût réglée, que Constan-
tinople serait peut-être donné à la Grèce, et qu'alors le patriarclie devait
, être nommé par les représentants de tout le royaume; on faisait pré-
voir, par ailleurs, que les évêques dépendants du Saint Synode d'Athènes
allaient constituer un nouveau patriarcat, etc., etc. Derrière tout cela,
on sentait nettement l'influence de la politique de M. Vénizélos, Le
traité imposé aux Turcs, les faciles victoires des Grecs en Asie Mineure
et en Thrace et leurs prétentions nouvelles furent un dérivatif puissant
à la question du patriarche. La question politique primait la question-
religieuse. Les Turcs n'osent souffler mot, malgré toutes les infractions
dûment constatées au règlement solennellement approuvé parle sultan.
Le locum îenens peut se promener dans une automobile sur laquelle
flotte un petit fanion byzantin avec l'aigle noire bicéphale, sans que la
police turque ose enlever cet emblème subversif.
Il faut en finir, cependant. Les métropolites des pays récemment
annexés à la Grèce, réunis à Athènes pour les fêtes de la Victoire
(14-27 septembre), ont décidé, dans une réunion tenue à l'iiion Palace,
que le patriarche devait être élu dans les deux mois. Cette décision
a quelque peu ému les hauts dignitaires du Phanar, qui se sont demandé
quelle en était la valeur. 11 semble cependant que nous nous achemi-
nons vers une solution prochaine de la question patriarcale. Le nom de
M&r Mélétios Métaxakis, métropolite d'Athènes, est de nouveau mis en
avant. Qui sera patriarche œcuménique et quelle sera sa situation,
voilà ce que nous apprendra un avenir prochain (i).
2. Incidents au Conseil mixte. — On sait que l'Église grecque orthodoxe
de Constantinople est gouvernée par deux Assemblées, l'une purement
ecclésiastique, le Saint Synode, composé de douze métropolites; l'autre,
le Conseil mixte, comprenant quatre membres du Saint Synode et
huit laïques, ceux-ci désignés par les représentants des paroisses de la
capitale et du Bosphore.
Régulièrement, les membres laïques, élus pour deux ans^ se renou-
vellent chaque année par moitié. Comme cette règle n'avait pas été
(1) La déposition de M*' Mélétios, conséquence de la chute de Vénizélos, et le
changement de la politique grecque remettent tout en question.
CHRONIQUE DES ÉGLISES GRECQUES ET SERBES 4S7
observée depuis la démission du patriarche Me' Germain V, il fut décidé,
à l'automne de 19 19, que les laïques du Conseil mixte seraient tous
soumis à la réélection. On procéda donc, dans les 42 paroisses de la
ville et du Bosphore, au choix des représentants appelés à désigner
les membres laïques du Conseil. Péra en nommait deux en vertu du
règlement de 1 860-1 862. Mais les chefs de cette communauté estimèrent
que ce nombre n'est plus en rapport avec celui de la population, et
les campagnes qu'ils menèrent dans la presse et dans des réunions
publiques aboutirent à l'élection de six représentants. Tout le monde
n'accepta pas cette façon de voir. Le locum tenens, le Saint Synode et le
Conseil mixte sortant firent entendre de vives protestations contre une
pareille infraction au règlement. Les Pérotes tinrent bon, soutenus par
la majorité des journaux qui voyaient dans cet acte la reconnaissance
du droit populaire. Quelques-uns cependant crièrent à la démagogie et
prétendirent que les droits du peuple passaient après les règlements.
La dispute dura plusieurs semaines sans aboutir à un résultat. Le Conseil
mixte finit par accepter un compromis : il admettait quatre représentants
sur six. Les Pérotes maintinrent leurs prétentions.
De guerre lasse, les potentats du Phanar finirent par convoquer
l'Assemblée des représentants pour le 23 novembre. Il s'y trouva
trente et un membres élus d'après le règlement et les quatre surnu-
méraires de Péra, Ceux-ci signèrent le registre de présence, malgré les
protestations des fonctionnaires phanariotes, et prétendirent prendre
part aux délibérations au même titre que les autres. Ce fut la cause
d'une longue discussion, très vive et très touffue, pendant laquelle
on entendit les critiques les plus acerbes relativement au gouver-
nement de l'Eglise. On cita les Constitutions politiques de l'Angleterre,
de la France et de la... Chine, pour montrer comment le peuple doit
être représenté dans le gouvernement ; il y eut des calembours, des
mots malsonnants, des altercations, deux démissions données puis
reprises. En un mot, si peu de dignité qu'il fallut un moment sus-
pendre la séance pour rétablir le calme. Bref, on aurait dit non pas
une réunion d'Église, mais une des plus tristes séances parlementaires
dans un pays démocratique. Les représentants de Péra tinrent bon et
furent assez bien soutenus pour qu'au bout de plusieurs heures de
vaines discussions on nommât une Commission de onze membres,
dont deux synodiques et neuf laïques, pour étudier le nouveau mode
délection des représentants des paroisses.
La presse enregistra le fait comme une victoire populaire, mais cela
ne faisait point l'affaire des hiérarques du Phanar. Le locum ienens refusa
4s8 ÉCHOS d'orient
d'abord et dçnnefi; leurs bi^évets atwi rncfnbrels de là Gonl mission, D'où
cîi*Dpagn0 4ansjes journaux; q.ui alarmèrent sévèrement robstlnatitDn
des « a-1 chimistes d^ Phadiar », çoijïlrtie les appelait l'un d'eux. Deux
membres lakHjies du Conseil sortant, MM., Pappas et Charalambidès,
refusèrent de siégjsry rendant ainsi impossibles les réunions, 11 fallut que
le locuNi tentm leur envoyât des lettites offieiéûseSy pui§ une délégation
composée du métropolite de Vizy'a et de M. Carathéodoris.
Enfin, au. bout de six sema-ines de disputes et de combinarsoiis;,
l'Assemblée des rq^résentants deti paroisses fut de nouveau convo'quée
pour le 5 ja-nvier. Il avait été décidé que les quatre députés de Péra rte
se présentet^jent que lorsqu'on a-urait statué sur leur cas. Ils vinrent
■^luand même, et \t locmi ienen& n.e réussit pas à les faire mettre à la
porte. Vojfant qu'ils étaient soutenus par la majorité de l'Assemblée^ il
finit même par déclarer qu'il n'y avajt plus aucune opposition contre
eux. M. Couvélas, secrétaire du Conseil mixte sortant, lut un exposé de
la situation. des affaires q^i n'eut point l'heur de plaire à tout le monde.
M. Sotropas, et après lui M. Macridès, fit entendre des criti-ques très
vives, particulièrement à propos (^es orphelins de la guerre pour les-
quels il n'avait pas été faitgrand'chose, à propos de? la^esttion financière,
des nouvelles taxes ài.mposer au peuple;, enfin à propos des démarches
du locitm temfis lors de son voyage à Paris. Les métropolites de Vizya
et d'Ainos^ plus spécialement visés par ces critiqués, s'échauffèrent et
répondirent avec violence. Le lo/^utH tenen$ lui-même ne sut pas garder
son sang-froid. Ce fut une réédition de la pitoyable séance du 2;? no-
vembre. On finit par procéder à l'élection des huit membres qui
devaient prendre part aux délibérations du Conseil mixte pendant
l'année 1920 : MM. Carathéodoris, Dallas, Spatharis, Keutchéoglou,
John Hadjopoulos, Th. Pappas, S. Casanova et Thomaréis. Depuis lors,
les incidents, les disputes, les querelles de personnes et lés articles
acerbes des journaux n'ont guère cessé. Le membre le plus discuté et
le plus désagréable, au dire des mauvaises langues, M. John Hadjo-
poulos, a^ renouvelé en' octobre la petite comédie qu'il jouait pério-
diquement sous le patriarcat de Joachim III, M a donné, puis retiré sa
démission. Il ne veut pas voir qu'il y a quelqaie chose de changé dans
l'attitude du peuple à l'égard des vi^ux routiers de la politique reli-
gieuse qui ont établi, à son exemple;, leur demeure au sein du Conseil
mixte. Les affaires» restent forcément en souffrance avec toutes ces
querelles, et les intéressés se plaignent. Voilà le plus clair résultat de
l'introduction de la démocratie dans l'Église.
3. Un Panama phanariote. — Parmi les causes qui ont amené la dépo-
CHRONIQUE DES ÉGtlSES GrtÉCQUES ET SERBES 4^9
sitibn du patriarche Oermam- V, i! (Àiàt placéf Taffaîre d« la^ succession
Cambouroglou. En mai 1966, ce gros ricHard avait lahâé par testament
au patriarche œcuménique la jolie somme de ioo ooo livres turques
('4 6<i)Oi(>oo francs à cette époq-ue) pour les besoinsr des œuvres nàtio-
naies. Or, sous le patriarcat de M^^ Gernîàin V, cette somnie s'est vola-
tilisée presque complètemeiit, san* qà'ôtt ait ent<^i*e sti dune faiçon
exacte di\ elle a passé. Pendant Ib guerre, une cànlpàgne dé presse ti^
violente fdt menée contre le patriarche que lopinidn publique accusait
à tort ou à raison d'être le prfndpal coupabfe. Comrne il éta^it en exté!-
lents tennesi avec les jeunes Turcs, il resta- en charge malgré l'hostilité
de ses ouailles. Sa déposition n'a pas éclairci l'affaire Cambouroglou.
A maintes reprises, le Conseil mixte s'en est occupé : des Commissions
d'enquête ont été nommées, des experts appelés, des avocats célèbres
consultés, des frais considérables engagés qui ont absorbé le reste de
l'héritage. On est à peu près toujours au même point. L'ex-patriarche
Germain V, qui vit tranquillement dans sa retraite de Cadi-Keuy (l'an-
tique Chalcédoine), sur la côte d'Asie, a" envoyé cet été au Conseil
mixte une lettre fort digne dans laquelle il dêdara'it se mettre à sa
disposition pour fournir toutes lés explications désirables. On ne pou-
vait mieux faire. Il n'a pas été convoqué', ce qui permet aux journalistes
d'affirmer que, s'il est coupable, il a laissé bien dés complices derrière
lui' en quittant le Phanar. Ceux-ci, sans doute, trouvent que les expli-
cations proposées ne sont pas désirables. On ne sait pas du reste
devant quei tribunal sera appelée cette affaire, si jamais on essaye de
la juger. H est plus probable qu'on la laissera tomber.
4. L'affaire de Kéfassonde. — Singulière histoire que celle-là ! L'éparchie
de Chaldia, dont le titulaire demeure à Gumuch-Hané", est tout entière
située à l'intérieur des terres et n'a aucune issue sur la mer Noire. Son
titulaire actuel, Me'' Laurentîos, estima sans doute que par ce temps
dé réclamations universelles il pouvait, lui aussi, revendiquer un
débouche sur la mer. ne serait-ce que pour en respirer la brise rafraî-
chissante sans avoir à sortir de son territoire. 11 entra donc en pour-
parlers avec les habitants de KérasSonde et fit tant et si bien qu'ils
votèrent leur rattachement à la métropole" dé Chaldia au détriment de
celle de Trébizonde. Mp^ Chrysanthe, qui gouverne cette dernière, n'est
pas homme à se laisser traiter avec tant de sans-gène. 11 protesta' donc
auprès du Saint Synode, au sein duquel il possède dés" a'mis puissants.
Malheureusement pour lui, il a assez mauvaise presse, tandis que son
adversaire est plutôt en faveur. On reprocheà Me^ChrySanthe de n'avoir
pas suffisamment défendu les revendications de ses compatriotes du
460 ÉCHOS d'orient
Pont lors de sa mission à Paris et à San-Remo (1). Les journaux l'ont
même accusé d'avoir « trahi la nation » (2).
Le Saint Synode fut assez embarrassé pour trancher un différend qui
se compliquait d'une question de personnes. 11 décida cependant, au
début de juillet, que le district de Kérassonde, objet du litige, ne serait
pas rendu pour le moment au diocèse de Trébizonde ni rattaché à celui
de Chaldia; il dépendra directement du Saint Synode jusqu'à l'élection
du patriarche qui devra résoudre la difficulté. Quant à M&' Laurentios,
après lui avoir signifié de se retirer dans le monastère de la Phanéroméni
et de ne pas en bouger, on l'a laissé libre de vivre où bon lui semblerait,
pourvu que ce fût en dehors de son diocèse. Un exarque patriarcal a été
désigné pour administrer celui-ci jusqu'à la sentence du futur patriarche.
III. Patriarcat de Jérusalem
I. Politique du patriarcat . — Depuis l'entrée à Jérusalem des troupes
alliées (décembre 19 17), le patriarcat grec orthodoxe de cette ville
n'est pas resté inactif. La multiplicité des revendications nationales au
sujet des Lieux Saints lui inspira l'idée de renforcer sa situation en
faisant appel au gouvernement d'Athènes. En l'absence du patriarche
Damianos, emmené par les Turcs, il se tint, le 16 mai 19 18, sous la
présidence de l'archevêque du Sinaï, une réunion composée presque
uniquement de membres de la Confrérie du Saint-Sépulcre pour exa-
miner la situation financière du patriarcat. On constata qu'elle n'était
pas brillante et que les dettes se montaient à la somme coquette de
10600000 francs. Devant un pareil état de choses, il fut décidé, à la
presque unanimité des voix, de faire appel au gouvernement de
M. Vénizélos pour que le protectorat des Lieux Saints fût, confor-
mément aux anciennes traditions, dévolu à un prince chrétien et que
ce prince fût le roi de Grèce. En retour, le gouvernement d'Athènes
devait établir une union très étroite entre le patriarcat et lui, payer les
dettes et régler les « questions pendantes ». Les Grecs entendaient
évidemment par cette expression l'évincement des autres communautés
(1) Les habitants du Pont voulaient s'organiser en république indépendante, en
attendant de pouvoir s'unir à la Grande Grèce.
(2) On disait ouvertement qu'il ambitionne une place au Saint Synode et que pour
la lui donner ses amis ont essayé d'obtenir la démission d'un membre, le métropolite
de Kirk-Kilissé, à qui serait servie une pension de i5o livres par mois. La candida-
ture possible de ce M'^Chrysanthe au trône patriarcal a aussi été envisagée et déclarée
inacceptable par les journaux.
CHRONIQUE DES ÉGLISES GRECQUES ET SERBES 46 1
chrétiennes établies depuis des siècles dans le Saint-Sépulcre et autres
Lieux Saints.
Sans se méprendre sur la gravité des difficultés que présentait
cette affaire, le gouvernement de Vénizélos se garda bien de repousser
une offre dont il pouvait tirer parti pour les revendications nationales.
Il envoya donc son représentant à Alexandrie, M. Sahtouris, pour exa-
miner la situation. Ce délégué estima qu'il y avait lieu de vendre le
plus grand nombre des immenses propriétés que possède le patriarcat,
afin d'éteindre une partie df la dette. Cette mesure n'a pu être mise
en vigueur, parce que les autorités anglaises s'y sont opposées, mais
un télégramme de l'été 1920 nous a appris que le gouvernement
d'Athènes avait payé intégralement les dettes du patriarcat. Cependant,
le roi de Grèce n'est pas protecteur des Lieux Saints. Qiiel avantage la
Grèce a-t-elle donc obtenu pour donner si facilement plus de 10 mil-
lions de francs d'un coup ?
En même temps que se menaient ces pourparlers, les évêques et
les moines grecs se livraient à une propagande très active contre la
France et le catholicisme au profit de l'Angleterre. Des instructions
verbales furent envoyées dans toutes les localités orthodoxes pour
presser les fidèles de se prononcer en faveur de l'Angleterre. Le métro-
polite de Saint-Jean-d'Acre publia même un mandement pour montrer
que l'Église orthodoxe avait tout intérêt à se prononcer en faveur de la
Grande-Bretagne protestante contre la France catholique. Cette propa-
gande, très profitable, diton, pour ceux qui l'ont conduite, a duré
jusqu'au moment où a été créé le fameux Home national juif. Les Grecs
durent se rendre compte alors que le danger était autrement menaçant
de ce côté que du côté français.
2. Lutte contre le patriarche. — Le prélat qui préside depuis bientôt uji
quart de siècle aux destinées de l'Église orthodoxe de Jérusalem a déjà
vu bien des intrigues et bien des cabales formées contre lui. 11 a été
déposé une première fois en 1909 par la Confrérie du Saint-Sépulcre
à propos des difficultés qui s'élevèrent entre Grecs et Arabes (i). Le
gouvernement jeune-turc le maintint sur son siège, et ses adversaires
les plus acharnés, parmi lesquels Mk'' Mélétios Métaxakis, actuellement
métropolite d'Athènes, furent expulsés. Pendant la guerre, Mg'Damianos
s'accommoda fort habilement du régime despotique de Djémal Pacha,
tout en faisant semblant de défendre les droits des chrétiens contre leurs
persécuteurs. C'est cette duplicité qui lui a créé des difficultés nouvelles.
(1) Cf. Echos d'Orient, t. XII, 1909, p. 109, 364 sq.
462 ÉCHOS d'orient
Au moment <^e leur rpcu.l, les Turcs l'avaient emmerié avec eux comme
otage. Ses adversaires mirent cette circonstance à profit pour le déclarer
déchu à cause d,e ses .relations avec le parti jeune-turc. Mais tandis qu'ils
s'agitaient et délil?éravent entre eux, M?'" Damianos chaoïgeait une fois
de plus de politique,, se r«/:o.nciliait avec les Anglais qui l'avaient
jusque-là tenu povntrè-s' suspect et rentrait à i'iraproviste à Jérusalem,
ayant q^ie rapposjition eût -eu le temps de lui donner un successeur.
Force fut au3^ mécontents d'accueillir 1^ prélat, qu'ils sentaient sat^tenu
par les représentants de l'Angleterre.
Cependant, lu presse grecque d'Athènes, de Constantinople et de
Smyrne menait une violente campagne contre lui. Tous les vieux griefs
étaient mis ^en avant et de nouveaux surgissaient selon le caprice des
journalistes. 11 semble bien qu'il y ait eu un mot d'ordre général donné
et venu probablement d'Athènes. Au printemps de 1920.. 1-es opposants
se réunirent une fois de plus au monastère de Saint-Gonstatitin, eh face
du patriarcat, et déclarèrent déchu M^;' Daraianos. Celui-*ci ne se laissa
pas trouver par une déposition qui se renouvelait pour la deuxième
fois. Fort de l'appui de plusieurs membres de son Synode et surtout de
celui des autorités anglaises, il resta tranquillement sur son siège. Cela
ne faisait pas Taftaire de ses ennemis. Sous l'influence de M^'- Mélétios
Métaxakis. le gouvernement d'Athènes crut bon d'envoyer à Jérusalem
un fonctionnaire des At^aires étrangères, M. Tchorbadjoglou, pour
étudier la situation sur place. Le résultat de cette enquête fut qu'il
fallait absolument, pour sauve_garder les intérêts grecs en Palestine,
éloigner Mg' Pamianos de la Ville Sainte. M. Tchorbadjoglou se rendit
a'ors à Alexandrie et, accompagné de l'agent diplomatique grec,
M. Sahtouris. dont nous avons parlé plus haut, il se présenta au maré-
chal Allenby pour lui exposer la situation et lui demander si les auto-
rités ariglaises de la Palestine verraient un inconvénient à la réunion
d'une assemblée pour procéder à l'élection d'un nouveau patriarche. Le
maréchal répondit qu'il ne connaissait pas la question, mais qu'il allait
prendre des informations. Sut sa demande, le général Bols, gouverrwpr
général de la Palestine, procéda à une enquête au cours de laquelle
Ms»" Damianos put exposer son point .4e vue et répondre aux accusations
de M. Tchorbadjoglou. 11 déclara qu'il avait envoyé lui-même à Athènes
les règlements d-ç 1 Eglise de Jérusalem, afin de prouver qu'il ne les
avait pas enfreints, que la Commission nommée pour examiner ces
règlements était présidée par son ennemi personnel, Ms' Mélétios
Métaxakis, et que si elle avait conclu à une revision, elle n'avait pas
prouvé le bien fondé des griefs qu'on lui faisait. Là-dessus, le général
CHRONIQUF DES ÉGLISES GRECQUES ET SERBES 46^
Bols, d'accord avec le maréchal Allenby, interdit l'aliénation des pro-
priétés du patriarcat et l'intrusion d'influences étrangères dans un
pays soumis à l'administration britannique.
Devant. ce résultat inattendu de ses démarches, M. Tchorbadjoglou
crut bon de rentrer à Athènes.
On ne voit pas quelles rarsons canoniques'le gouvernement d'Athènes
et Mr'- Mélétios Métaxakis peuvent bien invoquer pour s'iram;is.Ciçr d^ns
les affaires du patfiarcat de Jérusalem; Ou rpomént quçi^s Grecs .açit
admis comme une règle inflexible le principe de l'autonomje des Églises,
sur quoi se basent les Athéniens pour chercher querelle à Mt^rDami^Bos?
Depuis quand un simple métropolite se ;pose-t-il en juge d'un patriarche
qui gouverne une Église étrangère reconnue indépendante depuis plus
de 1400 ans?
Voilà comment les « orthodoxes » respectent les « saints canons »•
quand leurs passions ou leurs intérêts naticmaux sont en j^eu.
Après l'échec de M. Tchorbadjoglou, les adversaires de M«?'' DamiaooS
se tinrent tranquilles, mais pas pour lon-gtemps. Ils profitèrent de ce
qu'il fait sa cour au haut commissaire juif de Palestine, M. Herbert
Samuel, et qu'il l'a reçu avec les plus grands honneurs, pour metiier une
nouvelle campagne de presse contre lui. Ils lui reprochent de trahir
les intérêts de la nation (!) au profit du sionisme. Le Saint Synode
de Constantinopje, pressé à plusieurs reprises de se prononcer sur la
question, a toujours fait la sourde oreille et déclare qu'il ne prendra
de décision que lorsqu'il connaîtra parfaitement l'aÇEaire. La plupart de
ses membres, comme d'ailleurs beaucoup de. Orecs dç Turquie, trouvent
<jue les sujets du r^oi Alexandre deviennent encombrants, qu'ils s'im-
miscent dans un grand nombre datïaires qui ne les regardent pas.,, et
qu'ils les embrouHlent au lieu de les résoudre.
Bonhomie ou malice, Mr' :Damianos a envoyé, le 23 août, une
lettre officielle à M. Vénizélos l'invitant à venir faire un pèlerinage
d'action de grâces pour remercier le ciel du nombre si grand des Vic-
toires obtenues récemment par la nation grecque. Il invoque à -ce
propos l'exemple des empereurs et des généraux byzantins qui, après
chaque expédition heureuse, ne manquaient pas d'aller se prosterner
devant le Tombeau du Christ.
11 faut croire que le patriarche grec a été victime d'un mirage
historique, car, à part l'empereur Héraclius, on ne voit guère les
triomphateurs byzantins prendre le chemin de Jérusalem au retour de
leurs campagnes victorieuses.
J. Lacombe.
464 ÉCHOS d'orient
IV. Eglise serbe
I. Union des Églises serbes. Rétablissement du patriarcat d'Ipek. —
Pendant longtemps les Serbes semblèrent destinés à vivre séparés sous
des sujétions différentes. Tandis que la grande majorité de ce peuple
demeurait soumise aux Turcs, une importante fraction avait émigré en
Hongrie, aux xvii» et xviiF siècles. L'unité religieuse avait disparu aussi
bien que l'unité politique. L'antique patriarcat d'Ipek était tombé sous
les coups des Phanariotes (1766), mais une nouvelle Église s'était
constituée en Hongrie et les montagnards de la Tchernagora vivaient
indépendants sous la direction de leur prince-évêque. Le xix« siècle
compliqua encore cette situation, si bien qu'à la veille de la grande
guerre les Serbes orthodoxes obéissaient à cinq juridictions différentes:
10 patriarcat de Carlovitz en Hongrie; 20 évêchés de Zara et Cattaro en
Dalmatie, eux-mêmes suffragants de l'archevêché ruthéno-roumain de
Tchernovitz en Bukovine; 3° évêchés de Bosnie-Herzégovine récemment
reconnus indépendants par le Phanar ; 4° métropole de Cettigné pour
le Monténégro; y enfin, Église synodale du royaume de Serbie.
En même temps que l'unité politique, les Serbes ont voulu rétablir
l'unité religieuse entre les diverses fractions de leur peuple. Celle-ci
a été réalisée en fait aussitôt après l'armistice, mais il fallait, par respect
pour les « saints canons », demander à 1' « Église-Mère » de Constan-
tinople l'autorisation de rétablir l'antique patriarcat d'Ipek. 11 y avait du
reste à régler le transfert de juridiction pour les six métropoles de
Monastir, Uskub, Stroumnitza, Dibra, Ochrida et Prizrend et l'évêché
de Polianni, dont le sort n'avait pu être fixé depuis les guerres balka-
niques de 1912-1913. C'est pourquoi des pourparlers furent engagés
l'hiver dernier avec le patriarcat œcuménique. Ils durèrent plusieurs
mois, et ce n'est que le 16 mai 1920 que MM. Gabrielovitch et Biber-
covitch purent signer avec les représentants du Saint Synode, les
métropolites Constantin de Cyzique et Anthime de Vizya, un accord
qui réglait la question des Églises de Macédoine passées sous la domi-
nation serbe. Aux termes de cet accord, le patriarcat de Constantinople
déclare renoncer à tous ses droits sur ces Églises. En retour, le gouver-
nement de Belgrade s'engage à lui payer la somme de i 500000 francs,
soit un million après l'échange des signatures et 500 000 francs au
moment où sera publié le tomos ou bref patriarcal notifiant cet accord.
Le tomos en question ne pourra évidemment paraître qu'après l'élec-
tion du nouveau patriarche de Constantinople.
Les pourparlers furent plus laborieux au sujet du rétablissement du
CHRONIQUE DES ÉGLISES GRECQUES ET SERBES 465
patriarcat et subirent même une éclipse au mois d'août. Ce n'est qu'en
septembre que les Serbes purent procéder à la proclamation solennelle
de lunion de leurs diverses Eglises en un patriarcat unique. La céré-
monie eut lieu à Carlovitz, où le métropolite de Belgrade officia solen-
nellement, entouré de tous les évêques orthodoxes du royaume, d'un
clergé nombreux, en présence du vice-roi Alexandre, du Conseil des
ministres et d'une affluence considérable de peuple. L'élection du
patriarche n'eut lieu qu'au début de novembre. Le choix se porta sur
Mg> Dimitri, métropolite de Belgrade. Il n'y a plus désormais qu'une
seule Eglise serbe, gouvernée par un Saint Synode ayant à sa tête
le patriarche du titre d'ipek.
Tout le monde, en Serbie, n'a pas vu d'un bon œil les pourparlers
que le gouvernement a engagés avec le patriarcat œcuménique.
A propos des difficultés qui se sont élevées au mois d'août entre les
délégués serbes et les Grecs, le Glasnik, organe du clergé paroissial,
s'éleva avec force contre cette déférence excessive à l'égard du Phanar.
II prétendit, non sans raison, que l'Église serbe n'avait pas à demander
d'autorisation, puisque la reconnaissance solennelle faite en 1376 du
patriarcat d'ipek, sous le roi Lazare, donnait à cette Eglise le droit
incontestable de relever un titre qui était devenu comme un bien
national.
2. Réformes. — Le clergé paroissial, déjà fort turbulent avant la
grande guerre, s'agite beaucoup depuis deux ans. Comme dans les
autres Eglises orthodoxes, il souffle en Serbie un vent de réforme qui
menace d'emporter bien des choses vénérables avec d'autres moins
importantes. Ici, les prêtres n'ont même pas attendu les décisions tou-
jours fort lentes du Saint Synode; ils ont opéré de leur propre chef les
modifications qui leur semblent nécessaires. Leurs revendications sont
d'ailleurs multiples et variées: second mariage des prêtres, mariage
des evêques, abréviation de la Messe, réforme du costume ecclésias-
tique, droit de se couper les cheveux et de se raser à leur convenance,
remplacement du paléoslave par le serbe comme langue liturgique,
traitement fixe et suffisant assuré à tous les prêtres, pension de retraite
pour la vieillesse, etc. Beaucoup d'ecclésiastiques ont déjà renoncé au
kalimafka, comme étant d'origine judaïque ; ils portent les cheveux courts,
se rasent et revêtent le costume séculier dans la vie* ordinaire.
3. Second mariage des prêtres. — La réforme la plus vivement discutée
et la plus populaire, parce qu'elle touche de plus près le clergé paroissial,
non seulement en Serbie, mais encore dans toutes les Eglises orientales,
c'est celle du second mariage des ecclésiastiques. Les canons permettent
Ixh^s d'Orient. — T. XIX. jg
466 HCHOS d'orient
à un diacre ou à un prêtre de vivre dans l'état du mariage, mais ils
leur interdisent de convoler en secondes noces en cas de veuvage. Le
sacrement de l'Ordre est considéré comme un empêchement dirimant.
Aucune Hglise n'a encore osé passer outre à cette interdiction. Ilya une
dizaine d'années, l'Eglise arménienne d'Etchmiadzin, au Caucase, examina
la question, et l'on crut un moment qu'elle allait abroger sur ce point la
législation ancienne, mais le respect des « saints canons » l'emporta sur
le désir d'adopter la mesure proposée.- On ne voit pas, cependant,
quelles raisons doctrinales peuvent s'opposer aux secondes noces des
ecclésiastiques, du moment qu'on leur permet de vivre dans l'état de
mariage. Les inconvénients de cette législation sont souvent très graves.
Qut peut faire un prêtre qui reste veuf avec des' enfants en bas âge,
quand sa situation matérielle est ordinairement misérable? Telle est la
question qui se posait depuis longtemps, et il faut bien dire que, soit
nécessité, soit entraînement des passions, beaucoup la résolvaient prati-
quement par un concubinage plus ou moins public.
Cette question s'est posée d'une façon plus impérieuse en Serbie,
après la guerre et les épidémies qui ont ravagé ce pays. Des centaines
de prêtres devenus veufs réclamèrent le droit de se remarier sans
renoncer pour cela à la vie cléricale. Le Saint Synode de Belgrade refusa
d'enfreindre sur ce point les canons antiques. Réunis en Congrès à l'au-
tomne de 1919, les prêtres des paroisses lui donnèrent jusqu'au r^ jan-
vier 1920 pour accorder l'autorisation qu'ils réclamaient de lui. L'agi-
tation fut dès lors très vive dans tout le pays, et les ecclésiastiques des
Églises voisines suivaient avec le plus vif intérêt la lutte entreprise par
leurs confrères serbes. Ne voyant pas aboutir leurs revendications,
ces derniers prirent le parti de se passer de l'autorisation officielle et
se marièrent les uns les autres. Les journaux furent bientôt remplis
du récit des noces de prêtres veufs avec des institutrices, des veuves de
popes, des infirmières, etc. L'autorité ecclésiastique s'en émut. Elle
envoya d'abord un évêque à Constantinople pour demander conseil
à r « Hglisc-Mère ». Le Saint Synode grec sentit qu'il jouait gros
jeu s'il se prononçait d'une façon catégorique dans un sens ou dans
lautre. Déclarer vouloir maintenir les canons anciens dans toute leur
rigueur, c'était s'attirer la haine du bas clergé; abroger, au contraire,
la discipline suivie jusque-là, c'était courir le risque d'être accusé de
rehkhement et de se voir anathématiser par les « pieux orthodoxes ».
Toutes les Eglises attendaient avec le plus vif intérêt la décision que le
Phanar allait prendre. Son honneur et son prestige étaient donc en jeu.
1. s'en tira par une réponse ambiguë, bien conforme à sa façon d'agir
CHRON'IQUE DES ÉGLISES GRECQUES ET SERBES 467
habituelle. 11 déclara solennellement cjue « si l'Eglise serbe, ayant
mûrement pesé toutes choses, prenait le parti d'autoriser les secondes
noces des prêtres, on ne pourrait l'accuser d'avoir agi à la légère ».
C'était donc conseiller aux Serbes de s'arranger entre eux. 11 faut croire
que cette réponse ne satisfit personne, car l'agitation reprit de plus belle
devant les hésitations du Saint Synode de Belgrade. Les évêques n'osaient
prendre sur eux de donner l'autorisation et les prêtres s'en passaient
de plus en plus. Finalement, l'autorité ecclésiastique recourut aux
mesures de rigueur contre les prêtres révoltés : leurs mariages furent
déclarés nuls et eux-mêmes traduits en justice pour infraction à la
discipline. Irrités, ils s'adressèrent alors à l'Assemblée nationale. Devant
cette agitation sans cesse grandissante, le Saint Synode se réunit une
fois de plus en septembre, mais sans prendre encore de décision. On
croit cependant qu'il finira par céder.
J. Lacombe.
L'instruction publique et l'Eglise au Monténégro
A la suite de l'article publié par notre collaborateur M. J. Chichkof, dans le
numéro ii8 de la Revue (avril-juin 1920) : « Coup d'oeil sur l'histoire politique
et religieuse du Monténégro », nous avons reçu de M. Pierre Chotch, ministre
de l'Instruction publique du Monténégro, résidant à Neuilly-sur-Seine, avec son
gouvernement, une note rectificative au sujet du développement des études
dans la Montagne Noire. Nous la publions volontiers, à titre documentaire et
sans y rien modifier. Il ne nous appartient pas de prendre parti dans la querelle
qui met aux prises Yougo-Sîaves et Monténégrins à propos de la fusion en un
seul État de toutes les branches de la grande famille serbe. (N. D. L. R.)
Aux xiv* et xv« siècles, les nations chrétiennes ne voyaient pas tout
le danger que constituait l'invasion turque. Leurs intérêts s'entre-
croisaient, ce qui favorisait l'avance djes Turcs. En 1453, ceux-ci occu-
paient déjà la capitale byzantine, Constantinople. Les Turcs subjuguèrent
successivement tous les pays balkaniques. Le Monténégro resta libre.
Il s'y concentrait toute la liberté du peuple; là, germe l'idée nationale.
Le Monténégro, qui fut libre pendant toute la période de la domi-
nation turque dans les Balkans, et malgré les guerres continuelles qu'il
dut faire pour son indépendance, a pu consacrer une partie de son
activité à la mission civilisatrice. 11 y était appelé par sa position géo-
graphique et son prestige moral dans le pays des Slaves du Sud. Sa
culture d'alors n'était pas au-dessous de celle des nations les plus civi-
lisées de l'Europe. Déjà, en 1493, cinquante-sept ans après la décou-
verte de l'imprimerie par Gutenberg, quatorze ans après la première
imprimerie de Paris et sept ans seulement après celle de Londres, fut
installée au Monténégro, à Obod (près de Cettigné), " une imprimerie,
la première chez tous les Slaves. Il n'y avait alors d'imprimerie ni
à Oxford, ni à Cambridge, ni à Edimbourg.
Après une année de travail de huit personnes, sortit le premier livre
de cette imprimerie : Oktoïh et Psaltir (Psautier). Les experts ont
imprimé que l'élégance technique des textes dépasse celle des livres
imprimés à Cracovie en 1491. A l'occasion du cinq centième anni-
versaire de Gutenberg à Mayence (1900), ce premier livre, imprimé
à Cettigné fut exposé. Il fut déclaré sous la critique la « perle de
l'Exposition ».
Lors du quatre centième anniversaire de cette imprimerie (en 1893)/
l'Académie russe déclarait : « Le Monténégro a héroïquement défendu
contre ses ennemis le christianisme, sa nation et son indépendance.
l'instruction- publique et l'église au MONTÉNÉGRO 469
C'est pour cela que ses hommes célèbres sont connus dans le monde
entier. Ce rempart Indestructible des Slaves non seulement a démontré
son existence par ses exploits héroïques, mais aussi par son œuvre de
civilisation. »
On sait que les Monténégrins, manquant de plomb pour leurs
combats contre les Turcs, fondaient les caractères de l'imprimerie pour
en faire des munitions de guerre.
Les monastères, de leur côté, furent à cette époque le centre de la
culture de la défense du christianisme et du nationalisme. D'ailleurs,
nous savons que pendant toute une période le Monténégro se trouvait
sous le règne théocratique (1496 a 1697.) Le chef d'Etat au Monténégro
était en même temps l'archevêque du pays. En 1852, le M^onténégro
fut proclamé principauté. C'est alors qu'eut lieu la séparation de l'auto-
rité civile et religieuse. Les prêtres continuèrent toujours à combattre
avec la croix d'une main et l'épée de l'autre. Ils restèrent fidèles aux
traditions du passé.
Le Monténégro constitua toujours un foyer de progrès de la science
et de la civilisation. Mais, comme nous Pavons dit plus haut, les guerres
continuelles l'empêchèrent de continuer son œuvre civilisatrice, et ce
ne fut que dans la seconde moitié du xix^ siècle que commença le tra-
vail sérieux pour l'éducation du peuple.
Le roi Nicolas, alors prince, dès son avènement au trône ( 1 86o)s'occupa
activement d'organiser l'enseignement primaire, car le peu qui en exis-
tait se trouvait dans une situation déplorable. A Cettigné, il y avait seu-
lement une école primaire, fondée par le métropolite-souverain Pierre 11.
On sait que Pierre II fut le plus grand poète et philosophe parmi les
Slaves du Sud. 11 installa en 1834 une imprimerie à Cettigné, la
première après celle de 1492. C'est là que fut imprimée sa première
œuvre littéraire. Son ouvrage monumental Laurier des Montagnes eut
19 éditions. Elle fut traduite plus qu'aucune autre œuvre littéraire dans
Its Balkans. En 1863 fut pour la première fois ouvert à Cettigné un
Séminaire-École normale; des réformes furent introduites à l'école pri-
maire de Cettigné, et on en fonda dans d'autres localités.
A ce Séminaire-École normale étaient reçus les jeunes gens qui sor-
taient des écoles primaires après avoir subi un examen très sévère. Trente
de ces élèves étaient boursiers d'État.
En 1869 fut fondé, par les soins de l'impératrice de Russie, Maria
Alexandrowna, « l'Institut pour les jeunes filles ».
jusqu'en 1871 furent ouvertes encore 30 écoles. Le nombre des écoles
470 ECHOS D ORIENT
primaires a été : en 1885 (malgré la crise survenue après les guerres
de 1876-78), de 48, avec 3140 écoliers; en 1897, de 82; en 1899-1900,
de 101.
Depuis, furent ouvertes les écoles pratiques pour jeunes filles
d'abord à Cettigné et à Antivari, et les jardins d'enfants.
En 1878, fut promulguée la loi sur les écoles nationales primaires;
elle fut salutaire au développement et aux organisations ultérieures.
Cette loi, contenant trente articles, introduisait déjà l'enseignement
primaire obligatoire et gratuit pour tous les enfants des deux sexes.
Elle donnait l'égalité dans l'école à toutes les religions reconnues.
Cette loi fut complétée et élargie en 1884.
Le Séminaire-École normale préparait des prêtres et surtout des
instituteurs consciencieux. Mais il n'était pas suffisant. En 1880 fut
ouvert le premier lycée (gymnase) à Cettigné.
jusqu'en 1883, la direction de l'enseignement était attachée au
ministère des Finances, mais cette année-là fut créé un ministère de
l'Instruction publique, qui donna plus de vitalité et de développement
aux divers enseignements. L'amélioration des finances publiques eut
une heureuse répercussion sur la prospérité des écoles. Pour inten-
sifier le travail, des Congrès annuels d'instituteurs discutaient les
questions d'ordre pédagogique et pratique qui touchaient de près
à l'organisation de l'enseignement.
En 1889, le ministère de l'Instruction publique commence à rédiger
et éditer la revue l' Instruction publique, en vue de favoriser l'ensei-
gnement et le progrès en général.
En 1892 fut constituée une Commission en vue du développement
des écoks et de leurs réformes. Il fut donné en 1905 la loi sur le
Conseil de l'Instruction publique et la loi sur le contrôle de l'ensei-
gnement scolaire.
La Constitution de 1905 donne définitivement une base solide à
l'enseignement. La partie Vil de la Constitution est consacrée à l'Église
et à l'Instruction publique. Nous en donnons les extraits suivants :
Art. 128. — La direction de l'Église orthodoxe appartient au métropolite de
Monténégro, sinon au Conseil supérieur de l'Eglise orthodoxe; celle de l'Église
catholique appartient à l'archevêché d'Antivari et celle de la religion musulmane
appartient au mufti de Monténégro.
Art. i3û. — Les autorités ecclésiastiques de toutes les religions reconnues se
trouvent sous l'autorité suprême du ministre de l'Instruction publique et des
Cultes.
Art. i3i. — Les règlements qui concernent l'organisation des autorités ecclé-
L INSTRUCTION PUBLIQUE ET L ÉGLISE AU MONTÉNÉGRO 47 1
siastiques ei du Séminaire orthodoxe se font par voie législative avec le consen-
tement mutuel du minisire de l'Instruction publique et des Cultes et du Conseil
supérieur de l'Eglise.
Art. i32. — Le Conseil supérieur de l'Église juge les fautes commises parles
ecclésiastiques dans l'exercice de leurs fonctions, exception faite de celtes qui
relèvent du Code pénal.
Art. i33. — Les ecclésiastiques et leurs fondations sont soumis aux lois en
ce qui concerne leurs relations civiques ou leurs biens; en ce qui concerne le
règlement intérieur, ils se conforment aux statuts spéciaux sanctionnés par le
gouvernement royal.
Art. 184. — Les plaintes contre les abus d'autorité ecclésiastique de toutes
les religions reconnues au Monténégro doivent être soumises au ministre de
l'Instruction publique et des Cultes.
A^T. i36. — Toute action dirigée contre l'Église orthodoxe est interdite.
Art. i38. — L'enseignement primaire est obligatoire et gratuit.
Art. 139. — Toutes les écoles publiques et privées et autres fondations sco-
laires au Monténégro se trouvent sous la surveijlance du ministère de l'Instruc-
tion publique et des Cultes.
Le premier Parlement monténégrin qui se réunit, en vertu de la Con-
stitution de 190^, porta tout son intérêt à l'Instruction publique.
En 1907, une nouvelle loi fut votée qui donna plus d'impulsion au
travail dans les écoles et qui les organisa sur une base tout à fait nou-
velle, selon les ejùgences de la pédagogie moderne. Par cette loi, le
sort des instituteurs fut amélioré et réglé sur une base équitable. Les
conséquences heureuses de la nouvelle loi n'ont pas tardé à se faire
sentir. Déjà, en 19 10, le nombre des écoles primaires était de 136 avec
12000 élèves, garçons et filles. En 19 14-19 15, il arrivait à 211 avec
366 instituteurs et institutrices. Le nombi^e des élèves en 1914-1915
atteignait 18 195 dont 15796 garçons et 2399 filles. Les écoles dans
les villes comptaient 6056 élèves, dont 4 675 garçons et i 381 filles; dans
les écoles des villages, il y avait 12241 élèves dont 11 231 garçons et
I 010 filles. Le lycée de Cettigné avait déjà huit classes, et, comme le
nombre des lycéens était trop élevé, on fut obligé d'ouvrir les collèges
de quatre classes à Podgoritza, et plus tard à Nikchitch , Bérané et
Plevlié; à Petch fut fondée une seconde école normale.
En décembre 191 5, après la catastrophe de la Serbie, le Monténégro
fut envahi à son tour par l'Autriche. Le gouvernement du Monténégro
et les Monténégrins se trouvèrent en exil, comme ce fut le cas pour
les représentants de la Belgique et de la Serbie. Le gouvernement du
Monténégro s'installa en France, à Neuilly-sur-Seine. Pendant cette
époque, avec le peu de moyens que le gouvernement du Monténégro
a eus à sa disposition, il a rendu possible à un nombre considérable
472 ECHOS D ORIENT
d'étudiants monténégrins (en 19 18-19 19, ils étaient environ 200) de con-
tinuer pendant leur exil les études dans les différentes écoles en Occident,
notamment en France. Déjà, en septembre 1918, il envisageait la créa-
tion d'une Université où, à côté des professeurs du pays, on aurait le
concours des professeurs français, afin que ces deux peuples soient
liés davantage. En effet, la création d'une Université à Scutari, ancienne
capitale du Monténégro, ne serait qu'un point précieux pour le déve-
loppement du pays et de la civilisation dans ces régions-là.
En résumant, malgré l'insuffisance des moyens matériels, le Mon-
ténégro était parvenu à organiser l'instruction publique de son
peuple sur une base solide. Le fait qu'il y avait, il y a soixante-dix ans,
95 pour 100 d'illettrés et qu'aujourd'hui il n'y en a que 60 pour 100 le
prouve incontestablement. On doit ces succès en premier lieu à l'intel-
ligence naturelle des Monténégrins qui est développée au plus haut
degré. Idéaliste et mystique, comme tous les Slaves, le Monténégrin est
en même temps réaliste et s'intéresse à tout ce qui se passe autour de
lui. Il est pieux, mais pour lui la religion n'a jamais été une chose
incompréhensible. Elle a été, au contraire, le symbole de la liberté pour
laquelle il a mené une lutte six fois séculaire contre l'Islam. Pour lui,
la religion était inséparable de la patrie, et il a exprimé ce sentiment
dans sa célèbre devise guerrière : « Pour la sainte croix et la liberté! »
L'histoire du Monténégro est tout entière dans ce symbole.
Le travail intense qui fut mené dans tous les domaines de la vie intel-
lectuelle pendant cinquante ans fut interrompu en 1912 par la guerre
contre la Turquie. Et voilà que depuis sept ans le Monténégro ne con-
naît que les horreurs de la guerre. Les meilleurs de ses fils sont tombés
sur le champ de bataille et le reste de la population qui a subi l'invasion
de l'ennemi a été fauché par les maladies et la famine. Dans la grande
guerre mondiale, le Monténégro a perdu 50 pour 100 de ses effectifs
militaires. Au Monténégro, on peut appliquer les paroles que le grand
poète français Victor Hugo proféra jadis au sujet de l'Arménie : « Tout
est ruine et deuil. » Pour panser ses blessures, pour relever ses ruines,
pour que le Monténégro puisse continuer sa mission historique et civi-
lisatrice dans les Balkans, il faudra qu'il puisse se remettre au travail.
Quant à la situation politique du Monténégro, il suffit de dire, que
la tentative serbe de son annexion fut annulée par la Conférence de la
Paix dès son ouverture. Il reste à la Serbie à évacuer le pays. Les
grandes puissances ont garanti le respect de sa souveraineté.
D» Pierre Chotch.
BIBLIOGRAPHIE
Christus : La Religion chrétienne, par P. Rousselot, J. Huby, A. Brou et L. de
Grandmaison. Paris, G. Beauchesne, 1919, in-8' couronne, vin-367 pages. Prix : 7 francs.
Ce livre est simplement un chapitre détaché de l'ouvrage paru, il y a quelques
années, à la même librairie sous le titre : Christus, manuel d'Histoire des Reli-
gions. En éditant à part le très important chapitre de la « Religion chrétienne»,
l'on répond au voeu d'un grand nombre de lecteurs et l'on réalise « le désir de
celui qui fut le principal auteur de cette étude, qui en conçut le plan, en
rédigea d'admirables parties ; le P. Pierre Rousselot, professeur de théologie
à l'Institut catholique de Paris, tombé, glorieusement à la bataille des Eparges,
le 25 avril 1915. •»
Cet aperçu d€ la religion chrétienne, du point de vue de l'histoire des religions,
a été d'ailleurs revisé avec sein par les doctes auteurs : s'il a sous les yeux les
deux éditions, le lecteur le constatera aisément, non seulement pour là biblio-
graphie tout à fait tenue à jour, mais même pour le texte où, pour la partie ayant
trait à l'époque moderne, les perspectives de la guerre et de l'après-guerre n'ont
point manqué d'être envisagées. Rappelons le sommaire général : i. Le Nouveau
Testament; 11. Le christianisme et l'âme antique; m. Le christianisme du moyen
âge; IV. Le christianisme de la Renaissance à la Révolution; v. Le christianisme
au XIX* siècle et au début du xx*.
Il est à peine besoin de souligner l'esprit nettement catholique de ce recueil.
« Entre toutes les sociétés chrétiennes, anciennes ou modernes, nous avons
toujours eu directement en vue l'Eglise catholique », écrivent les auteurs.
« L'idéal religieux des sectes dissidentes n'a été noté que dans la mesure où il
pouvait servir à faire comprendre le développement de celui de la grande
Eglise. » (P. 5.) Signalons, comme d'un intérêt spécial pour nos lecteurs, dans
le chapitre « le Christianisme et l'âme antique », les fines pages intitulées « le
Chrétien grec » (p. 1 21-124) et « le Chrétien latin » (p. 124-128). Notons, à la
fin de ce même chapitre, les très suggestives réflexions exprimées à propos du
schisme oriental : « Cette séparation des deux Eglises reste à jamais lamentable,
mais il est permis de douter qu'elle ait notablement affecté l'évolution subsé-
quente de la chiétienlé d'Occident... » (P. 147.) On relève cependant ensuite le
bien qu'eût pu faire à la théologie laiine une connaissance plus répandue des
Pères grecs. .Mais « la conséquence la plus déplorable du schisme fut sans doute
l'arrêt de l'expansion chrétienne à l'Orient. Voisins des peuples de l'Asie, unis
à eux par maintes affinités, les Grecs étaient leurs évangclistes naturels. Cette
pénétration normale du christianisme à l'Orient commença du temps de
l'ancienne Eglise, gagna la Perse, toucha l'Inde et la Chine, puis s'arrêta. Ce fut
un grand malheur... » Après ces mélancoliques considérations, l'on aimera lire
les lignes optimistes qui terminent le paragraphe « la Notion du Règne de Dieu
au xw" siècle » : « Respectueuse... de ce qui, dans cette unité, peut et doit rester
d'harmonieuse diversité, très éloignée du nivellement égalitaire, l'Eglise romaine,
dans ses efforts incessants auprès des Eglises orientales, ne f rétend leur impose r
ni ses rites, ni ses coutumes, ni sa langue. Si, jusqu'à ces dernières années, des
susceptibilités jalouses, des préjugés envieillis, un enchevêtrement inextricable
de raisons politiques et de prétextes doctrinaux ont rendu ces efforts peu fruc-
tueux, serait-il juste d'en rendre responsable la grande Eglise? Mais voici que
les barrières ont croulé avec fracas et que des temps nouveaux se préparent. La
bureaucratie moscovite, qui fermait impitoyablement le monde slave à l'influence
474 ECHOS D ORIENT
romaine, esl à terre. La Pologne renaît, ardemment catholique. Et si l'immense
Russie est encore trop agitée pour les féconds labeurs de l'apostolat, le succes-
seur de Pierre ne désespère pas de voir luire le jour où il pourra lancer le filet
des pêches miraculeuses. Déjà l'Eglise russe, ensanglantée par la fJersécution,
s'est tournée vers Benoît XV pour lui demander protection. Les temps sont
peut-être proches où elle lui demandera lumière. » (P. 298.) On voit que la pers-
pective catholique des auteurs de Christus, loin de dérober à leurs regards les
chrétientés orientales, les leur fait voir au contraire dans le splendide rayon-
nement de la catholicité. Puisse la lecture de leur beau livre, en communiquant
à beaucoup d'âmes la sainte contagion de leurs généreuses espérances, en pré-
parer de loin la future réalisation!
D. Servière.
G. Gravier, Les frontières historiques de la Serbie, introduction par E. Haumant.
Paris, Armand Colin, 1919, in-8' carré de 164 pages, avec trois cartes dans le texte
et trois cartes hors texte. Prix : 6 francs.
Quatre années de séjour en Serbie ont permis à M. G. Gravier, « Lecteur
à l'Université de Belgrade », d'étudier l'histoire et la géographi: du pays dont
« il était devenu presque le fils adoptif ». La langue, le passé et le présent de ce
peuple héroïque étaient parfaitement connus de l'auteur qui « serait devenu,
pour l'Europe occidentale, un informateur précieux sans sa mort prématurée.
11 est tombé en iqiS sur le champ de bataille de r.\rtois, au moment où le
gouvernement serbe le redemandait au gouvernement français, pour des fonc-
tions où il aurait rendu les plus grands services ». Ces études portent sur l'his-
toire du siècle écoulé et ont pour objet la formation territoriale d'un pays dont
l'étendue a été médiocre. Le développement de l'Etat serbe est loin de ressem-
bler à celui de la France ou de l'Angleterre. Nous assistons à la formation par
étapes d'une nationalité dont la continuité est remarquable. * D'un point de
vue plus général, la Serbie otî're le type peut-être le plus représentatif de ces
Etats qui naissent et se développent dans la zone longtemps indécise et ma!
différenciée où le contact s'établit entre deux mondes profondément différents
de race et de civilisation. La Serbie se forme et grandit au contact de deux
mondes : l'Orient et l'Occident. En l'espace d'un siècle, la Serbie voit quatre
fois des frontières lui naître, vivre quelques dizaines d'années, puis l'une après
l'autre mourir. » Ces déplacements successifs ont des mobiles, ils sont en germe
dans les aspirations antérieures, les opérations militaires, la conforrpation du
pays, son passé, etc. Rien de plus inextricable que ces questions dans un pays
comme la Serbie « où généralement races, religions, civi isations, intérêts, ambi-
tions petites et grandes, se croisent, se superposent, se mêlent, s'enchevêtrent».
L'auteur commence par esquisser le cadre où s'est déroulée l'histoire di la
Serbie, puis il précise l'influence des formes politiques antérieures et des sou-
venirs demeurés dans l'àme serbe. L'insurrection de 1814 marque une ébauche
de l'idéal conçu alors; nous avons une principauté serbe qui est Le noyau du
futur royaume, le pachalik de Belgrade. Les déveioppemenis successifs se
jalonnent selon les dates suivantes : i833, 1878, 1912, réunion des six districts,
annexions et guerre balkanique. L'auteur s'abstient de toucher aux événements
de 1912. Les peuples qui ont formé la Serbie vivaient sur les deux rives du
Danube. Ceux du Nord, établis en pays autrichien, en contact avec l'Europe,
étaient en général plus avancés que leur frères du Sud. Ce sont eux qui ont
donné à l'insurrection de 1814 un but, un esprit de caractère national, lorsque
ceux du Sud ne cherchaient qu'à se débarrasser des janissaires pour jouir en
paix du régime politique à eux octroyé par le sultan. Le berceau du royaume
serbe est donc le pachalik de Belgrade. Sa position géographique, certains avan-
BIBLIOGRAPHIE 47 <>
tages propres à la fois à la nature du pays et des habitants, le désignaient
à jouer ce rôle. Très accidenté, couvert de futaies et de taillis, entrecoupés eux-
mêmes de clairières et de petites plaines très fertiles, pays très bien articulé, ie
pachalik devenait une forteresse entre les mains des insurgés qui, en possession
du chemin de ta Morava, faisaient perdre aux Turcs le contact avec l'Europe.
« Cependant, ce qui plus que tout le reste a fait que la Serbie moderne a pris
forme tout d'abord dans le pachalik: de Belgrade et s'est confondue avec lui,
c'est que l'élément serbe s'y trouvait très pur, très homogène, et peut-être aussi
le plus proche, parmi les Serbes de Turquie, d'une conscience nationale. » La
population du pachalik était tout entière serbe et pratiquait la même religion :
l'orthodoxie, ne ressentait qu'une seule et commune haine, tout en cultivant
les mêmes traditions, les mêmes souvenirs, avec un espoir en quelque sorte
subconscient mais tout prêt à se traduire en actes, encouragé, affermi qu'il
était par les vicissitudes de la puissance turque.
Cette population, homogène par la religion, la race et les sentiments, avait
encore même origine et même façon de vivre. La résurrection donc d'une Serbie
dans les limites du pachalik de Belgrade était chose assez naturelle.
Deux faits survenus à la veille du soulèvement affermirent les espoirs. En
178g, les Autrichiens occupent Belgrade; les corps francs serbes de la Suma-
dija, forteresse du pachalik de Belgrade, arrivent à faire repasser le Danube
à leurs voisins du Nord. La paix de Sistovô (lygi) a lieu et les Autrichiens aban-
donnent les Serbes à leur sort, après les avoir eux-mêmes excités et enrégi-
mentés pour la lutte. Conclusion naturelle à tirer de ces événements : on peut
vaincre le Turc puisqu'on a résisté à l'Autrichien. Le second fait fut la publi-
cation d'un firman du sultan Sélim H accordant une autonomie intérieure
pour le pachalik de Belgrade (lygS). Aussi, vainqueurs des Autrichiens et en
possession d'un pareil firman, les Serbes commencent-ils à prendre conscience
de leur force et de leur nationalité : ils se sentent solidaires, ce qui est déjà un
pas de fait vers la libération définitive. Chose assez générale dans les pays
balkaniques, la conscience du patriotisme et l'idéal national trouvent un refuge
tout indiqué dans le mystère des sanctuaires ou les cellules des moines. Et, de
fait, les plus ardents patriotes serbes, les champions de l'indépendance natio-
nale se rencontrent principalement dans les rangs du clergé. Nous voyons des
prélats tels que le métropolitain de karlovci, Stévan Statimirovic, et l'évêque
de Backa, Jovan Jovanovic, s'adresser à la Russie pour obtenir le bénéfice
d'une autonomie complète ou au moins d'un régime pareil à celui des Sept Iles
(Ioniennes), c'est-à-dire une vassalité tempérée et placée sous le contrôle d'un
consul russe. « Cet idéal reste jusqu'à l'insurrection, et même, durant ses deux
ou trois premières années, le privilège des hommes d'Eglise qui vont s'inté-
resser de très près à la lutte ou même y prendre une part très effective; mais
rien ne permet de croire que leurs idées aient été partagées par les insurgés,
du moins durant le» premières phases du soulèvement. Certains chefs, Kara-
Georges en particulier, purent ne pas les ignorer et même les encourager...
On songeait avant tout à se débarrasser à jamais des janissaires et des dahis;^
on ne se considérait pas comme des rebelles au sultan, mais au contraire
comme de fidèles et loyaux sujets qui contribuaient à rétablir l'ordre là où
ne régnaient plus que l'arbitraire et l'anarchie. » (P. 47.)
11 est à remarquer que toutes ces idées de pleine indépendance étaient nées
dans le pachalik de Belgrade avec l'arrivée des Serbes d'outre-Save. Si K.ara-
Georges lui-même parle d'autonomie, il s'empresse de déclarer qu'en fait de
maîtres il préfère encore le tsar ou même Napoléon au sultan. Ce qui étonne,
c'est de l'entendre réclamer cette émancipation relative uniquement pour le pacha-
lik de Belgrade. « Ce n'est guère qu'à partir de 1806 qu'apparaît chez les insurgés.
4/6
i
ECHOS D ORIENT
en même temps que le désir avoué d'alteindre à la pleine indépendance, le iesscin
aussi d en faire bénéficier les terres serbes extérieures au pacha ik de B.'lg ad . *
Sous l'impulsion des su:cès militaires l'idéal premier se précise et se dé eloppe.
Malheureusement, les Serbes sont seuls dans cette luite sacrée. Leurs appels
aux puissances de lEurope restent sans écho. L^s événements de 1800 à i8i5
bouleversent les nations, et la politique de l'Autriche e. de 1» Russie à l'égard
de la Porte finit par rendre impossible la réalisation de l'idéal serbe. Ainii, poor
ne citer qu'un fait, en 181 2 la Russie, menacée par Napoléon, conclut un traité
de paix avec la Turquie, ce qui équivalait à abandonner les Serbes à eux-mêmes.
Le traité de Bucarest parle à peine des Serbes. L'unique article qu. les concerne
leur accorde l'amnistie et une vague autonomie. Déçus et mécontents, les inté-
ressés tentent un dernier effort pour trancher à eux seuls leur propre sort. Mais,
épuisés qu'ils étaient par neuf années de lutte, attaqués de trois côtés à la fois,
ils succombent. « Kara-Georges disparaît de la scène, et avec lui, pour un temps,
le grand idéal national un moment caressé. » Voici ce qu'était la S rbie du traité
de Bucarest. « Les véritables limites connues par la Serbie moderne furent bien
moins de véritables frontières que de simples limites administratives, celles d'un
ancien pachalik de Belgrade. De même qu'il ne faut pas se représ(nter une
Serbie jouissant alors d'une pleine et réelle autonomie, il ne faut pas concevoir
l'existence à ce moment d'une véritable Serbie au sens territorial du mot. 11 n'y
eu* guère qu'un simple pachalik, doté d'un régime d'administration locale et
privilégié à certains égards. Pourtant, si ces huit années de lutte ont finalement
abouti au statu quo territoiial, néanmoins les limites séculaires ont été brisées
par les insurgés; elles ont un moment éclaté sous leur effort. Ils sont allés au
delà et ont reconnu une population identique à la leur; un instant ils ont
entrevu dans toute son étendue la mission nationale dont l'i ée sommeillait au
fond de leur conscience quelques années plus tôt. Si leur rêve se brise, s'ils se
retrouvent dans les antiques formes, ils possèdent du moins, avec leurs souvenirs,
un texte de traité et des éléments d'autonomie qui, au mieux utilisés par le
prince et la grande puissance protectrice, permettront au nouvel organisme de
réaliser en paix son premier développement. »
En i833, avec l'annexion des six districts, la Serbie obtient la capitalisation
de son tribut, c'est-à-dire la faculté de gérer régulièrement toutes ses ressources,
et aussi le départ des Turcs des campagnes, c'est-à-dire la solution pour elle de
toute la question agraire. « En 1878, avec les quatre départements du Sud, elle
acquiert sa complète indépendance vis-à-vis de la Turquie; elle n'a plus de tribut
à payer; au lieu de simples agents, elle aura des ministres pour la représenter
pleinement au dehors. En igiS enfin, elle réunit à elle la Vieille-Serbie et la
majeure partie de la Macédoine, et en même temps, pour la première fois déli-
vrée de la menace d'une hégémonie balkanique, elle s'affirme maîtresse de ses
destinées... » On peut donc dire que le développement de la Serbie présente un
rare phénomène de continuité et de progrès. « Les territoires viennent successi-
vement rejoindre le centre de cristallisation, s'unir à lui, faire bloc. Aucun
recul, ni rétrocession, ni perte durant cette période de formation. Ces acquisi-
tions, d'autre part, s'espacent à intervalles presque réguliers. Des périodes de
vingt à quarante-cinq ans, en effet, les séparent. Il s'écoule, de l'une à l'autre,
le temps d'une génération... Si ce développement témoigne d'une telle unité,
c'est qu'en dépit des obstacles de toute sorte il a obéi à l'énergie des hommes
de valeur qui, à chaque passe critique, se trouvèrent au gouvernail de l'Etat;
c'est que surtout il a suivi l'impulsion directrice partie de l'âme même du peuple,
effort de reconquête en même temps que de libération, désir d'union et de
poussée vers le large. »
Les lignes qui terminent ce volume sérieusement documenté et plein d'intérêt
i
BIBLIOGRAPHIE 477
sont significatives, et les paroles de Svétozar Markovic (1871) sont une prophétie
désormais réalisée. « La Serbie moderne est plus que la résurrection de formes
médiévales. Elle représente une volonté et un programme national. Eprise de
liberté pour elle-même, l'âme de son peuple tend aussi à libérer, à appeler au
partage de son sort toutes les tribus qui font corps avec lui par la race et la
langue sous quelque domination qu'ils vivent ou aient vécu. » L'idée de l'un té
serbe, écrivait encore Svétozar Markovic, « c'est la plus révolutionnaire qui
existe dans la péninsule balkanique, de Stamboul jusqu'à V.enne. Elle renferme
en elle la destruction de la Turquie et de l'Autriche, la fin de la Serbie et du
Monténégro comme principautés indépendantes, et la révolution dans tout
l'ensemble politique serbe. Avec les fragments de ces deux empires et avec ces
deux principautés serbes, un nouvel Etat serbe se forme: tel est le sens de
l'uniié serbe. »
V. Grégoire.
J. Laupent, By^ance et les Turcs seldjoucides dans l'Asie occidentale jusqu'en 1081
(= ♦ Annales de l'Est », 28' année, fascicule H). \jn volume in-S* de 140 pages avec
une carte hors texte. Berger-Levrault, éditeurs, Nancy-Paris-Strasbourg, 1914-1919.
IVix : 7 francs.
Les Annales de l'Est, publiées par la Faculté des lettres de l'Université. de
Nancy, ont abandonné leur ancienne forme de revue trimestrielle et comprennent,
à partir de la troisième série, deux sections distinctes : 1° une série de fascicules
sur des sujets divers; chaque fascicule forme un ouvrage complet; 2° un fasci-
cule annuel de bibliographie lorraine... Le présent fascicule comprend deux
parties. Première partie : Byzance et les Turcs seld'oucides en Asie occidentale
jusqu'en 1071. Deuxième partie : Byzance et les Turcs seldjoucides en Asie occi-
dentale de 1071 à 1081. Suit une table alphabétique des sources et des principaux
ouvrages cités le long du livre.
Lorsque Alexis Comnène s'empara du pouvoir de Byzance, à la fin de
mars loSi, « l'empire grec était en mauvaise posture dans l'Asie occidentale:
les Turcs seldjoucides lui en disputaient victorieusement la possession... Une
partie de leurs bandes venait de s'établir à demeure dans les provinces les plus
rapprochées de Constantinople; leur chef résidait à Nicée; ils avaient à Chryso-
polis un véritable repaire d'où, par-dessus le Bosphore, que des cavaliers bar-
bares, leurs parants, avaient naguère franchi à la nage, ils semblaient menacer
d'une ruine prochaine la capitale et ses richesses ». Malgré cette avance, les
Turcs sont encore loin d'être les maîtres incontestés de l'Asie Mineure. En 102 1,
ils envahissent l'Arménie. Surpris, les Arméniens se défendent mal contre « ces
bêtes féroces altérées de sang, ces chiens enragés de Turcs, ces scélérats et
immondes fils de Cham, à l'aspect étrange, armés d'arcs et les cheveux flottants
comme des femmes ». Aussi Senakhérim Ardzrouni, roi du Vasparagan, se
décide-t-il à céder son royaume au protecteur officiel de l'Arménie depuis
l'an 1000, à l'empereur Basile. Mais l'Arménie byzantine ne tarda pas à être de
nouveau envahie et forcée par les Turcs (1047). Les Grecs avaient donné une forte
organisation militaire à toutes ces contrées sans cesse sous le coup des pillards
turcs. Ils avaient même sccordé un pouvoir considérable aux chefs nationaux
arméniens. Mais les armées de Byzance étaient assez négligées à la cour, oh les
eunuques et les femmes détenaient le pouvoir effectif. Si les armées impériales
résistent, elles ne le font que faiblement, les Turcs en profitent et s't nhardissent.
Entre 1071 et 1081, les armées byzantines ne sont plus occupées qu'à se faire
la guerre entre elles. Lutte de l'empereur Romain Diogène contre les Ducas, qui
l'ont déclaré déchu ; lutte de l'empereur Michel Vil Ducas contre son oncle Jean.
Las des agitations intestines, les soldats de Byzance cessent d'obéir et ne se
478 ÉCHOS d'orient
battent plus que pour leur compte personnel ou font alliance avec les Turcs
pour assurer leur complète autonomie. Les mercenaires francs en donnent
l'exemple; les Grecs ne tardent pas à le suivre. Dans leur avance, les Turcs
rencontrèrent des auxiliaires précieux dans le royaume d'Arménie, établi à l'est
du Taurus. Les Arméniens ont toujours été prêts à faire l'impossible pour
détruire la puissance byzantine; jamais d'obéissance complète, isolement systé-
matique de leur Eglise, haine invétérée, etc. « Ils se sont réjouis des progrès
des Seldjoucides qu'ils ont même favorisés. » Bref, « les divers essais d'auto-
nomie politique et d'action isolée contre les Turcs, tentés en Asie avec des for-
tunes diverses entre 1071 et 1081, soit par les Francs, soit par les Grecs, soit par
les Arméniens, eurent ce résultat commun, même lorsqu'ils n'amenèrent pas
la guerre entre leurs auteurs et Constantinople, d'augmenter la division des
forces byzantines et de contribuer, en désarmant l'empire, où l'on se préoccu-
pait peu alors de la défense commune, à précipiter l'invasion et le triomphe des
Turcs ». Ne pouvant pas repousser les Turcs, le gouvernement de Byzance
résolut de les prendre à son service; le procédé était ancien. Les envahisseurs
acceptèrent de se faire appeler soldats de Byzance. Ce titre leur permettait
d'exploiter d'une façon plus étendue l'empire dont on leur avait confié la
défense. « Aussi, comme les habitants des pays de l'Euphrate et de la Cappadoce
l€s aidèrent ou ne les combattirent pas, les Turcs, affranchis par ailleurs d'une
résistance byzantine sérieuse, puis amenés par Byzance même, comme merce-
naires, jusque dans les parties les plus occidentales du pays, eurent vite fait de
couvrir l'Asie Mineure jusqu'à la mer, jusqu'en face de la capitale, de leurs
hordes dévastatrices. * Les Turcs étaient établis sur les rives du Bosphore
en 1081. Mais « leur installation récente dans les villes de la côte de Cyzique et
de Chrysopolis, et leurs ravages répétés à travers toute la péninsule ne doivent
pas faire illusion sur leur force réelle. Dispersés en bandes mal liées entre elles,
incapables de créer autour de Nicée, oili ils restent comme campés, un véritable
Etat, le plus souvent ennemis les uns des autres, uniformément haïs par les
habitants de l'Asie Mineure, transformée par eux en désert, exposés aux surprises
«t aux coups des chrétiens enfermés dans les villes ou réfugiés dans les mon-
tagnes, ils devaient le meilleur de leur fortune et de leur succès moins à une
indiscutable supériorité de puissance qu'à l'inaction, à l'impéritie et à la division
des chrétiens ». Alexis Comnène disposait des forces et des talents nécessaires
pour mener une campagne heureuse contre eux, mais les Normands d'Italie
« ne lui laissèrent ni le loisir ni les moyens de s'y consacrer à temps *.
M. J. Laurent a réussi à nous présenter d'une façon claire et savante, dans
un mince volume, un grand nombre de faits sur Byzance, sa politique, ses
fautes, SCS guerres contre les Turcs. Les sources indiquées, les travaux mis
•à profit dénotent une érudition aussi vaste qu'avertie. Après des récits où le
détail pittoresque ne manque pas, l'auteur a soin de jeter un coup d'oeil
d'ensemble sur les faits, soit pour en donner la substance, soit pour en indiquer
la cause qui les explique. .
P. PlRARD.
J. Laurent, ancien membre de l'École française d'Athènes, chargé de cours à la
Faculté des lettres de l'Université de Nancy, L'Arménie entre Byzance et l'Islam,
depuis la conquête arabe jusqu'en 886. Paris, Fontemoing et C" (E. de Boccard,
successeur), 1919, in-8", xii-398 pages avec une carte hors texte.
Ce beau volume est le fascicule cent dix-septième de la bibliothèque des
Ecoles françaises d'Athènes et de Rome, publiée sous les auspices du ministère
■de l'Instruction publique. Il débute par une introduction, qui n'est autre chose
qu'une vue générale sur le sort et le rôle de l'Arménie entre Byzance et l'Islam.
BIBLrOGRAPHIE 479
II comprend trois parties : Première partie : L'Arménie arabe et son autonomie
jusqu'en 867. Deuxième partie: L'Arménie entre Byzance et l'Islam jusqu'en 867.
Troisième partie : L'Arménie être Byzance et l'Islam de 867 à 886. D^s notes
de détail et de critique courent nombfeusesau bas des pages. Plus de cinquante
.pages sont consacrées à cinq appendices; viennent enfin les tables bibliogra-
phique, très abondante, chronologique et alphabétique. Nous y trouvons enfin
un auxiliaire indispensable à la lecture des livres de ce genre, une carte très
claire.
Le peuple arménien a évolué dans le grand espace compris entre la rive
gauche de l'Euphrate, en face de Mélitène, le confluent du K.our et de l'Araxe,
non loin de la mer Caspienne, le Tigre vers Djezireh ibn Omar jusqu'au Kour,
vers Tiflis. Tel est le territoire de la grande Arménie oia se déroulent les événe-
ments relatés par M. J. Laurent. L'Arménie arabe dépassait pourtant ces fron-
tières, surtout vers le Nord, pour faire entrer dans le régime des kalifes des
peuples ingouvernables, tels que Géorgiens, Albanais, Abasges, Alains, Tzanars
et Cazhars.- L'Arménie proprement dite était très favorisée au point de vue de
la richesse du sol. « Les Arméniens professaient pour leur territoire un profond
attachement. La minorité, il est vrai, lui devait seule, avec sa fortune matérielle,
son rang social et sa puissance politique. Mais l'ensemble de la population
aimait en lui la source féconde de sa subsistance et le cadre qui convenait à sa
vie quotidienne. » Les hivers étaient pourtant terribles; mais « dès que le prin-
temps rendait la nîture plus clémente, les Arméniens menaient sur leurs mon-
tagnes, dans leurs vallées profondes et dans leurs vastes plaines une vie facile
et qui leur plaisait ». On vivait même dans l'abondance et le luxe. « Tout ce
luxe dans les édifices comme dans les vêtements remplissait les Arméniens
d'orgueil et de plaisir; ils étaient fiers de cette parure artistique donnée par eux
à un pays dont nous savons déjà qu'ils admiraient la beauté et qu'ils appré-
ciaient justement la richesse. Us savaient que toutes ces satisfactions leur, venaient
du sol et de ses produits, et ils entendaient bien ne pas s'en laisser dépouiller.
Aussi les deux empires grec et arabe, dressés l'un contre l'autre dans un conflit
•sans fin, ne pouvaient-ils obtenir la fidélité et le dévouement des Arméniens
qu'en comptant, d'abord et avant tout, avec leur amour de la propriété et, par
conséquent, avec leur attachement pour le seul moyen qu'ils avaient de la
défendre contre toutes lei convoitises, c'est-à-dire pour leur organisation mili-
taire et féodale... Les Arméniens vivaient constamment sous les armes. Cette
■manière d'être, après leur avoir assuré de vastes conquêtes et un grand empire,
ne les avait pas préservés de la domination successive des Perses, des Romains,
des Byzantins et des Arabes. Mais elle leur avait valu, sous tous les régimes,
•de ne pas connaître la tyrannie effrénée et l'arbitraire sans limites... En
somme, l'Arménie était une vaste forteresse, composée de multiples ouvrages; en
avoir raison était une œuvre dilficile, dans laquelle les Arabes, tout comme leurs
prédécesseurs dans la domination du pays, avaient échoué. » Le mét'er des
armes était le lot des nobles, propriétaires du sol, et de leurs hommes d'armes.
■Pour les Arméniens, le guerrier idéal devait pouvoir trancher l'ennemi, homme,
casque et cuirasse, en deux moitiés et d'un seul coup d'épée. Aussi préten-
daient-ils que « I 000 Arabes ne pouvaient pas faire tête à 10 d'entre eux, et que
.]o Arméniens mettaient i 000 Grecs en fuite ». Le caractère des Arméniens se
■ressentait naturellement de ce régime quasi quotidien d'aventures et de combats,
qui finit par leur donner une mentalité rude et sauvage : ivrognerie, débauche,
adultère, violence, cruauté, vengeances terribles, tel était le fonds moral des
Arméniens. « La foi chrétienne elle-même n'avait pas réussi à mettre un peu
plus de douceur et de maîtrise de soi dans la mentalité et dans les mœurs des
Tudcs guerriers de l'Arménie. »
480 ÉCHOS d'orient
L'organisation féodale arménienne embrassait toute la population, sauf les
bourgeois des villes et les membres de l'Eglise nationale. La condition du
paysan n'était pas du tout enviable; « les paysans souffraient des mœurs rudes
et violentes des grands Arméniens. . Les plus heureux échappaient à leur sort
en entrant dans le clergé ». Cette classe de la hiérarchie féodale n'avait que des
devoirs, les droits étaient le partage incontesté des nobles qui formaient l'armée
féodale. Etablis sur la propriété héréditaire du sol, qui était la chose sacrée de
l'organisation arménienne, les droits du noble étaient proportionnels à l'étendue
de cette propriété. Le nakharar ou chef de canton était l'élément principal de
la société arménienne, parce qu'il possédait et transmettait par héritage, outre
la propriété de ses terres, les pouvoirs souverains sur un canton féodal. Il com-
mandait aux nobles de son canton. Il était leur chef naturel et obligatoire pour
le service militaire. La grande affaire d'un nakharar était de se faire obéir des
siens. En cas de succès, sa puissance était absolue dans son canton; car les
nobles qu'il commandait n'avaient d'autorité que par lui; son évêché et ses
couvents étaient à sa dévotion; les impôts étaient levés selon ses ordres et tous
devaient s'incliner devant ses pouvoirs de juge souverain. Le canton était la
chose propre du nakharar et ses sujets portaient son nom. Chose étonnante^
seules ces principautés subsistèrent jusqu'au jour de la conquête arabe qui,
par politique, les respecta et s'en servit au besoin contre les Arméniens eux-
mêmes.
Le résultat immédiat de cette organisation sociale était l'absence de patrio-
tisme; les Arméniens « n'avaient pas la notion d'un Etat arménien auquel ils
devaient tout donner. La patrie, pour eux, c'étaient les principautés... Entre
eux le lien national n'était pas politique, il n'existait que par les moeurs, la
langue et la religion, qui n'ont jamais suffi seuls à faire une nation... Chaque
nakharar arménien trouvait naturel de sacrifier ses chefs, l'indépendance natio-
nale, l'unité du pays et même de méconnaître la solidarité qui le liait avec ses
voisins de principauté, pour l'intérêt égoïste, étroit et immédiat de son propre
domaine». On dure peu quand on vit seul dans des conditions pareilles. Aussi,
par instinct de conservation, les nakharars se groupaient-ils autour d'un seigneur
qui s'imposait par sa propre puissance, c'était r«ichkan » ou chef de province.
Mais Us droits de l'ichkan n'étaient pas intangibles comme ceux du nakharar,
en ce sens que le jour où son pouvoir commençait à faiblir, on s'empressait,
dans l'intérêt de la principauté, de lui trouver un remplaçant. En conséquence,
dans le but de consolider leur pouvoir, les ichkans avaient recours au prestige
d'une investiture, qu'ils allaient chercher les uns à Byzan e, les autres à Bagdad.
Le kalife accordait d'autant plus volontiers la faveur demandée, qu'il comptait
sur l'appui de ces princes pour tenir en respect des vassaux trop turbulents,
quitte, bien entendu, à leur retirer l'investiture, le jour où leurs prétentions
pouvaient porter ombrage à la domination arabe. A cet efF.-t, il ne se f isait pas
faute « d'accueillir les ambitions de ceux qui voulaient supplanter le possesseur
d'une province, de refuser au fils l'investiture de la fonction qu'avait obtenue
son père et de retirer brusquement à un ichkan infidèle, devenu suspect ou
trop fort, l'autorité qu'il avait reçue *. De là sont nées toutes les intrigues et
toutes les luttes qui ont marqué les années de la domination arabe. Les maîtres
de l'Arménie avaient également créé un pouvoir suprême, confié à celui qu'on
désignait du nom de prince des princes. D'où nouvelles occasions de disputes
et de guerres. Ainsi donc, les Arabes ne contribuèrent qu'à diviser et à morceler
un pays déjà si peu fait, tant par ses institutions que par la conformation de
son territoire, pour une unité politique réelle.
Cependant, « malgré leur égoïsme pariiculariste, les féodaux ariiiéniens avaient,
comme tous leurs compatriotes, un vif sentiment de leur unité nationale ». Ils
BIBLIOGRAPHIE 48 1
croyaient pouvoir rester toujours Arméniens, c'est-à-dire, avec la même civili-
sation et les traditions de la race, malgré l'absence de toute unité politique. Ils
se sentaient liés entre eux, envers et contre toutes les divisions de la réalité poli-
tique, par leur organisation religieuse, qui manifestait et maintenait la commu-
nauté de leur langue et de leur civilisation. Une foi uniforme régissait leurs
mœurs et leurs consciences; un clergé, groupé sous un seul chef et dans une
seule hiérarchie, enseignait et défendait l'unité de cette foi, en une seule et
même langue, d'un bout à l'autre de l'Arménie. « La religion était le signe et le
soutien de l'unité nationale. » Le clergé garda toujours la direction morale du
pays. Si les Arméniens s'étaient résignés à toutes les divisions et à toutes les con-
quêtes, ils ne pouvaient cependant pas souffrir qu'on touchât à leur organisation
religieuse. «. L'Arménie, pour eux, c'était avant tout l'Eglise arménienne. » Patrie
et Eglise ne faisaient qu'un. « Ils avaient cessé, dans la seconde moitié du
w' siècle, de demander à l'exarque de Césarée la consécration de leur patriarche;
ils prétendaient que leur chef religieux, successeur d'un apôtre, avait le même
droit à une complète autonomie que les titulaires des sièges les plus révérés de
la chrétienté. Aussi, quand le concile de Chalcédoine, en réorganisant les patriar-
cats, avait soumis leur pays à Constantinople, les Arméniens... avaient-ils
décidé d'ignorer ce concile et ses décisions. Ils avaient vécu depuis lors sous
un chef religieux tout à fait indépendant; comme ils avaient en outre inventé
un alphabet propre à leur langue, plus une ère nouvelle, ils avaient pu rester
dans un complet isolement religieux et dans l'ignorance volontaire de l'évo-
lution dogmatique du reste de la chrétienté. ■» De sorte qu'en 867 l'originalité de
l'Eglise arménienne consistait dans un archaïsme singulier de sa doctrine et de sa
liturgie. Usage de pain sans levain pour la célébration de la Messe, purgatoire et
indulgences inconnus, sacrifices sanglants, tels sont les quelques usages antiques
auxquels les Arméniens tenaient autant qu'à leurs dogmes les plus importants.
Renoncer à l'un ou l'autre de ces usages, c'était, à leurs yeux du moins, être
amené à sacrifier « la seule manifestation essentielle et permanente de leur
nationalité; avec l'autonomie de son Eglise, l'Arménie aurait définitivement
perdu sa personnalité et son existence ». En conséquence, pas d'union avec le
reste de la chrétienté. « Sous les Arabes, qui lui avaient laissé sa hiérarchie,
sa liberté, ^es églises et ses privilèges, l'Eglise arménienne employait toute son
activité à satisfaire ses préférences, ses haines et ses partis pris nationaux. Les
curés dans leurs familles et dans leurs paroisses, la généralité des moines dans
leurs nombreux et importants monastères, les moines ascètes dans leur solitude,
où la foule venait vénérer leurs austérités, les moines vardapels dans leurs
prédications, dans leurs écoles et dans leurs livres, les évêques dans leurs
diocèses, le patriarche ou catholicos dans ses hautes fonctions officielles, les
synodes dans leurs réunions intermittentes ou régulières, tous repoussaient
l'union avec les autres chrétiens, proclamaient la vérité supérieure de la foi
arménienne et travaillaient (Té tous leurs efforts à maintenir l'isolement religieux
et le sentiment national du pays tout entier. » Les membres du clergé influen-
çaient facilement le peuple, qui avait de la foi. « L'Arménien portait volontiers
un cilice, il admirait l'ascétisme sous toutes ses formes, qui attirait les foules
et qui conduisait jusqu'au patriarcat... Les clercs étaient les seuls maîtres de
la science et de l'éducation. » Ecrivains, maîtres de théologie et de grammaire,
hagiographes sont sortis des écoles ecclésiastiques. « Les ecclésiastiques for-
maient donc les docteurs qui enseignaient la foi et les lettres sacrées, les méde-
cins..., les savants...; ils élevaient les jeunes princes, ils écrivaient les gestes des
familles féodales, ils racontaient aux Arméniens la grandeur de leur passé, etc.
Le clergé était incontestablement le maître de l'Arménie en ce qui concerne la
foi, l'éducation, la culture intellectuelle et le sentiment national. »
Échos d'Orient. — T. XIX.
482 ÉCHOS d'orient
Toutefois, son action politique était nulle : « il était impuissant contre les
mœurs rudes et les passions grossières et égoïstes des Arméniens, dans les
réalités pratiques de la vie quotidienne. Tout au plus obtenait-il des dons et des
fondations pour le rachat des péchés dont il ne parvenait pas à empêcher les
grands de se rendre coupables avant de les expier : jamais les Arméniens n'ont
cessé de massacrer, de commettre des crimes multiples, de violenter le clergé,
de marier leurs filles à des musulmans, ou même de passer à l'Islam ». Cette
impuissance de l'Eglise arménienne était un effet de son caractère purement
national. « A tous les degrés de la hiérarchie, l'Eglise arménienne était la pri-
sonnière de ceux qu'elle avait à diriger ou à combattre, parce qu'elle n'existait
que par eux et pour eux », et parce que n'étant pas dans la vérité, ni en commu-
nion avec Rome, elle était dans l'impossibilité de faire appel à une autorité supé-
rieure qui pût être acceptée des Arméniens. Tout ce que nous avons dit de la
culture intellectuelle du clergé et des moines ne se vérifiait en réalité que pour
une minorité, le reste croupissait dans l'ignorance et la routine. Les vardapets,
instruits avec soin, armés de l'éducation et de l'enseignement dans les meilleures
écoles, voyaient leur nombre et leur autorité restreints par les grands, qui les
redoutaient, et pourtant ceux-là pouvaient réellement quelque chose pour le
progrès et la civilisation du pays. Quant à l'évêque, « il était beaucoup moins
le chef religieux d'une cité ou d'un territoire que celui d'une famille souveraine
de ses possessions. Nommé dans une assemblée, que dominait le seigneur laïque,
choisi par lui parmi les moines ou les ascètes les plus ignorants et les moins
susceptibles d'activité doctrinale, siégeant presque toujours dans un monastère,
hors des villes, loin de leur population plus éclairée, plus active et plus indé-
pendante, l'évêque n'existait que par la volonté du prince, il ne durait que par
lui. Donner l'ordination, présider les cérémonies du culte, voilà quel était son
lot personnel..., il ne pouvait agir que d'accord avec le prince, son souverain,
et comme le premier de ses serviteurs religieux ». Si l'épiscopat était paralysé
dans son action, par contre, son chef, le catholicos, était un personnage de
premier plan, du moins avant la conquête arabe, car à partir de cette époque
« sa puissance était exclusivement religieuse et morale; son intervention en poli-
tique ne fut efficace que par à-coups et dans les temps troublés; car les princes,
qui dispo.saient de la force armée, ne lui laissaient d'ordinaire aucune autorité
pratique ». Il était le plus souvent la créature du prince qui présidait à son
élection. « Au lieu d'agir sur les princes, le catholicos subissait la volonté de
l'un d'eux, et par là son incontestable autorité morale était impuissante prati-
quement contre l'égoïsme des grands, les divisions féodales et la traditionnelle
anarchie de la nation. » Mais dès qu'il s'agissait de repousser une menace grecque
ou arabe contre les éléments dont se composaient la personnalité et l'originalité
de l'Arménie (c'est-à-dire la religion), le patriarche et son clergé groupaient
aussitôt tous les dévouements et ils dirigeaient -sans efforts en une action
commune l'ensemble des Arméniens. Sur les points religieux, le peuple les
suivait aveuglément.
Nous avons dit que les Arméniens vivaient sans relations avec leurs voisins
sur le terrain religieux. L'histoire, cependant, nous dit que « peu avant le règne
de Basile I", des négociations religieuses ont eu lieu entre Byzance et Achot
Bagratouni, prince d'Arménie. Ces pourparlers ont été absolument passés sous
silence par les historiens arméniens du temps, Jean Catholicos et Thomas
Ardzrouni ». Outre les témoignages de plusieurs auteurs byzantins, il nous est
parvenu, sur ces négociations, les documents contemporains suivants : 1° Une
lettre du patriarche Photius à Achot, dont on trouvera une traduction latine
abrégée dans Migne, P. G., t. Cil, col. 713-716. 2° Une lettre du patriarche
Photius au catholicos arménien Zacharie; elle fut lue dans le concile arménien
BIBLIOGRAPHIE 483
de Ghiravagan, réuni pour en prendre connaissance; Migne en a reproduit une
traduction latine abrégée dans P. G., t. Cil, coi. 701 sq. 3° La réponse à cette lettre,
faite sur l'ordre du concile et du prince Achot par le docteur évêque arménien
Sabak Apikourech. 4° Un traité dogmatique, réfutant la lettre précédente, écrit
par le philosophe et professeur Nicétas de' Byzance, sur l'ordre de l'empereur,
au nom du patriarche et adressé au prince d'Arménie (Migne, P. G., t. cit.,
col. 588-665). 5' Un traité sur la célébration distincte des fêtes de Noël et de
l'Epiphanie, écrit par l'archevêque Jean de Nicée, à la demande du catholicos
Zacharie, auquel il avait apporté le document n* 2 de la part du patriarche
Photius (Migne, P. G., t. XCVI, col. 1436 sq.). M. Laurent ajoute qu'il ne faut
pas mettre en doute l'authenticité de ces documents, malgré les objections de
Hergenrœther sur de prétendues interpolations des numéros i et 2.
Nous renonçons à donner dans un compte rendu une idée assez nette des
événements historiques si bien mis en valeur par l'auteur lui-même. On a là
un livre très sérieux, très sûr, qui nous renseigne avec autorité sur un pays
que la guerre mondiale d'hier et, nous l'espérons, un traité de paix basé sur la
justice vont peut-être rendre à la liberté. Ce volume ne peut pas rester isolé,
il appelle ufte suite.
Nous terminerons en donnant quelques dates importantes prises dans la table
chronologique. En 387, partage de l'Arménie entre les Grecs et les Perses. En
45 1, concile dé Chalcédoine et persécution des Arméniens par les Perses. L'année
552 marque le début de l'ère arménienne. En 591, partage de l'Arménie entre les
Byzantins et les Perses. Les Arabes envahissent l'Arménie en l'an 640. En 647,
les Grecs sont maîtres de l'Arménie. Les Arabes réapparaissent en 65 1. En ôgS,
confiscations et massacres en Arménie par les Arabes; 762, fondation de Bagdad;
771, révolte des Arméniens contre les Arabes; victoire de Babek en Arménie,
819-820; l'empereur Michel III battu par les Pauliciens, les Arméniens et l'émir
de Mélitène, 858; négociations entre Photius et les Arméniens et concile de
Ghiravagan, 862 et suiv.; campagne de Basile I" contre les Pauliciens, 871 ; c'est
Basile I*' le Macédonien qui donna le coup de grâce à la conquête arabe de
l'Arménie; à cette époque, en effet, le kalifat était en pleine décadence. Les
curieux de généalogies trouveront un modèle du genre dans l'appendice IV :
« Chronologie et généalogie » (p. 332-35 1) : les chefs indigènes de l'Arménie du
vu» au IX* siècle; les gouverneurs arabes d'Arménie jusqu'en 886.
V, Grégoire.
Charles Dufayapd, l'Asie Mineure et l'Hellénisme. Un volume in-iô de io3 pages.
Prix : 3 francs. Paris, F. Alcan, 1919.
Depuis bientôt un siècle, l'hellénisme possède un chez soi. Mais le logis
national est étroit et 3 25oooo Grecs, « qui sont la chair et le sang de la vieille
mère hellénique, aspirent à se fondre dans l'unité » d'une même patrie. Parmi
ces Hellènes dispersés, ceux de l'Asie Mineure méritent d'une façon plus spéciale
leur « définitive et solennelle émancipation » pour des raisons ethnologiques,
historiques, intellectuelles, économiques et morales. Ce sont les cinq chapitres
de ce petit livre plein d'actualité.
I. Raisons ethnologiques. — Qu'est-ce qu'un Grec? Un homme qui parle la
langue grecque et pratique la religion orthodoxe. Le comte Capo d'istria n'en
donnait pas une autre définition. N'est-ce pas M. G. Deschamps qui rapportait
un jour ce mot pittoresque que « le peuple grec s'est conservé dans sa religion
comme le poisson se conserve dans le sel »? Notons cependant qu'il existe des
Grecs catholiques, et qu'il en existera sans doute de plus en plus, qui ne sauraient
admettre l'absolue exactitude d'une telle définition.
Quelles sont les régions de l'Asie Mineure où habite principalement la race
484 ÉCHOS d'orient
hellénique? — (a) Asie Mineure occidentale. On y compte plus de 800000 Grecs ,-
fixés dans les quatre arrondissements deBigha, de Balikesser et le vilàyetd'Aïdin,
Dans le département de Smyrne, la supériorité numérique des Grecs est écra-
sante, 449000 contre 219000 Turcs. — (b) Littoral de la mer Noire. Tout le
littoral méridional de la mer Noire est profondément imprégné d'hellénisme.
C'est un territoire de 5oooo kilomètres carrés compris entre Sinope et Batoum,
colonisé au vu" siècle par les Grecs et comptant aujourd'hui une population
hellène de 85 000 âmes. — (c) La Propontide ou mer de Marmara. Ses deux
rives représentent une population de 353 000 Grecs. — (d) Asie Mineure centrale
et méridionale. Les vilayets de Brousse, de Sivas et de Koniah sont habités par
d'importantes colonies grecques, comprenant 36o 000 Hellènes. — (e) Le Dodé-
canèse, de population essentiellement grecque : 1 1 8 000 Grecs contre 1 1 000 Turcs.
Aussi est-ce avec raison que M, Vénizélos réclamait, en 191 2, ces îles comme
un patrimoine national. En tout, par conséquent, i 720 000 Grecs irrédimés
dispersés dans les vilayets de l'Asie Mineure et dans les îles du Dodécanèse. Ils
ne sont pas hors de la Hellade. Voici, en eflfet, ce qu'écrivait en 1728 le géographe
grec Mélétios : « Dans le sens le plus étendu, elle (la Hellade) comprend l'Epire,
l'Acarnanie, l'Attique, le Péloponèse, la Thessalie, l'Etolie, la Macédoine, la
Thrace, les îles grecques de la mer Ionienne et de la mer Egée et de toute l'Asie
Mineure. »
2. Raisons historiques. — L'auteur passe rapidement en revue l'histoire des
colonies grecques de la rive asiatique, rappelle les services rendus à la mère
patrie par leur résistance opiniâtre aux barbares, leur rôle prépondérant dans la
grandeur et la civilisation byzantines. Si la chute de Byzance ouvrit pour ces
Hellènes l'ère des persécutions et des vexations, leur physionomie nationale n'en
demeure pas moins intacte et leurs espérances invincibles.
3. Raiso7is intellectuelles. — Le principe des nationalités ne tient pas seule-
ment aux « brutales et matérielles raisons que peut invoquer la géographie »i
Il y a des arguments nés et développés dans la conscience d'une nation. « La
patrie est tout ce qu'on aime. » Or, les deux choses que les Grecs ont aimées le
plus à travers leur longue histoire sont la religion et la langue. La religion a été
le salut de la nation aux jours tristes de la servitude. La résistance au Turc était
une simple croisade. «Si l'Eglise, écrit le D' Karl Dietrich, a été considérée comme
une chose sacrée par les Grecs, c'est qu'elle a été le porte-drapeau de leur idéal
national au temps de la servitude et qu'elle a été en même temps un organe
politique puissant d'administration. » A côté de l'Église, l'école. Lorsqu'un
peuple conserve sa langue maternelle, c'est, au dire du poète, comme s'il gardait
la clé de sa prison. Le Grec s'enthousiasme pour les questions d'enseignement.
« La diffusion de l'instruction, disait un général anglais, est une caractéristique
nationale grecque. » L'arme la plus efficace utilisée contre l'ennemi commun
a été la langue. Aussi, pour affaiblir leurs victimes, les Turcs suppriment-ils la
plupart des écoles grecques (1892). Mais celles-ci sont toujours nombreuses,
grâce aux largesses des évergètes. Dans le seul arrondissement de Smyrne, ville
et faubourg, les 243 000 Grecs entretiennent, sans le moindre subside de l'État,
67 écoles dont 10 écoles supérieures, 5 collèges, 4 écoles commerciales, avec
290 professeurs, instituteurs et institutrices et plus de 18 000 élèves. Un fonds
de 3o millions est consacré à ces établissements et aux 33 églises desservies par
120 prêtres. « En résumé, l'église et l'école unies, la foi religieuse et la foi
patriotique, l'action du clergé dans le domaine moral et l'action des maîtres
dans le domaine intellectuel, tout contribue à maintenir tout à la fois, dans le
monde hellénique de l'Asie Mineure, un foyer de culture digne de son glorieux
passé et un foyer national digne de ses destinées de demain. »
4. Raisons économiques. — Un grave problème surgit au lendemain de la.
BIBLIOGRAPHIE 485
prise de Constantinople. Que faire de ces millions de Grecs dispersés dans toute
l'Asie Mineure? Certains conseillers du sultan proposèrent leur extermination
complète par le glaive. Mahomet II voyait clair, il ne commit pas cette faute.
Et depuis, le Turc porte le sabre et le Grec la bourse. L'agriculture, le commerce
sont entre les mains des Hellènes. Les récents boycottages n'ont pas changé la
face des choses.
5. Raisons morales. — « Le martyre n'est jamais stérile », disait Manzini. Si
cela est vrai dans l'ordre temporel, les Grecs d'Asie Mineure ont raison de
compter sur une émancipation prochaine. Incapable de se les assimiler, le Turc
prend peur devant leur supériorité intellectuelle, morale et économique. Pour
se défendre contre des victimes inofFensives, il tire le sabre, allume les incendies,
transplante les travailleurs paisibles. Plus de 600000 Grecs auraient ainsi péri
sous les coups des Ottomans durant la grande guerre. Chose qui n'étonnera
personne, les pangermanistes de Berlin y ont pris une part très active. Il faut
lire les pages suggestives de M. Félix Sartiaux dans la Revue des Deux Mondes
(i5 déc. 1914) pour se faire une idée des atrocités turques qui avaient déjà précédé
la grande guerre. 11 est donc temps que l'on mette fin à ces violations quasi
quotidiennes de la justice et du droit des gens. Il est temps que l'hellénisme
irrédimé commence à revivre les jours sereins et prospères de la liberté.
P. PiRARD.
La Documentation catholique, t. l", février-juin iqig, 762 pages grand in-8* à deux
colonnes; t. II, juillet-décembre 1919, 890 pages. Prix: 10 francs le volume. Paris,
Bonne Presse, 5, rue Bayard.
La Documentation catholique : voilà certes un titre qui dit clairement le but
du périodique auquel il sert d'enseigne. Elle est née en février 1919, par la
fusion — en un seul — de quatre recueils documentaires que la guerre avait
interrompus: les Questions Actuelles, la Chronique de la Presse, la Revue
d'Organisation et de Défense religieuse et l'Action catholique. Depuis cette
date, elle apporte régulièrement à ses abonnés un fascicule hebdomadaire où
toute catégorie de lecteurs trouve toujours matière abondante, intéressante et
variée. On ne saurait mieux en signaler l'utilité et le caractère qu'en reprodui-
sant l'appréciation de M. P. Voland, rédacteur en chef du Recueil général des
lois, décrets et arrêts (juillet 1919): « Nous vivons à une époque fiévreuse; les
événements les plus extraordinaires se succèdent, les idées les plus folles et les
plus sages s'entre-choquent; on voudrait tout savoir, tout connaître: l'homme
du jour, le livre qui vient de paraître, les courants sociaux qui se dessinent.
Mais comment tout lire, comment trier et conserver l'essentiel; comment même,
en ce temps de « prix fort », faire face à la dépense qu'exigerait une documen-
tation même restreinte? Beaucoup de publications ont essayé de résoudre le
problème en donnant des résumés des ouvrages nouveaux, en invitant les écri-
vains ou les hommes marquants à exprimer leur opinion sur les questions qui
préoccupent le grand public. Elles ont rendu de réels services. Nous ne croyons
pas qu'aucune d'elles soit arrivée à donner quelque chose d'aussi complet et
d'aussi pratique que la Documentation catholique. Et si ce titre mettait en
défiance certains esprits, nous répondrions ceci : nous louons fort les rédacteurs
de cette revue de l'avoir abritée sous un vocable qui fait connaître d'emblée
leurs opinions. Elles n'ont pas d'ailleurs à se dissimuler, bien au contraire, en
un temos où la versatilité des systèmes philosophiques fait ressortir la valeur
d'une doctrine vingt fois séculaire. Un coup d'oeil jeté sur la revue suffira
à dissiper toute prévention et à montrer la largeur d'esprit et l'impartialité avec
lesquelles elle est conçue. On y trouve les documents les plus variés : lois, dis-
cours de réception à l'Académie, extraits des livres, des journaux, des revues
486 ÉCHOS d'orient
de France et de l'étranger. Un article de M. Aulard, une lettre de Lénine voisinent
avec une étude de Ms' Baudrillart ou de Lysis. Que si le bolchevisme n'y est
point loué, nul honnête homme n'en sera froissé: il suffit de laisser la parole
aux faits. Et c'est en lisant dans le dernier fascicule de la Documentation, véri-
table volume de 1 12 pages, le texte complet du Traité du 20 juin 1919, que nous
est venue la pensée que vraiment nous avions trop tardé à faire connaître à nos
lecteurs un recueil si utile et si digne de succès. »
Les deux volumes qui constituent la première année de la publication per-
mettent de constater le plus aisément du monde le bien fondé d'une appréciation
si autorisée. On, n'a qu'à parcourir les soixante pages de tables — très denses,
pleines de choses, d'indications, de références précises — qui terminent chaque
tome. Pour nous borner aux sujets qui sont plus immédiatement en rapport
avec notre programme, on y trouvera des renvois fort intéressants, toujours
instructifs, aux mots : Arménie, Bulgarie, Dorothée {locum tenens du patriarcat
grec deConstantinople); Grèce (œuvres et pertes de la grande guerre; la grande
idée de l'hellénisme; union des Eglises, etc.); Monténégro; Orthodoxes; Orient;
Palestine et Syrie; Pape, Papauté, Saint-Siège; Sainte-Sophie; Roumanie; Russie;
Serbie; Tchécoslovaquie; Turquie; Yougoslavie.
Cette énumération de titres — pris comme au hasard à travers les colonnes
très compactes de la table des matières — dira tout au moins à nos lecteurs
qu'ils pourront trouver là. Sur des sujets qui les intéressent singulièrement, une
abondante documentation, laquelle, pour être catholique, non seulement ne perd
rien de son utilité objective, mais encore fournit par le fait, même à des esprits
orthodoxes, une information de première valeur. Indépendamment de tous les
autres avantages que présente pour l'ensemble du grand public un recueil si
complet e.t si varié, je suis convaincu que sa fréquentation habituelle par nos
frères séparés d'Orient aurait une puissante efficacité de rapprochement entre
les âmes chrétiennes de l'une et de l'autre Eglise.
S. Salaville.
E MvRBS4U et L. VoÏNOviTCH, Ui apôtre de l'unité yougoslave : M" Strossmayer^
(Extrait de la Revue yougoslave). Paris, Ligue des U liver sitaires serbocroato-
slovénes, 60, rue des Ecoles, 1919, in-8°, 16 pages. Prix : 2 francs.
Cette plaquette réunit deux articles : l'un, d'Edouard Marbeau, ancien
auditeur au Conseil d'Etat, directeur de la Revue Française de l'Etranger et
des Colonies; l'autre, du comte Louis Voïnovitch, ancien ministre. Le premier
de ces articles est déjà un peu ancien, puisqu'il remonte au i^'août 1880, où il
fut publié par la Repue de France : il nous présente en quelques pages un
portrait de MS"" Strossmayer, le grand évêque catholique de Diakovo, « le pré-
curseur éclairé de l'idée yougoslave », dont la devise résume la vie : Tout pour
Dieu et pour la patrie/
Le comte Voïnovitch ajoute à cette esquisse que Iques traits précis où l'on sent
l'assurance dévouée d'une main amie. J'ai plaisir à citer ici quelques passages :
«... A un moment donné de l'histoire de l'Orient européen, la Croatie, brise-lames
et pont à la fois, a failli sombrer. Elle devait être conservée aux Slaves du Sud,
à la paix féconde, à la civilisation, à la mission de reconstruction sociale d'un
slavisme sage et pondéré. Seul, un évêque catholique — indépendant par défi-
nition — pouvait le faire. Il l'a fait. » (P. 9.) « ... Il fut l'inspirateur de tous les
actes slavophiles du pontificat de Léon XIII, de l'Encyclique Grande munus, du
Concordat avec l'orthodoxe Monténégro, du renouvellement de l'ancien privilège
liturgique paléoslave des diocèses croates et dalmates, de toutes les attentions
que la Papauté témoigna à la Croatie et à la Serbie, de toutes les réformes
ecclésiastiques en Bosnie, de toutes les publications slaves du Vatican, de toutes
â
BIBLIOGRAPHIE 487
les réconciliations avec la Russie. Rome constamment le défendit... » (P. 11.)
En attendant une biographie complète, on lira avec intérêt « cette gouache
brossée rapidement et à grands traits », qui, malgré la modestie de ses préten-
tions, est pleine de détails typiques d'histoire vécue. Et devant la réalisation
contemporaine de l'idée yougoslave, on se ralliera volontiers à la conclusion du
comte Voïnovitch : « Il peut être content là-bas, sous les dalles de marbre
de sa cathédrale rouge 1 » On sait que le portail de la cathédrale de Diakovo,
construite par Strossmayer, porte cette inscription : « A la gloire de Dieu, à l'union
des Eglises, à la concorde et à l'amour de mon peuple! » On sait aussi que c'est
Strossmayer, « et lui seul, qui est le père légitime du mouvement yougoslave,
c'est lui qui a inventé ce mot — vague et imprécis peut-être, étant donné que
les Bulgares qu'il conviait au banquet national l'ont obstinément répudié, —
mais un nom qui a rallié pendant la guerre les forces vives de la nation ». (P. i5.)
Un simple détail d'orthographe ou plutôt de transcription : pourquoi écrire
Djakovo dans la première partie de la brochure, et Diakovo dans la seconde ?
La Rtme des Deux Mondes publia, en i885, t. LXIX, p. 80Ô-843, un article
d'Emile de Laveleye : «. L'évêque Strossmayer », premier chapitre d'une étude
d'ensemble En deçà et au delà du Danube. Nous le signalons à la Ligue des uni-
versitaires serbo-croates, car cet article est plus riche en renseignements que
celui d'Edouard Marbeau.
G. RiEUTORT.
E. HuGUENY, G. P., Critique et Catholique : U. Apologie des dogmes. Paris, Letouzey
et Ané, 1914, 2 volumes in-i8 de 272 et Sgo pages.
Voici deux volumes que l'on peut dire nouveaux, malgré le millésime de 1914
inscrit sur leur couverture. En effet, ils sortaient à peine de l'imprimerie {['Impri-
matur est daté du 27 mai 1914) au moment où la déclaration de guerre vint
brusquement diriger les esprits vers des préoccupations tout autres que théolo-
giques. C'est donc après un sommeil de plus de cinq années que, la tourmente
finie, les deux volumes du P. Hugueny paraissent au grand jour. Ils seront
certainement bien accueillis, comme le fut le tome I*"" de cet ouvrage {Apologé-
tique) en 1910. (Voir Echos d'Orient, t. XIII (1910), p. i25.) L'auteur, qui fut
professeur de théologie à l'Ecole biblique de Jérusalem, puis au scolasticat
dominicain de Saulchoir, s'est proposé de montrer que nos dogmes ne sont pas
contre la raison et qu'on peut parfaitement être tout ensemble critique et catho-
lique. « Ayant dit tout d'abord les raisons impérieuses qui nous faisaient un
devoir de demander la vérité religieuse à l'enseignement de l'Eglise catholique,
nous allons examiner celles des propositions du Credo catholique qui semblent
le plus déconcertantes pour une raison chatouilleuse. Si nous arrivons à mon-
trer que ces propositions n'ont rien de contraire aux sciences naturelles, à la
métaphysique et à l'histoire, peut-être apparaîtra-t-il que l'homme raisonnable,
si critique qu'on le suppose, ayant de bonnes raisons de donner sa confiance,
n'en aura aucune de la refuser, et ne pourra, par conséquent, rester critique et
raisonnable qu'en restant ou en devenant croyant. »
La première partie de cette Apologie des dogmes a pour objet « les témoi-
gnages et les origines de la révélation » (Magistère de l'Eglise, Tradition, Ecriture
Sainte, Créateur, Créature, Providence, Ordre surnaturel. Péché originel). La
seconde partie est consacrée à l'examen des « mystères du salut »: Trinité,
Incarnation, Maternité divine de la Sainte Vierge, Rédemption, Sacrements, Fins
dernières des individus et du monde. L'auteur explique ainsi lui-même ce qu'il
a eu en vue pour le public spécial auquel il s'adresse : « L'exposé de toutes ces
questions aurait pu constituer un cours de théologie développé en plusieurs
in-octavo. Nous avons tenu à ne pas dépasser les limites de deux petits volumes»
488 ÉCHOS d'orient
à la portée des bourses modestes et des modestes loisirs des jeunes prêtres
absorbés par le ministère aussi bien que des jeunes^ étudiants non moins occupés
pour lesquels nous écrivons. Ce sont les besoins particuliers de cette jeunesse
cléricale et laïque qui nous ont dirigé dans le développement de questions sur
lesquelles il nous était impossible de tout dire. Rappelant sommairement les
objections et explications anciennes que nous supposions connues de nos lecteurs
et qu'on trouve dans tous les manuels d'apologétique, nous avons insisté sur
les formes nouvelles des difficultés soulevées par les écrits modernistes. C'est
pour ce motif que nous avons fait large part à l'histoire des dogmes et du
développement de nos rites. »
Clarté, précision, sobriété font de ces volumes un recueil précieux, plein de
choses et de doctrine. Veut-on en avoir une idée? Qu'on lise simplement le
sommaire du chapitre i" : Le Magistère de l'Eglise, où, par paragraphes numé-
rotés, l'on a tout de suite un lumineux précis du sujet. Je transcris ici ce
sommaire à titre d'exemple : 3. Définitions du concile du Vatican. — 4. Motu
proprio « Prœstantia » de Pie X. — 5. Fausse et vraie infaillibilité. — 6. Erreurs
reprochées aux Papes. — 7. L'Infaillibilité pontificale strictement limitée aux
définitions. — 8. Rationalisme inconscient des ultra-infaillibilistes. — g. Auto-
rité des enseignements et juge^nents pontificaux non infaillibles. — 10. Ques-
tions délicates en matière scientifique connexe à la foi. — 11. Nécessité de
sentences obligatoires quoique réformables. — 12, Nature de l'obligation qu elles
imposent. — i3. Soumission intérieure du fidèle ordinaire, du sapant. —
14. Dommage limité qu'une sentence réformable erronée peut porter au progrès
de la science catholique. — ib. Il y a pour la science, dans le contrôle de
l'Eglise, plus de profit que de désavantage. — 16. Nécessité du magistère
pontifical pour la conservation du dépôt de la foi.
Les numéros de ce sommaire étant reproduits en tête des paragraphes, le
lecteur n'a aucune peine à suivre la marche logique de ce lucide exposé. On
voit, par les seuls titres eux-mêmes, la franche attitude du R. P. Hugueny
devant les problèmes qui se posent, et par exemple en face des décrets des Con-
grégations romaines : à lire, sur ce sujet, les pages 23 à 3o, dont nous transcrivons
la conclusion comme spécialement intéressante pour notre programme. « Les
Eglises orientales en appellent aux conciles. Depuis qu'elles sont séparées, elles
n'ont pu ajouter un seul concile aux sept premiers dont elles se réclament, mais
dont elles ne peuvent continuer l'œuvre. Aujourd'hui plus que jamais il leur
est impossible de se réunir en assemblée internationale pour la décision des
points de doctrine assez importants qu'elles discutent, et pour la lutte contre
le rationalisme qui menace de les envahir. Les protestants ne veulent comme
règle de foi que l'Ecriture; nous avons vu à quelle confusion de doctrine et
à quelles négations radicales ils ont abouti. Les anglicans ont eu beau garder,
avec l'Ecritur$, le respect de la Tradition, ce n'était pas assez sans l'autorité
doctrinale des évéques et du Souverain Pontife, pour les préserver des divisions
dont ne saurait les débarrasser le plus imposant des Congrès pananglicans. Sans
le magistère de l'Eglise, il n'est pas plus possible de déterminer sûrement le
contenu de la Tradition qu'il n'est possible d'interpréter le sens surnaturel
de l'Ecriture. »
Signalons, à propos de l'objection — souvent présentée — des prétendus
«dogmes nouveaux », les pages où le R. P. Hugueny rappelle la doctrine catho-
lique touchant le développement vital du dogme traditionnel et l'application
qu'il en fait au dogme de l'Immaculée Conception. (P, 36-37, 5o-53).
Au sujet des ordinations orientales et du décret ad Armenos (2* partie,
p. 143), il faut ajouter mention de l'ouvrage de S. Em. le cardinal Van
Rossum, De essentia Sacramenti Ordinis disquisitio historico-theologica (Fri-
BIBLIOGRAPHIE 489
bourg, Herder, 19 14), que le R. P. Hugueny ne connaissait pas. (Voir Echos
d'Orient, janvier 1916, t. XVIII, p. 33-5o.) Pour l'Eucharistie, peut-être un exposé
sommaire de la difficulté soulevée par l'épiclèse n'eût-il pas été déplacé.
Signalons enfin la table alphabétique des principales questions traitées dans
les trois volumes (p. SSS-Sgo), et déclarons sans réserve que nous souhaitons
voir cet ouvrage entre les mains de tous les professeurs de théologie, d'un grand
nombre d'élèves, et en général de toutes les personnes qui ont à cœur de réa-
liser les deux termes du titre : Critique et Catholique.
S. Salaville.
Ernest Psichari, Les Voix qui crient dans le désert. Préface du général Mangin.
Paris, L. Conard, 1920, in-i6, xi-345 pages. Prix: 6 francs.
Henri Massis, La Vie d'Ernest Psichari. Paris, 1916, librairie de l'Art catholique,
6, place Saint-Sulpice, in-i6, 76 pages, avec un portrait. Prix : 2 fr. 5o.
Le nom d'Ernest Psichari suffit à justifier le droit de cet ouvrage à trouver
place dans notre bibliographie. On sait que le vaillant officier français, qui vécut
et écrivit ces pages en Afrique avant de venir glorieusement les sceller de son
sang en Belgique, le 23 août 1914, est le fils de Jean Psichari, le célèbre philo-
logue grec qui professe depuis tant d'années à notre « Ecole nationale des
langues orientales vivantes » et à notre « Ecole pratique des hautes études »,
à Paris. On sait sans doute aussi que, baptisé dans l'Eglise grecque orthodoxe,
mais ayant été élevé et ayant vécu ensuite loin de toute religion, le jeune lieutenant
trouva au cours des réflexions prolongées de sa campagne d'Afrique (1910-1912)
la grâce de la foi et de la conversion au catholicisme. Le Voyage du Centurion
(Paris, L. Conard, 1916) a raconté, sous forme de roman impersonnel, les
émouvantes étapes de cette randonnée morale. Voici, avec Les Voix qui crient
dans le désert, le même récit sous sa forme première où l'âme d'Ernest Psichari
se montre ouvertement, au lieu de se dissimuler sous le nom de Maxence. Rien
n'expliquera mieux le rapport entre les deux volumes — posthumes, d'ailleurs,
l'un et l'autre — que l'avant-propos rédigé par l'éditeur pour le plus récent :
« Le titre sous lequel nous publions cette confession angoissante figure, écrit
de la main même de l'auteur, sur le manuscrit qu'il a laissé après sa mort,
survenue, comme on sait, le 22 août 1914, à Saint- Vincent-Rossignol, en Belgique,
où il est glorieusement tombé à l'ennemi. Nul autre que lui n'aurait pu choisir
un titre plus approprié au sujet. (On a aussitôt compris que le titre de ce livre
a été inspiré à Ernest Psichari par le fameux verset d'Isaïe (xl, 3) : la voix de
celui qui crie dans le désert, verset repris ensuite par les quatre évangélistes
successivement.) Ces pages sont un long cri de détresse jusqu'au moment où
le jeune Africain, le petit-fils d'Ernest Renan, s'apaise enfin dans la foi catholique.
L'intérêt hors pair de cet ouvrage, c'est qu'il se concevait et s'exécutait au fur
et à mesure qu'Ernest Psichari se convertissait. Une fois converti, pour plus
de modestie, pour plus d'humilité, il se dissimula sous le nom impersonnel de
Maxence dans son Voyage du Centurion, désormais classique. En réalité, il
avait essayé, dans ce Voyage, de refondre Les Voix qui crient dans le désert.
Mais, incapable de se répéter, il tira des richesses de son fond une œuvre toute
différente et qui, d'ailleurs, resta inachevée, telle qu'elle fut publiée en 1915.
L'œuvre, au contraire, que l'on va lire... est le récit complet de la conversion
d'Ernest Psichari. Comme nous l'avons marqué. Les Voix qui crient dans le
désert sont une confession; le Centurion est un roman. C'est un roman plutôt
contemplatif, tandis qu'ici l'action militaire, l'événement matériel, le voyage
proprement dit, se mêlent sans cesse à la contemplation. On a de la sorte tout
un drame mouvementé, haut et poignant, où éclate un des plus beaux cris
religieux qu'on ait pu recueillir d'un cœur humain. » (P. vn-viii.)
490 ÉCHOS D ORIENT
C'est à novembre 1912 que s'arrêtent Les Voix qui crient dans le désert, tout
comme Le Voyage du Centurion. Pour compléter cette captivante histoire d'une
grande âme, il faut recourir à l'élégante plaquette où l'amitié d'Henri Massis
a résumé la Vie d'Ernest Psichari. Les « méditations africaines » avaient achevé
la préparation. Maintenant il lui fallait accomplir les actes qui engagent et qui
libèrent. « Dès l'abord, ce fut pour Ernest Psichari une grande consolation
d'apprendre qu'il n'était pas exclu de l'Eglise depuis sa naissance et que le
baptême de rite grec qu'il avait reçu était valable. » Le 4 février 191 3, dans une
petite chapelle 'amie, le P. Clérissac, Dominicain, reçoit sa profession de foi
catholique. Ernest sent déjà qu'on le dira subjugué, suggestionné par quelqu'un.
Cela lui paraît bien vil. « Je sentais toujours, dit-il, que si je venais à la foi, ce
serait par une action surnaturelle; et comment une influence quelconque
pourrait-elle vous faire croire les dogmes catholiques et procurer cette illumi-
nation? » (H. Massis, p. 33.) Le 8 février, il est confirmé par M»' Gibier; et
lorsque l'évêque de Versailles, après la cérémonie, lui demande son âge : « Vingt-
neuf ans! Beaucoup de temps perdu », répond-il. Et s'inclinant finalement
sous la bénédiction du prélat, il lui dit, pour exprimer le drame qui venait de
se jouer entre Dieu et lui : « Monseigneur, il me semble que j'ai une autre âme. »
Le lendemain, il fit sa première Communion; puis il partit pour Chartres en
pèlerinage. A son retour, il confiait au P. Clérissac : « Je sens que je donnerai
à Dieu tout ce qu'il me demandera. »
La ferveur de ce néophyte était tout de suite pleinement catholique. Son ami
le note avec émotion : « Une chose nous causait de l'étonnement : il semblait
qu'Ernest Psichari fût entré dans la vie chrétienne de plain-pied, sans prépa-
ration, sans apprentissage, sans transition, comme s'il eût été catholique depuis
toujours. Cette âme, hier encore ignorante des communications de la sagesse
divine, semblait en être soudain remplie et sans intermédiaire. Il savait tout
sans avoir rien appris : il inventait ses prières et elles se trouvaient être celles-là
mêmes que l'Eglise avait répandues sur les âges. Et dans l'ivresse des retrou-
vailles, il s'écriait : « Mais quoi, Seigneur, est-ce donc si simple de vous aimer! »
(P. 35.) Chaque jour il communiait. Nul ne fut plus que Psichari un homme
de prière. « Ses travaux d'écrivain, son métier de soldat, tout lui était prétexte
d'élévation vers Dieu. » (P, 37.) Il concevait désormais sa vie comme une répa-
ration pour l'oflfense que son grand-père, Ernest Renan, avait faite à Dieu.
« Pour cette œuvre de réparation, il s'était promis de se consacrer au Seigneur » :
être prêtre, être religieux, être Dominicain, tel était le saint projet de l'ardent
converti. En attendant, son congé achevé, il rejoignait son régiment à Cherbourg
en juin 1913. Il en devait partir le 4 août 1914, non point pour le Collège angé-
lique de Rome, comme il l'avait décidé, mais pour les champs de bataille de
Belgique. « Tous les vœux d'Ernest Psichari allaient être exaucés », écrit son
biographe : « Dieu lui donnerait sujet de prétendre, de réaliser la double voca-
tion qui partageait son cœur, de s'immoler à la terre de ses pères, de réparer
en sauvant. Car le don qu'Ernest Psichari allait offrir pour le service de la
patrie est en même temps un témoignage rendu à Dieu, un holocauste véritable,
librement consenti et consommé en union avec le sacrifice de l'autel. » (P. 53.)
Le soir du 22 août 1914, après être resté douze heures sous un feu épouvantable,
il fut tué net d'une balle à la tempe. « Ceux qui l'ont vu ont été frappés du
calme de son visage : autour de ses mains était enroulé son chapelet qu'il avait
pu saisir. A trente ans, ayant tout accompli. Dieu l'appelait à la vie et à la gloire. »
Héroïque officier français, brillant écrivain, petit-fils de Renan par sa mère,
Ernest Psichari n'en demeure pas moins, par le sang paternel qui coule dans
ses veines, un Grec authentique : et c'est à ce titre que son histoire a pour nous
un tout spécial intérêt. On l'a vu s'indigner contre la ridicule objection de ceux
BIBLIOGRAPHIE 49 1
qui attribueraient à une suggestion étrangère, à une influence du dehors, sa
conversion au catholicisme. Il nous plaît de souligner, pour nos lecteurs orien-
taux, cet accent de conviction et de sincérité dans cette âme qui a si harmonieu-
sement uni à l'hellénisme paternel le patriotisme français le plus généreux et
la ferveur du catholicisme retrouvé. Il ne faut pas que ce dernier trait empêche
les Hellènes d'honorer une mémoire qui est leur autant que nôtre.
G. RiEUTORT.
M" RoBERT-HuGH Benson, Le Christ dans l'Eglise. Traduit de l'anglais avec l'auto-
risation de l'auteur, par F. Thellier et P. Deron, 4' édition. Paris, Perrin et G",
1920, in- 16, xiii-292 pages. Prix: 6 francs.
Les Echos d'Orient ont signalé (juillet 191 5, p. 482-484) les Confessions d'un
converti, où le fils de l'archevêque anglican de Cantorbéry raconte les étapes
successives de son ascension vers la Cité de la paix, qui est l'Eglise catholique.
Cette ascension eut cela de notable, que ce fut surtout durant les cinq mois du
séjour de Benson en Orient que les titres de l'Eglise catholique se révélèrent
à lui. Le Christ dans l'Eglise peut être considéré comme la suite des Confes-
sions d'un converti. Mais cette fois ce ne sont plus des notes autobiographiques;
ce sont des conférences apologétiques, qui, avant d'être réunies en volume,
ont été d'abord parlées : dans l'église de San-Silvestro in Capite, à Rome, pen-
dant le Carême de 1909; dans la chapelle des Carmélites de Kensington,
pendant le Carême de 1910, et dans un hôtel privé de Boston, pendant le
temps pascal de la même année. « Nous n'avons aucunement l'intention, écrit
l'auteur dans sa préface (p. xni), d'ouvrir ici une controverse avec ceux qui
sont déterminés à combattre le catholicisme et à le poursuivre de leur parti
pris. Notre effort sera de montrer clairement la forêt à ceux qui se plaignent
de ne pas l'apercevoir à cause des arbres. »
Les premières pages résument admirablement la thèse : le Christ dans
l'Eglise, sa vie naturelle et sa vie mystique, identité de ces deux vies, ce qui en
résulte pour l'Eglise et pour nous. Quelques formules saillantes suffiront
à faire saisir la profonde originalité de ces considérations. « Pour les catholiques,
de même que Jésus-Christ a vécu, il y a deux mille ans, sa vie naturelle dans
un corps qu'il avait reçu de Marie, il vit aujourd'hui une vie mystique dans un
autre corps qu'il a tiré de la race humaine, et qui s'appelle l'Eglise catholique.
De la sorte, les paroles, les actions, la vie même de cette Eglise sont — avec
quelques restrictions — aussi sûrement les siennes que les paroles, les actions
et la vie qu'on lui attribue dans l'Evangile. Aussi les catholiques donnent-ils
à l'Eglise l'adhésion de leur foi, persuadés qu'ainsi ils l'accordent à Dieu lui-
même. Pour eux, l'Eglise n'est pas seulement son délégué ici-bas, son repré-
sentant, ni même seulement son épouse; elle esta proprement parler lui-même...
On peut dire que Dieu s'est manifesté autrefois par une vie individuelle dans
l'Eglise, et qu'il se manifeste aujourd'hui dans l'Eglise par une vie collective.
Et ainsi nous avons le droit de dire aux protestants : « Si vraiment, comme les
Grecs de l'Evangile (Joan. xii, 21-22), vous voulez voir Jésus, vous ne le trou-
verez tel qu'il est en réalité que dans le corps qui s'appelle l'Eglise catholique.
Les Evangiles ne sont que l'histoire d'une vie passée; l'Eglise est l'Evangile
vivant et le tableau fidèle d'une vie présente. « Ici, il regarde à travers le treillis
[Cant. II, 9), visible seulement pour ceux qui ont des yeux ; ici, il reproduit d'un
siècle à l'autre, et pour tous les pays, les événements et les péripéties de sa vie
de Judée; il travaille et achève sur le canevas de l'histoire l'esquisse qu'il y a
jetée il y a deux mille ans. Ici il naît, il vit, il souffre, il meurt et, éternellement,
ressuscite le troisième jour. Jésus-Christ est le même, hier, aujourd'hui, tou-
jours. » (P. i3-i5.)
492 ECHOS D ORIENT
Avec ces prémisses catholiques, l'infaillibilité s'impose, évidente et inévi-
table. « Si l'on attribue l'infaillibilité à Jésus-Christ, il faut la lui reconnaître
dans son corps mystique aussi bien que dans son corps naturel. » (P. 27.) Par
là s'explique aussi cet esprit de « prosélytisme » que l'on reproche si souvent
aux catholiques, et dont il est intéressant d'entendre l'apologie de la part d'un
anglican converti. « Il est parfaitement vrai — et nous sommes loin d'en rougir
— que nous sommes prêts à parcourir le monde entier pour faire ne fût-ce
qu'un seul prosélyte. Il est vrai aussi que nous regardons avec une indicible
horreur 1^ malheureux qui se sont séparés de nous. Cette attitude est incom-
préhensible pour un protestant; à ses yeux, il n'y a pas sur la terre de société
qui soit plus qu'humaine... Il considère par conséquent le catholique qui refuse
de s'asseoir à table auprès d'un apostat, ou le converti qui, par son abjuration,
ruine le bonheur et la paix d'une famille, comme des monstres sans entrailles
qui préfèrent aux liens sacrés de la charité et du sang leurs opinions person-
nelles et leurs préjugés... Le catholique voit, lui aussi, dans l'Eglise, une société
humaine — combien humaine parfois, hélas! — mais, de plus, il la considère
comme un corps où Dieu habite. Il croit que cette société, tout comme son
divin Fondateur, opère le salut du genre humain... Pour nous, catholiques,
l'union à celte société est le seul bien qu'on doit préférer à tout autre, et la fin
de cette union, la seule catastrophe, le seul crime irréparables. Nous estimons,
sans doute, qu'on peut appartenir à l'âme de cette Eglise sans faire toutefois
partie de son corps; mais telles n'ont pas été à l'origine les intentions du Créa-
teur. Abandonner le corps, c'est abandonner l'âme. En tous cas, les pertes sont
énormes pour celui qui doit rester isolé, sans recevoir ni les grâces ni la force
que l'union physique au corps peut seule lui donner. » (P. 29-31.)
Autre conséquence encore, d'une portée éminemment pratique. « D'après
l'hypothèse catholique, nous possédons sur la terre, présentes dans l'Eglise, la
même personnalité, la même énergie divine qui agissaient ici-bas, il y a deux
mille ans, sous la figure de Jésus-Christ. Autour d'elle, c'est la même atmo-
sphère, la même nature humaine, les mêmes ambitions, les mêmes intérêts, les
mêmes vices, les mêmes énergies et les mêmes faiblesses... Si nous trouvons par
conséquent dans l'histoire de l'Eglise catholique les mêmes situations psycholo-
giques que dans l'Evangile, se reproduisant sans cesse, dans certaines conditions;
si nous rencontrons des Pierre, des Judas, des Pilate, suivant en foule la
marche de l'Eglise à travers les siècles; si nous entendons les mêmes commen-
taires, les mêmes éclats de rage et les mêmes menaces; si nous voyons guérir les
lépreux, ressusciter les morts, chasser les démons; si les incrédules donnent de
ces phénomènes les mêmes explications; si nous entendons enseigner au monde
la même doctrine, et celui-ci la rejeter, en douter, ou l'accepter; si, en un mot,
nous constatons que dans l'Eglise catholique, et là seulement, se reproduisent
les phénomènes et les interminables difïicutés racontées par les évangélistes,
la conclusion inévitable sera d'abord que la même personnalité a produit ces
phénomènes hier et les reproduit aujourd'hui; ensuite, que la prétention de
l'Eglise catholique d'être seule à posséder Jésus-Christ est loin d'être sans
fondement. » (P. 3i-32.)
Et l'exposé de la thèse se termine par cette éloquente conclusion, qu'il faut
citer en entier. « J'ai lu, dit saint Augustin, tous les sages du monde; pas un
n'a osé dire : Venez à moi. Un catholique a maintenant le droit de s'écrier :
« J'ai examiné toutes les Eglises de la terre, toutes les grandes religions, toutes
les sectes; aucune d'elles n'ose employer les paroles mêmes de la Divinité. Il
y en a beaucoup pour dire : Je possède la vérité, j'enseigne la marche à suivre,
je promets la vie. Nulle ne dit: Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. L'Eglise
catholique seule prétend être vraiment divine et parler au nom de Dieu. Les
BIBLIOGRAPHIE 493
anglicans n'osent excommunier pour crime d'hérésie; les non-conformistes ne
le désirent pas; les chrétiens d'Orient qui se sont séparés du Saint-Siège ne
témoignent pas davantage, par leur prosélytisme et les entreprises de leurs
missionnaires, cette haute idée d'eux-mêmes et cette confiance que la Divinité
doit toujours inspirer. Il n'y a ici-bas qu'un seul corps pour se comporter, agir
et parler comme une société ayant conscience de posséder la Divinité peut le
faire. Ce corps, c'est l'Eglise catholique. » (P. SS-Sg.)
Le lecteur me pardonnera de me laisser captiver par cette puissante apolo-
gétique, dont M^ Benson souligne lui-même l'universalité d'application. « Il se
peut qu'Alexandre VI ait été un fort vilain personnage; cela n'enlève rien à la
force de l'argument. Les catholiques peuvent être très souvent grossiers et
matériels, la transsubstantiation une doctrine très difficile, peu nous importe.
Il peut apparaître à certains que le culte de Marie, tel qu'ils le comprennent,
est dégradant et la pratique de la confession humiliante; on peut proposer
d'excellentes explications aux miracles de Lourdes, aux extases de sainte
Thérèse ou à la prééminence de Rome, rien de tout cela ne peut affaiblir notre
raisonnement. Tout cela peut avoir les apparences de l'exactitude et de l'authen-
ticité, et malgré tout l'Eglise être le corps du Christ, et ce dernier en être l'âme
et la vie suprême. Les péchés d'actions et d'omissions commis par les catho-
liques, les inepties, les malentendus, les apostasies, les situations grossières et
déplacées, les échecs sans nombre, les tragédies, les comédies et même les farces
bouffonnes, n'importent pour ainsi dire pas ici. Notre-Seigneur a été trahi par
un apôtre, renié par un autre, abandonné par le reste. La cour de Pilate fit de
lui son fou, celle d'Hérode en fit son bouffon et l'objet de ses moqueries. Et
même, quand il habitait sur la terre aux jours de sa vie mortelle, il fut défiguré
comme nul ne l'avait jamais été avant lui, et il fut rendu plus méconnaissable
que le plus malheureux des enfants des hommes. » (P. 5o-5i.)
Après cet exposé général de la thèse, on devine tout ce que peut /enfermer
de suggestives applications le développement qui en est présenté dans la suite
du volume. Le parallèle entre le Christ et l'Eglise catholique se poursuit sous
les trois aspects qui résument tout : Vie et ministère; la Passion et la mort;
l'échec et le triomphe. Signalons, entre autres, les notes fort exactes — de vérité
psychologique et historique tout ensemble — sur les conversions au catholi-
cisme, l'opposition qu'elles rencontrent (p. 55), sur la haine que provoque
l'Eglise catholique. « C'est pour l'Eglise [catholique] une supériorité flatteuse
et suggestive que les esprits religieux soient contraints, s'ils sont sincères et
logiques avec eux-mêmes, de la haïr plus que toute autre chose ici-bas. Tous
ces esprits peuvent se séparer sur mille autres points, mais toujours ils sont
d'accord pour conclure que l'Eglise est la grande ennemie et qu'il faut la
réduire à néant. Quoi que vous fassiez, aussi bas que vous puissiez tomber, on
vous pardonnera; il in'y a d'autre péché irrémissible que celui de se convertir
au catholicisme... C'est un phénomène très remarquable qu'une religion, et
elle seule, ait ainsi le privilège de provoquer la haine des esprits religieux...
Mais on hait vraiment le catholicisme : il n'y a pas de doute possible à ce sujet...
Bien plus, les sectes les plus diverses du christianisme savent oublier leurs
dissensions et s'unir dans une haine commune pour attaquer la Papauté... >
(P. 179-182.) L'explication de cette haine nous est fournie par la haine d'Anne
et de Caïphe contre le Christ. Mais aussi la certitude de la résurrection du
Christ assure l'espérance et, en dépit de toutes les tristesses, nourrit l'opti-
misme du catholique... « N'en déplaise aux partisans de l'opinion contraire,
nous sommes... à la veille d'une renaissance catholique telle que le monde n'en
a peut-être jamais vu... La religion de l'avenir... sera la religion catholique,
romaine, telle qu'on l'a connue dès le commencement... » (P. 266-267.)
494 ÉCHOS d'orient
Réunissant, à chaque moment de son histoire, les divers traits du Christ
pauvre, thaumaturge méconnu, souflfrant et glorieux, l'Eglise catholique trouve
ainsi, dans son identité avec le Ohrist à travers les siècles, l'explication des
misères qui l'accablent et des triomphes qui lui sont réservés. « Je ne puis,
même un instant, prétendre que le monde entier soit à la veille de devenir
catholique. Je suis tout à fait sûr du contraire. Je pense même que nous tou-
chons à une grande apostasie; mais il est un point dont je réponds comme de
ma propre existence, c'est que dans cinquante ans il n'y aura plus dans tout le
christianisme occidental aucune société considérable qui puisse rivaliser avec
l'Eglise catholique; mais dans mille ans, si le monde dure jusque-là, nous
occuperons exactement ici-bas la même situation qu'aujourd'hui... D'un côté,
il y aura la société humaine organisée contre l'Eglise et rangée en compagnies
où il se rencontrera à peine deux individus qui soient d'accord sur autre chose
que l'opposition à lui faire... D'autre part se tiendra l'Eglise de tous les siècles,
portant imprimés plus profondément que jamais les stigmates de sa Passion-
D'un côté s'élèvera le cri éternel : Nous l'avons enfin démasquée, la voilà enfin
abandonnée de tous, excepté de quelques fanatiques; elle est enfin morte et
ensevelie! De l'autre, l'Eglise se dressera debout, comme toujours blessée à mort,
mais toujours vivante, trahie par de nouveaux Judas, jugée par ses Hérode et
ses Pilate, fouettée par des bourreaux émus par sa douleur, méprisée et rejetée,
et cependant plus forte dans sa divine folie que toute la sagesse des hommes,
suspendue entre le ciel et la terre, et pourtant victorieuse de l'un et de l'autre,
scellée et gardée dans sa tombe, et malgré cela revenant sans cesse à une vie
nouvelle et à de plus éclatantes victoires... » (P. 284-285.)
On a pu reconnaître, dans les citations que nous venons de faire, l'auteur du
Maître de la terre — ce roman des temps futurs dont le pessimisme n'avait
point laissé de déconcerter un peu certaines âmes; — mais on voit que le
Christ dans l'Eglise demeure toujours vainqueur de l'Antéchrist. Le pessimisme
du romancier subsiste, en somme, à travers les pages du présent volume, dans
la vision très nette des continuelles épreuves de l'Eglise; mais ici, il est adouci
et, si l'on peut ainsi dire, corrigé par les inébranlables convictions de l'apolo-
giste et du penseur catholique. Que ce catholique, si ferme et si éloquent, soit
un converti de l'anglicanisme : cela ne fait qu'ajouter encore à la valeur et à la
force persuasive de son témoignage.
G. RiEUTORT.
N. JoRGA et S. GoRCEix, Anthologie de la littérature roumaine, des origines au
XX' siècle. Traduction et extraits des principaux poètes et prosateurs; introduction
historique et notices. Paris, librairie Delagrave (Collection PaZ/a*), 1920, in-12,
xxii-3ii pages. Prix: 6 francs.
L'occasion ne fut point banale, qui donna naissance à ce recueil. Prisonnier
de guerre français du front de Verdun, après deux évasions vers la Suisse,
M. Septime Gorceix avait seulement réussi à devenir prisonnier autrichien.
L'idée lui vint alors de chercher une issue vers l'Orient. Après avoir traversé,
avec un compagnon, l'Autriche et la Hongrie, il parvint, au mois de mai 1918,
à la frontière occidentale roumaine. Grâce à l'admirable dévouement des paysans
roumains, les deux évadés purent atteindre la Moldavie libre. Au cours de son
séjour à lassy, M. Gorceix accepta avec joie la proposition de M. N. Jorga l'in-
vitant à préparer, en collaboration avec lui, une Anthologie roumaine.
Une introduction de vingt pages donne un aperçu suffisamment précis de la
littérature roumaine; et dans l'intérieur du recueil, chaque auteur est précédé
d'une courte notice. M. Gorceix s'est imposé le louable et méritoire effort de
traduire en vers français toutes les poésies : « la prosodie roumaine, écrit-il, est
BIBLIOGRAPHIE 495
heureusement assez parente de la nôtre pour que l'on puisse presque toujours
rendre les poésies dans un rythme correspondant. » Citons, à titre de spécimen,
deux strophes du chant de la race latine, de Basile Alecsandri (1819-1890) :
« La race latine est la Reine — Des grandes races d'ici-bas. — A son front brille,
souveraine, — L'Etoile qui ne s'éteint pas. — Le Destin lui montre la route —
Où, sous un nimbe de rayons, — Elle va, lumineuse toute, — A la tête des
nations.
... Le Dieu, devant qui tout s'incline, — Dira, le jour du Jugement, — Tourné
vers la race latine : — Qu'as-tu fait sous le firmament? — Alors, fière, qu'elle
réponde : — Tant que j'ai sur terre existé, — Aux yeux émerveillés du monde, —
Seigneur, je t'ai représenté? »
A l'heure où la Roumanie reçoit la récompense de ses héroïques sacrifices,
celte Anthologie vient très opportunément contribuer à faire mieux connaître et
mieux aimer l'âme de ce peuple sympathique.
L. MONASTIER.
F. Verhelst, Cours de Religion : i. Apologétique. Préface de S. Em. le cardinal
Mercier. Bruxelles, librairie A. Dewit (et Paris, G. Beauchesne), igiS, in-12, viii-
376 pages. Prix: 5 francs. — 2. Précis d'Apologétique. Nouvelle édition. Bruxelles,
A. Dewit, 1920, in-12, 144 pages. Prix : 2 fr. 56. — 3. Dogmatique. Bruxelles,
A. Dewit, 1918, in-12, 640 pages. Prix : 10 francs. — 4. Morale. Bruxelles, A. Dewit,
1920, in-12, 314 pages.
L. Labauche, Leçons de théologie dogmatique. Dogmatique spéciale. T. III et IV:
Les sacreinents, Baptême, Confirmation, Eucharistie. Paris, Bloud et Gay, 1918, in-8*,
viii-182 et vn-36o pages. Prix : 10 francs le volume.
Le missionnaire d'Orient est assez souvent consulté par des orthodoxes,
ecclésiastiques ou laïques, désireux de trouver en langue française un exposé
assez complet de la théologie catholique. Nous sommes donc spécialement
heureux de saluer le Cours de Religion de M. l'abbé F. Verhelst et la conti-
nuation des Leçons de théologie dogmatique de M. l'abbé L. Labauche. Du
cours de M. Verhelst, il reste encore à paraître le volume réservé aux sacrements,
sujet auquel M. Labauche consacre précisément les deux tomes les plus récents
de ses leçons. Par contre, le Cours de Religion comprend d'ores et déjà un
volume de Morale que ne comprendront pas les Leçons de théologie dogma-
tique. On peut, en tout cas, dès maintenant, et non sans profit, comparer les
deux ouvrages pour les matières qui leur sont communes.
Disons tout de suite que l'un et l'autre auteur sont des maîtres, en pleine
possession de leur sujet, rompus aux meilleures méthodes d'un enseignement
clair, précis, intéressant, personnel. M. l'abbé Labauche est professeur au
Séminaire de Saint-Sulpice, à Paris; M. l'abbé Verhelst, docteur en philosophie,
licencié en sciences physiques, est un esprit largement ouvert aux rayonnantes
lumières de la doctrine traditionnelle non moins qu'aux progrès accomplis de
nos jours dans le domaine intellectuel. Sans exclure les « laïques instruits qui
se préoccupent d'examiner attentivement les fondements de leur foi, afin de la
défendre contre les attaques dont elle est l'objet », M. Labauche a surtout eu
pour but « de composer un livre d'apologétique destiné aux ecclésiastiques qui,
une fois dans le saint ministère, s'appliquent à combattre les objections d'ordre
historique des temps présents ■». M. Verhelst, lui, veut surtout s'adresser aux
laïques instruits, et voici comme il indique son but : « Nous voudrions non pas
écrire un traité de théologie, mais offrir aux laïques instruits un exposé métho-
dique et raisonné des points de la science théologique qu'il leur est avantageux
de connaître au triple point de vue de la conviction personnelle, de la défense
du dogme, du progrès de la piété solide. » (Dogmatique, p. 4.)
49^ 4. 6 -^ ÉCHOS d'orient
La différence du but principal poursuivi explique les légères diversités de
méthode. Chez M. Labauche, « chaque thèse débute par un exposé précis du
dogme, défini ou enseigné par l'Eglise. Viennent ensuite les preuves classiques,
dont la première se tire le plus souvent de la doctrine de la Sainte Ecriture; la.
seconde de l'enseignement des Pères de l'Eglise; la troisième est constituée par
l'argument de raison théologique. Tous nos dogmes, en efFet> reposent sur une
double preuve, l'une positive, qui présente l'enseignement révélé de Dieu,
contenu dans l'Ecriture et la Tradition, et proposé comme tel par l'Eglise; l'autre
rationnelle, qui consiste dans un essai d'explication et de pénétration du dogme
par le moyen de la philosophie de l'Ecole. Ces deux preuves sont nécessaires.
Une théologie uniquement positive serait incomplète, comme une théologie
strictement rationnelle serait insuffisante. L'originalité de notre méthode consiste
surtout dans le fait d'exposer la doctrine positive, selon l'ordre historique de la
révélation qui en a été faite dans l'Ecriture, et selon l'ordre historique de l'en-
seignement qui en a été donné par les Pères de l'Eglise. Ce n'est pas l'histoire
d'un argument que nous avons établi, mais c'est un argument en forme histo-
rique. De même, lorsque nous avons exposé l'argument rationnel, ce n'est pas
l'histoire d'un argument, mais un argument, que nous nous sommes efforcé de
présenter ». (Avertissement au tome III.)
Lisez maintenant ces déclarations parallèles de M. Verhelst : « Notre but
même nous invite à donner plus d'importance à l'explication du dogme qu'à sa
démonstration. Après tout, les fidèles reçoivent leur symbole de foi des mains
de l'Eglise, et c'est pour eux un point secondaire de savoir comment l'Eglise elle-
même trouve ses dogmes dans l'Ecriture Sainte et dans la Tradition. Egalemient
accessoire pour les croyants nous paraît l'histoire des dogmes, quoi qu'elle soit
à l'ordre du jour et que l'incroyance l'exploite contre nous. En général, il nous
est plus utile de connaître le point d'arrivée du dogme que les phases de son
développement; de posséder les vues nettes que le progrès de la théologie a ame-
nées que de savoir par quels détours elle y est parvenue. C'est pourquoi les
développements que nous consacrerons aux textes scripturaires, aux témoignages
de la Tradition et aux anciennes controverses seront subordonnés à une meil-
leure intelligence du dogme. » {Dogmatique, p. 4.)
En définitive, nos deux auteurs se montrent pareillement avertis des progrès
comme des besoins de l'une et l'autre théologie, la positive et la rationnelle. Et
cette concordance essentielle est pour nous une excellente garantie. Quant
à l'utilisation des divers éléments du fonds doctrinal commun, on co mprend fort
bien qu'elle soit conditionnée par le programme et le public spécialement visés.
Les Leçons de M. Labauche sont plutôt adaptées aux milieux ecclésiastiques;
le Cours de Religion de M. Verhelst, par son ensemble même plus compact
(Apologétique, Dogmatique et Morale), par sa forme plus succincte, plus serrée,
plus sobre, convient mieux aux laïques, désireux de mettre leur instruction reli-
gieuse à la hauteur d'une bonne culture générale.
S. Salaville.
AUX ABONNÉS
"Pour plus de commodité, les tables de ce numéro sont repor-
tées au numéro suivant oit elles paraîtront en encartage.
11-21. — Imp. Paul Feron-Vrau, 3 ei 5, rue Bayard, Paris, Vlll*.
Chos d'Orient,
V.19 (1920)